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29/06/2017

Comment la Fédération de pêche 21 pousse à la destruction des ouvrages de l'Ource: révélations

La Fédération de pêche 21 a réalisé un état initial des peuplements de poissons sur l’Ource à Prusly en 2015. La pièce n’est malheureusement pas versée au dossier en ligne de l’enquête publique. Sa lecture permet de constater que la Fédération de pêche a échantillonné un seul site (amont barrage) alors que ce type de diagnostic hydrobiologique sur les ouvrages hydrauliques doit couvrir plusieurs faciès (amont et aval, bief, zones adjacentes hors influence). Malgré cette limitation, et alors que l’analyse a été faite dans une année de forte sécheresse sur le bassin de l’Ource (2015), le résultat montre la présence de 10 espèces de poissons sur le site, dont des espèces d’eau fraîche comme la truite ou le vairon. L’indice poisson rivière, mesurant la qualité piscicole selon les critères de l’Union européenne, est en classe de qualité "bonne". Les populations de poissons du bief, menacé de disparition par le projet du SMS, n’ont pas été analysées alors qu’un travail précédent de la même Fédération de pêche avait montré que la classe de qualité piscicole d’un bief peut être en niveau "excellent" (cas de Maisey-le-Duc très proche de Prusly). Les autres espèces animales et végétales sont ignorées alors qu’elles représentent 98% de la biodiversité aquatique. Nous en concluons que la Fédération de pêche 21 est peu fondée à donner un avis favorable à la destruction des ouvrages et à la mise à sec du bief au regard de ses propres travaux. Les méthodes de communication employées sont clairement de nature à déformer la qualité de l’information aux élus et aux citoyens, et l'organisme manque à son devoir de protection des milieux aquatiques en ne signalant pas l'intérêt des biefs, observé dans ses études antérieures. Nous ferons donc réclamation au Préfet et à l'Agence pour la biodiversité compte-tenu de l’agrément public dont jouit cette Fédération.



Dans un courrier à M. le Commissaire enquêteur en date du 20 juin 2017, la Fédération de pêche 21 affirme par la voix de son président que :

 "le projet présenté par le pétitionnaire correspond à une action ambitieuse de restauration de la continuité écologique avec l’effacement total des ouvrages structurants sur l’Ource."

Elle ajoute :

"En 2015, la fédération a réalisé un état initial sur l’Ource au droit du projet sur la base de mesures thermiques en continu, d’un diagnostic physique et d’un inventaire piscicole complet. Ce rapport concluait de la façon suivante 'L’Ource à Prusly, affluent rive droite de la Seine, indique une perturbation de l’état piscicole qui se manifeste par un manque de diversité spécifique ainsi que par des effectifs inférieurs au potentiel de ce cours d’eau. La présence d’une succession de barrages le long du cours de l’Ource n’est pas sans conséquence sur l’habitabilité piscicole. En effet, les ouvrages engendrent une stagnation des eaux et donc un réchauffement important des eaux en été, pénalisant les espèces d’eau fraîche comme la truite ou le chabot. Le projet d’arasement permettra donc de rétablir la franchissabilité piscicole, de redynamiser les écoulements ainsi que de diversifier les habitats afin de favoriser les espèces repères du biocénotype comme la truite, l’ombre et leurs espèces d’accompagnement'."

Cette prise de position de la Fédération de pêche 21 appelle quelques commentaires.

Non mise à disposition des documents au public
Nous observons qu'au moment de l'enquête publique, le document cité n'était pas mis à disposition du public, ni sur le site de la préfecture, ni sur le site de la fédération de pêche, ni sur le site du syndicat SMS. Nous avons dû en faire la demande par courrier électronique du 28 juin 2017. Ce document nous a finalement été envoyé.

Choix limitatif de site d'analyse à Prusly-sur-Ource
Concernant le site étudié, le document précise : "Station Prusly-sur-Ource Projet : l’Ource, affluent rive droite de la Seine à l’amont d’un barrage. La méthodologie repose sur le même principe que celle des stations précédentes."

Le plan indique que l'étude a été réalisée sur un seul point de mesure dans la retenue amont d'un barrage. Or, la littérature scientifique en hydrobiologie montre que ce n'est pas ainsi que l'on procède pour faire un état des lieux biologique au droit d'un ouvrage ou d'un tronçon (voir par exemple Le Pichon et al 2016 en France, Tummers et al 2016 au Royaume-Uni, Smith et al 2017 aux Etats-Unis sur un cas similaire d'état initial avant effacement).

En effet, on observe de fortes variations des populations (insectes, poissons, crustacés) selon que l'on prend des mesures à l'amont immédiat d'un ouvrage, à l'aval immédiat d'un ouvrage, dans une zone non directement impactée (quelques centaines de m à l'amont du remous / à l'aval de la chute), ou encore dans le bief de dérivation. Cette variation est très compréhensible : les stations autour d’un ouvrage ne présentent pas les mêmes habitats (vitesse, substrat, ripisylve, température), donc les populations vont se répartir différemment en fonction des besoins de leur cycle de vie et de leur optimum adaptatif.

A retenir : En faisant le choix d'un seul point de mesure à l'amont du barrage, la Fédération de pêche ne donne pas une image exacte de la diversité pisciaire au droit de l'Ource à Prusly. Ce travail ne permet donc pas d'estimer correctement l'enjeu local d'ichtyodiversité et, plus gravement, il donne une image tronquée des populations réellement présentes dans la rivière et dans le bief (non étudié). 

Ichtyodiversité réelle (10 espèces) à Prusly malgré le choix d'un seul site non représentatif de la diversité des faciès
Le rapport observe : "Sur l’ensemble de la station, 10 espèces ont été échantillonnées. Parmi celles‐ci, on retrouve la truite ainsi que ses espèces d’accompagnement (chabot, loche, lamproie de planer, vairon) mais également les espèces de la zone à ombre et à barbeau (blageon, chevaine, gardon, goujon)." Le schéma ci-dessous montre la réparation de abondances.

Le rapport signale : "Avec respectivement 514,8 ind/ha en densité numérique et 65,6 kg/ha en biomasse, l’échantillonnage de l’état initial de la station de Prusly-sur-Ource dénonce une faible productivité piscicole sur ce tronçon."

On doit faire observer à propos de la biomasse que :

  • il existe une forte variabilité interannuelle des démographies de poissons, donc le bilan d'une seule année ne permet pas de conclusion robuste,
  • le choix d'un seul site d'échantillonnage (au lieu de 4 à 6 normalement nécessaire dans le cas d’une analyse d’ouvrage hydraulique) ne permet pas de tirer des conclusions sur la biodiversité du tronçon,
  • l'année 2015 a été marquée par une canicule et une sécheresse soutenue sur les bassins Seine et Ource, cette situation étant connue comme défavorable aux poissons.

A retenir : Le travail de la Fédération de pêche sur une seule station d’échantillonnage, pas forcément la plus favorable et certainement pas représentative de la diversité des écoulements au droit de Prusly-sur-Ource, montre la présence de 10 espèces de poissons, dont certaines rhéophiles et migratrices. Cela permet de douter d’un problème de biodiversité pisciaire, d’autant que l’année de prélèvement (2015) a été marquée par une forte sécheresse pénalisante.

Usage peu légitime de la biotypologie théorique de Verneaux
La Fédération de pêche 21 continue de faire usage de la « biotypologie théorique » mise en oeuvre dans les années 1970 par l'hydrobiologiste français Jean Verneaux. Cette méthode consiste à comparer le peuplement actuel d'une station à son peuplement « théorique » tel qu'il a été estimé (par des données datant de 40 à 50 ans) sur une base statistique en fonction de la température, de la pente et de quelques autres propriétés physiques ou chimiques.



Cette méthode de biocénotypologie n'est plus considérée comme valide et est peu citée dans la littérature scientifique peer-reviewed en hydrobiologie. En effet, les calculs menés par Verneaux (1976, 1977) reposaient sur une base d’échantillonnage assez faible par rapport à ce qui se pratique aujourd’hui et le modèle statistique qu'il a proposé, quoique novateur à l'époque, ne décrit qu'une faible part de la variance réelle de répartition des espèces pisciaires dans les rivières. Par ailleurs, l’idée qu’il existerait des successions assez rigides de biocénoses avec des abondances très déterminées a été plutôt remise en cause par l’évolution de la recherche en écologie : on trouve bien sûr des espèces dominantes selon la position des stations dans le linéaire et d’autres facteurs mésologiques, mais il existe une assez forte variabilité spatiale et temporelle, ainsi qu’une dimension stochastique tenant à l’histoire de vie propre à chaque bassin versant. Dès la construction de l’indice de Verneaux 1976, 1977, on pouvait d’ailleurs observer que son modèle ne décrivait qu’un tiers environ des variations réelles d’espèces présentes, soit une valeur prédictive assez faible. L’idée (comme dans le graphique ci-dessus) que des populations « théoriques » calculées par modèle dans les conditions des années 1960 et 1970 aurait une valeur d’information pour nos choix dans les années 2010 n’est pas correcte.

C'est la raison pour laquelle la communauté de recherche française a mis au point au cours des années 2000 et 2010 un indice de qualité piscicole plus robuste : l'indice poisson rivière (IPR, cf Oberdorff et al 2002) devenu indice poisson rivière révisé (IPR+ cf Pont et al 2007, Marzin et al 2014). Voir point suivant sur l’IPR de l’Ource.

Enfin, le premier prédicteur de variation du modèle théorique de Verneaux était (de loin) la température. Donc à supposer que la Fédération de pêche prétende légitime l'usage de ce modèle ancien, elle ne remplit pas correctement son devoir d’information en omettant de préciser que les types théoriques de l’Ource dans les années 2010 ne seront probablement plus ceux des années 2050 et 2100, au regard des évolutions attendues du climat.

A retenir : la biotypologie théorique de Verneaux est un outil désormais daté dans l’histoire de l’hydrobiologie, car les hypothèses l’appuyant (schéma très précis à forte granularité d’abondances théoriques attendues en fonction de traits physiques de la rivière) n’ont pas été confirmées par la recherche. Les scientifiques français ont mis au point des nouveaux outils d’analyse de la qualité piscicole (IPR, IPR+) qui répondent aux pratiques actuelles de la recherche et aux normes de qualité écologique posées par la directive cadre européenne sur l’eau (DCE 2000). Nous déplorons qu’en 2017, des fédérations halieutiques à agrément public continuent de donner une image imprécise et peu pédagogique de ces évolutions des pratiques en ichtyologie. L’information qui en résulte est trompeuse car les rivières ne pourront pas revenir à ou tendre vers des "types théoriques" qui sont de simples modèles.

