19/02/2016

Nos rivières se dépeuplent ! Les inquiétudes publiques... du XIXe siècle

Les rivières se dépeuplent, les poissons s'y font rares, les migrateurs régressent partout, les pollutions sont nombreuses, les ouvrages hydrauliques et leurs turbines ont des impacts délétères… ces propos ne viennent pas du dernier bulletin de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, mais des comptes-rendus du Sénat et de la Chambre des députés en 1880. En cette fin de XIXe siècle, une Commission de repeuplement des eaux a mené une enquête sur l'état des rivières. Nous publions ci-dessous quelques extraits de ce travail, assortis de commentaires. 

Cri d'alarme : les poissons disparaissent

Tous les rapports des ingénieurs, toutes les dépositions reçues, tous les renseignements recueillis sont unanimes sur ce point : tous les cours d'eau sont appauvris. (…) Les cours d'eau non navigables ni flottables, dont la pêche appartient aux riverains, peuvent être, à peu près partout, considérés comme presque complètement ruinés. A de rares exceptions près, la pêche n'y est l'objet d'aucune surveillance; et ils sont à ce point de vue laissés tout à fait à l'abandon. (…) Presque partout les ingénieurs, les pêcheurs et les fermiers des pêches s'accordent à reconnaître qu'il y a une diminution considérable de poisson, surtout pour les espèces précieuses, saumons, truites, etc.

Quelles espèces de poissons, ayant existé autrefois, ont disparu ou diminué?

Le saumon a complètement disparu d'un très grand nombre de rivières secondaires du bassin de la Loire, de la Seine et du Rhin. Il a presque disparu, ou du moins ne se rencontre plus que rarement dans les rivières, même assez importantes, comme la Moselle et la Meuse, où il se trouvait autrefois en assez grande abondance. Enfin, même dans les fleuves et les rivières profondes, où il n'est pas arrêté par les barrages, le nombre de saumons que l'on pêche a considérablement diminué.

Il en est de même pour l'alose et la lamproie, et, en général, pour toutes les espèces migratrices, dont quelques-unes, comme l'esturgeon, par exemple, ont presque complètement disparu dans les fleuves et ne se rencontrent plus guère qu'à peu de distance des embouchures. L'anguille seule se trouve encore dans tous nos cours d'eau. Cependant, sur bien des points, on se plaint également de sa diminution.

Parmi les espèces sédentaires, aucune n'a complètement disparu, mais beaucoup sont devenues plus rares. La diminution porte surtout sur les espèces les plus précieuses : la truite et l'ombre. Partout on signale la rareté de plus en plus grande de ces poissons dans des eaux qu'ils fréquentaient autrefois; et, même dans les cours d'eau où ils se trouvent encore comme espèce dominante, on signale une diminution considérable. La lotte est aussi devenue beaucoup plus rare et, sur quelques points, semble tendre à disparaître. Après ces espèces, celles dont la diminution est plus particulièrement signalée sont : la carpe de rivière, la chevaine et le barbeau.

Sur plusieurs points on constate, au contraire, une augmentation du nombre des brochets, et souvent aussi des perches, augmentation qui coïncide sur tous les points où elle est signalée avec une diminution des autres espèces.

(…) L'écrevisse se trouvait autrefois à peu près dans tous les cours d'eau de France, dont les eaux ne sont ni trop profondes, ni trop limoneuses; elle se développe mieux dans les bassins calcaires comme celui de la Meuse, par exemple, que dans les eaux silicieuses. Elle a disparu d'un certain nombre de cours d'eau, soit par suite de l'altération des eaux, soit par suite d'une pêche excessive, soit enfin par suite d'épidémie, comme celle qui, depuis deux ans, dévaste tout le nord-est de la France.


Passes à poissons des barrages : inutiles pour les ingénieurs, indispensables pour les pêcheurs

Malgré les dispositions de l'article 1er de la loi du 31 mai 1865, il n'y a encore qu'un nombre très restreint de barrages qui soient munis d'échelle à poisson. D'après les états fournis par le ministère, il en a été construit, depuis quinze ans, cinquante-quatre en tout. Une dizaine d'autres sont en construction.

En général, MM. les ingénieurs des ponts et chaussées semblent peu favorables à l'établissement d'échelles, et dans les nombreux rapports que nous avons sous les yeux, nous voyons que si quelques-uns, se plaçant au point de vue des intérêts piscicoles, déclarent que l'établissement d'échelles leur semble indispensable dans les barrages d'une certaine hauteur, en revanche la majorité des ingénieurs affirme que, soit à raison du peu d'élévation des barrages, soit à raison de l'existence de pertuis fonctionnant en hautes eaux, ou de l'ouverture partielle en hautes eaux des barrages à aiguilles, les poissons migrateurs peuvent toujours remonter, tout au moins à certaines époques, et même en toute saison pendant la manoeuvre des vannes ; et par ces motifs, ils semblent peu disposés à conseiller la construction d'échelles.

Nous devons dire que toutes les dépositions des pêcheurs et des particuliers, qui se trouvent au dossier, sont sur ce point en contradiction formelle avec les dires de la majorité de MM. les ingénieurs; et que toutes affirment que les barrages étanches arrêtent à peu près complètement la remonte du poisson. Le fait constaté de la disparition progressive des poissons migrateurs, dans la plupart des affluents des fleuves, semble du reste prouver qu'un grand nombre de barrages ne permettent pas la remonte du poisson. (…)

Première cause du dépeuplement : les excès de la pêche

Tous les rapports s'accordent à indiquer, comme première et principale cause du dépeuplement des rivières, la pêche incessante qui s'y exerce et qu'a rendu plus active la cherté croissante du poisson. Toutefois, il semble que la pêche, exercée dans les limites de la loi et avec les engins permis, n'est pas considérée généralement comme une cause sérieuse de destruction.

Des plaintes assez vives sont cependant formulées contre l'abus de la pêche à la ligne : le nombre excessif des pêcheurs, le profit qu'en tirent ceux qui connaissent cette pêche et en font un métier, les réclamations des adjudicataires qui se plaignent de la concurrence qui leur est faite ainsi sur les lots qu'ils ont loués, prouvent, dit-on, la nécessité de restreindre ce droit. D'autres, au contraire, considèrent la pêche à la ligne "tenue à la main" comme inoffensive, sinon même comme utile; la pêche à l'amorce vive, notamment, détruit les espèces voraces et par conséquent favorise la multiplication des autres espèces; ils demandent en conséquence l'extension de ce droit.

Mais s'il y a divergence sur ce point, en revanche, toutes les dépositions recueillies, sans exception, sont d'accord pour déclarer que la principale et la plus active de toutes les causes de destruction, c'est la pêche avec des engins ou par des procédés prohibés, le braconnage de nuit et surtout la pêche en temps de fraie.

Sur ce point, les plaintes sont tellement unanimes, tellement et depuis si longtemps répétées, qu'il est inutile d'insister. Notons seulement que, parmi les procédés destructeurs, outre la pêche de nuit et la pêche sur les frayères, on signale la pêche délictueuse qui se fait dans les canaux d'irrigation, les canaux et les biefs d'usines que l'on peut mettre à sec par une brusque manoeuvre de vannes ; puis les filets fixes et les nasses que certains usiniers placent dans leurs ouvrages d'eau; enfin, - et au sud de la Loire, les plaintes sont générales sur ce point – l'empoisonnement des eaux par la chaux, la coque du levant, etc. (…)


Aménagement industriel et agricole : des pressions délétères

L'aménagement industriel des eaux, en dehors des faits de braconnage auxquels il donne occasion, est par lui-même une cause de destruction que relèvent presque tous les rapports. 

En effet, d'abord à certaines époques le jeu des vannes amène de brusques variations de niveau qui détruisent le frai ; les turbines broyent un grand nombre de poissons qui y sont entraînés ou qui viennent se réfugier dans les ouvrages d'eau ; ensuite un grand nombre d'usines déversent dans la rivière des déjections acides, corrosives ou chargées de détritus nuisibles qui empoisonnent les eaux des rivières sur une certaine étendue. Dans certains départements industriels, comme le Nord, l'Aisne, etc., le poisson a à peu près complètement disparu des cours d'eaux, et les ingénieurs estiment même qu'il est inutile d'essayer de les repeupler.

Les canaux et rivières navigables ont différentes causes de dépeuplement qui leur sont spéciales. La première que signalent tous les ingénieurs, c'est le clapottement produit par le passage des bateaux, surtout des bateaux à vapeur, ce qui, joint aux variations du niveau produites sur certains points par les écluses, empêche 1 éclosion ou détruit les frayères de certaines espèces et tue même les alevins. La seconde est la fréquence des mises à sec pour réparations, et l'absence, en ce cas, de refuges pour l'alevin. Enfin la troisième consiste dans le curage des rivières, l'enlèvement des herbes et la suppression des retraites du poisson.

Du reste, en général, la canalisation d'une rivière, en supprimant les rapides où frayent certaines espèces (notamment la truite et l'ombre), fait disparaître ces espèces ; c'est ce qui est arrivé dans le Doubs canalisé, par exemple. Sur quelques rivières endiguées, comme la Saône, le Doubs, on attribue aussi un effet nuisible. au point de vue de la reproduction du poisson, aux digues qui empêchent les eaux de se répandre librement dans les prairies. Enfin on se plaint de l'absence d échelles a poissons dans les barrages, ce qui arrête les poissons migrateurs qui venaient frayer dans les cours d'eau supérieurs. La plupart des rapports d'ingénieurs contestent, comme on l'a dit plus haut, l'utilité de l'établissement de ces échelles ; mais ils sont, sur ce point, en désaccord avec tous les autres déposants.

L'aménagement des eaux et leur emploi pour l'agriculture est aussi, sur plusieurs points, une cause de destruction du poisson. Les canaux d'irrigation, notamment, où le poisson se plaît, et qui devraient être une cause puissante de multiplication, sont, au contraire, une cause active de diminution par la façon dont s'opère la mise à sec, et parce qu'ils fonctionnent, ainsi que nous le verrons, comme véritables pièges pour le poisson. Le curage des ruisseaux et la taille des rives à arêtes vives détruisent les retraites et les frayères. Le faucardage des herbes, surtout au printemps, entrave la reproduction de certaines espèces et nuit à la conservation du poisson.

