04/06/2025

Les moulins de Rudăria, un patrimoine hydraulique au cœur des dynamiques touristiques (Dragan et al 2024)

Dans une Roumanie confrontée à l’exode rural et à la perte de repères identitaires dans ses campagnes, les moulins à eau de Rudăria offrent un exemple emblématique de valorisation du patrimoine culturel immatériel. Une étude récente analyse en détail le rôle de ces infrastructures hydrauliques dans la requalification touristique du territoire, à partir d’une double enquête menée auprès des touristes et des acteurs locaux.


Un des moulins du site étudiée, art.cit.

Situé dans la vallée d’Eftimie Murgu, au sud-ouest de la Roumanie (département de Caraș-Severin), le site de Rudăria abrite le plus grand ensemble de moulins à eau fonctionnels d’Europe du Sud-Est. Classés au patrimoine culturel national depuis 2000, ces 22 moulins traditionnels répartis sur un linéaire de 3 km témoignent de pratiques agro-pastorales anciennes reposant sur la coopération villageoise et la maîtrise communautaire de l’eau.

Face à la marginalisation économique de cette zone rurale montagneuse, les chercheurs ont souhaité explorer le potentiel des moulins comme leviers de développement touristique durable et comme vecteurs d’une reconnexion identitaire pour les habitants.

L’enquête s’appuie sur une double approche. D’un côté, un questionnaire a été administré à 190 visiteurs sur site, en août 2022, pour mieux comprendre leurs motivations, attentes et perceptions. De l’autre, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’un panel d’acteurs institutionnels, associatifs et économiques (représentants des collectivités, ONG, commerçants, guides locaux).

Cette approche croisée a permis d’analyser les conditions de valorisation touristique de ce patrimoine hydraulique, en mettant en lumière la diversité des parties prenantes et les dynamiques de gouvernance locale.

Parmi les résultats marquants, on note que 80 % des touristes sont attirés par l’authenticité du lieu et la beauté du paysage. Les visiteurs expriment une forte sensibilité au caractère fonctionnel des moulins : plus de 70 % déclarent qu’il est important de voir les moulins en activité, et non simplement comme vestiges.

Le profil des touristes reste majoritairement national (Roumains de milieu urbain), avec une part croissante de visiteurs internationaux grâce aux réseaux sociaux. Environ 60 % viennent pour la première fois, mais près de 20 % déclarent être déjà venus à Rudăria, ce qui indique une capacité de fidélisation du site.

Le développement touristique ne résulte pas d’un plan public structuré, mais plutôt d’une mobilisation ascendante. Une ONG locale, Acasă în Banat, joue un rôle clé dans la réhabilitation des moulins, la signalétique patrimoniale et l’animation du site. Ces initiatives sont soutenues ponctuellement par les autorités locales, mais l’absence d’une stratégie coordonnée à l’échelle départementale ou régionale limite encore le potentiel de développement.

La gestion du site repose donc sur des équilibres fragiles entre initiatives citoyennes, soutien public intermittent et valorisation commerciale prudente.

Discussion
L’étude montre que les moulins à eau de Rudăria, bien plus que des objets patrimoniaux figés, constituent un écosystème culturel vivant, capable de structurer une offre touristique cohérente et respectueuse des ressources locales. Mais pour que ce modèle devienne durable, les auteurs soulignent la nécessité d’un cadrage institutionnel plus clair, d’un appui à long terme des politiques culturelles et d’une intégration des communautés locales dans la gouvernance du site. On ne peut que souhaiter le développement de tels choix à échelle européenne, notre continent étant caractérisé par la persistance d'un patrimoine exceptionnel de moulins et usines à eau dont beaucoup ont conservé leurs fonctionnalités essentielles, leurs atouts paysagers et leur identité architecturale. 

02/06/2025

La politique des rivières doit comprendre leur histoire

Loin d’être des milieux "naturels" au sens strict, les rivières françaises et européennes sont le fruit d’une histoire longue, marquée par des millénaires d’usages et d’aménagements, de conflits et de savoir-faire. Histoire, géographie, archéologie et sciences du paysage obligent aujourd’hui à changer notre regard sur les cours d’eau. Mais aussi à repenser nos politiques publiques de l'eau, qui se sont égarées depuis trois décennies dans l'utopie coûteuse et contradictoire de la reconstruction d'une nature sauvage. 