L'indice de qualité piscicole est de classe de qualité « bonne » à Prusly, même sur la zone d'influence du barrage
Quand la Fédération de pêche 21 utilise l'Indice poisson rivière (IPR) qui sert à définir la qualité piscicole des masses d'eau pour la directive cadre européenne, on constate que la classe de qualité est "bonne".

Or, ce résultat est obtenu dans la seule zone d'influence amont du barrage (sans analyse sur les stations adjacentes) et dans année défavorable (sécheresse 2015). Cela suggère que l'IPR de l'Ource à Prusly serait probablement dans la classe excellente avec un échantillonnage plus représentatif de la diversité des faciès réellement présents autour des barrages.

A retenir : la station de Prusly retenue par la Fédération de pêche 21, quoique la moins favorable en terme de diversité des faciès (amont barrage), est malgré tout en classe de qualité piscicole "bonne" au regard des normes européennes et de l’outil IPR. La diversité pisciaire des autres zones – aval barrage, bief, linéaire non impacté à proximité – n’est pas connue. Ce résultat montre qu’il existe un enjeu poisson assez faible au droit de l’ouvrage, et surtout un risque de perte de diversité car les espèces n’ont pas été étudiées sur l’ensemble des faciès qui vont disparaître à cause du chantier. 

Nécessité d’analyser la vie dans les biefs : exemple de la classe IPR « excellente » du bief de Maisey-le-Duc (2011)
La Fédération de pêche 21 a publié en 2011 un état des lieux du bassin de l’Ource. Dans ce précédent travail, il se trouve que la Fédération a analysé le peuplement d’un bief très comparable à celui de Prusly, en l’occurrence le bief de Maisey-le-Duc (voir données et carte ci-dessous.)



Or, on observe que:
  • le bief héberge 10 espèces de poissons, notamment une forte population de vairons, mais aussi des truites, chabots, loches franches et blageons,
  • la classe de qualité piscicole (IPR) du bief est "excellente", soit la meilleure classe possible.

A retenir : les travaux de la Fédération de pêche montrent que les biefs, comme ceux menacés par le chantier de Prusly-sur-Ource, hébergent de nombreuses espèces de poissons et peuvent être dans la meilleure classe de qualité écologique de l’Indice poisson rivière. Il n’est donc pas acceptable de mettre hors d’eau le bief de Prusly sans un examen préalable de sa biodiversité pisciaire et sans garantir qu’il n’y aura pas perte d’habitats et d'espèces (déjà pour les poissons, mais aussi pour tous les autres assemblages aquatiques et riverains). Il est regrettable que la Fédération, parfaitement informée des résultats antérieurs sur le bief de Masey en IPR excellent, n'ait pas éprouvé la nécessité d'étudier le bief de Prusly et de mettre en garde le SMS contre un chantier précipité.

Au delà des poissons : urgente nécessité d'une refonte des approches par l'Agence française pour la biodiversité
La richesse biologique des rivières et de leurs annexes hydrauliques comme les biefs ou étangs ne se limite pas aux poissons, qui ne représentent que 2% de cette diversité spécifique (Balian et al 2008). En France, il existe néanmoins une forte dominante de l’approche halieutique et ichtyologique datant du Conseil supérieur de la pêche (devenu en 2006 Office national de l’eau et des milieux aquatiques, puis intégré en 2017 dans l’Agence française pour la biodiversité).

Certains chercheurs ont déjà pu faire observer que cette spécialisation halieutique ne donne pas une image complète des milieux aquatiques et de leur évolution. Par exemple Lespez et al 2015 à propos des restaurations de rivière : « l'expertise halieutique domine la restauration écologique sur les autres aspects de la biodiversité (macro-invertébrés, macrophytes etc.) et l'expertise géomorphologique est souvent une part intégrée au projet sur les poissons. La situation s'explique principalement pour des raisons institutionnelles. La dimension scientifique du management des rivières est sous la responsabilité de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema), une organisation largement dérivée du Conseil supérieur de la pêche (CSP) où les experts des espèces rhéophiles et lithophiles d'eaux vives, parmi eux des migrateurs, sont principalement représentés ». (Mêmes observations dans la thèse De Coninck 2015.)

Cette situation n’est pas durable et elle n’est pas saine pour nos choix publics sur la biodiversité : l'intervention sur les milieux aquatiques et riverains doit impérativement prendre en compte la végétation, le plancton, les invertébrés, les oiseaux, les mammifères, les amphibiens, etc. Il appartient de notre point de vue au service instructeur de l'Etat (Agence française pour la biodiversité) de mener désormais ces campagnes d'évaluation de la biodiversité, mais aussi de publier des guides méthodologiques complets permettant de mener ce travail sur l'ensemble des espèces dont le cycle de vie dépend des hydrosystèmes.

La politique des rivières et des zones humides ne doit plus être optimisée pour certaines catégories de poissons seulement, dans l’ignorance quasi-complète des autres espèces et biocénoses, y compris la biodiversité acquise dans les hydrosystèmes anthropisés.

En conséquence, le projet de Prusly-sur-Ource devrait être suspendu tant qu’il n’existe pas une analyse complète (y compris ichtyologique) de l’ensemble de l’hydrosystème à l’amont et à l’aval des barrages, ainsi que dans les annexes hydrauliques. Les problèmes écologiques et ichtyologiques ici soulevés ne préjugent pas par ailleurs de l'intérêt de l'hydrosystème aménagé pour le patrimoine, le paysage, l'agrément, le stockage d'eau ou l'énergie.

29/03/2017

Détruire le seuil Fleurey sur le Dessoubre: intérêt général ou intégrisme halieutique?

Va-t-on désormais casser des seuils de moulins car il n'y a pas assez de truites sur quelques centaines de mètres? Pour convaincre de la soi-disant nécessité de détruire les ouvrages hydrauliques anciens du Dessoubre, la fédération de pêche du Doubs et le bureau d'études Teleos ont réalisé une analyse à la demande du syndicat de rivière. La retenue du seuil Fleurey et un site témoin à l'amont sont comparés. Résultat: même score de qualité pour l'indice poisson rivière, même score de qualité pour l'indice biologique global normalisé… seules changent les densités locales des espèces analysées. Mais les auteurs de l'étude et promoteurs de la destruction affirment que ces résultats triviaux justifient la casse de l'ouvrage, voire des lourds travaux de réméandrage. Cet intégrisme est inadmissible: l'argent public n'a pas à être dépensé pour des variations mineures de peuplements biologiques, dont on croit comprendre que le but ultime est d'avoir un peu plus de truites pour les hameçons des pêcheurs. De plus, malgré de lourdes dépenses depuis 20 ans, le niveau de concentration des nitrates et phosphates n'a pas sensiblement changé à l'exutoire du Dessoubre par rapport aux données de 1990. Sur cette rivière comme ailleurs, il faut donc ré-examiner de toute urgence la rationalité et l'efficacité de nos dépenses pour l'eau. Et surtout cesser le jeu de coulisse des lobbies militant pour le sacrifice du patrimoine historique, de l'agrément paysager et du potentiel énergétique, au nom d'objectifs dont les coûts sont manifestement disproportionnés aux bénéfices et aux services rendus pour les citoyens.


Le Dessoubre est une rivière comtoise coulant dans les plateaux calcaires du Jurassique. Cet affluent du Doubs est long de 33 km. Il est réputé depuis plusieurs décennies dans le milieu pêcheur et apprécié pour les activités de plein air de sa vallée (spéléo, randonnée, etc.). Comme bien d'autres rivières des régions karstiques, le Dessoubre connaît des problèmes de pollution, qui ont été attribués à l'activité agricole (élevage) et aux fromageries, ainsi qu'aux assainissements défaillants. En 2014, une forte moralité de truites y a également été observée, comparable à celle ayant affecté d'autres rivières comtoises (voir cet article).

Des premiers rapports voici 30 ans, une action réelle mais peu efficace sur les pollutions
La dégradation du Dessoubre n'est pas une problématique nouvelle (sur l'ancienneté des pollutions, voir cet article du CPEPESC de Franche-Comté et cet article du blog de la Loue par exemple). Dès les années 1980, en raison notamment de l'importance du Dessoubre pour le loisir de la pêche à la mouche, des analyses ont été produites. On peut signaler l'important rapport Recherche des sources potentielles de pollutions issues du bassin versant du Dessoubre (Conseil supérieur de la pêche appelé à devenir Onema, Fédération des APPMA du Doubs, octobre 1988) suivi par une analyse des dynamiques de pollutions (1991, Conseil général), de deux volumineux rapports d'étape (1993, 1996) sur le bassin versant du Dessoubre (publiés eux aussi sous la direction du Conseil général du Doubs). Un premier "plan de sauvetage" est lancé dans les années 1990, qui sera poursuivi par un plan de développement durable dans les années 2000.

Des investissements ont été consentis sur les stations d'épuration et le non-collectif tout au long des années 1990, 2000 et 2010. Mais l'examen des données montre que leur efficacité reste très relative aujourd'hui.

Ainsi, les relevés récents pour la directive cadre européenne (DCE) à la station de surveillance de Saint-Hippolyte (téléchargeables ici) montrent que les nitrates (NO3) se situent encore entre 5 et 14 mg/l, dépassant couramment les 10 mg. Or, ces valeurs sont tout à fait comparables à celles qui étaient détaillées (sur la même station) dans le rapport d'analyse de 1991 par le Conseil général. Il en va de même pour le phosphore total et pour les phosphates (PO4), qui se situent pour ces derniers entre 0,02 et 0,13 mg/l dans les relevés récents, soit des  valeurs toujours identiques (et parfois supérieures) à la fourchette de 0,05 à 0,08 mg/l observée dans les campagnes de mesures des années 1989-1990 figurant dans le rapport 1991 du Conseil général.