Enfin, sur certains points, notamment dans Saône-et-Loire, la Côte-d'Or, dans la Charente, la Bretagne, etc., on considère le rouissage du chanvre dans les cours d'eau, surtout dans les basses eaux d'été, comme un véritable empoisonnement M. l'ingénieur de la Côte-d'Or attribue la même effet au lavage des moutons. L'emploi de la chaux et des engrais chimiques dans l'agriculture est considéré, par M. l'Ingénieur de Saône-et-Loire comme rendant les eaux d'égout nuisibles aux alevins.

Quelques commentaires

Il est intéressant d'observer que, à 130 ans de distance et avec constance, un certain alarmisme règne dans la préoccupation publique sur les rivières. Les cours d'eau des générations précédentes semblaient toujours plus poissonneux. Illusion ou réalité? Difficile de trancher tant que l'on ne dispose pas d'études proprement scientifiques et pluridisciplinaires (histoire, archéologie, génétique) visant à analyser les trajectoires de peuplement sur nos bassins et leurs différentes populations piscicoles. Une baisse démographique importante laisse notamment diverses traces moléculaires dans le pool génétique des populations (voir par exemple cet article), nous avons donc des moyens d'affiner notre compréhension de cette évolution récente.

Autre point notable : il va de soi pour le contemporain du XIXe siècle que la pêche est le premier facteur de dépeuplement des eaux. Certaines études récentes ont aussi montré que la pêche est l'un des premiers paramètres d'évolution de ce peuplement au gré des introductions d'espèces à fin halieutique (voir par exemple le travail de Gertrud Haidvogl et ses collègues sur le Salzach). Il est tout à fait anormal que la pêche soit l'une des seules activités n'ayant pas fait l'objet d'une analyse scientifique systématique et indépendante de ses impacts cumulés et actuels. Cela tient au fait que le lobby pêcheur se présentant désormais comme "protecteur des milieux aquatiques", il existe une sorte de présomption d'innocuité. Mais nos connaissances ont besoin de progrès sur ce point, malgré les jeux de pouvoir qui voudraient les entraver.

Les ouvrages hydrauliques apparaissent comme une vraie préoccupation au XIXe siècle, de même que la canalisation des cours d'eau. La loi de 1865 avait instauré le principe de passes à poissons sur les rivières désignées comme d'intérêt. De façon assez amusante, les experts de l'époque (ingénieurs des ponts et chaussées) sont plutôt hostiles à ces passes, alors que les riverains en voient l'intérêt : les postures se sont inversées depuis! On sait que la loi de 1865 a eu (déjà) le plus grand mal à entrer dans les faits, comme le rappellent les conclusions du rapport parlementaire (et d'autres travaux ultérieurs). Sur les ouvrages installés, il fallait une expropriation par Conseil d'Etat et une indemnité ; sur les nouveaux ouvrages, les préfectures ne se pressaient pas d'imposer ce qui était perçu alors surtout comme une entrave à l'industrie.

Enfin, on voit poindre en 1880 les préoccupations liées aux rejets de l'industrie et à la modification agricole des bassins versants : ces pressions-là n'en sont pour l'essentiel qu'à leur début, et vont connaître une très forte intensification au XXe siècle.

Source : Annales du Sénat de la Chambre des députés, session extraordinaire de 1880, vol II, Imprimerie et librairie du Journal officiel, Paris 1881.

Illustrations : pêcheurs du Rhin (gravure de C Lallemand 1858) ; barrage de Dhenne, Canal du centre (Saône-et-Loire, Côte d'Or, Doubs, Yonne, Nièvre : vues photographiques / P. Mougel, A. H. Collard, Colombier, photogr. 1873)

16/02/2016

Pollution des eaux françaises et européennes par les pesticides (Stehle et Schulz 2015)

Notre association avait déjà recensé un précédent travail de Sebastian Stehle et Ralf Schulz montrant que les effets des pesticides sur les milieux aquatiques sont sous-estimés dans le monde (voir cet article). Dans une nouvelle publication, les deux chercheurs allemands affinent leur travail sur la zone européenne, et tirent la sonnette d'alarme. Plus du tiers des eaux de surface et plus de 90% des sédiments dépassent les doses admissibles pour l'environnement. En France, plus des trois-quarts des concentrations mesurées scientifiquement sont au-delà des normes réglementaires de la directive Pesticides de 2009. Ces résultats jettent le trouble sur la qualité de nos mesures actuelles de l'état chimique des eaux et signent l'échec de la politique hexagonale aussi bien que communautaire. Cessons donc les épouvantails, gadgets et diversions comme la continuité écologique appliquée aux ouvrages modestes des rivières, et dressons plutôt un vrai bilan scientifique de nos choix pour la qualité de l'eau.

Les terres agricoles couvrent 40% de la surface terrestre totale de l'Europe des 28, soit 174,1 millions d'hectares. Les pesticides, qui représentent un marché européen de 11 milliards €, sont d'un usage omniprésent dans une agriculture désormais hautement industrialisée. Ces pesticides regroupent plusieurs familles selon leur cible : herbicides, fongicides, insecticides. Stehle et Schulz focalise sur cette dernière famille, connue pour ses impacts sur les milieux vivants, en particulier les milieux aquatiques.

Quoiqu'en dise le rassurant discours ambiant sur le contrôle de qualité des eaux, les auturs reconnaissent que nous sommes en réalité face à un manque patent de données : il n'existe aucune information scientifique solide sur les concentrations d'insecticides relevées sur le terrain (c'est-à-dire les eaux des surfaces cultivées) en fonction des concentrations maximales acceptables (RAC pour regulatory acceptable concentrations) telles que l'Europe les a définies au plan réglementaire. La nouvelle directive européenne "Pesticides" (n°1107/2009) pose un enjeu évident de mise en application : ses procédures d'autorisation sont-elles protectrices et effectives ? Quels impacts ont réellement les insecticides sur les milieux aquatiques?

Pour tenter d'y répondre, les chercheurs ont procédé à une méta-analyse de 165 études scientifiques publiées dans la période 1972-2012 et ayant reporté des mesures réelles de concentrations d'insecticides (MIC) dans les eaux de surface et/ou dans les sédiments. Les mesures de 23 molécules insecticides (dont 15 actuellement autorisées) ont ainsi été rassemblées sur 1566 points de mesure. Elles se répartissent dans les quatre types de composés actifs : les organochlorines, les organophosphates et carbamates, les pyrethroïdes et les néonicotinoïdes.


Extrait de Stehle et Schulz 2015, droit de courte citation. Ratio entre dose mesurée et dose acceptable, pour les eaux de surface (en bleu) et les sédiments (en marron). On voit que dans les cas extrêmes, le facteur de dépassement franchit les 10^3 et peut même atteindre les 10^5. Presque toutes les analyses sédimentaires sont au-dessus de 1.

Les principaux résultats sont les suivants :
  • 44,7% de mesures montrent des concentrations supérieures aux doses maximales acceptables;
  • le chiffre est de 37,1% pour les eaux de surface (qui dépassent la dose d'un facteur pouvant atteindre 125750) et atteint 93% pour les sédiments (facteur maximal de 31154);
  • l'analyse temporelle des MIC relevés sur 40 ans montre que le risque ne décroît pas dans le temps;
  • les systèmes d'eau courante (45,4%) sont plus concernés que les systèmes estuariens (37,5%) et les petits bassins versants davantage que les grands (90% des dépassements de RAC en bassin de moins de 1 km2 contre 75% des dépassements sur des bassins de plus de 10 km2);
  • la France atteint 76,1% de doses maximales acceptables dépassées (46 études);
  • au total 135 pesticides commerciaux différents ont été relevés dans les analyses (chiffre dont on sait qu'il est inférieur aux plus de 400 substances circulant dans nos rivières et répertoriées par le CGDD 2011 et CGDD 2014).
La conclusion des chercheurs est claire : les procédures européennes n'empêchent nullement le dépassement des doses admissibles de pesticides en rivière et il en résulte des dommages conséquents pour la biodiversité aquatique. Leur précédent travail avait montré que cette biodiversité peut être réduite de 29% par des dépassements modestes des taux considérés comme sûrs pour l'environnement. La présence de multiples molécules dans la plupart des MIC augmente de surcroît la probabilité de risque pour les milieux. Les données scientifiques de terrain comme de laboratoire manquent à ce sujet, en particulier pour les néonicotinoïdes dont le mode d'action est différent des autres classes d'insecticides.

Pour conclure
Récemment, l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse reconnaissait que 150 pesticides différents sont retrouvés dans les rivières de ses bassins. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne, quant à elle, admet ne pas être capable de dresser un bilan chimique de ses masses d'eau. Ces mêmes Agences (vite suivies par leurs consoeurs) ont été les premières en 2004 à prétendre que les ouvrages hydrauliques sont une cause majeure de dégradation de la qualité biologique et chimique de l'eau, cela alors même que les mesures les plus élémentaires ne sont pas menées sur chaque masse d'eau et que les chercheurs, comme Sebastian Stehle et Ralf Schulz, admettent que nous sommes encore bien loin d'être capables de faire un bilan scientifique complet des altérations de la biodiversité aquatique.

Plus que jamais, il faut cesser ces impostures bureaucratiques et les arbitrages opaques des comités de bassin, dresser un bilan objectif de nos masses d'eau (incluant toutes les métriques DCE 2000, qui vont d'ailleurs se renforcer d'ici 2018 pour le bilan des substances chimiques prioritaires), choisir les mesures susceptibles de restaurer les rivières et les nappes en adressant les vrais impacts, qui ne sont certainement pas les seuils, barrages ou digues. La politique française de l'eau est un échec : il est humain d'avoir failli, il serait diabolique de persévérer dans les impasses actuelles.