(Photographie de Wolfgang Staudt)

Pendant longtemps, les politiques publiques de l’eau ont été guidées par une représentation implicite de la rivière comme une entité naturelle, un flux spontané, que l’action humaine aurait uniquement détériorée ou altérée. Dans cette vision, "restaurer" une rivière revenait à la "renaturer", c’est-à-dire à la libérer de ses usages historiques, de ses équipements, de ses aménagements. Mais depuis une vingtaine d’années, les travaux issus de l’histoire environnementale, de l’archéologie fluviale, de la géographie historique et des sciences du paysage ont radicalement changé cette perspective. Nos connaissances ont évolué.

Loin d’être un simple cours d’eau façonné par les seuls processus géomorphologiques, la rivière apparaît désormais comme un objet hybride, à la fois naturel et culturel, marqué par une histoire très longue d’interventions humaines. Cela dès le paléolithique, puis de manière accélérée avec le néolithique. Ce tournant historique et archéologique a des conséquences profondes : il oblige à reconsidérer la manière dont on lit un paysage fluvial, dont on évalue sa biodiversité, dont on élabore les diagnostics écologiques, et dont on pense les choix d’aménagement.

Une anthropisation ancienne, profonde et continue
L’archéologie préventive a multiplié ces dernières années les fouilles de fonds de vallée, révélant des traces parfois très anciennes d’aménagements liés à l’eau : petits barrages, digues, canaux, drains, chaussées, retenues, fontaines, douves... Ces structures, loin d’être marginales, sont présentes sur l’ensemble du territoire, depuis l'Antiquité jusqu’à l’époque moderne. Leur densité et leur ancienneté témoignent d’un fait majeur : les rivières françaises ont été intensément travaillées par les sociétés humaines.

Loin d’avoir dégradé une nature jusque-là intacte, ces interventions ont au contraire contribué à structurer les milieux aquatiques : stabilisation des lits, création d’habitats lentiques, alimentation d’étangs ou de zones humides annexes, diversification des écoulements. Elles sont inséparables des régimes agraires et techniques qui se sont succédé dans les bassins versants.


Un paysage fluvial hérité
Les recherches historiques montrent que le lit d’une rivière, sa largeur, sa sinuosité, son enfoncement ou au contraire son élargissement sont souvent le résultat de siècles de travaux : curages, rectifications, mises en culture des marais, creusement de fossés, constructions hydrauliques. Les formes actuelles du paysage fluvial sont des héritages, des palimpsestes, où chaque génération a laissé sa marque.

Il n’existe donc pas de "nature originelle" vers laquelle il serait possible de revenir. Toute rivière est déjà une production sociale et historique. L’idée de « restaurer » une rivière pose alors problème : quel état choisir ? Celui de l’époque préindustrielle ? Du Moyen Âge ? De l’après-guerre ? Les choix de référence ne sont jamais neutres : ils traduisent des arbitrages, des représentations, des valeurs.

Des biodiversités comme constructions historiques
Cette relecture historique a aussi des conséquences sur la manière dont on pense la biodiversité. Les peuplements piscicoles, par exemple, ne sont pas stables dans le temps. Ils ont été profondément modifiés par les changements d’usage, les pollutions, les introductions d’espèces, les modifications d’habitats, les pratiques alimentaires. L’histoire des pêches montre que les poissons consommés par les populations ont évolué bien avant l’ère industrielle.

Dans de nombreuses régions, les ouvrages hydrauliques ont créé des milieux favorables à des espèces inféodées aux eaux calmes, aux herbiers, aux zones de rétention. Leur suppression brutale au nom d’un idéal de libre circulation peut alors produire des effets pervers : disparition d’habitats secondaires, appauvrissement de la diversité locale, déséquilibre entre espèces dominantes et espèces rares.

Redécouvrir la rivière à travers ses patrimoines multiples
Ce changement de regard réhabilite aussi tout un pan de notre patrimoine : moulins, biefs, étangs, canaux, chaussées, forges, anciens réservoirs, fontaines, etc. Ces éléments ne sont pas de simples ruines techniques ou des obstacles à la continuité écologique. Ils racontent une histoire collective, celle des usages de l’eau, de l’énergie hydraulique, de l’économie rurale, des savoir-faire locaux. Ils participent à l’identité des lieux, à leur mémoire, à leur attractivité.

Reconnaître leur valeur, ce n’est pas nier les enjeux écologiques : c’est au contraire les replacer dans un cadre plus juste, plus complet, plus durable. Le patrimoine hydraulique est aussi un patrimoine écologique, dès lors qu’il est bien géré, entretenu, et intégré dans des dynamiques locales.