Les valeurs attendues sur des rivières non polluées de la région seraient de 0,02 mg/l pour les phosphates et de 2 à 4 mg/l pour les nitrates. La charge de nutriments en excès, entraînant notamment une prolifération d'algues filamenteuses, reste donc un problème actuel. Comme des millions d'euros ont déjà été dépensés pour améliorer ce compartiment, cela pose la question des objectifs qu'il est réaliste d'atteindre, des sources de ces excès de nutriments et de la qualité de la préparation des choix écologiques sur les rivières.


Malgré les pollutions, l'état DCE de la rivière est bon pour l'écologie, mais mauvais pour la chimie
Les données DCE disponibles pour le contrôle de la qualité écologique et chimique du Dessoubre (station de Saint-Hippolyte, quelques kilomètres à l'aval de Fleurey) indiquent sur les quatre années les plus récentes (2013-2016) que les invertébrés et les diatomées sont en très bon état, les poissons et les macrophytes en bon état, au final que l'état écologique de la masse d'eau est considéré comme bon.

En revanche, l'état chimique du Dessoubre mesuré à cette station est mauvais : contaminations au Benzo(b)fluoranthene, Benzo(k)fluoranthene, Benzo(g,h,i)perylene, Fluoranthene (hydrocarbures aromatiques polycycliques).

Ces mesures DCE sont faites sur une seule station pour toute la rivière, de manière ponctuelle, et elles ne reflètent donc pas de manière correcte l'état réel de l'ensemble de la masse d'eau. De plus, comme nous l'avons vu, les niveaux de nitrates et phosphates restent élevés : cela n'empêche pas le bon état écologique au sens de la DCE mais cela ne signifie pas que la rivière est à son optimum.

Néanmoins, ces mesures correspondent à nos obligations vis-à-vis de l'Europe, et comme l'argent public disponible pour l'eau est très inférieur aux dépenses nécessaires pour l'ensemble des besoins, la logique commanderait d'agir en priorité sur les masses d'eau qui sont déjà en mauvais état écologique DCE (pas le cas du Dessoubre) ou alors d'agir sur le facteur déclassant qui est ici le mauvais état chimique. Mais aucun plan pour sortir de ce mauvais état chimique n'est avancé. Et l'allocation des ressources semble surtout se faire en fonction du lobbying de certaines parties prenantes, notamment les pêcheurs qui souhaitent mobiliser les fonds publics sur les rivières et les espèces qui leur sont chères.


Après une lutte insuffisante contre la pollution, le nouveau dada: continuité écologique
Dans les rapports anciens (années 1980 et 1990) que nous avons pu consulter, la continuité écologique n'est nullement mentionnée comme un problème majeur pour le Dessoubre. Plus récemment, dans le cadre du plan de restauration de la continuité écologique lancé en 2009 et du classement des rivières de 2012-2013, l'attention s'est portée sur la morphologie des rivières, et plus particulièrement sur la continuité longitudinale, avec la question des seuils et barrages.

Le Dessoubre est, comme tant d'autres, une vallée aménagée de longue date par l'homme, avec encore 16 ouvrages hydrauliques sur le cours principal de la rivière (33 km), 6 autres sur le premier affluent (Reverotte, 12 km). Le nombre de ces ouvrages hydrauliques est en régression tendancielle par rapport à l'âge d'or des moulins et usines à eau, qui se situe au XIXe siècle.

Le seuil Fleurey est un ancien moulin situé non loin de la confluence du Dessoubre avec le Doubs (où se situe la station de Saint-Hyppolyte mentionnée ci-dessus). Il a déjà été étudié dans le cadre de stage de l'Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL) en 2009. L'idée d'aménagement n'est donc pas nouvelle. Mais elle soulève des objections : une conférence donnée à l'AG de la fédération de pêche du Doubs en 2016 fait état de "discussions avec des propriétaires réticents et opposition des pêcheurs". Comme d'habitude, la continuité écologique rencontre des résistances spontanées face auxquelles l'administration, le syndicat et la fédération de pêche essaient de forcer la main des propriétaires et riverains (pression réglementaire lié au classement, pression financière liée aux subventions avantageuses en cas d'arasement ou dérasement, pression argumentaire des "sachants" avec les études comme celle que nous commentons ci-après).

Afin de convaincre les décideurs du bien-fondé de l'effacement des ouvrages, la fédération de pêche et le bureau d'études Teleos ont réalisé une analyse sur le site de Fleurey à la demande du Syndicat mixte d’aménagement du Dessoubre et de la valorisation du bassin versant (une structure créée en 2012). Ce site avait été désigné avec 3 autres à l'aval comme prioritaire à l'aménagement.

Variations mineures entre la retenue du moulin et le site témoin, états écologiques DCE identiques
Le principe de cette étude menée en 2015 a consisté à comparer le peuplement de la retenue du seuil de Fleurey avec une station témoin à 1400 m du seuil (en aval de Moricemaison), non impactée au plan morphologique.

Que nous disent les résultats ?
  • il y a davantage d'espèces aujourd'hui que dans la mesure de Verneaux en 1970 (trois espèces apparues, blageon, chevesne et lamproie de Planer, cette dernière étant une espèce protégée au niveau européen, contrairement à la truite commune, et plus abondante dans la retenue du moulin);
  • la mesure de qualité piscicole DCE (indice poisson rivière IPR) est sensiblement la même, 7,75 (classe bonne) pour la station Fleurey et 7,87 (classe bonne) pour la station témoin (l'IPR est même un peu meilleur sur le site du moulin);
  • la diversité des espèces de poissons est sensiblement la même, 7 espèces à Fleurey et 8 au témoin, avec paradoxalement l'espèce plus banale (chevesnes) dans le milieu moins impacté;
  • la mesure de qualité invertébrés (IBGN) est également comparable, avec une note de 17/20 pour le site témoin contre 16/20 pour le site Fleurey;
  • la variété générique est dans les mêmes ordres de grandeur (46 genres pour le site témoin contre 41 pour le site Fleurey en état DCE, 51 contre 43 avec les prélèvements MAG20);
  • la biomasse piscicole est moins importante sur la station Fleury (78 kg/ha versus 185 kg/ha);
  • de même, il existe un facteur 2 de différence sur le nombre d'invertébrés par m2, en défaveur de la retenue;
  • ces variations sont attribuées à la moindre diversité morphologique de la retenue
Pour ce qui est de la température, sur les périodes les plus chaudes, on note un écart variant de 0,8 °C à 3,3 °C en fonction des conditions hydrologiques et météorologiques. Le maximum atteint en aval est de 22°C, ce qui est dans la zone de stress de la truite (mais pas dans la zone létale). Le bureau d'études ne donne pas d'incertitude sur la mesure, et n'analyse pas la variation locale du champ thermique (qui est une réalité et qui permet aux poissons de se réfugier dans des zones plus fraîches comme le fond, les caches racinaires de berges exposées au nord, etc.). Par ailleurs et comme le relève cette fois le BE, tout le réchauffement ne peut être imputé au seuil (la température s'accroît quand l'altitude baisse et selon de nombreux facteurs comme la végétation, les affluents, les échanges avec la nappe, etc.).

Les mesures faites sont incomplètes, aucun engagement de résultat n'est proposé, les dimensions autres que l'écologie sont ignorées
Au final, le résultat nous paraît clair : les états écologiques des deux stations sont très comparables pour les peuplements étudiés (même IPR, même IBGN, sensiblement les mêmes populations), on est simplement en présence d'une variation locale de densité des espèces. Il n'y a donc pas matière à désigner la retenue du moulin comme posant un problème écologique grave.

Encore ces données devraient-elles être pondérées par plusieurs observations et analyses complémentaires:
  • une estimation des populations totales réelles dans les deux stations serait utile. En effet, l'étude de 2015 ne précise pas quelle est la superficie habitable pour les espèces d'intérêt. Le compte-rendu 2016 par la fédération de pêche montre (pour s'en plaindre) que la largeur du lit est plus importante dans la zone de la retenue par rapport à la zone témoin. Mais cela signifie que la superficie totale en eau est augmentée, ce qui pondère la moindre densité surfacique (il y a moins de poissons et d'invertébrés à l'hectare, mais davantage d'hectares); 
  • l'analyse a été faite sur une seule campagne, ce qui est insuffisant. Le rapport piscicole réalisé sur l'état initial Dessoubre 2009 comporte ainsi une information intéressante sur la variabilité des populations. Il s'agit de 3 mesures réalisées au même endroit (Consolation-Maisonnettes) en 2006 et 2009. Si les biomasses (kg/ha) sont sensiblement comparables, les structures de populations sont très différentes pour les mesures prisées à la même période (octobre 2006 et octobre 2009): les populations de chabots varient d'un facteur 10, et celles de truites d'un facteur 2. Il serait donc intéressant de répéter les mesures à Fleurey et au site témoin sur plusieurs années pour voir si l'on observe des variations, notamment dans la structure des peuplements; 
  • il serait aussi utile de contrôler les populations à certaines périodes critiques comme les étiages, parfois sévères sur les rivières karstiques. La présence d'une lame d'eau plus profonde dans la retenue a-t-elle alors valeur de refuge pour des espèces du Dessoubre? On ne doit pas seulement faire une photographie des sites à un instant donné, mais comparer l'intérêt des habitats à différentes conditions de vie des poissons au cours de l'année;
  • l'étude ne dit rien non plus du reste de la biodiversité (les poissons n'en représentent que 2% pour mémoire), donc on ignore s'il existe des espèces inféodées au système retenue-chute (avifaune par exemple);
  • les changements climatiques ne sont pas pris en compte : l'aval du Dessoubre sera-t-il toujours une zone à truites et à ombre en 2100 en raison de l'évolution du régime thermique et hydrologique? Risque-t-on d'optimiser la gestion de la rivière pour des espèces cibles qui en profiteront peu finalement? Les étiages déjà sévères risquent-ils de s'aggraver et la suppression des opportunités de retenues locales est-elle la meilleure option à échelle des prochaines décennies?


Se pose par ailleurs la question de la réplicabilité du lien entre morphologie et biomasse ailleurs qu'au Fleurey. La précédente étude piscicole (2009) avait mesuré la variation de biomasse piscicole du Dessoubre de la source à la confluence, en lien avec l'indice d'attractivité morphologique (IAM). Or le résultat est loin d'être convaincant, comme le montre le graphique ci-dessus. On voit que les biomasses (courbe bleue) ne sont pas du tout corrélées à l'IAM, avec des valeurs faibles de biomasse pour une bonne morphologie (stations D1 ou D8) et inversement des valeurs fortes de biomasse pour une "mauvaise" morphologie ou supposé telle (D2, D10, D11, D12).