Référence : Stehle S, R Schulz (2015), Pesticide authorization in the EU-environment unprotected?, Environ Sci Pollut Res Int., 19632-19647

15/02/2016

Les sept familles de l'écologie des rivières

L'écologie des rivières et milieux aquatiques est loin d'être un long fleuve tranquille. Comme discipline scientifique, vision du monde ou encore mode de gestion du territoire, cette écologie regroupe en fait des visions très différentes de ce que sont (ou devraient être) les milieux naturels et les rapports que l'homme entretient avec eux. Sur un mode léger, après avoir observé les postures des uns et des autres dans notre activité associative et dans l'actualité, voici les 7 familles de cette écologie, leurs convictions profondes et leurs déclinaisons dans le cas particulier de la continuité écologique appliquée aux ouvrages en rivière.



Les intégralistes - Cette famille (que nous ne qualifions pas d'intégristes pour ne pas verser inutilement dans la polémique) a comme horizon l'intégrité de la nature par élimination du maximum d'influence anthropique. Il s'agit idéalement de restaurer une nature "pré-humaine", laissée à ses équilibres spontanés. Le modèle est par exemple certains coeurs de parc naturel où toute activité est interdite. Même si l'horizon est intenable (il faudrait supprimer l'espèce humaine ou la ramener à une population très faible de type paléolithique), cette famille a une conviction et une direction claires : on doit soit interdire soit effacer tout aménagement humain de la nature.
Vision de la nature : "un paradis sur Terre"
Vision de l'homme : "un bourreau à châtier"
Politique des ouvrages hydrauliques : "rasons-les tous!"

Les conservationnistes - Cette famille peut être vue comme une version modérée des intégralistes. Elle n'en a pas la radicalité conceptuelle et admet que la présence humaine change les milieux. Mais elle pose comme nécessité de conserver les biotopes épargnés ou peu altérés par les impacts anthropiques, également de conserver le maximum d'espèces en commençant par les plus menacées. Comme chez l'intégraliste, les croyances du conservationniste valorisent implicitement ou explicitement la vertu d'une nature vierge dont nous avons reçu en héritage une biodiversité à préserver et transmettre avec un minimum de perte.
Vision de la nature : "un être si fragile"
Vision de l'homme : 'un berger à éduquer"
Politique des ouvrages hydrauliques : "effaçons dès que nous pouvons"

Les fonctionnalistes - Cette famille est plus proche d'une écologie technique et scientifique ne répugnant pas à l'ingénierie des milieux. Elle assume que l'homme modifie de longue date les systèmes naturels, également que cet état de fait a peu de chance de changer à horizon prévisible. Pas de nostalgie d'une nature sauvage, donc, mais une pragmatique de la restauration ciblée : il s'agit d'identifier les fonctions les plus essentielles des milieux d'une part, de prioriser les activités humaines les plus réformables d'autre part, pour finalement agir à l'intersection de ces deux ensembles, là où l'on peut améliorer des milieux avec un minimum de coût pour un maximum d'efficacité.
Vision de la nature : "un beau mécanisme"
Vision de l'homme : "un gestionnaire rationnel"
Politique des ouvrages hydrauliques : "aménageons ou effaçons après calcul"

Les équilibristes - Cette famille gère les questions écologiques (qu'elle connaît mal) avec un souci premier d'équilibre et de prudence. Plus proches de terrain, peu sensibles aux abstractions, inquiets des solutions radicales comme des conflits ouverts, les équilibristes sont plutôt partisans de la moindre action et de la préservation des situations établies, avec quelques mesures à la marge pour satisfaire symboliquement les uns et les autres. Ils se méfient des grands programmes venus de loin et préfèrent les petites réformes entre acteurs locaux.
Vision de la nature : "une affaire locale"
Vision de l'homme : "une partie prenante"
Politique des ouvrages hydrauliques : "concilions les usages"

Les lobbyistes - Cette famille est un peu à part, car elle est formée des professionnels des luttes d'influence. Conséquence inévitable des systèmes technocratiques et marchands, le lobbyiste peut aussi bien agir au nom d'une croyance morale ou idéologique que d'un intérêt matériel ou sectoriel. Il n'est pas tant intéressé par les questions de fond que par les progrès de son groupe et les gains de pouvoir. Son expertise est donc orientée dans la défense de "la Cause", avec une préférence pour les jeux d'ombre des commissions plutôt que les débats ouverts de l'agora.
Vision de la nature : "un outil d'influence"
Vision de l'homme : "un animal calculateur"
Politique des ouvrages hydrauliques : "selon l'avis de mon groupe"

Les artificialistes - Cette famille est le pôle opposé des intégralistes. Assumant les conséquences de l'Anthropocène, elle considère que les milieux naturels sont presque tous en réalité des milieux artificiels car remodelés par l'homme en fonction de ses besoins (ou des conséquences indirectes de ses actions pour ses besoins). Elle n'en déduit ni remords ni regret, et considère que le vivant s'adaptera à cette nouvelle donne. De toute façon, les capacités humaines de modelage de ce vivant (biologie de synthèse, ingénierie bio-génétique) vont changer radicalement le cours de l'évolution et effacer l'idée même d'une distinction nature-artifice.
Vision de la nature : "une idée dépassée"
Vision de l'homme : 'un démiurge inspiré"
Politique des ouvrages hydrauliques : "aménageons autant que de besoin"

Les jmenfoutistes - Notre jeu des 7 familles est biaisé car au grand dam des six autres, cette famille est finalement majoritaire dans la population. Elle n'a pas envie de s'ennuyer avec des questions compliquées, elle ne sait pas vraiment ce que signifie "écologie aquatique" et, à dire vrai, cela fait parfois bien longtemps qu'elle n'a pas vu une rivière….
Vision de la nature : "bof"
Vision de l'homme : "moi je"
Politique des ouvrages hydrauliques : "cela veut dire quoi?"

Illustration : prise d'eau de moulin sur une rivière morvandelle. La politique de l'eau et des ouvrages hydrauliques est le lieu actuel où se confrontent des visions très différentes de la rivière. Une diversité de points de vue tout à fait normale, mais qui débouche sur le conflit si la concertation démocratique n'est pas correctement organisée.

05/02/2016

Protection des ouvrages hydrauliques comme patrimoine culturel: les intégristes ne veulent pas en entendre parler

Les parlementaires ont décidé de protéger le caractère patrimonial des ouvrages hydrauliques, en accord avec les déclarations récentes de la Ministre de la Culture et de la Ministre de l'Ecologie comme avec les innombrables requêtes des associations de propriétaires, de riverains, de protection du patrimoine local, excédées par les campagnes de destruction de seuils, digues et barrages. Mais c'en est trop pour certains idéologues de la Fédération nationale pour la pêche (FNPF), de France Nature Environnement et de quelques autres destructeurs acharnés du patrimoine hydraulique de notre pays. Ceux-là sont incapables d'accepter une vision plurielle de la rivière et ils sont les premiers responsables de l'incitation aux dérives administratives en matière de continuité écologique. Aujourd'hui, ces groupes de pression mobilisent des parlementaires pour essayer d'organiser la régression dans l'extrémisme de la "renaturation" intégrale et de la négation de la culture. La Fédération Française des Associations de sauvegarde des Moulins appelle tous ses adhérents à contacter leurs sénateurs en vue de défendre certains amendements essentiels de la loi sur le patrimoine, en cours d'examen. Nous reproduisons ci-dessous ce message de la FFAM et nous appelons également nos lecteurs à envoyer un courrier à leur sénateur

De quoi est-il question ? La Commission des affaires culturelles a adopté les dispositions suivantes. Après l'article 33 du projet de loi, un article additionnel ainsi rédigé :
I. - Les systèmes hydrauliques et leurs usages font partie du patrimoine culturel, historique et paysager protégé de la France.
II. - Le code de l'environnement est ainsi modifié :1° L'article L. 211-1 est complété par un III ainsi rédigé :« III. - La gestion équilibrée de la ressource en eau doit également permettre d'assurer la préservation du patrimoine, notamment hydraulique, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux protégés en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme. » ;2° L'article L. 214-17 est complété par un IV ainsi rédigé :« IV. - Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en oeuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine mentionné au III de l'article L. 211-1. »

Ce sont ces dispositions – que nous considérons pour notre part comme très modestes par rapport à l'enjeu global de la défense du patrimoine hydraulique de notre pays – qui sont aujourd'hui contestées.



Message de la FFAM
Examen du projet de loi « patrimoine » en séance publique au Sénat le 9 février : sauvons le patrimoine des moulins de France ! 

La Fédération Française des Associations de sauvegarde des Moulins (FFAM) demande aux sénateurs de garantir les avancées obtenues en commission

La Fédération Française des Associations de sauvegarde des Moulins se félicite de l’adoption en commission au Sénat de l’article 33 bis permettant d’inscrire dans la loi, le caractère patrimonial des moulins et des usages hydrauliques et d’empêcher les destructions systématiques des moulins.

Rappelons que les moulins sont le troisième patrimoine de France, après les églises et les châteaux. Au nom de la continuité écologique, les seuils des moulins ont été systématiquement détruits par idéologie dogmatique et aberrations administratives. A tel point que la ministre de l’Environnement a récemment demandé aux préfets de faire preuve de plus de discernement dans les opérations menées par les services de l’eau, reconnaissant les abus menés jusqu’à présent. 

Aujourd’hui, la reconnaissance d’un mécanisme de protection dédié pourrait enfin voir le jour au Sénat ! Pourtant, certains sénateurs demandent la suppression de ces dispositions, au mépris des avancées obtenues, au nom d’une hypothétique mission de concertation. Ce nouveau comité « Théodule » ne fait que brasser du vent ! C’est un cache misère pour pallier les déficiences de l’administration. 

Il faut s’en remettre au législateur et préserver un texte ambitieux, efficace et juste, tel que l’est aujourd’hui le projet adopté par la commission des affaires culturelles!

C’est pourquoi, la FFAM appelle solennellement les sénateurs à confirmer les avancées obtenues en commission, s’ils veulent pouvoir assurer à leurs concitoyens qu’ils défendent utilement les territoires. Ces dispositions actuelles sont par ailleurs compatibles avec les dispositions sur la loi biodiversité, auxquelles elles fournissent un complément utile. 

Ne revenons pas sur les progrès obtenus! Ne revenons pas sur la parole donnée aux moulins! 

Vous vous êtes engagées, Mesdames les ministres à trouver une solution aux problèmes qui menacent un patrimoine historique.

L’article 33 bis, apporte la solution! 