Vers une écologie de l’Anthropocène
Ces avancées scientifiques s’inscrivent dans une évolution plus large : celle des sciences de l’Anthropocène. Dans ce cadre, on cesse d’opposer nature et culture. On comprend que les milieux vivants sont co-produits par les sociétés humaines et les dynamiques naturelles. Les rivières n’échappent pas à cette logique. Elles sont le reflet de décisions passées, d’usages, de conflits, d’innovations.

Penser leur avenir suppose donc de ne pas les « effacer » pour retrouver un état supposé vierge, mais au contraire de comprendre leur trajectoire, leur complexité, et d’accepter qu’il n’existe pas d’état zéro de la nature. La gestion écologique ne peut être déconnectée de l’histoire, du droit, des usages, des mémoires et des attachements.

Une invitation à réviser nos politiques
Ce changement de regard invite à revoir en profondeur certaines orientations publiques. Il ne s’agit plus simplement de choisir de manière binaire entre conservation et exploitation, entre libre circulation ou fragmentation, entre nature ou culture. Il s’agit de développer des politiques sensibles à la pluralité des enjeux, à la richesse des héritages, à la complexité des équilibres, à la diversité des formes de vie humaine et non humaine autour de l’eau.

C’est cette voie qu’ouvrent les recherches en histoire et archéologie de l’environnement. En croisant sciences humaines et écologie, savoirs scientifiques et expériences locales, passé et futur, nous pouvons élaborer une gestion plus juste, plus intelligible et plus soutenable de nos milieux aquatiques.

A lire sur Hydrauxois : nos rubriques Anthropocène, Archéologie, Histoire recensent des travaux et apportent des informations sur ces sujets. Explorez-les!

26/05/2025

Castor et humain, quels effets pour leurs petits barrages ? (Wohl et Inamdar 2025)

Alors que les castors sont réintroduits dans les cours d'eau de l'hémisphère nord et que la restauration des rivières s'oriente vers des analogues de barrages de castors construits par l'homme, il est pertinent de comparer les effets de ces structures naturelles avec ceux des petits barrages humains. Une étude récente publiée par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar se penche sur cette question, comparant systématiquement les barrages de castors à quatre types de petits barrages humains afin d'évaluer leurs impacts respectifs sur les services écosystémiques.



Illustrations extraites de Wohl et Inamdar 2025, art cit.

La popularité croissante de la réintroduction des castors et de la construction d'analogues de leurs barrages (Beaver Dam Analogues - BDA) comme outils de gestion et de restauration des petites rivières soulève une question fondamentale : les petits barrages construits par l'homme, souvent dispersés dans le paysage (comme les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle ou les retenues agricoles), produisent-ils des effets écosystémiques similaires à ceux des barrages de castors ?. L'objectif principal de cette étude est de comparer systématiquement ces effets sur des processus clés tels que l'hydrologie, la dynamique des sédiments et des nutriments, l'habitat et la biodiversité, afin d'informer les gestionnaires et le public.

L'étude compare cinq types de petits barrages (<5m de haut en général):
  • Barrages de castors : Construits par Castor canadensis (Amérique du Nord) et Castor fiber (Eurasie). Ils sont souvent multiples, perméables, dynamiques, d'orientation variable et peuvent créer de vastes "prairies de castors" hétérogènes.
  • Analogues de barrages de castors (BDA) : Structures humaines conçues pour imiter les barrages de castors, souvent perméables. Leur usage est récent et vise la restauration.
  • Barrages de moulins : Historiquement construits pour l'énergie hydraulique, ils sont généralement imperméables. Beaucoup sont aujourd'hui en ruine ou ont été retirés.
  • Seuils de correction torrentielle (Check dams) : Utilisés pour contrôler l'érosion et stocker les sédiments, surtout en montagne et zones sèches. Ils peuvent être durables (béton, roche) ou temporaires (bois, fagots) et sont souvent construits en série.
  • Retenues collinaires / Étangs pour bétail (Stock ponds) : Remblais de terre construits en travers de petits cours d'eau (souvent éphémères) pour stocker l'eau, principalement en zones arides ou semi-arides. Ils sont généralement imperméables.
La comparaison s'effectue selon les effets de ces barrages sur:
  • Le bilan hydrique et la connectivité hydrologique tridimensionnelle (longitudinale, latérale, verticale).
  • Les sédiments.
  • La matière organique particulaire et le carbone.
  • Les nutriments (azote et phosphore).
  • L'habitat (diversité, abondance, connectivité).
  • Le biote (diversité et abondance des espèces).
L'analyse révèle des différences significatives entre les barrages de castors et les structures humaines, même si ce sont des moyennes masquant la nécessité d'analyse au cas par cas.