En conclusion: que veut-on sacrifier pour passer de 10.000 à 20.000 truites ?
Dans l'étude de 2009 de la population de truite du Dessoubre, la fédération de pêche observait : "En intégrant les résultats stationnels à l’échelle du tronçon considéré, l’estimation du stock de truites capturables en place au moment des investigations 2009 est d’environ 10500 individus (ordre de grandeur plus qu’un chiffre précis compte-tenu de la complexité du milieu). Le stock théorique estimé dans le cadre du PDPG (GAGEOT, 2000) devrait de son côté dépasser les 25000 poissons".

Ces chiffres résument finalement bien l'enjeu : il y a des truites dans le Dessoubre mais, de l'avis de pêcheurs et par rapport à ce que serait la population "théorique" d'une rivière totalement naturelle (sans impact humain), il n'y en a pas assez. Les causes de cette sous-population sont loin d'être connues en détail : le changement climatique rend le Dessoubre (comme toutes les rivières de piémont) de moins en moins favorables aux truites; les pollutions sont toujours présentes, malgré des mesures prises depuis 20 ans; les barrages et seuils modifient les habitats, mais depuis longtemps ; et pourquoi pas aussi la pression de pêche, ancienne et soutenue sur ces rivières comtoises qui sont des "spots" réputés pour les pêcheurs à la mouche, mais pression fort peu étudiée (notamment car le service instructeur de connaissance de l'environnement n'est autre que l'ancien conseil supérieur de la pêche, regrettable anomalie faisant peser une suspicion permanente de confusion entre l'écologie aquatique et le seul angle halieutique).

Alors que sur le dernier quart de siècle on a déjà engagé sur le Dessoubre des millions d'euros d'investissements écologiques pour des résultats assez peu probants, la volonté de dépenser à nouveau des sommes considérables pour la continuité doit faire débat. On ne parle pas ici de lutter contre des pollutions – ce qui a d'autres avantages que le seul bien-être des truites –  mais de la destruction irrémédiable du patrimoine hydraulique de la vallée avec les paysages des retenues et de chutes qu'offre ce patrimoine.

Au-delà, il est temps de s'interroger sur les méthodes d'évaluation et les objectifs de la politique de l'eau. Projeter les populations biologiques de la rivière sur une base théorique (ce qu'elle serait en l'absence de la moindre influence anthropique) n'a guère de sens: cette influence accompagne l'histoire des vallées, et elle sera toujours là dans les décennies et siècles à venir, ne serait-ce que par l'effet du changement climatique qui modifiera les conditions écologiques globales. De même, aligner les enjeux riverains sur les attentes des pêcheurs (qui modifient eux-mêmes les milieux et sont en dernier ressort des prédateurs de certaines espèces dites menacées) n'est pas durable : on doit entendre les avis de ce loisir, qui est légitime et qui a toujours été important dans la vie des rivières, mais on n'a pas à céder à des exigences qui dépassent le bon sens, nuisent à d'autres usages ou attentes, dépensent un argent public pouvant être plus utilement employé ailleurs. Enfin, les moulins et usines à eau représentent un patrimoine apprécié des rivières, ainsi qu'un potentiel énergétique dont le développement est favorisé dans le cadre de la transition bas-carbone.

Au regard des faibles justifications apportées au plan écologique et de l'indifférence manifeste pour plusieurs enjeux relevant eux aussi de l'intérêt général, nous nous opposerons à la destruction du seuil Fleurey et des autres ouvrages du Dessoubre.

Références
Fédération de pêche (2011), Etude de l’état des peuplements piscicoles du réseau hydrographique du Dessoubre. Définition d’un état initial (2009), 103 p.
Fédération de pêche 25 (2016), Etude de l’impact du barrage de Fleurey, présentation lors de l'AG du 29 octobre 2016
Schlunke D et al (2015), Impact de la présence de seuils artificiels sur la qualité écologique du Dessoubre. Exemple: Fleurey. Expertise réalisée pour le compte du Syndicat mixte d’Aménagement du Dessoubre, 37 p.

Illustrations : photographies, en haut, seuil Fleurey, DR ;  scierie de Plaimbois-du-Miroir, dans la haute vallée du Dessoubre, JGS25, CC BY-SA 3.0; graphiques extraits des rapports cités, droit de courte citation.

23/03/2017

Loue et rivières comtoises: situation complexe, données médiocres, zone d'ombre sur la pêche

A la suite des épisodes de mortalité de truites et ombres observés depuis une dizaine d'années sur les rivières karstiques de Franche-Comté, les chercheurs du conseil scientifique du bassin rhodanien ont publié un rapport faisant le bilan critique des connaissances sur la Loue. Ce rapport prend acte des évolutions dégradées des poissons et invertébrés depuis les années 1970, en soulignant le caractère systémique du phénomène et la complexité des explications possibles. Les scientifiques y sont sévères sur la mauvaise qualité et la mauvaise disponibilité des données environnementales. Ils soulignent par ailleurs que la pêche ne saurait être exonérée d'une étude de ses propres impacts. Car ces rivières étant des coins réputés pour les pêcheurs à la mouche, venant depuis des décennies de la France entière pour y traquer les truites, on ne peut exclure que la souche virulente du parasite tuant les salmonidés ait été diffusée d'un bassin l'autre par ces pratiques. Malgré l'absence de résultats tangibles sur les pollutions chimiques, la prudence des chercheurs sur les causes de dégradation et la nécessité d'enquêter sur le rôle des pratiques halieutiques, ce lobby pêcheur préfère aujourd'hui lancer plusieurs campagnes de pression pour casser des ouvrages hydrauliques sur le Dessoubre et le Doubs. Notre association saisira les autorités préfectorales afin qu'aucune piste de recherche ne soit écartée, que les citoyens soient pleinement informés des conclusions scientifiques, que les pêcheurs répondent comme les autres usagers d'un strict contrôle de la police de l'environnement et que l'argent public ne soit pas dilapidé sur des chantiers assez mineurs pour la qualité de l'eau, mais délétères pour la préservation du patrimoine historique et paysager.


Le lobby de la pêche a entamé ces derniers temps une campagne pour détruire des ouvrages hydrauliques sur les rivières comtoises. Nous y reviendrons dans des articles dédiés au seuil Fleurey sur le Dessoubre et au barrage du Theusseret sur le Doubs franco-suisse. Mais ce lobby est-il le mieux placé pour donner aux autres usagers des leçons de sauvegarde de la qualité des eaux et de l'intégrité des milieux? Ses propres pratiques sont-elles irréprochables? L'examen de la Loue, rivière comtoise très étudiée depuis quelques années, permet d'émettre quelques réserves à ce sujet.

Depuis 2009, des mortalités de truites et d'ombres ont été observées sur plusieurs rivières comtoises : le Doubs franco-suisse, la Sorne, la Loue, la Bienne, le Dessoubre. Cela a motivé la création d'un collectif (SOS Loue et rivières comtoises) en large partie connecté au milieu des pêcheurs (voir la liste des membres du collectif). Car ces rivières au cadre magnifique sont, depuis l'après-guerre, des coins très réputés pour la pêche des salmonidés à la mouche. C'est aussi là que l'hydrobiologiste Jean Verneaux, récemment décédé et figure appréciée des milieux halieutiques, avait fait sa thèse dans les années 1960-70, et développé ses travaux sur les indicateurs de qualité de l'eau. Pour les assemblages piscicoles, la méthode de Verneaux consistant à construire une "typologie théorique" assez rigide des peuplements (approche discutable, voir cet article) reste aujourd'hui utilisée dans certains travaux par l'Agence française de la biodiversité (ancien Onema, ancien Conseil supérieur de la pêche) comme par des fédérations de pêche.

Autant dire que les rivières comtoises sont, tout comme les fleuves à saumons de la façade atlantique, des cours d'eau possédant cette forte dimension halieutique en arrière-plan. Une réalité qu'il faut avoir à l'esprit pour bien interpréter aujourd'hui le jeu des acteurs, et comprendre pourquoi certaines dégradations comme certaines dimensions des rivières soulèvent davantage d'attention que d'autres.

Un rapport scientifique pointe la pluralité des facteurs dans la dégradation de la Loue
Concernant les mortalités observées sur la Loue, et l'état général de cette rivière, le conseil scientifique du comité de bassin Rhône-Méditerrannée a publié un rapport en juillet 2015 (voir référence et lien en bas d'article). Sauf erreur, on ne le trouve pas sur le site de la préfecture du Doubs dans le label de "Conférence Loue et rivières comtoises" qui est censé rassembler toutes les données pertinentes. Au demeurant, plusieurs travaux sur le rivières comtoises ne sont pas non plus disponibles sur ce répertoire (certains ont la mauvaise habitude de faire financer leurs analyses sur argent public, mais de ne pas les mettre en libre accès pour les citoyens).