Illustration : la tristement célèbre destruction du barrage du moulin de La Motte en amont de Quimperlé, sur une rivière (Ellé) en bon état écologique et avec un recrutement correct de saumons. Malgré le référé d'un riverain, la Fédération de pêche du Finistère est passée en force, au terme d'une procédure où elle a découragé le propriétaire et les élus intéressés de ré-exploiter l'énergie de l'eau au droit du site. Cet extrémisme qui se prétend défenseur de l'intérêt général mais qui ne défend jamais qu'une vision particulière de la rivière et des intérêts sectoriels du loisir pêche, nous ne le supportons plus.  

04/02/2016

Effacement des ouvrages de l'Orge: le commissaire-enquêteur dit non

Le Syndicat mixte de la Vallée de l'Orge a présenté un dossier de déclaration d'intérêt général (DIG) en vue de démanteler 7 ouvrages sur l'Orge aval. Le commissaire-enquêteur a rendu un avis défavorable. Nous déplorons souvent la légèreté des enquêtes publiques, mais la vigilance remarquable du commissaire sur ce dossier doit être soulignée. Les conclusions de son rapport pointent nombre de carences observables sur la plupart des projets actuels d'effacement.

Le rapport du commissaire-enquêteur peut être téléchargé à cette adresse. On lira en particulier les pages 22 et suivantes de ce document. Le commissaire déplore notamment :
  • l'absence de motivation légale des démantèlements (ni la DCE 2000 ni la loi ne les demande);
  • l'absence d'estimation du gain écologique et chimique;
  • l'absence d'alternative à l'effacement;
  • l'absence de réunion de l'ensemble des propriétaires en vue d'organiser une vraie concertation;
  • l'absence d'étude géologique de risque lié au changement de niveau d'eau (aucun bureau n'a voulu prendre cette responsabilité!);
  • l'absence de bilan inondation;
  • l'absence de justification des coûts (incluant les effets indirects et les droits de propriété des riverains).
Le Ministère de l'Ecologie et le Parlement commencent à modifier le régime intenable de la continuité écologique "à la française", dont les motivations scientifiques sont faibles, les coûts économiques exorbitants et les effets patrimoniaux désastreux. Cependant, les projets d'arasement et dérasement déjà lancés sont encore nombreux sur nos rivières.

Cet exemple des clapets de l'Orge doit inciter toutes les associations et tous les propriétaires à s'engager dans les enquêtes publiques en vue de faire valoir une vision équilibrée de la rivière, mais aussi d'exiger la prise en compte de tous les risques et tous les coûts liés aux effacements.

Chacun peut utiliser librement les argumentaires disponibles sur notre site, notamment les textes suivants à mettre en avant face à un projet de destruction ou démantèlement:

Ces données juridiques, techniques et scientifiques doivent être systématiquement opposées à l'administration et aux syndicats de rivière dans les études diagnostiques, les études d'impact, les enquêtes publiques des DIG ou des documents d'incidence associés à des autorisations préfectorales. Ces dernières années ont montré que la vigilance associative paie face aux dérives administratives de la continuité écologique : cette vigilance doit se maintenir et se renforcer, pour éviter la disparition irrémédiable du patrimoine historique et du potentiel énergétique de nos cours d'eau, ainsi que pour prévenir les altérations de leurs équilibres écologiques actuels.

29/01/2016

Amendements à l'article L-214-17 CE: la continuité écologique commence timidement à se réformer

Le Sénat vient d'adopter dans le cadre du projet de loi sur la biodiversité deux amendements à l'article L 214-17 du Code de l'Environnement. Ces amendements ont pour objet d'une part de privilégier l'aménagement à l'effacement chaque fois qu'une analyse coût-avantage en démontre l'intérêt ; d'autre part d'accorder un délai supplémentaire de trois ans pour les propriétaire ayant engagé les premières démarches de mise en conformité. Nous les reproduisons ci-dessous en même temps que les prises de parole de Ségolène Royal, où la Ministre de l'Ecologie confirme son souhait clair de "mettre un terme aux destructions de petits ouvrages et de moulins". La Ministre annonce également sa volonté de saisir les agences de l'eau afin d'envisager un régime différent de financement. L'Assemblée nationale doit encore voter le texte définitif de la loi. 

Premier amendement : « Dans le cadre de la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau visée à l’article L. 211-1, ces règles visent la conciliation du rétablissement de la continuité écologique avec les différents usages de l’eau, en particulier le développement de la production d’électricité d’origine renouvelable. À cette fin, elles privilégient les mesures d’aménagement ou de gestion des ouvrages à chaque fois que le bilan entre les coûts et les avantages desdites mesures en comparaison d’une mesure d’effacement le justifie. »

Mme Ségolène Royal, ministre. La discussion porte sur le juste équilibre entre la restauration de la continuité écologique sur les cours d’eau classés, d’une part, et l’utilisation des ouvrages existants, le coût d’arasement de ces ouvrages et les conséquences de leur suppression, d’autre part.

Les technologies ont évolué. Nous en avions débattu ici lors de l’examen de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. En particulier, la problématique de la disparition des moulins, ce patrimoine français, avait été évoquée.

À la suite du débat parlementaire, j’ai donné instruction aux préfets de mettre un terme aux destructions de petits ouvrages et de moulins, dans l’attente d’un examen plus approfondi de la situation.

Il est effectivement apparu qu’il était parfaitement possible de concilier, en recourant à des techniques nouvelles, la restauration de la continuité écologique, notamment au bénéfice des poissons, et le maintien de l’activité de petite hydroélectricité.

Dans cette perspective, j’ai publié un cahier des charges dans le cadre de l’appel d’offres pour la petite hydroélectricité, visant à concilier la production d’énergie renouvelable et la protection des milieux aquatiques, ainsi qu’un projet de charte sur l’utilisation des moulins.

Deuxièmement, une instruction a été adressée à tous les préfets pour mettre un terme aux destructions de moulins et de petits barrages et remettre à plat les dossiers, afin d’identifier les sites où il a été possible de concilier l’utilisation des petits ouvrages de production d’hydroélectricité et la restauration des continuités écologiques.

Troisièmement, j’ai confié au Conseil général de l’environnement et du développement durable une mission sur les sites conflictuels. En effet, certaines destructions d’ouvrage, du fait de leur coût exorbitant, n’ont pu être réalisées ou l’ont été avec des conséquences encore plus destructrices pour l’environnement que le maintien des installations.

Quatrièmement, l’action des syndicats de rivière est encouragée dans le cadre de la mise en œuvre de la nouvelle compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations.

Enfin, les subventions de l’agence de l’eau sont mobilisées. Elles peuvent représenter de 30 % à 80 % des objectifs.



Second amendement : «Lorsque les travaux permettant la réalisation des obligations découlant du 2° du I n’ont pu être effectués dans le délai de cinq ans susvisé, mais que le dossier relatif aux propositions d’aménagement ou de changement de modalités de gestion de l’ouvrage a été déposé auprès des services de police de l’eau, le propriétaire ou à défaut l’exploitant de l’ouvrage dispose d’un délai supplémentaire de trois années pour les réaliser.»

Mme Ségolène Royal, ministre. Le Gouvernement émet un avis de sagesse bienveillante… Le dispositif de ces amendements prévoyant explicitement que seuls les propriétaires ou exploitants ayant effectivement déposé leur dossier auprès de l’autorité administrative pourront bénéficier d’un délai supplémentaire, les autres ne pourront s’en prévaloir.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, de nouvelles techniques sont disponibles. Ainsi, dans ma région, j’ai fait réaliser l’aménagement d’un petit barrage qui devait être arasé : une solution permettant de concilier restauration de la continuité écologique et production d’hydroélectricité a été trouvée. Ce petit barrage produit aujourd'hui l’électricité nécessaire à une commune de 5 000 habitants. Il convient d’identifier et de diffuser les bonnes pratiques. À cet égard, j’ai demandé aux préfets de mettre fin aux arasements, notamment à la destruction des moulins, et de prendre en considération les nouvelles techniques.

Le problème étant avant tout d’ordre financier, je vais réfléchir à une réforme des subventions des agences de l’eau, afin que les propriétaires soient fortement incités à effectuer les travaux dans un délai assez bref, en recourant à des solutions permettant de trouver un juste équilibre entre le maintien des ouvrages et de leur fonction agricole ou énergétique et la restauration de la continuité écologique. Je suis convaincue que, dans la plupart des cas, des solutions de conciliation peuvent être trouvées, pour peu que l’on mette en place les moyens financiers d’accompagnement nécessaires. Je vais saisir les agences de l’eau à ce sujet.

Nos commentaires
Ces amendements comme les commentaires de Mme la Ministre vont dans la bonne direction, à savoir une évolution de la réforme de continuité écologique dans le sens d'un plus grand respect des ouvrages hydrauliques. C'est donc un désaveu supplémentaire des choix administratifs autoritaires et agressifs effectués depuis le Parce 2009 et la classement 2012-2013. Par souci de cohérence, il serait souhaitable que les discussions sur la mise en oeuvre de la continuité écologique ne se poursuivent pas avec les mêmes hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, fonctionnaires aujourd'hui désavoués pour leurs partis-pris, et pour les troubles considérables que ces préjugés ont suscité et suscitent encore au bord des rivières.