Hydrologie : Les barrages de castors et les BDA, grâce à leur perméabilité et leur structure, tendent à améliorer la connectivité hydrologique latérale (avec la plaine inondable) et verticale (échanges hyporhéiques, recharge de nappe) plus que les barrages humains imperméables..

Sédiments : Tous les barrages piègent les sédiments. Cependant, les barrages de castors et les BDA sont moins susceptibles de provoquer une érosion en aval, tandis que les barrages de moulins et les seuils peuvent entraîner une incision du lit. Les barrages de castors favorisent une aggradation de la plaine inondable.

Carbone et nutriments : Les barrages de castors créent des "points chauds" biogéochimiques. Ils favorisent généralement la séquestration du carbone  et la rétention/élimination de l'azote (N) et du phosphore (P), notamment via la dénitrification. Les barrages de moulins ont des effets complexes ; leurs sédiments peuvent stocker ou libérer N et P selon les conditions, et leur retrait peut entraîner des flux importants. Les données sont limitées pour les seuils et quasi inexistantes pour les stock ponds, bien que tous puissent potentiellement stocker C, N et P.

Habitat et biote : Les barrages de castors augmentent considérablement l'hétérogénéité des habitats (aquatiques, riverains) et, par conséquent, la biomasse et la biodiversité à l'échelle du paysage. Ils posent peu d'obstacles aux mouvements des organismes. Les BDA tentent de reproduire ces effets, mais avec un succès potentiellement moindre à ce jour. Les barrages humains, souvent imperméables et persistants, créent des habitats lentiques mais fragmentent fortement la connectivité longitudinale, limitant le passage des poissons. Ils peuvent parfois favoriser des espèces non natives.

L'étude conclut que les "prairies de castors" (complexes de multiples barrages) offrent les plus grands bénéfices écosystémiques. Les avantages des castors découlent de leur capacité à créer une mosaïque dynamique et hétérogène de barrages d'âges variés, perméables, qui maximisent la connectivité latérale et verticale, augmentant ainsi le stockage d'eau, de sédiments, de nutriments et de carbone, tout en favorisant la biodiversité. Les barrages humains, conçus pour être statiques et imperméables, n'offrent généralement pas la même complexité et les mêmes avantages écosystémiques, bien qu'ils puissent avoir une valeur locale (par exemple, habitat lentique rare, barrière aux espèces invasives).



Voici leur synthèse :

"Les barrages de castors, les analogues de barrages de castors, ainsi que les barrages de moulins et les seuils de correction torrentielle permettent à l'eau de s'écouler par-dessus le barrage, au moins pendant les hauts niveaux de la rivière. Les barrages de castors et les analogues de barrages de castors sont également susceptibles d'être au moins légèrement poreux et perméables et permettent ainsi un écoulement à travers le barrage. Les étangs de remblai sont typiquement des structures en terre et sont conçus pour être imperméables et résister au débordement. Les barrages humains sont couramment destinés à persister pendant des années, voire des décennies. Les barrages de castors individuels peuvent persister pendant des décennies mais sont plus susceptibles d'être utilisés seulement quelques années avant que les castors ne se déplacent vers un autre site dans le corridor fluvial. Une implication de cette fugacité est la présence de multiples barrages et étangs de castors abandonnés avec différents stades de remplissage et de qualité de l'eau qui augmentent l'habitat et la biodiversité. Les analogues de barrages de castors construits par l'homme, les barrages de moulins, les seuils de correction torrentielle et les remblais de terre sont destinés à créer un seul barrage avec une retenue d'eau, bien qu'il puisse y avoir plusieurs barrages en séquence le long d'un cours d'eau. Comme noté précédemment, les castors construisent des barrages avec diverses orientations par rapport à la direction générale aval, et beaucoup de ces barrages peuvent ne pas être sur le chenal principal. Les analogues de barrages de castors peuvent suivre ces motifs mais sont plus susceptibles d'être similaires aux autres barrages construits par l'homme en ce qui concerne leur présence en séquence sur le chenal principal. Comme noté concernant le passage des poissons, les barrages de castors sont plus susceptibles que les barrages construits par l'homme (à l'exception des analogues de barrages de castors) d'avoir des chenaux secondaires qui contournent le barrage et fournissent une connectivité hydrologique de surface au sein du corridor fluvial.