Ce rapport scientifique de 2015 est intéressant parce que ses auteurs sont scientifiques et indépendants des acteurs régionaux de Franche-Comté, ce qui inclut l'ex Onema, les services techniques des fédérations de pêche ou ceux des EPTB. Les chercheurs ont souligné le caractère multifactoriel des évolutions de la rivière et des causes possibles de son altération. Parmi les faits mis en avant :
  • changement climatique avec hausse tendancielle des températures, de 1 à 1,5°C depuis 40 ans (impliquant de toute façon des glissements typologiques dans les populations de la rivière),
  • pas de changement hydrologique en tendance lissée, mais la possibilité de trouver des variations de phénomènes extrêmes (étiages) ou de régime de crues,
  • régime karstique au fonctionnement mal connu dans le détail, qui accroît le transferts des nutriments par les sols,
  • divers changements des usages des sols et activités, pollutions diffuses (agriculture avec les épandages, sylviculture et scierie avec le traitement du bois, stations d'épuration et assainissement non collectif défaillants) mais sans qu'il soit généralement possible d'obtenir un traçage convaincant de la source de pollution à la dégradation soupçonnée,
  • contamination chimique par les pesticides organophosphorés et pyrethrénoïdes, HAP, résidus médicamenteux, mais sans référentiel efficace pour en apprécier l'importance et l'évolution,
  • disparition tendancielle des invertébrés aquatiques les plus polluosensibles, en particulier sur les zones aval,
  • variation des populations de poissons par diverses causes (introductions, modifications des habitats, évolution de l’eutrophisation, présence de pathogènes, changement climatique), avec pour la Loue une baisse des densités de truites et chabots, mais une hausse des ombres,
  • effet des seuils et barrages (ce point étant peu développé car n'ayant pas connu d'évolution notable depuis plusieurs décennies, ce qui n'implique pas pour autant l'absence d'impact en synergie avec d'autres phénomènes).
Une approche systémique est indispensable…
Au final, les chercheurs soulignent que les évolutions de la Loue ont un caractère systémique dans un contexte d'impacts multiples :
"L’expertise a montré qu’en raison des nombreux facteurs susceptibles d’intervenir sur le fonctionnement écologique de la Loue, il était nécessaire de mettre en place une démarche systémique de la rivière, de manière à prendre en compte aussi bien les paramètres physiques, chimiques et biologiques, que les aspects économiques et sociaux. Il faut pour cela s’inscrire dans le temps long et s'appuyer sur des travaux d'analyse rétrospective.
En effet, le fonctionnement de la Loue est perturbé par les activités humaines depuis de très nombreuses années (au moins depuis les années 70). Les causes ont très probablement évolué depuis cette période, la nature des polluants déversés n’est probablement pas la même.
Des changements plus globaux sont intervenus à partir de la fin des années 80 : ils ont modifié le climat (hausse des températures les plus basses), le fonctionnement du karst, le régime thermique de la rivière et les peuplements floristiques et faunistiques, en particulier les poissons. Ces modifications globales changent la manière dont s’expriment les désordres fonctionnels de la rivière; ils augmentent sa vulnérabilité aux pressions que la rivière subit : pollutions par les nutriments et les micropolluants ; conséquences des modifications d’habitats liées aux barrages et seuils, à l’absence ou à la rareté de la ripisylve ; conséquences sanitaires de la gestion et des pratiques halieutiques sur la santé des poissons, etc."
Ce caractère multifactoriel des pressions reste assez flou à ce stade, ce qui ne satisfait pas toujours ceux qui voudraient accuser telle ou telle pratique (les épandages pourtant interdits de lisier en hiver, les stations d'épuration dont les mesures montrent la défaillance, les effets morphologiques et thermiques des ouvrages hydrauliques, etc.). C'est pourtant une réalité : on ne peut pas analyser avec rigueur un phénomène sans d'abord le mesurer et sans mesurer aussi bien l'ensemble des facteurs pouvant le produire, afin de parvenir à des explications satisfaisantes. Or, c'est là que le bât blesse.

…mais les données sont incomplètes, disparates, opaques
Le rapport du Conseil scientifique se montre très sévère sur le grand bazar régnant sur les données. Chaque opérateur semble dépenser l'argent public pour analyser ce qui l'intéresse, il n'y a pas de séries de données suffisantes pour étudier sur la longue durée l'ensemble des impacts, les résultats ne sont même pas banacarisés et déposés sur des bases publiques… Notre association a parfois la plus grande difficulté à se voir transmettre des travaux qui ont pourtant été financés sur argent public, mais on voit que même les scientifiques sont dans ce cas!

Les chercheurs du conseil scientifique écrivent ainsi :
"C’est un point majeur : pour une analyse systémique, il faut disposer de toutes les informations sur les matériels et les méthodes, des résultats bruts, etc... pour donner un avis vraiment raisonné sur les résultats des travaux de recherche et sur leur utilisation pour aider la prise de décision.
Actuellement, l’accès aux données est très difficile et ne permet pas une information suffisante propice aux échanges au sein des instances scientifiques chargées d’animer et de piloter la recherche sur la rivière. Une organisation plus performante est possible, comme l’atteste l’exemple des lacs alpins (cf. le paragraphe gouvernance).
La mise à disposition des données est obligatoire selon la convention d’Aarhus et on ne peut pas comprendre que des sommes importantes soient consacrées par la collectivité à des mesures dont les résultats ne sont pas rendus publics.
Cela implique tout d’abord de rassembler toutes les données et rapports existants sur un portail commun accessibles à tous. Il s’agit là d’une étape essentielle, à la fois pour capitaliser tous les efforts déjà réalisés dans ce domaine, mais aussi pour permettre une expertise scientifique plus satisfaisante de ces travaux. Ainsi, à partir d’expertises scientifiques collégiales, on pourra dégager des mesures opérationnelles de restauration dont la nécessite aura été clairement établie, tout au moins au regard des critères de la science."
Au passage, ils égratignent aussi l'usage non critique des référentiels anciens (utilisation des données Verneaux des années 1970 par l'AFB ex-Onema) :
"On ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la notion de référentiel auquel les données contemporaines sont comparées. Dans son avis de 2012, le conseil scientifique du comité de bassin avait proposé de compléter le jeu de données pour évaluer les conditions de référence actuelles, considérant que les références historiques n’étaient plus pertinentes compte tenu de l’évolution d’un écosystème sous influence des effets des changements globaux. Deux considérations devraient prévaloir, la première de recourir préférentiellement à des analyses de tendances sur des séries, en essayant de repérer des points de rupture, de croissance ou de décroissance et de tenter de les comprendre et de les expliquer, la deuxième de trouver des moyens en cas de mobilisation de référentiels d’en maîtriser et d’en documenter la dynamique temporelle" 

La pêche est-elle indemne de toute responsabilité? Zones d'ombre autour du parasite Saprolegnia
Le conseil scientifique du bassin rhodanien a aussi pointé dans ce rapport le fait que la pêche tend à s'exonérer de toute responsabilité et n'est pas incluse dans la réflexion collective sur les causes des problèmes et les moyens d'y remédier :
"L’activité halieutique n’est pas incluse dans les pistes de réflexion pouvant expliquer les phénomènes (problèmes sanitaires qui pourraient venir des piscicultures – ex : saprolègnes, manipulation des poissons par les pêcheurs, consignes pour la pratique du no kill et ses incidences sur la structure des populations de truite et d’ombres, etc ... ). Les associations de pêche font des efforts de communication dans ce domaine et diffusent des recommandations, qui ne sont peut être pas toujours très bien comprises et/ou entendues (notamment sur les risques de transport du champignon Saprolegna). Les pathogènes sont cités parmi les causes possibles de mortalités, mais il n’existe pas (ou peu) de travaux sur les développements de pathogènes en lien avec l’évolution des températures qui peut affecter les défenses immunitaires des organismes."
Le rapport s'étonne également au passage que l'on trouve des truites arc-en-ciel dans la rivière, ce qui indique des pratiques d'empoissonnements dont on n'a pas forcément le suivi rigoureux au plan sanitaire et écologique.

En 2012, les chercheurs suisses ont identifié une souche virulente d'un parasite, Saprolegnia parasitica, souche qu'ils estiment responsable des surmortalités.  L’Université de Neuchâtel, chargée par l’Office fédéral de l’environnement OFEV d’analyser l’organisme, observait ainsi dans un communiqué :
"Grâce à des techniques de biologie moléculaire, les chercheurs ont mis en évidence deux populations distinctes de Saprolegnia. La première semble peu virulente et sa variabilité génétique laisse penser qu'il s'agit d'une population résidente, établie dans le milieu naturel depuis longtemps. La seconde  population correspond à Saprolegnia parasitica, souche hautement virulente. Dans les trois rivières étudiées, tous les poissons malades étaient infectés par la même souche de Saprolegnia parasitica. On peut donc considérer que le pathogène constitue une population clonale, c'est-à-dire issue d'un seul et même clone".  (...) 
"L'origine de la contamination est difficile à déterminer. Les vecteurs potentiels sont nombreux. L'agent pathogène aurait pu être introduit dans le milieu naturel via les bottes d'un pêcheur ou d'un promeneur, via un canoë ou aboutir dans les eaux par le biais d'autres activités humaines (par ex. utilisation de poissons d'appâts vivants, introduction d'espèces exotiques, exploitation agricole). Lassaâd Belbahri, spécialiste de  ces organismes et qui a dirigé cette recherche, n'exclut pas l'hypothèse selon laquelle le pathogène profiterait de s'attaquer aux poissons déjà affaiblis ou stressés: «Le genre Saprolegnia inclut aussi bien des pathogènes opportunistes, habituellement peu virulents, mais pouvant le devenir si les poissons sont affaiblis, que des espèces très virulentes». Le Saprolegnia qui se développe dans le Doubs, la Loue et la Sorne aurait également pu se transformer en une forme agressive suite à des modifications de l'environnement ou pour d'autres raisons inconnues."
Voici quelques mois, notre association avait écrit aux acteurs de la Loue pour poser une question simple : a-t-on vérifié sur toutes les truites malades dans les rivières comtoises de la partie française (Loue, Bienne, Dessoubre) si la souche responsable de la mortalité est la même que celle identifiée par les chercheurs suisses?

La question était simple, la réponse ne le fut pas. Ni l'Onema ni le CGEDD (ayant produit un rapport d'orientation) ne disposait d'information à ce sujet, renvoyant à des laboratoires d'analyse – la proportion même des mortalités n'est pas bien établie et fait l'objet d'un suivi depuis 2015 seulement, ce qui demandera plusieurs années pour évaluer sa fréquence réelle et ses variations naturelles. Nous n'avons pas davantage trouvé d'investigations sur les souches de contamination au Saprolegnia dans le compte-rendu de la dernière Conférence (2016) de suivi de la Loue. Il est curieux que les gestionnaires suisses aient désigné une piste précise sans que leurs collègues français ne l'ait vérifiée (ne serait-ce que pour l'écarter de manière certaine, si la cause est ailleurs). Espérons que ce point sera clarifié dans de prochaines analyses, car la concomitance des surmortalités récentes et la ressemblance des symptômes suggèrent évidemment la possibilité d'un pathogène émergent ayant été transmis d'une vallée à l'autre.