On exprimera toutefois des réserves importantes sur ces amendements:
  • il est dommage que le terme "effacement" ait été introduit dans le Code dont il était absent jusqu'à présent. Députés et sénateurs n'avaient jamais demandé d'araser ou déraser les ouvrages hydrauliques en 2006 (loi sur l'eau et les milieux aquatiques) comme en 2009 (loi de Grenelle);
  • l'analyse-coût-avantage (ACA) doit impérativement faire l'objet d'une concertation et d'une "normalisation" pour sa mise en oeuvre. Nous voyons en effet couramment passer des supposées ACA qui surévaluent les bénéfices écologiques et sous-évaluent les divers avantages des ouvrages (potentiel énergétique, réserve d'eau, soutien de nappe, paysage, patrimoine, culture, etc.). Tous les services matériels et immatériels rendus par les ouvrages doivent être intégrés dans l'ACA, de même que la valeur foncière du droit d'eau (sa compensation en cas d'altération ou suppresion) et le potentiel de production énergétique. Nous allons travailler à une grille d'analyse réaliste et équilibrée, et nous encourageons les parties prenantes du débat national à en exiger la construction collective, pour éviter l'arbitraire des services instructeurs (comme des bureaux d'études privés dont chacun sait qu'ils tendent à conclure dans le sens souhaité par leur principal financeur public — les Agences de l'eau);
  • le délai de trois ans est bienvenu pour certains maîtres d'ouvrage engagés dans le processus de mise en conformité, mais notre position reste celle d'un moratoire. En effet, nombre de travaux même préparatoires ne sont pas engagés sur la mise en conformité des ouvrages, en raison du nombre irréaliste d'ouvrages classés et du blocage lié à la volonté prioritaire d'effacer, ou d'imposer des dispositifs hors de prix à faible subvention, décourageant les maîtres d'ouvrages de s'engager ; l'administration ne satisfait toujours pas à son obligation (inscrite dans la loi) de proposer des règles motivées de gestion et équipement; les problèmes de fond (absence de justification écologique sérieuse, absence de financement public des aménagements à coûts exorbitants) se poseront dans 3 ans comme ils se posent aujourd'hui. 
La continuité écologique n'a pas besoin de mesurettes symboliques, mais d'une évolution substantielle de sa gouvernance, de ses méthodes, de ses financements.

Illustration : extrait d'un clip de propagande Onema-Agence de l'eau, où les ouvrages hydrauliques sont réduits indistinctement à des altérations morphologiques et piscicoles. Tant que l'on n'aura pas un diagnostic scientifique du poids réel des petits ouvrages sur la qualité des milieux et tant que les différentes dimensions de ces ouvrages (paysage, patrimoine, culture, énergie) ne seront pas assumées comme relevant elles aussi d'un intérêt général à préserver, la mise en oeuvre de la continuité écologique sera conflictuelle.

21/01/2016

Mission parlementaire Dubois-Vigier: trop en retrait par rapport aux problèmes de la continuité écologique

Les députés Françoise Dubois et Jean-Pierre Vigier viennent de présenter leur rapport de mission parlementaire sur les continuités écologiques aquatiques. Ce document contient certains éléments positifs, comme la demande à l'Etat de chiffrer les coûts réels de la continuité écologique ou la proposition de prioriser les enjeux sur les rivières avec présence attestée de grands migrateurs. Mais le rapport est dans l'ensemble en retrait par rapport aux problèmes rencontrés sur le terrain, notamment les coûts exorbitants pour les particuliers et les petites exploitations comme le refus de la majorité des propriétaires de détruire leurs ouvrages face à des enjeux environnementaux très modestes. De même, la politique de continuité écologique ne peut pas continuer sans un audit scientifique de ses méthodes et de ses résultats. Nous ferons savoir aux élus que cette absence d'écoute persistante sur les problèmes de fond entrave toute mise en oeuvre apaisée de la réforme. 

Voici tout d'abord la liste des orientations et propositions du rapport présenté par les deux élus.
Orientation n°1 : définir les priorités sur les grands cours d’eau migrateurs 
– Introduire un niveau de priorité supplémentaire au sein de la liste 2, réservé aux cours d’eau sur lesquels sont présents les grands migrateurs.
– Garantir un financement intégral des travaux de restauration des continuités écologiques aquatiques sur les cours d’eau classés « grands migrateurs ».
– Baisser la fiscalité sur les aménagements favorables à la continuité écologique. 
Orientation n°2 : Coordonner la gouvernance locale 
– Généraliser l’élaboration de SAGE à l’ensemble des cours d’eau.
– Généraliser la constitution des établissements publics d’aménagements et de gestion de l’eau (EPAGE) essentiels à l’élaboration et à la mise en œuvre partenariale avec les établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) de la politique de l’eau dans les bassins. 
Orientation n°3 : Renforcer la protection des poissons migrateurs
– Mettre en place une politique de gestion des prédateurs compatible avec la présence des migrateurs, en particulier le silure.
–Mettre en place une politique de gestion de la pêche (amateur et professionnelle) compatible avec la protection et la valorisation des populations de migrateurs, qui limite les méthodes susceptibles d’entraîner des captures accidentelles.
– Renforcer les opérations de contrôle de la pêche sur les cours d’eau où sont présents des poissons migrateurs.
– Garantir un niveau de qualité de l’eau dans les zones de reproduction compatible avec les exigences biologiques des espèces de migrateurs visées.
– Améliorer la compréhension des effets de l’anthropisation des cours d’eau sur les poissons migrateurs afin de garantir une restauration durable de leurs populations.
– Soutenir les programmes de recherche destinés à améliorer l’efficacité des passes à poissons et à réduire les coûts d’installation et d’entretien.
– Permettre aux investissements d’avenir de financer des actions destinées à protéger la biodiversité, notamment dans le domaine de la recherche et du développement. 
Orientation n°4 : Mieux communiquer sur le sujet des continuités écologiques aquatiques 
– Lorsqu’une opération d’aménagement ou d’effacement est envisagée, diffuser une fiche pédagogique rappelant les retombées positives attendues de l’opération.
– Sensibiliser les élus locaux aux enjeux liés à la restauration des continuités écologiques aquatiques afin de donner une impulsion nouvelle à cette politique publique.
– Accroître le soutien financier aux associations impliquées dans la sensibilisation des publics scolaires aux enjeux de la continuité écologique aquatique. 
Orientation n°5 : Garantir un meilleur accompagnement des propriétaires d’ouvrages 
– Permettre aux notaires d’informer les acheteurs de moulins de leurs devoirs en matière d’entretien de l’ouvrage.
– Créer, au sein des directions départementales des territoires, une unité capable, sur demande, d’entretenir les ouvrages en lieu et place des propriétaires. 
Orientation n°6 : Acquérir l’information indispensable à la planification des opérations d’aménagements et se donner les moyens de les réaliser 
– Créer une base de données recensant l’ensemble des travaux de restauration des continuités écologiques aquatiques menés en France et évaluant leur coût. Cette base de données pourrait être gérée par les agences de l’eau. Outre son caractère informatif, elle renforcerait le partage d’expériences.
– Estimer le coût global des travaux de restauration des continuités écologiques nécessaires pour atteindre les objectifs en matière d’atteinte du bon état écologique des eaux.

Points positifs
  • Le rapport Dubois-Vigier reconnaît certains dysfonctionnements de la politique de l'eau, en particulier l'incapacité de l'administration à chiffrer le coût de la réforme et à en garantir le financement. Qu'on en soit à ce niveau de carence d'information dix ans après la Lema 2006, six ans après le Parce 2009 et quatre ans après le classement des rivières aurait pu être jugé plus sévèrement. 
  • Il est acté qu'avec 15.000 ouvrages à aménager en liste 2 et seulement 600 ouvrages aménagés par an en métropole, le délai de 2017 ne peut être tenu. Il faudrait un rythme six fois plus rapide pour arriver au résultat attendu. On en est très loin, d'autant que seuls les ouvrages les plus "simples" ont été aménagés à ce jour (accord du maître d'ouvrage et des riverains, financement disponible pour la solution retenue).
  • La volonté de recentrer la continuité écologique sur les axes grands migrateurs nous paraît une bonne chose. Les élus sont réalistes et demandent à l'avance que ce recentrage se fasse sur des cours d'eau où la présence des poissons est avérée (et non potentielle, comme le défendent souvent les services instructeurs). Mais il faut que la création d'une nouvelle liste prioritaire grands migrateurs se traduise par un déclassement des listes 2 non prioritaires (où, par exemple, l'aménagement pourrait devenir volontaire et non obligatoire).
  • L'action sur les notaires (transfert de droit d'eau, information des devoirs des propriétaires) est nécessaire, le CGEDD l'avait préconisé en 2012 déjà... sans effet, comme la plupart des recommandations jamais suivies par le Ministère. 
  • Il est appréciable que l'impact de la pêche commence à être reconnu, même si nous sommes loin de la demande d'une vraie analyse scientifique de ses effets passés et présents (demande déjà formulée en réunion à la Direction de l'eau et de la biodiversité, mais non reprise par le Ministère et l'Onema, probablement en raison du poids du lobby FNPF dans la politique de l'eau).
  • Il est également opportun que les élus rappellent le caractère non-automatique des effacements et demandent des efforts accrus pour des dispositifs de franchissement plus efficaces et moins coûteux.

Points négatifs
  • Le rapport reprend de manière non critique bien des éléments sur la continuité écologique n'ayant qu'une base scientifique faible, et un certain nombre d'idées reçues. Par exemple, il est encore prétendu que les barrages nuisent à l'auto-épuration des cours d'eau, ce qui est contredit par de nombreuses recherches. Quand va donc cesser la langue de bois de certains fonctionnaires et gestionnaires?
  • Plus généralement, le rapport évite la question centrale de l'analyse coût-avantage de l'ensemble de la réforme (pas seulement de tel ou tel projet local), notamment la faible probabilité que les démantèlements de masse changent l'état écologique et chimique des rivières au sens de la DCE 2000. Là aussi, on aurait pu espérer des attentes parlementaires nettement plus fermes sur l'impératif de rationalité, d'efficience et de transparence des politiques publiques.
  • Il est tout à fait paradoxal de souhaiter la défragmentation des cours d'eau et de craindre l'impact des espèces invasives (l'effacement pose problème de ce point de vue, comme nous l'avons montré). 
  • Certains coûts avancés (par exemple le coût annuel d'entretien des passes à poissons selon une étude LOGRAMI-Lyonnaise des eaux) sont disproportionnés pour les petits aménagements et donnent une image déformée de la réalité. 
  • Le problème économique est très euphémisé : les solutions non destructives de continuité sont inabordables pour les petits ouvrages particuliers, qui forment plus de 80% des cibles du classement des rivières. Le problème reste entier, et le refus des effacements (seule solution efficacement subventionnée) n'est pas acté comme une réponse sociale forte aux choix centralisés et autoritaires du Ministère ou des Agences de l'eau.
  • Il est totalement irréaliste de vouloir confier aux DDT-M (services instructeurs de l'administration déconcentrée) une mission de maîtrise d'ouvrage a fortiori de maîtrise d'oeuvre par délégation.
  • La position des représentants des riverains, des moulins et des ouvrages hydrauliques est soit passée sous silence, soit caricaturée. Nous n'acceptons pas le slogan vide selon lequel la réforme souffre d'un problème de compréhension et de pédagogie : la continuité écologique est fort bien comprise, et elle n'est pas acceptée pour ce qu'elle est, en particulier quand elle s'adresse à l'hydraulique ancienne et modeste des moulins à eau.
  • Le rapport oublie largement tous les aspects négatifs de la continuité écologique sur le patrimoine, sur le paysage, sur le potentiel énergétique, sur les usages locaux des ouvrages et sur la valeur foncière des propriétés affectées. Et inversement, il néglige les services rendus par les écosystèmes aménagés. Autant dire qu'il laisse de côté la plupart des motifs d'opposition sur le terrain.
Au final, on voit que les points négatifs sont plus nombreux et plus importants que les points positifs. Les élus ont fait un seul déplacement de terrain (en Sarthe) pour rencontrer des moulins et, de toute évidence, ils n'ont pas assez enquêté sur les problèmes rencontrés par les propriétaires et riverains (nous leur avions proposé une audition et une visite, ils n'ont pas donné suite). Pourtant, ces problèmes sont désormais abondemment couverts par les médias, comme ils sont reconnus par certaines Agences de l'eau. Ils sont proclamés par les 1000 élus et 250 institutions soutenant le moratoire sur le classement des rivières, soit 120.000 personnes déjà représentées au bord des cours d'eau classés. La réforme de continuité écologique est inapplicable en l'état : ce qui aurait dû être le principal message de la mission Dubois-Vigier reste inaudible dans leur rapport.