Un effet des barrages de castors avec une orientation et un emplacement variables est d'augmenter substantiellement la fragmentation (patchiness) du corridor fluvial. Les fragments (patches) sont des unités spatiales discrètes qui diffèrent des unités adjacentes. La fragmentation du corridor fluvial décrit l'hétérogénéité spatiale tridimensionnelle du corridor. Différents critères peuvent être utilisés pour délimiter les fragments. Dans les corridors fluviaux, les fragments diffèrent généralement en fonction de la topographie et de la communauté végétale, ce qui reflète l'histoire géomorphologique de l'érosion et du dépôt fluviaux, la granulométrie, l'humidité du sol et le temps de résidence du substrat sous-jacent. Les perturbations telles que les inondations et les incendies modifient la distribution des fragments dans le temps, comme l'exprime la mosaïque d'habitats changeante. La fugacité des barrages de castors individuels peut également créer une mosaïque d'habitats changeante, en particulier dans une prairie de castors.

Les barrages construits par l'homme autres que les analogues de barrages de castors sont susceptibles d'entraver le passage des poissons. Hart (2004), par exemple, a décrit des pêcheurs obtenant une législation pour retirer ou modifier les barrages de moulins qui empêchaient les poissons migrateurs d'atteindre leurs frayères dans l'Amérique du 18ème siècle. Cependant, les retenues associées aux barrages humains peuvent bénéficier à d'autres types d'organismes aquatiques. Les étangs de bétail dans les régions relativement sèches sont couramment construits sur des chenaux éphémères ou intermittents, et les étangs varient d'intermittents à pérennes. Les organismes aquatiques peuvent ne pas être présents dans ces réseaux fluviaux, ou les étangs peuvent créer des bassins refuges et des habitats supplémentaires pour des espèces aquatiques telles que les invertébrés et les amphibiens, et pour les oiseaux aquatiques. Les étangs de bétail peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'utilisation consomptive de l'eau ou le changement climatique dans les zones arides a réduit l'abondance d'eau stagnante et de zones humides dans les corridors fluviaux. Les retenues de moulins, même dans les régions avec une eau de surface abondante (par exemple, l'Angleterre), peuvent fournir un habitat lentique rare le long des corridors fluviaux et soutenir des populations d'organismes tels que les amphibiens qui préfèrent un tel habitat. Les retenues de moulins peuvent fournir des avantages écosystémiques là où l'ingénierie des corridors fluviaux dans les régions plus humides a réduit la présence de corridors fluviaux-humides naturels.

Chacun des cinq types de barrages considérés ici peut altérer les corridors fluviaux et les réseaux fluviaux de manière persistante pendant des décennies, voire des millénaires. Tant que les barrages eux-mêmes restent intacts, ils peuvent entraver le passage aval des matériaux et, dans certains cas, les mouvements longitudinaux des organismes. Une fois les barrages rompus, les sédiments accumulés restants peuvent altérer la morphologie du corridor fluvial et l'habitat en amont du barrage, ainsi que l'approvisionnement en solutés et en matières particulaires (sédiments, matière organique) vers les parties aval du réseau fluvial. La Figure 7 illustre conceptuellement l'ampleur relative et les avantages de ces altérations persistantes. Bien que les évaluations des avantages et des coûts dans cette figure soient qualitatives, elles sont informées par les connaissances disponibles telles que reflétées dans les articles évalués par des pairs résumés ici. Ces évaluations nous amènent à classer les petits barrages du généralement plus bénéfique (prairies de castors avec plusieurs barrages) au moins bénéfique (barrages de moulins), reconnaissant que les prairies de castors peuvent ne pas être bénéfiques sur certains sites pour les infrastructures et les propriétés humaines dans le corridor fluvial, et que les barrages de moulins peuvent être bénéfiques sur certains sites où ils entravent la migration amont des espèces envahissantes ou fournissent un habitat lentique dans le corridor fluvial."