Conclusion: ouvrir les vrais débats, disposer des bonnes connaissances 
Dans sa thèse de 1973 sur les rivières de Franche-Comté, l'hydrobiologiste Jean Verneaux faisait déjà état d'une dégradation des cours d'eau par les pollutions chimiques. Depuis cette époque, les populations originelles de ces rivières ont continué de se transformer, et souvent de se dégrader. Les causes en sont nombreuses. Il y a des facteurs globaux, notamment le changement climatique et hydrologique qui est de toute façon appelé à modifier la répartition comme la structure des zones à truites et à ombres. Il y a aussi toutes sortes de pressions locales. Pour faire les bons choix d'action, il faut déjà de bons modèles de pression, capables d'expliquer ce qui fait et ce qui ne fait pas régresser les espèces d'intérêt, ce qui provoque et ne provoque pas les surmortalités observées de salmonidés. Egalement de bons modèles d'évolution de la rivière, car la Loue de 2100 ne sera de toute façon pas celle que l'on connaît aujourd'hui.

Il faut aussi poser des objectifs ayant du sens, étant partagés par tous les acteurs, représentant des coûts proportionnés aux bénéfices. Le retour de la Loue et des rivières comtoises à leur état antérieur aux Trente Glorieuses (a fortiori d'avant la Révolution...) ne paraît pas une option réaliste. De même, l'optimisation des conditions de vie de certaines populations de poissons en vue de satisfaire un usage (pêche) est parfois présentée comme la visée principale de l'action: or, ce n'est ni le seul enjeu de biodiversité ni le seul attrait du territoire – à l'heure où le tourisme pêche s'est internationalisé et où beaucoup préfèrent désormais chercher en Europe du Nord ou de l'Est des rivières encore très peu impactées, gardons-nous de parier sur des flux touristiques mirobolants liés à ce loisir, comme cela fut promis à tort sur la Touques.

Sur ces rivières (comme d'autres), le lobby pêcheur se montre particulièrement remuant et vindicatif dans certains de ses supports de communication : il distribue avec suffisance les bons et les mauvais points, il désigne avec quelque certitude les impacts à traiter (sur argent public, bien sûr), il engage maintenant campagne pour casser des ouvrages anciens. Ce lobby est mal placé pour jouer le rôle d'arbitre qu'il s'attribue (avec hélas la complaisance laxiste de l'Etat): la pêche elle-même fait partie des usages ayant un impact sur les rivières comtoises, et les données techniques rassemblées par le monde halieutique n'obéissent pas à des méthodologies qui permettraient d'établir efficacement des rapports de causes à effets. Que les pêcheurs s'occupent donc d'améliorer et surveiller leurs pratiques, que la connaissance et la surveillance environnementales soient confiées à des instances parfaitement indépendantes de ce loisir, de ses intérêts particuliers et de ses biais cognitifs dans l'analyse des rivières. L'écologie doit gagner en rigueur et en efficacité si l'on veut produire des diagnostics incontestables, traiter les impacts majeurs pesant sur la qualité de l'eau, retrouver des rivières saines, pour les humains comme pour la faune et la flore.

Référence : Conseil scientifique du comité de bassin Rhône-Méditerrannée (2015), L’état de la Loue: avis sur les recherches et les études menées sur la rivière et son bassin versant, 29 p.

Illustration : source de la Loue, Arnaud 25, domaine public ; la Loue à Port-Lesney, Barnett, CC BY-SA 3.0.

16/02/2017

Pêcheurs : libérez-vous de vos oligarques !

La récente évolution de la réforme de continuité écologique, comme les précédentes, a été accompagnée par un intense lobbying de la pêche pour tenter de l'empêcher. Sans succès, le consensus politique en faveur de la préservation des moulins à eau est désormais massif. Les représentants officiels de la pêche, séduits par certaines sirènes intégristes des rivières sauvages, donnent une bien mauvaise image de leur loisir en persistant à promouvoir la casse, à dénigrer le patrimoine ou l'énergie, à se montrer agressifs envers d'autres usages de l'eau que le leur, à défendre finalement les positions les plus dogmatiques. Nombre de sociétés locales de pêche s'en désolent. Nous les appelons à saisir leurs fédérations départementales ou nationale, et à faire évoluer le discours de la pêche vers des positions moins intolérantes. Nous avons un avenir commun sur nos rivières, mais il sera fondé sur le respect mutuel.


Dans son intervention au Sénat le 15 février 2017, évoquant la nécessité de concilier des visions et des intérêts divergents, Mme Ségolène Royal a parlé des "préoccupations des pêcheurs" et non pas des "enjeux de la continuité écologique". Ce glissement lexical est révélateur. La continuité écologique a été portée avant tout par le lobby de la pêche, les élus sont les premiers à le savoir.

De fait, quatre représentants de la pêche et un représentant d'ERN-SOS Loire vivante (animateur du lobby Rivières sauvages) ont écrit au président du Sénat pour lui demander de ne pas adopter l'article 3bis de la loi sur l'autoconsommation énergétique. Le texte de ce courrier peut être consulté à ce lien

Ce courrier contient tous les poncifs du genre : développer des sources modestes d'énergie ne sert à rien (beau message en période de transition énergétique), les signataires seraient les seuls défenseurs de l'intérêt général (malgré l'écrasant consensus des parlementaires pour valoriser le patrimoine hydraulique comme atout des territoires), la réforme de continuité écologique se passerait formidablement bien (malgré les preuves accumulées du contraire depuis 5 ans), casser les ouvrages à la pelleteuse ou construire de coûteuses passes à poissons créerait forcément de la valeur et de la réussite (malgré l'absence généralisée d'analyse coût-bénéfice et d'évaluation en services rendus par les écosystèmes, et des retours critiques d'universitaires ayant étudié des cas concrets), etc.

Cette démarche illustre une réalité : la fédération nationale de pêche (FNPF) et une partie de ses fédérations départementales sont engagées dans une vision agressive, militante, biaisée de la continuité écologique. Leur objectif prioritaire est de détruire les ouvrages hydrauliques. Ils n'ont jamais exprimé le moindre intérêt pour la protection du patrimoine historique des rivières ou la promotion de l'énergie hydraulique au fil de l'eau. Ils n'ont jamais dit clairement que la casse des ouvrages, des retenues et des cadres de vie devait être abandonnée dès qu'elle rencontre une opposition des riverains concernés. Ils ont accompagné les plus modestes corrections de la réforme de continuité écologique par des communiqués tour à tour plaintifs et vindicatifs.

Ces instances officielles de la pêche ne veulent pas la concertation, mais la coercition ; elles ne veulent pas le dialogue, mais le monopole sur l'appréciation des enjeux ichtyologiques, voire écologiques (malgré des méthodologies douteuses) ; elles ne veulent pas une "gestion équilibrée et durable" de l'eau dans les conditions prévues par l'article L 211-1 de notre code de l'environnement, c'est-à-dire dans le respect des héritages et des usages attachés à la rivière, mais le sacrifice de tous les usages qu'elles estiment contraires à leurs propres intérêts, à leurs propres convictions, à leurs propres préjugés.


Cette dérive de la pêche est le fait de ses instances, nullement de sa base.

Il se vend 1,5 million de cartes de pêche en France chaque année, les adeptes de ce loisir populaire sont très loin d'être des enragés de la continuité écologique. Bien au contraire, les fédérations gèrent tout un patrimoine de plans d'eau artificiels (étangs, lacs) créés par des ouvrages hydrauliques. Les pêcheurs de "blancs" (cyprins) apprécient particulièrement les retenues de moulins et usines à eau. De nombreuses associations locales de pêche se désolent de la destruction des ouvrages hydrauliques qui menace parfois leur existence même en faisant disparaître les meilleurs coins (des exemples dans l'actualité sur la Moselle à Saint-Amé et à Bussang, sur l'Armançon, sur l'Yon).

Les plus lucides des pêcheurs observent sans grande difficulté que la pollution des eaux et des sédiments comme la baisse tendancielle de leur niveau forment les causes les plus évidentes de la raréfaction des poissons. Nombre d'anciens témoignent de leur abondance passée et ont vu de leurs yeux le déclin à partir de 30 glorieuses, comme sur ces rivières comtoises vidées en quelques décennies. La faute aux moulins déjà là depuis des siècles? Allons donc, quelques idéologues y croient ou feignent d'y croire, mais ce discours fumeux ne convainc personne. Il y a bien évidemment des cours d'eau à fort enjeu migrateur amphihalin, comme les fleuves côtiers. Il y a des défis reconnus et partagés comme le sauvetage de la souche unique du saumon Loire-Allier et de sa migration de 1000 km dans les terres. Il reste que sur l'immense majorité des rivières, la petite hydraulique n'est pas la cause de la raréfaction des poissons depuis quelques décennies et, pour certains assemblages pisciaires, les retenues et les biefs ont au contraire des effets positifs.

En raison des dérives des oligarques qui prétendent les représenter, ces pêcheurs sont aujourd'hui assimilés malgré eux à des casseurs. Ils s'en plaignent, et cela se comprend.

Mais il faut voir la réalité : tant que les instances de la pêche n'appelleront pas à développer une vision constructive de la continuité écologique, tant que ces instances se laisseront dériver vers les délires intégristes de la "rivière sauvage", tant que l'image sera donnée de certaines personnes prêtes à tout sacrifier pour avoir un peu plus de truites ou de saumons, cette assimilation des pêcheurs à des casseurs continuera. Et elle prendra même de l'ampleur.


Outre l'image négative de la casse, les pêcheurs doivent supporter celle de la dilapidation d'argent public en temps de crise. Les sommes de la continuité écologique ne sont pas anodines, surtout pas dans des territoires ruraux appauvris où l'argent manque pour tout. A notre connaissance, la pêche elle-même manque chroniquement de moyens pour les garderies, l'entretien des parcours et des berges, le suivi qualitatif des peuplements de poissons, l'évolution vers une gestion patrimoniale, l'animation en direction des jeunes et d'autres activités autrement plus légitimes que la propagande en faveur de la destruction du patrimoine, voire la maîtrise d'ouvrage de cette destruction.

Les pêcheurs sont aujourd'hui à la croisée des chemins. Leurs instances ont fait le pari d'une version maximaliste de la continuité écologique : c'est un échec, malgré le soutien d'une partie de l'administration de l'eau en faveur de cette orientation si peu consensuelle. Sortir de cette impasse impose de reconnaître clairement la légitimité de la petite hydraulique et de chercher ensemble des solutions constructives pour l'amélioration des populations piscicoles.