Illustration : ouvrage fondé en titre sur l'Ignon. Les moulins et petites usines à eau sont largement majoritaires sur les rivières classées en liste 2, sans nécessairement d'enjeu migrateur immédiat et sans impact sédimentaire notable. Rappelons que l'essentiel de la littérature scientifique sur la continuité écologique concerne l'impact des grands barrages, et non de la petite hydraulique.

17/01/2016

Effacement de Nod-sur-Seine: simple déclaration et pas d'enquête publique malgré 500 m de rivière modifiés

L'effacement du barrage de Nod-sur-Seine (voir ici et ici) fait partie des opérations à peu près inutiles dont sont friands les syndicats de rivière (ici le Sicec) et l'administration (DDT, Onema, Agence de l'eau). La qualité piscicole de la Seine au droit du tronçon (mesurée par IPR) est bonne ou excellente dans les relevés disponibles, ce qui ne montrait pas d'urgence particulière à intervenir au motif d'améliorer ce compartiment. Et l'ouvrage offrait des profils intéressants, notamment une profonde fosse de dissipation aujourd'hui recouverte des sédiments remobilisés. A notre grande surprise, le syndicat a procédé à une simple déclaration pour cette opération, alors que plus de 500 m de profil de rivière sont changés. Nous attendons de l'administration une explication. Le syndicat n'a quant à lui jamais répondu à nos courriers...

A l'occasion d'une réunion de concertation chez un adhérent ayant des problèmes de niveau légal de retenue, M. le Sous-Préfet de Montbard nous avait garanti la totale impartialité de l'Etat sur le dossier des ouvrages hydrauliques. Nous lui avions alors signalé que nous ne doutions pas de cette impartialité, mais que nous nous permettrions de la mettre à l'épreuve prochainement. C'est chose faite avec une demande d'information envoyée le 17 novembre 2015, et à ce jour sans réponse.

Nous avons exposé les faits comme il est reporté ci-dessous. Le principal problème : cette destruction d'ouvrage ayant modifié le biotope local et le profil de la rivière sur plus de 100 m (ainsi que les frayères) n'a fait l'objet que d'une déclaration simple, pas d'une autorisation. Donc pas d'enquête publique. Petite destruction de complaisance entre amis qui partagent la même idéologie?  Nous attendons que la Préfecture se positionne clairement sur ce dossier, d'autant que plusieurs autres effacements sont programmés en 2016 par le Sicec, avec dans certains cas de fortes interrogations de riverains sur l'avenir des écoulements.

Dans ce cas de Nod-sur-Seine, nous n'avons pas non plus trouvé trace de l'arrêté préfectoral abrogeant le droit d'eau ou le règlement d'eau, d'analyse chimique des sédiments renvoyés à l'aval de la rivière, d'estimation des espèces invasives, de bilan des nutriments avant/après ni bien sûr d'objectifs de résultat. Les mêmes gestionnaires et fonctionnaires affirmant que les ouvrages ont des impacts font comme si les effacements des ouvrages n'en avaient pas, alors que ces opérations sur lit mineur modifient un équilibre local établi de longue date. Le cas de Nod-sur-Seine a tout d'un chantier à la sauvette qui permet de baisser artificiellement les charges des opérations d'effacement pour prétendre ensuite qu'elles sont en moyenne moins coûteuses à la collectivité que les aménagements (ou le statu quo quand l'ouvrage n'est manifestement pas un problème grave pour les milieux.)

Les faits
A l’automne 2014 a été envoyée à la DDT 21 par le SICEC une déclaration relative aux travaux d’effacement de l’ouvrage Floriet à Nod-sur-Seine : cf récépissé dossier n° 21-2014-00110.

Il est fait état d’un régime de « déclaration » au titre de l’article R 214-1 C Env. 3.1.2.0 : « Installations, ouvrages, travaux ou activités conduisant à modifier le profil en long ou le profil en travers du lit mineur d'un cours d'eau, à l'exclusion de ceux visés à la rubrique 3,1,4,0 ou conduisant à la dérivation d'un cours d'eau sur une longueur de cours d'eau inférieure à 100 m. Le lit mineur d'un cours d'eau est l'espace recouvert par les eaux coulant à pleins bords avant débordement. »

Nous contestons que l’effacement de l’ouvrage Floriet à Nod-sur-Seine implique une modification du lit mineur sur moins de 100 m, tant au regard des résultats visibles du chantier survenu depuis qu’au regard des mécanismes de l’hydrodynamique fluviale appliqués au cas analysé.

Notre demande
Nous demandons au SICEC une copie du dossier de déclaration (pour comprendre le calcul et la modélisation effectués) et le cas échéant une copie du contrôle DDT ou Onema ayant validé l’instruction.

Nous souhaitons si besoin (pour ce cas, pour les effacements programmés et pour nos adhérents) que la DDT précise la notion de « profil en long » et les méthodes de calcul de ce profil dans un dossier loi sur l’eau.

Nos observations
L’influence d’un ouvrage sur le profil en long concerne aussi bien la ligne d’eau et d’énergie que le substrat de la rivière. Cette influence regarde la zone amont et la zone aval. La suppression d’un ouvrage provoque un abaissement de la ligne d’eau,  un phénomène d’érosion régressive avec réactivation de l’érosion latérale amont et un phénomène de sur-alluvionnement aval, associé à la reprise du transport de charge solide (JR Malavoi et D Salgues, Arasement et dérasement de seuil, Onema et Cemagref 2011).

Une influence de moins de 100 mètres sur le profil en long (fond, berge, ligne d’eau) est rarissime pour un ouvrage hydraulique sur les rivières du Châtillonais, dont les pentes sont relativement faibles (le plus souvent entre 0,2 et 0,8%, cf profil IGN et données in SICEC – FDAAPPMA 21, Etude des peuplements macrobenthique et piscicoles de la Seine et de ses affluents au regard de la qualité physique et chimique de l'hydrosystème, 2011).

A titre d’exemple, un ouvrage de seulement 40 cm sur une rivière de pente 0,5% a une influence de l’ordre de 100 m sur le linéaire de la rivière (env. 80 m amont en remous liquide et solide, env. 20 m aval en déficit sédimentaire).


Illustration n°1 : ouvrage avant effacement
L’examen de l’ouvrage Floriet avant effacement (ci-dessus) montre que les vannes de l’ouvrage avaient été retirées, mais que le seuil et radier résiduels représentaient une hauteur que l’on peut estimer visuellement supérieure à 1 m par rapport à la ligne d’eau. Le seuil était de type poids avec une face aval en pente, la chute visible sur l’image étant la partie basse du seuil (on voit la partie haute sous le bajoyer).

Il a été rapporté en réunion du comité syndical (octobre 2015) que la chute résiduelle avait suffi à creuser une fosse de 5 m à l’aval, ce qui indique la persistance d’une activité érosive au niveau du site (pas de comblement de la fosse). Il a été projeté à l’occasion de la même réunion un profil en long, mais nous n’en disposons pas.


Illustration n°2 : berge exondée à l’amont de l’ancien ouvrage, estimation de la hauteur de ligne d’eau due au seuil
Après effacement de l’ouvrage et visite sur site, les strates exondées de la berge sont interprétables en raison de l’absence de crue depuis les travaux. Au niveau de l’ancien seuil, env. 20 m à l’amont, on observe une hauteur d’env. 1,43 m en eau au-dessus du niveau du lit exhaussé (env 1,95 m au-dessus de la ligne d’eau actuelle en étiage, au moment de la photographie, ligne d’eau non représentée sur l’illustration).

Cette observation est cohérente avec l’illustration n°1 et confirme que l’ouvrage résiduel n’était pas une chaussée de quelques centimètres ou dizaines de centimètres.

Au regard de la pente de la Seine en sortie de Nod-sur-Seine, on peut estimer que l’ouvrage avait une influence amont de l’ordre de 500 m et une influence aval de l’ordre de 100 m.


Illustration n°3 : persistance des exondations de berge et atterrissements de remous solide à plus de 300 m de l’ouvrage
Cette image montre les bords de la rivière à une distance d’environ 330 m de l’ancien ouvrage, au niveau du méandre le plus marqué de la rivière sur la zone, cf localisation sur carte IGN. On observe sur chacune des rives des anciens niveaux exondés sans reprise végétative et des systèmes racinaires à nu. On observe également en substrat des atterrissements en amas à granulométrie grossière (sables, graviers) caractéristiques du remous solide des ouvrages hydrauliques.