Discussion
Ce travail montre qu'il reste très difficile de faire des comparaisons informées sur les effets des ouvrages hydrauliques. Par exemple, les auteurs disent qu'une différence majeure entre barrage de castor et barrage d'humain est que le second est perpendiculaire au flot alors que le premier a une orientation variable. Mais en réalité, les chaussées de moulin sont loin d'être toutes perpendiculaires au lit qu'elles barrent. De même, leur caractère non franchissable par des espèces migratrices est discutable, il dépend de la dimension, de la forme et de l'ennoiement relatif de l'ouvrage en période de hautes eaux. En outre, il est dommage de ne pas avoir étudié les étangs piscicoles de lit mineur, qui sont aussi un usage très répandu.  Les auteurs soulignent eux-mêmes d'importantes lacunes dans la recherche:
  • Le manque d'études sur les effets des retenues sur les cycles du carbone et des nutriments.
  • La nécessité de bilans hydriques et de carbone complets à l'échelle des tronçons de rivière affectés par ces barrages.
  • Une meilleure compréhension des effets des barrages de moulins sur l'hydrologie souterraine.
  • L'évaluation des effets cumulatifs de multiples petits barrages à l'échelle du bassin versant.
  • Le besoin de comparaisons plus directes entre les barrages humains et les barrages de castors concernant l'habitat et le biote.
Nous pourrions ajouter que, dans une logique non-naturaliste, les services écosystémiques ne se limitent pas aux effets sur les cycles naturels : les barrages humains ont évidemment l'avantage pour toutes les fonctions spécifiques qu'ils remplissent (fourniture d'énergie et d'eau, agrément culturel et paysager, usages ludiques et autres). 

On retiendra finalement de ce passage en revue par Ellen Wohl et Shreeram Inamdar que les ouvrages de moulins ont bel et bien certains avantages écosystémiques comparables à d'autres barrages naturels. Le principal défaut avancé est la rupture de continuité écologique longitudinale.

Référence : Wohl E, Inamdar S (2025), Beaver versus Human: The big differences in small dams, Wiley Interdisciplinary Reviews: Water, 12, e70019.

23/05/2025

La loi dit non, l’administration passe outre et le Conseil d'Etat valide…

Le code de l’environnement interdit explicitement les destructions d’ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 de continuité écologique, mais le Conseil d’État valide le financement préférentiel de ces chantiers sur argent public. Un paradoxe juridique qui interroge la portée réelle de la volonté parlementaire aujourd'hui. Notre association et la FFAM ont maintenu un autre contentieux sur le même thème pour pousser le Conseil d'Etat à préciser comment un choix condamné par la loi peut se retrouver encouragé par une administration. Ce qui est, in fine, une vision curieuse de l'état de droit. Et une posture jugée méprisante par les riverains, qui n'apaisera pas les critiques nombreuses contre les choix de l'administration de l'eau. 


Le 25 mars 2025, le Conseil d'État a rendu une décision concernant les programmes pluriannuels d'intervention (PPI) des agences de l'eau, notamment en ce qui concerne le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques dans le cadre de la continuité écologique.

Contexte
Les agences de l'eau élaborent des PPI pour orienter leurs actions et financements en matière de gestion de l'eau. Ces programmes peuvent inclure des mesures visant à restaurer la continuité écologique des cours d'eau, notamment par la suppression ou l'aménagement d'ouvrages hydrauliques entravant la libre circulation des espèces aquatiques et le transport des sédiments.

Décision du Conseil d'État
Dans cette affaire, des requérants (dont Hydrauxois et la FFAM) contestaient la légalité d'un PPI de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, arguant que le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques, tels que des moulins fondés en titre, était illégal, notamment au regard de la loi climat et résilience de 2021 ayant modifié le code de l'environnement, et en particulier les principes de mise en oeuvre de la continuité écologique.

Le Conseil d'État a rejeté ces arguments, confirmant que :
  • La légalité d'un PPI ne peut être remise en cause par une éventuelle illégalité du schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) auquel il se réfère.
  • Le PPI peut légalement prévoir le financement de la destruction d'ouvrages hydrauliques dans le cadre de la restauration de la continuité écologique, y compris pour des moulins fondés en titre, dès lors que ces actions ne sont pas rendues obligatoires et respectent les droits des propriétaires.
Le paragraphe est pour le moins lapidaire, sinon obscur :
"Les dispositions de l'article L. 214-17, dans leur rédaction tant antérieure que postérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 22 août 2021 précitée, ont pour objet de définir deux listes classant les cours d'eau en fonction de leur état écologique et des objectifs de continuité qui leur sont assignés et de fixer les obligations qui en résultent pour les propriétaires d'ouvrages implantés sur ces cours d'eau. En jugeant que ces dispositions, tout comme celles de l'article L. 214-18-1 qui y renvoient, ne pouvaient utilement être invoquées à l'encontre de la délibération de l'agence de l'eau du 4 octobre 2018 qui, approuvant son onzième programme d'intervention, n'a ni pour objet, ni pour effet de modifier les critères de fixation de ces listes, non plus que les obligations qui incombent aux propriétaires des ouvrages concernés en vue de permettre la circulation des poissons migrateurs et le transport suffisant des sédiments, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt et ne s'est pas méprise sur la portée des écritures des requérants, n'a pas commis d'erreur de droit."