10/01/2017

Des truites et des ouvrages, échanges avec la Fédération de pêche de la Loire

Nous publions un courrier reçu de la Fédération de pêche 42 à propos de notre article sur l’analyse génétique des truites de ce département de la Loire, et nous répondons aux arguments avancés. 


Mise au point de M. Pierre Grès (responsable du service technique)
Dans votre article, vous critiquez ouvertement notre avis d'expert en particulier : sachez que le rapport ne le détaille pas, car cela aurait trop alourdi le document,  mais la physico-chimie, la thermie, l'hydrobiologie et la continuité ont été étudiées en parallèle très précisément, dans l’actualisation de notre plan de gestion piscicole, et c'est ce qui a permis de donner ces tableaux de synthèse. Tableau non exhaustif bien sûr, car comment retranscrire la complexité des facteurs limitants d'un bassin versant sans un atlas cartographique détaillé de dizaines de pages au /12500ème; ce n'était pas le but du présent rapport. Nous avons un réseau permanent de suivi de la qualité des eaux depuis 2002 sur prés de 100 sites, avec fréquence 6 pour la PC macropolluants (N, P, DBO...) et un IBGN /an ou tous les 2 ans et un suivi thermique permanent depuis 2009. Sur la base de ces données de terrain, nous étions donc en mesure de qualifier l'état des cours d'eau de façon assez précise et les évolutions sur 15 ans (voir site du réseau de suivi de la qualité des rivières).  De plus nous avons croisé ces informations avec les connaissances de terrain des opérateurs de contrats de rivières ligériens sur l’aspect hydrogéomorphologie des cours d’eau.

Je travaille sur ces cours d'eau depuis 20 ans, j'ai pu voir leurs évolutions, les gains de qualité liés au travail sur l'assainissement et la restauration morphologique; j’ai bien cerné aussi le problème de reconquête piscicole post sécheresse (on en a eu trois majeures en 2003, 2005 et 2015); fortement contrariée, voire empêchée par les seuils infranchissables en montaison (cas de l'Isable que vous citez), seuils qui vous tiennent tant à cœur…

De plus, si ces ouvrages posent problème aux poissons pour leur déplacement, dans le 42, leur impact est aussi et surtout thermique. Dans les secteurs à pente modérée (on va dire 5 à 10 pour mille)  du piémont des Monts du Lyonnais par exemple, le cumul des zones lentiques de ces seuils (30% du linéaire!) provoquent une augmentation majeure du gradient thermique qui peut passer à plus de 3 à 4°C au km au lieu de 0.3 à 0.5 en faciès naturel, avec un manque avéré en oxygène dissous.

En période estivale, cela devient des "mouroirs à truites fario", car on atteint les limites thermiques de l'espèce.  En ce sens le dérasement de ces seuils (quand ils ne servent plus à rien et il y a en beaucoup) peut contribuer grandement :

  • à restaurer un régime thermique moins contraignant, 
  • à améliorer l’autoépuration (car les retenues sont comblées de graviers et sables et souvent saturées en limons) et l'oxygénation 

Pour ce faire, en remplaçant ces seuils par des radiers à blocs (en réutilisant les matériaux de construction de ces vieux seuils pour créer des diversifications des veines d'eau et des abris).

Pour la gestion des secteurs à population native de truite dans des contextes très cloisonnés cela devient plus complexe. Ces secteurs sont pentus, les seuils impactant très peu de linéaire, sans impact thermique ou presque (sauf les grands barrages bien sûr mais ils ont une vocation AEP prioritaire d'utilité publique ; ce ne sont pas juste des biens privés avec microcentrale à coût de rachat avantageux du KWH par EDF). Ces seuils bloquent quand même la montaison des poissons. Compte tenu du statut actuel de bonne conservation des qualités génétiques des populations de truites de souche méditerranéenne sur les BV Gier et Déôme, on peut en effet se demander légitimement si ces seuils ont vraiment un effet si négatif que cela. J'avoue que là je ne serais surement pas pro arasement d'ouvrages de façon dogmatique... Il faut que l'on prenne le temps d'analyser plus loin ces résultats et leurs conséquence sur la gestion des milieux et des populations.

Réponse de l’association
Tout d’abord, merci des précisions sur les mesures et du lien vers le suivi des rivières du département de Loire. Nous avons apporté votre précision dans le texte et le commentaire de l’article cité. L’existence de ce suivi devrait permettre au gestionnaire de faire des modèles plus détaillés qu’une simple énumération, par exemple de réaliser des analyses multifactorielles de l’ensemble des données pour observer s'il émerge des associations significatives. Cela paraît d’autant plus nécessaire que le dernier bilan disponible (2015, pdf) à votre lien suggère, quand on fait quelques comparaisons avec le ROE de l’Onema, qu’il n’y a pas de lien clair entre la qualité piscicole et la présence d’ouvrages – cas du Ban, du Courzon, de l’Anzon ou d’autres rivières présentant des IPR, des biomasses et des densités de truites fario en classe bonne ou excellente, tout en ayant des seuils sur leur linéaire selon le ROE. Si l'Isable en particulier n’est pas en bon état à cause d'une impossibilité de reconquête des milieux après les assecs, comme vous le suggérez, il ne paraît pas logique d’écrire dans le rapport de 2016 que nous commentions: "Les populations en truite fario de l’Isable amont comprennent toutes les cohortes ([0+], [1+] et adultes) avec des effectifs généralement importants. Malgré des fluctuations courantes des populations induites par les manques d’eau estivaux, la qualité du milieu permet une rapide recolonisation des truites (Figure 18) depuis des zones de survie bien connues et identifiées (zones profondes ne séchant pas même au plus fort des épisodes de sécheresse)". L’Isable est fragmentée sur l’amont, cf ci-dessous la cartographie ROE Isable.


La fragmentation de l'Isable (points rouges = seuils, ROE Onema) est censée produire réchauffement et blocage des recolonisations salmonicoles. Mais la rivière est décrite comme en bon état pour les truites et comme une zone d'intérêt pour la conservation.

Concernant la température, l’annexe du bilan de 2015 cité (pp. 129 et suivantes) montre que les zones amont restent dans la zone de confort ou de tolérance thermique de la truite pour la moyenne des Tmax des mois les plus chauds, mais que plusieurs zones aval (majoritaires) du département atteignent en été les zones de stress, voire approchent les zones létales. D’une part, ce constat n’a rien de très surprenant et cette tendance va se poursuivre au cours du siècle (remontée en altitude des zones à truites, déjà observée). D’autre part, il serait là aussi opportun de produire une comparaison fine des gradients thermiques en intégrant la fragmentation et les autres facteurs confondants (présence de ville, état de la ripisylve, etc.).

Vous reconnaissez que certains secteurs très cloisonnés peuvent présenter des populations d’intérêt (pour la truite) et qu'il ne faut pas y adopter de posture "dogmatique" : c’était le point principal de notre article paru la semaine dernière, dont acte. Nous vous laissons la responsabilité de juger l’intérêt général des ouvrages, en rappelant tout de même que ce ne sont pas les fédérations de pêche (ni leurs techniciens à titre personnel) qui définissent cela, mais d’abord le droit, donc la Constitution et le code civil (pour la propriété), le code de l’énergie (pour la production), le code de l’environnement (pour l’eau), etc. Ce code de l’environnement définit les différents éléments entrant dans la définition d’une "gestion durable et équilibrée" de l’eau, cela inclut le patrimoine et l’énergie hydrauliques, comme diverses autres activités ou aménités. Le respect mutuel entre riverains et usagers paraît une condition de bonne gestion des bassins, et l’on peut regretter que les associations ou fédérations de pêche les plus militantes ne parviennent pas à exister sans exiger des réformes conflictuelles et agressives, notamment vis-à-vis des ouvrages hydrauliques.  

Enfin, notre interlocuteur exprime une conviction habituellement observée chez les fédérations de pêche, et observable dans les documents cités au cours de cet échange : la gestion de la rivière devrait être optimisée pour la truite fario (au plan de la température, des habitats, etc.) et le reste (notamment les ouvrages hydrauliques) serait appelé à devenir de simples variables d’ajustement vis-à-vis de cet objectif prioritaire.

C’est précisément ce genre de posture que nous contestons et vis-à-vis duquel nous appelons à une prise de conscience critique des riverains (dont 95% ne sont pas des pêcheurs, rappelons-le).

D’abord, une rivière n’est jamais réductible à son écologie, elle est aussi porteuse d’un patrimoine, d’une culture, d’un paysage que l’on peut vouloir sauvegarder pour leur intérêt intrinsèque. Dans les zones très anciennement peuplées comme l'Europe, la nature est une "socio-nature", un co-produit de l'action humaine. Ensuite, sur le plan écologique, l’existence de contre-exemples où des populations correctes de truites co-existent avec des fragmentations anciennes incite à la prudence quand on prétend détenir une "clé" de restauration. Quel bénéfice attend-on en densité de truites, au prix de quel sacrifice sur le patrimoine existant? L'aménagement de rivière ne peut prétendre éviter ces questions ou les trancher en petits comités dont les riverains sont exclus. Les citoyens doivent être consultés à l'amont des décisions concernant leur rivière, et non pas être placés devant le fait accompli de réformes qu'ils n'ont jamais actées. Enfin, toute rivière a une histoire et une dynamique, ainsi qu’une biodiversité (parfois acquise) non réductible aux salmonidés. Certains tronçons de rivières à truite ont pu connaître de glissements typologiques (vers des zones à ombres ou à barbeaux) en raison d’aménagements anciens, d’autres connaîtront certainement le même glissement en raison du réchauffement climatique, des événements hydrologiques extrêmes et de la baisse quantitative de la ressource en eau.

De notre point de vue, la gestion de la rivière ne doit donc pas être alimentée par une vision fixiste et déterministe centrée sur certains espèces, où chaque tronçon se verrait assigné ad vitam aeternam tel ou tel "peuplement théorique" de poissons (voir cette critique de Verneaux et de l’usage de "niveaux typologiques théoriques"). Quand ceux qui adoptent ce type d'analyse (pêcheurs) sont aussi ceux qui ont massivement modifié les peuplements pisciaires par des prélèvements et des déversements, depuis plus d'un siècle, l'incompréhension devient totale...