Cela confirme l’estimation réalisée précédemment : la zone d’influence de l’ouvrage excède très largement les 100 m, donc l’effacement impacte le profil en long sur une distance elle aussi supérieur à 100 m. La partie aval n’est pas examinée ici.  

Conclusion
La DDT doit préciser le régime des travaux en rivière influençant le profil en long ou en travers. Il est nécessaire pour nous de comprendre comment l’estimation de moins de 100 m d’impact sur le profil en long a été calculée par le SICEC et validée par la DDT.

C’est important au regard du chantier de Nod-sur-Seine, même si celui-ci est désormais réalisé, mais aussi au regard des autres projets d’effacement inclus dans la DIG de juin 2015 ou de ceux votés en comité syndical SICEC d’octobre 2015.

En effet, un régime d’autorisation (et non de déclaration) implique une étude d’impact sur l’environnement (protection des milieux) et sur la sécurité (droit des tiers), ainsi qu’une enquête publique. Or, la plupart des ouvrages de Seine amont ont une influence qui dépasse les 100 m de linéaire et qui justifie cette procédure: au demeurant, cela explique l’intervention du syndicat sur ces sites, faute de quoi ils seraient négligeables et sans objet réel de restauration de continuité comme de recréation d’habitats.

Les associations Hydrauxois et Arpohc préparent à l’intention du SICEC, de la DDT 21, de la DR9 Onema et de l’Agence de l’eau S-N un guide juridique et technique relatif à l’ensemble des points de contrôle afférents à tous les projets d’effacement. Ces projets sont très loin d’être neutres et, au-delà de l’objectif initial de restauration de continuité longitudinale, ils peuvent présenter des effets adverses sur les milieux et sur les droits des tiers. Ces incidences sont à estimer et, si besoin, à corriger.

Nous attendons d’être davantage associés à ces projets, en conformité avec le souci de concertation et d’impartialité exprimé par les autorités préfectorales, ainsi qu’avec le niveau d’ambition du financeur (Agence de l’eau) souhaitant que les travaux subventionnés par l’argent public soient irréprochables.

Enfin, il se peut que le SICEC, les services instructeurs de l’Etat et nos associations n’aient pas la même définition de ce qu’est un profil en long. Si le malentendu provient de là, c’est tout aussi important de le savoir car nos adhérents peuvent avoir des projets modifiant la rivière et il est indispensable pour eux de comprendre précisément ce qui relève de la déclaration ou de l’autorisation.

16/01/2016

Idée reçue #12: "On ne peut pas vraiment définir le poids des moulins par rapport à d'autres impacts sur la rivière"

Jamais en panne d'une intoxication de l'opinion, le Ministère de l'Ecologie prétend dans sa communication publique qu'il n'est pas possible de distinguer et hiérarchiser les impacts relatifs des différents facteurs qui dégradent la rivière. C'est étonnant parce que cette démarche est à la base de l'analyse scientifique des phénomènes complexes, y compris en écologie des rivières et des milieux aquatiques. Avons-nous un ministère de l'écologie ou un ministère de l'idéologie?

Sur son site, le Ministère de l'Ecologie écrit à propos du faible impact des moulins sur les poissons :
"L’ensemble des pressions [sur les rivières] a fortement augmenté, au point de justifier l’élaboration de la Directive Cadre européenne sur l’eau. Il faut aujourd’hui tenir compte de :
  • L’augmentation de la population française, qui a plus que triplé depuis le Moyen-Âge, âge d’or des moulins
  • L’augmentation du taux de prélèvements de l’eau pour des usages de consommation, d’industrie ou d’agriculture
  • Les conséquences des nombreuses extractions de granulats qui ont eu lieu pendant les 30 glorieuses et qui ont vidé certains cours d’eau de leurs habitats
  • La multiplication des aménagements de berges, des endiguements, des chenalisations et rectifications dans le cadre, notamment, des remembrements agricoles, ou de la navigation, etc.
  • La multiplication et l’augmentation des pollutions ponctuelles et diffuses (urbaines, industrielles et agricoles)
  • Pour les migrateurs amphihalins, la surpêche est à ajouter à ces pressions sur les cours d’eau.
Certains de ces impacts inhérents à l’évolution des activités anthropiques au fil de l’histoire sont irréversibles. Par exemple, on ne peut pas faire baisser la population française, ni rattraper les effets des extractions de sédiments passées, ni revenir aux niveaux de prélèvements qui existaient encore au XVIIIe siècle, ou même agir sur les effets à court ou moyen terme de la surpêche. 
Les impacts de ces pressions sont souvent évidents mais particulièrement complexes à chiffrer dans la mesure où elles agissent souvent en synergie et que l’importance de leurs effets varient selon les milieux où elles s’exercent : il est donc illusoire de tenter de les hiérarchiser."
Remarquons que le Ministère admet l'ampleur des impacts et fait l'aveu implicite de son impuissance à envisager leur correction. Mais surtout, il n'est pas "illusoire" du tout de hiérarchiser ces impacts comme le conclut le texte. C'est même une chose tout à fait courante dans n'importe quelle science, par exemple :
  • en épidémiologie et santé publique, on calcule les risques relatifs de développement de pathologies en fonction des différents facteurs auxquels sont exposés les individus, on choisit des politiques de santé ciblées sur les risques (donc les facteurs) les plus importants ;
  • en climatologie, sciences de l'océan et de l'atmosphère, on modélise les déterminants (forçages) des équilibres radiatifs-convectifs du climat, on choisit des politiques de prévention qui concernent les forçages prépondérants (en l'occurrence, les gaz à effet de serre).
L'exemple du climat est très parlant : si l'on suit la rhétorique douteuse du Ministère de l'Ecologie, on ne pourrait rien faire puisque les déterminants du climat sont multiples, que la démographie humaine a explosé, que l'énergie fossile est au coeur de toutes les activités humaines sur cette planète (80% du mix énergétique) et que diverses sources carbone le sont aussi (agriculture, déforestation). Donc les scribes du Ministère nous diraient certainement "illusoire de hiérarchiser, impossible de revenir en arrière, bla bla bla".

Si la science ne savait pas étudier des phénomènes complexes et multifactoriels, nous aurions quelques soucis à nous faire vu que pour l'essentiel, tous les phénomènes naturels sont dans ce cas!



Là où la prose ministérielle devient vraiment curieuse, c'est quand on sait que les chercheurs (y compris les chercheurs des laboratoires français de l'Onema, de l'Irstea, du CNRS, du MNHN, des universités, etc.) développent déjà diverses démarches scientifiques pour essayer de pondérer l'impact des pressions en rivière sur des paramètres d'intérêt. Par exemple (l'analyse de chacun des articles cités ci-dessous se trouve dans notre rubrique science ou en utilisant la fonction recherche à droite, avec le nom du premier auteur) :
  • on choisit des rivières, des indicateurs de qualité, des descripteurs d'impact, et on procède à des analyses factorielles permettant de quantifier la variance, les vecteurs propres et les résidus (Marzin et al 2013, Villeneuve et al 2015, Dahm et al 2013)
  • on analyse des rivières et des données historiques de peuplement, ce qui forme la base d'une approche pression-réponse diachronique (Beslagic 2013, Clavero et Hermoso 2015, Haidvogl et al 2015)
  • on développe un modèle spécifique sur une rivière avec une analyse de distribution habitat-obstacle-peuplement (Radinger et Wolter 2015) 
  • on compare avant-après des rivières ayant bénéficié d'une restauration morphologique ou on compare des tronçons selon leur densité d'ouvrages (Van Looy et al 2014, Schmutz et al 2015, Kail et al 2015).

Il est exact que certains facteurs peuvent agir en synergie et qu'au-delà des modèles pression-réponse, chaque système hydrologique sera un cas particulier. Mais cela ne remet pas en cause le principe de pondération des facteurs d'intérêt (ce que l'administration veut esquiver), et cela signale surtout qu'on doit intervenir sur une rivière après une vraie analyse de ses déterminants (ce que l'administration veut aussi bien éviter, son horizon actuel d'action est l'envoi de la pelleteuse après avis du technicien local Onema ou Fédération de pêche).

Remettons donc les idées à l'endroit : le Ministère de l'Ecologie a engagé la réforme de continuité écologique, et en particulier le classement des rivières qui en forme l'outil décisionnel principal, sur des périmètres mal dimensionnés et avec des méthodologies imprécises, en retard par rapport aux progrès des connaissances sur les rivières. Espérant échapper à la critique de ses choix et à la nécessité de leur ré-examen, le Ministère prétend aujourd'hui que l'on ne peut pas vraiment hiérarchiser les impacts en rivière ni comprendre dans le détail les déterminants de leur évolution récente. Cette affirmation est contraire à la vocation même de la démarche scientifique, telle qu'elle se pratique sur les rivières comme sur de nombreux autres systèmes complexes. En réalité, la plupart des obstacles à l'écoulement sont de très petites dimensions, et ils ont donc des effets chimiques, physiques et biologiques proportionnés, c'est-à-dire très modestes. Ces ouvrages que l'on veut effacer à tout crin ne paient pas le prix de leur impact réel, mais le prix de l'impuissance politique et administrative à corriger les autres facteurs de dégradation et modification des milieux (pollutions, changements d'usage des sols, surexploitation, réchauffement, etc.). 

A lire en complément
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"

Illustration : Dijon et son agglomération, carte d'état-major du XIXe siècle, image aérienne contemporaine, © IGN. Les ouvrages hydrauliques déjà présents depuis plusieurs siècles sur les rivières pèsent peu par rapport aux autres impacts sur les bassins versants des sociétés industrielles modernes. Leur destruction est un simulacre et un spectacle, que l'administration essaie désespérément de rationaliser comme des actions prioritaires. Une politique publique fondée sur une telle malhonnêteté intellectuelle n'est pas durable, et elle décrédibilise ceux qui prétendent la porter.