Cette décision confirme la possibilité pour les agences de l'eau de soutenir financièrement des opérations de suppression d'ouvrages hydrauliques, tout en soulignant l'importance de respecter les droits des propriétaires et de ne pas imposer de telles mesures de manière systématique.

Implications
L’arrêt du Conseil d’État du 25 mars 2025, qui valide la possibilité pour les agences de l’eau de financer la destruction d’ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique, soulève toujours selon nous une question de cohérence juridique. En effet, l’article L.214-17 du code de l’environnement, dans son 2°, dit clairement à propos des ouvrages sur rivières en liste 2 (contraignante) de continuité écologique: 
"Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant, sans que puisse être remis en cause son usage actuel ou potentiel, en particulier aux fins de production d'énergie. S'agissant plus particulièrement des moulins à eau, l'entretien, la gestion et l'équipement des ouvrages de retenue sont les seules modalités prévues pour l'accomplissement des obligations relatives au franchissement par les poissons migrateurs et au transport suffisant des sédiments, à l'exclusion de toute autre, notamment de celles portant sur la destruction de ces ouvrages."
Or, l’arrêt du Conseil d’État semble admettre une lecture étonnamment souple, en tolérant les financements dès lors qu’ils reposent par exemple sur une démarche "volontaire" du propriétaire, comme l'avaient relevé le tribunal et la cour d'appel. Cette interprétation fragilise l’intention initiale du législateur, qui visait à protéger durablement ces ouvrages. Et d'où l'argent public devrait-il aider une démarche "volontaire" allant à l'encontre de la norme démocratiquement choisi? C’est pourquoi notre association (avec la FFAM) a engagé une procédure similaire contre le programme pluriannuel d’intervention de l’agence de l’eau Seine-Normandie. L’objectif est de porter à nouveau ce débat devant la juridiction suprême afin qu’elle précise, de manière plus argumentée, le fondement et les limites de cette jurisprudence.

Au-delà du cas particulier des ouvrages hydrauliques, cette lecture jurisprudentielle soulève une question plus large qui traverse aujourd’hui de nombreux débats : celui de l’état de droit. Le Parlement a clairement inscrit dans la loi une volonté de protection, mais l’administration en propose une lecture contraire et la juridiction administrative la valide. Face à ce décalage entre la lettre du texte voté et l’interprétation appliquée, que reste-t-il du sens démocratique de la norme? Le mouvement des ouvrages hydrauliques doit travailler à que la parole du législateur soit respectée. Si besoin, il faudrait bien traiter à la source le problème en changeant encore la loi et en précisant, cette fois sans déformation possible, que la continuité écologique doit se soumettre et non s'imposer aux autres priorités de l'eau. 

Quant aux administrations de l'eau, en décalage manifeste avec l'opinion majoritaire sur ce sujet, elles devraient songer à réviser une politique publique qui soulève de manière permanente et depuis 20 ans tant de contestations. 

Errare humanum est, perseverare diabolicum...

Source : Conseil d’État, 25 mars 2025, arrêt n° 487831

21/05/2025

Victoire en appel pour la centrale hydroélectrique de la Sallanche

Le 14 mai 2025, la cour administrative d’appel de Lyon a rendu une décision favorable à la Régie de Gaz et d’Électricité de Sallanches (RGE) dans l’affaire du projet de centrale hydroélectrique sur la rivière la Sallanche, en Haute-Savoie. Ce jugement annule la décision du tribunal administratif de Grenoble, qui avait précédemment rejeté le projet en décembre 2022. Alors que certains acteurs continuent de s’opposer par principe aux ouvrages hydrauliques, la justice administrative tranche en faveur d’un projet localement maîtrisé, respectueux des normes écologiques. Le cas de Sallanches pourrait faire école pour les autres projets d’énergie hydro-électrique dans les territoires.