07/01/2017

Seuils et barrages aident-ils à préserver la diversité génétique des truites?

Une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, montre que les salmonidés de souche méditerranéenne n'y subsistent qu'en de rares poches autour du massif du Pilat. Cette lignée ancestrale a été surtout altérée par un siècle d'alevinage de souches atlantiques récentes, issues d'élevage à fin halieutique. Quand on observe les deux principaux bassins où subsistent les souches méditerranéennes, on constate la présence de nombreux seuils et barrages. Ces ouvrages ont sans doute limité les mélanges entre souches endémiques et souches déversées. La fragmentation aurait-elle certaines vertus pour la biodiversité? En tout cas, le constat ne plaide pas pour une suppression sans discernement des obstacles. Ce que le rapport des fédérations de pêche ne peut hélas s'empêcher de préconiser pour certains cours d'eau du département, même quand il existe une bonne préservation locale des truites en présence des ouvrages.


En Europe, il existe cinq souches de truites, que l'on nomme des "lignées évolutives significatives" (ESU, evolutionary significant unit): atlantique, adriatique,  marmoratus (sous-espèce adriatique), danubienne et méditerranéenne. En France, la truite relève de bassins hydrographiques méditerranéen (lignée MED) ou atlantique (lignée ATL). Dans le détail, on distingue 4 groupes au sein des deux grandes lignées évolutives présentes dans notre pays : les truites corses et méditerranéennes, de la lignée MED, les truites atlantiques ancestrales et modernes (baltiques), de la lignée ATL. La forme atlantique baltique, issue de mutations génétiques lors de la dernière glaciation, est celle qui tend à dominer, en raison notamment de plus d'un siècle d'élevage en pisciculture et déversement dans les rivières par les instances de gestion piscicole. Les formes ancestrales MED et ATL avaient divergé voici 0,5 à 2 millions d'années, mais elles tendent donc aujourd'hui à s'uniformiser.

Des truites méditerranéennes réduites à quelques poches préservées autour du Pilat
Un projet commun a vu le jour au début des années 2010 entre 8 fédérations de pêche FDPPMA et deux laboratoires de l’INRA (laboratoire de génétique des poissons à Jouy-en-Josas et le centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques et écosystème limnique à Thonon). Les scientifiques référents en sont René Guyomard (INRA Jouy-en-Josas) et Arnaud Caudron (INRA Thonon). L’ensemble du projet a été porté par l’Association pour la recherche collaborative ARC Pêche et Biodiversité, créée en mars 2012 sous l’impulsion de l’INRA. Un réseau d’échantillonnage d’environ 700 secteurs de cours d’eau a été mis en place sur le réseau hydrographique de 8 départements limitrophes, permettant de cartographier assez finement le versant atlantique et méditerranéen des hydro-écorégions Massif central et Alpes du Nord.

Dans le département de la Loire, la truite commune (Salmo trutta) de souche MED est encore présente sur les bassins versants du sud-est, autour du Pilat (Gier, Déôme-Cance, affluents rhodaniens). Le rapport venant de paraître donne les résultats détaillés des pêches et des analyse génétiques. Le génotype de chaque individu pêché a été caractérisé par un indice d’hybridation compris entre 0 et 12 correspondant au nombre total d’allèles atlantiques observés sur six marqueurs connu pour leur variabilité.

La principale conclusion est que la souche MED (la plus intéressante au plan de la diversité génétique, puisque la souche ATL domine les empoissonnements) n'existe plus à un niveau élevé de conservation que sur deux bassins du département de la Loire : le Gier amont, la Déôme aval (Déôme, Riotel, Ternay, Argental).

Quelques observations sur la portée de ce projet
L'objectif est d'améliorer les pratiques piscicoles, notamment de parvenir à la gestion patrimoniale (sans déversement d'élevage, avec faible prélèvement de pêche) sur les bassins où la truite est encore densément présente, ainsi que de définir des zones de conservation prioritaire là où les truites montrent une certaine diversité génétique.

Cet objectif, louable en soi, ne doit pas faire oublier que la truite commune est une espèce non menacée aujourd'hui, ce qui n'est pas le cas de quelques dizaines d'autres espèces pisciaires en Europe. Il existe déjà les projets GENESALM et GENETRUTTA ayant pour objectif de décrire la diversité génétique de la truite commune sur l’ensemble du territoire national. On peut donc s'interroger sur la priorisation des actions concernant la biodiversité, en observant à nouveau la tendance à confondre enjeu halieutique et enjeu écologique. Ce point devra être soulevé si la Fédération des pêcheurs de la Loire entend promouvoir des mesures qui ne concernent pas seulement le monde de la pêche, mais aussi d'autres parties prenantes de la rivière.


Exemple de caractérisation "à dire d'experts" des impacts. Ces informations trop vagues ne permettent pas de corréler les données biologiques (précises) avec les données d'impact pour identifier des facteurs influençant la qualité locale des populations de truite.

La caractérisation des populations de truite (génétique, scalimétrie, structure d'âge, densité selon un référentiel local) paraît rigoureuse dans le rapport, l'analyse génétique en particulier ayant été réalisée par une post-doctorante de l'Inra. En revanche, le rapport mêle ces données quantifiées avec des évaluations à dire d'experts sur chaque bassin versant (qualité physico-chimique, continuité, thermie, morphologie, débit, autres influences anthropiques, exemple ci-dessus). Ce mélange des genres n'est pas souhaitable. La disposition de données biologiques de bonne qualité sur un réseau assez dense appelle à un couplage avec d'autres mesures de même qualité pour essayer de discriminer scientifiquement les impacts sur les populations de truite et leur structure génétique. Il est dommage que ce travail ne soit pas fait [Edit 9 janvier 2017 : la Fédé de pêche 42 nous signale que ces mesures sont faites, mais non publiées dans le rapport, voir précision en commentaire de cet article] .

Appels (comme toujours) précipités à des dérasements d'ouvrages... malgré la bonne qualité des populations!
La nécessité d'une analyse plus rigoureuse des impacts paraît d'autant plus évidente que le rapport se permet déjà quelques préconisations dans ses synthèses. En voici un exemple :
"L’Isable est un cours d’eau de bonne qualité physico-chimique, cloisonné par de nombreux ouvrages infranchissables et d’une extrême sensibilité à l’étiage avec des phases d’assecs par tronçons de plus en plus récurrentes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le niveau salmonicole sur la partie amont est encore bon. Des zones refuges existent (poches d’eau ne s’asséchant pas en été dans un relatif confort thermique et physico-chimique) et permettent la recolonisation des truites après les épisodes d’assecs connus (2003, 2005, 2009, 2015). Il apparait important de mener un programme ambitieux de décloisonnement du cours d’eau par dérasement de vieux ouvrages hydrauliques sans usage et aménagement de ceux possédant encore une fonction hydraulique."
On voit le problème : une population de truite est encore en bon état malgré un cloisonnement par des ouvrages anciens ; on qualifie le résultat de "paradoxal" sans chercher davantage d'explications et on appelle à un programme ambitieux de "dérasement".

Ce genre de dérapage, dont certains milieux de la pêche (en particulier la minorité des pêcheurs de salmonidés) sont familiers, n'est plus acceptable aujourd'hui. Effacer le patrimoine ancien est une préconisation radicale qui sème la discorde et ignore certaines dimensions d'intérêt de la rivière. Et, quand elle est assise sur des résultats contre-intuitifs de populations bien conservées, cette orientation sème aussi le doute sur le bien-fondé des politiques de continuité. Si le constat d'une population altérée comme celui d'une population conservée mènent à la conclusion identique d'une nécessité d'effacer les ouvrages, on est davantage dans le dogme qu'autre chose...

Discontinuités longitudinales : sont-elles si mauvaises pour la truite? Il semble que non...
Ce problème est encore plus manifeste quand on expose (ce que n'ont pas fait les auteurs du rapport) le niveau de fractionnement des bassins ayant réussi à préserver des souches MED peu introgressées.

Voici les zones de conservation proposée du Gier amont (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).


Voici les zones de conservation proposée de la Déôme (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).



Le message est assez limpide : non seulement la présence d'un grand nombre de seuils (et de deux barrages pour le bassin du Gier) n'a pas empêché la préservation de la truite méditerranéenne, mais il y a de bonnes chances que la fragmentation (l'isolement conséquent) y ait quelque peu contribué en limitant la communication avec des zones où la truite atlantique d'élevage domine (cas par exemple de l'ensemble du Gier aval).

Faut-il chercher à préserver des souches "pures" de truites communes? Ce combat n'est sans doute pas prioritaire pour la biodiversité et la qualité des rivières, qui ne résument pas à des espèces de portée symbolique ou d'intérêt halieutique. Les moyens sont déjà rares face à des besoins conséquents dans le domaine de l'eau, il est douteux qu'un travail d'extrême précision sur des sous-populations de salmonidés appelle des investissements disproportionnés. Mais pour ceux qui endossent cet objectif, une réflexion plus approfondie sur la fragmentation des cours d'eau est certainement nécessaire. Sur des bassins massivement modifiés dans leur peuplement, il paraît difficile de promouvoir à la fois la libre circulation maximale des poissons et la préservation de quelques souches endémiques très localisées.

Pour conclure, rappelons les ambiguïtés de la pêche, qui se présente en France à la fois comme une prédation et une protection du patrimoine piscicole. Un bon moyen de protéger des espèces consiste à ne pas prélever leurs géniteurs dans les rivières et ne pas introduire des compétiteurs ou des pathogènes. Ou alors on doit accepter que l'homme modifie les trajectoires biotiques et produit une biodiversité hybride – ce qui correspond assez massivement à la réalité des cours d'eau français et européens.

Référence : Fédération de pêche FDAPPMA 42 (2016), Identification de la diversité génétique et programme de sauvegarde des populations de truites du département de la Loire.  Intégrant le Projet commun interfédéral (départements :03, 38, 42, 43, 63, 69, 73, 74) de recherche collaborative pour mieux localiser, identifier et gérer la diversité génétique chez la truite commune (Salmo trutta) à des échelles spatiales cohérentes (2012-2015). Lien d'accès (pdf).

Illustrations : en haut, Salmo trutta fario, domaine public ; autres, extraites du rapport cité ci-dessus, droit de courte citation.