La petite centrale hydro-électrique objet du contentieux, photo RGE, droits réservés.

Le projet de centrale, porté par la RGE depuis 2018, prévoit une prise d’eau en amont du pont de la Flée, reliée à une centrale en contrebas par une conduite forcée enterrée de 4,1 km. L’arrêté préfectoral du 26 décembre 2019 avait autorisé sa réalisation et déclaré d’utilité publique l’établissement d’une servitude associée.

Ce projet a été attaqué par l’association France Nature Environnement (FNE) Auvergne-Rhône-Alpes, qui a obtenu gain de cause en première instance. Le tribunal administratif de Grenoble avait jugé que l’ouvrage portait atteinte à la continuité écologique de la rivière, classée en liste 1 et en réservoir biologique, et avait ordonné sa remise en état.

Les arguments avancés en appel
En appel, la RGE et le ministère de la Transition écologique ont contesté cette annulation, faisant valoir notamment :
  • que le débit réservé de 80 l/s (supérieur au seuil réglementaire de 40 l/s) garantissait le maintien de la vie piscicole et respectait les prescriptions de l’article L.214-18 du code de l’environnement ;
  • que l’impact sur l’hydrologie du réservoir biologique n’était pas démontré de manière suffisante ;
  • que les dispositifs prévus assuraient la continuité piscicole et le transport sédimentaire ;
  • que les procédures d’instruction et les études d’impact avaient été correctement menées, malgré les critiques de FNE.
De son côté, FNE a maintenu que le projet méconnaissait plusieurs dispositions du droit de l’environnement, portait atteinte à la biodiversité locale et n’était pas compatible avec les orientations des documents de gestion de l’eau.

La décision de la cour administrative d’appel
La cour a estimé que les éléments avancés par la RGE et le ministère étaient suffisamment fondés pour considérer que le projet :
  • ne portait pas atteinte de manière substantielle à la continuité écologique de la Sallanche ;
  • respectait les exigences réglementaires en matière de débit minimal, d’étude d’impact et de préservation des espèces protégées ;
  • entrait dans les dérogations admissibles prévues par les plans de prévention des risques naturels (PPRN) des communes concernées ;
  • ne nécessitait pas de dérogation spéciale pour les espèces protégées, les mesures d’évitement et de compensation étant jugées suffisantes ;
  • poursuivait une finalité d’intérêt public en contribuant à la production d’électricité renouvelable pour environ 2 800 foyers.
En conséquence, la cour a annulé le jugement du tribunal administratif et validé l’arrêté préfectoral. FNE a en outre été condamnée à verser 2 000 euros à la RGE au titre des frais de justice.

Une décision qui marque peut-être un tournant
Cette décision de la cour administrative d’appel de Lyon s’inscrit dans un contexte où l’opinion publique semble de plus en plus réceptive à une écologie de terrain, pragmatique, éloignée des postures dogmatiques. Le harcèlement juridique systématique mené par certains lobbies contre tout projet hydraulique – y compris ceux portés par des acteurs publics locaux, avec des objectifs de transition énergétique – a fini par produire l’effet inverse : une remise en question de leurs positions radicales.

Dans le cas des ouvrages hydroélectriques comme celui de la Sallanche, c’est une version dévoyée de l’écologie qui se dévoile, incapable de reconnaître les multiples services rendus par ces aménagements : production d’énergie renouvelable locale, soutien aux réseaux, maintien d’un débit d’étiage, respect de la continuité écologique par des aménagements intégrés. S’acharner à empêcher leur déploiement revient à priver les territoires de solutions concrètes face à la crise climatique.

Il faut désormais espérer un changement de culture dans la gestion de l’eau : un changement qui dépasse les jurisprudences ponctuelles - ici, le conseil d'Etat ou la cour européenne de justice peuvent encore être saisis par les plaignants - pour bouger les normes, les pratiques administratives et les arbitrages publics. La loi française et européenne, la planification environnementale, les subventions publiques, les procédures d’autorisation devraient cesser de décourager systématiquement les initiatives hydrauliques au nom d’une lecture rigide et dogmatique de la continuité écologique, au bénéfice d’une approche plus équilibrée, plus territorialisée, et surtout plus tournée vers l’avenir.

Source (pdf) : Cour administrative d’appel de Lyon, 3e chambre, 14 mai 2025, n° 23LY00401 et n° 23LY00426