15/01/2016

Développer des grilles de priorisation écologique des ouvrages hydrauliques (Grantham et al 2014)

Aménager tous les ouvrages en rivière n'est pas possible, ni sans doute souhaitable. Mais comment définir des priorités? Trois chercheurs américains ont proposé une grille de priorisation appliquée aux barrages californiens, avec une insistance sur les effets hydrologiques (modification de débit). Cet exemple n'est pas forcément transférable comme tel dans notre pays, mais il indique en revanche la méthode qui manque cruellement en France: au lieu d'un classement en bureau par rivière entière et sans motivation scientifique claire, voire avec des contradictions manifestes (non-classement des ouvrages les plus impactants d'un tronçon, non-classement d'une rivière alors que sa voisine classée est très similaire, etc.), il s'agit plutôt de définir de manière rationnelle et consensuelle des critères écologiques d'intérêt. Le refuser, c'est pénaliser la faisabilité de la continuité écologique, retarder l'appropriation de la réforme par les riverains et dépenser l'argent public sans gains optimaux pour les milieux – autant de voies sans avenir.

Comme le rappellent Theodore E. Grantham et ses collègues, la prolifération des barrages au cours du XXe siècle (pour les plus importants d'entre eux) a altéré les écoulements et les peuplements de nombreuses rivières. Le premier impact de ces ouvrages vient des modifications de débit par rapport aux conditions naturelles (changements plus ou moins prononcés des processus sédimentaires, des variations hydrologiques et des habitats). Il est possible dans certains cas de moduler la gestion des débits afin de se rapprocher de la variabilité naturelle de l'écoulement.

Les auteurs choisissent comme terrain d'étude la Californie, un Etat nord-américain de 425.000 km2, avec 1440 barrages (définis ici comme ayant une hauteur de plus de 1,8 m et stockant plus de 60.000 m3 d'eau en réservoir). La Californie comporte aussi des dizaines de milliers de seuils plus modestes que les auteurs n'analysent pas.

Le point qui nous intéresse ici est le principe d'une grille de priorisation des enjeux proposée par les chercheurs. Elle se définit comme suit (cliquer pour agrandir).


Source Grantham et al 2014 (droit de courte citation)

Les chercheurs proposent une succession de filtres pour objectiver les enjeux et sélectionner les ouvrages les plus impactants. Ces filtres sont successivement :
  • les attributs physiques (superficie de la retenue > 1 km2 et stockage > 100.000 m3);
  • les altérations hydrologiques (débit mensuel dérivé, débit de décharge maximal quotidien, etc.);
  • les impacts biologiques (présence d'espèces menacées sensibles au débit ou risque d'extinction locale);
  • le classement des barrages par analyse plus détaillée (contexte réglementaire, usage, richesse spécifique locale, degré d'altération hydrologique);
  • la sélection des candidats pour analyse locale approfondie.
Au terme de cette grille de priorisation, les chercheurs suggèrent que 181 barrages sur 1440 pourraient justifier d'aménagements ou de réglementations spécifiques de régulation des débits à fin environnementale.

Quelques commentaires et réflexions
Un point que nous reprochons au classement des rivières (donc des ouvrages) au titre de la continuité écologique en France est le manque de motivation et de concertation. Ces classements n'ont pas été le fait d'une recherche scientifique : leurs documents techniques d'accompagnement sont de simples listes de tronçons avec des espèces, construites à dire d'experts (les experts n'étant pas cités sur chaque tronçon). Sans même parler de la faisabilité réglementaire et économique du classement, sa construction montre un problème manifeste de légitimité.

Par exemple, quand on observe que les ouvrages les plus impactants de rivières ne font pas l'objet de classement (donc d'obligation), alors que l'amont et l'aval de ces rivières sont classés, il n'est pas possible d'y voir des choix cohérents avec ce que nous dit réellement la recherche sur la continuité écologique (voir cet article). C'est un peu comme si des experts du climat conseillaient de faire des efforts sur notre consommation de gaz en oubliant de signaler qu'il faut aussi restreindre de manière drastique l'exploitation du pétrole et du charbon: ce ne serait pas crédible! Il en va de même pour l'argent public dépensé de manière inefficiente dans des suppressions de très petits obstacles à impact écologique inconnu, par simple effet d'affichage.

On peut poser deux conditions raisonnables à la réflexion collective sur la continuité écologique: la réforme ne sera pas abandonnée (car la continuité est un angle légitime d'amélioration des rivières); la réforme ne sera pas menée dans les termes très peu réalistes où elle avait été conçue (c'est-à-dire traiter plus de 10.000 ouvrages en 5 ans, si possible en les effaçant, puis réviser le classement pour en aménager d'autres par tranches de 5 ans).

Partant de là, il ne faut pas s'enfermer dans un dogme administratif et contreproductif (on va tout aménager et on usera de la contrainte si nécessaire), ni au demeurant dans une posture oppositionnelle non constructive (on ne fera rien et on supprimera la loi), mais plutôt définir des grilles de priorisation comparables à celle proposée par Grantham et ses collègues. Voici quelques éléments de réflexion dans la construction de cette grille en France:
  • intégrer les objectifs DCE 2000 qui forment une contrainte réglementaire forte (par exemple, sortir du classement liste 2 les rivières en bon état chimique et écologique au sens DCE, n'y développer que des démarches incitatives);
  • utiliser (et d'abord réaliser!) l'ensemble des mesures biologiques, physiques et chimiques obligatoires dans le cadre de la DCE pour définir des rivières où l'impact morphologique paraît le facteur de premier ordre de la dégradation biologique, puis confirmer ce filtre par modélisation (vérifier que l'altération biologique ne correspond pas à d'autres facteurs);
  • définir des caractéristiques discriminantes des ouvrages hydrauliques (hauteur, forme, volume de retenue, score de franchissabilité) et traiter la classe la plus impactante (donc, pas forcément tous les ouvrages d'une rivière);
  • analyser les peuplements de la rivière et choisir d'abord les cours d'eau où il existe des enjeux importants (grands migrateurs, espèces très localisées, espèces menacées d'extinction ; ce qui signifie, sauf exception, pas d'aménagement prioritaire pour des truites, des cyprinidés rhéophiles ou diverses espèces actuellement très réparties sur les bassins versants français, sans réel risque de disparition à horizon temporel de la réforme, soit deux ou trois décennies.)
Une telle grille serait la première étape de désignation des ouvrages d'intérêt. Pour le choix de l'opération (aménagement, effacement), il faut encore développer une autre grille multicritères, que le Ministère de l'Ecologie devait concevoir mais sur laquelle il n'a pas avancé (voir cet article): usages professionnels et sociaux du site, patrimoine, paysage, énergie, attachement du propriétaire au droit d'eau et des riverains à la retenue, risques spécifiques (nutriments, pollutions sédimentaires, espèces invasives), etc.

Il faut noter que sur le compartiment écologique, la plupart des outils sont déjà disponibles: les services de recherche des établissements publics (surtout Onema et Irstea ici) ont développé divers méthodes ou indicateurs d'analyse des rivières, des ouvrages et des bassins versants ; les techniques statistiques / probabilistes de modélisation des phénomènes complexes sont bien connus dans de nombreux domaines de recherche, dont l'hydro-écologie. Le problème : ces outils ne sont pas rassemblés dans une méthode intégrée et ne sont pas appliqués aux analyses des rivières.

Avec des efforts de réalisme, de transparence et de concertation, on peut certainement arriver à une réforme de continuité écologique acceptée et appropriée par les parties prenantes et les populations. Si l'on continue à réfléchir en bureaux fermés sans rien vouloir changer à des choix déjà datés des années 2000, on s'enfermera dans l'impasse actuelle, en faisant perdre beaucoup de temps et d'argent à la collectivité.

Référence: Grantham TE et al (2014), Systematic screening of dams for environmental flow assessment and implementation, BioScience, doi: 10.1093/biosci/biu159

13/01/2016

Effets des petits ouvrages sur les habitats et les invertébrés (Mbaka et Mwaniki 2015)

Une étude de la littérature scientifique existante sur l'effet à l'aval des petits ouvrages (seuils, barrages au fil de l'eau et basses chutes jusqu'à 15 m) vient de paraître. Elle se concentre sur les données physico-chimiques des habitats et sur les invertébrés. Premier enseignement: il existe très peu de connaissances sur cette petite hydraulique, contrairement aux effets des grands barrages. Second enseignement: les impacts sur les paramètres étudiés sont soit non significatifs, soit très variables (corrélations tantôt positives tantôt négatives). Ce travail confirme à nouveau qu'une politique des ouvrages hydrauliques ne saurait être guidée par des généralités ni des classements aussi massifs qu'indistincts. Ce qui est malheureusement l'impasse choisie par le Ministère de l'Ecologie en France, alors que les trois-quarts des ouvrages de nos rivières classées entrent dans la catégorie la plus modeste en terme de hauteur, donc d'impact physique sur les écoulements et biologique sur les peuplements.

John Gichimu Mbaka (Université de Coblence-Landau) et Mercy Wanjiru Mwaniki (Université de Bamberg) ont proposé une "revue" des analyses de la littérature scientifique concernant l'effet des barrages de petite dimension sur les habitats et les invertébrés. Leur analyse concerne le tronçon aval des ouvrages.

Les chercheurs soulignent que ces travaux sont rares : "à ce jour, la plupart des recherches sur les effets des retenues sur les rivières ont été conduits sur les grandes retenues". Ils conviennent qu'il existe un besoin de recherche empirique sur les petits ouvrages, en raison de leur nombre.

L'analyse sur Web of Science a permis de trouver un total de 106 études scientifiques publiées sur la question des petits ouvrages entre 1986 et 2013. Seules 94 avaient des données sur l'effet aval. Et parmi elles, seules 25 permettent une comparaison statistique. Cela montre la pauvreté des analyses sur la question, en près de 30 ans de recherche. La majorité des études ne signale pas d'effet significatif sur les habitats (ni 30% d'entre elles sur les invertébrés).

Les barrages ont été divisés en 3 catégories: seuil ("small weir", dont la hauteur ne dépasse pas celle de la berge amont et qui sont couramment noyés), barrages au fil de l'eau ("run-of-river dam") jusqu'à 5 m, barrage de basse chute ("low-head dam") entre 5 et 15 m. Les variables analysées sont au nombre de 17 – 15 pour les caractéristiques physiques de l'habitat et 2 pour les invertébrés (abondance, richesse).

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) résume les données. Le "d" est le d de Cohen qui donne la taille d'effet, le r est la corrélation positive ou négative.


Source : Mbaka JG, Mwaniki MW (2015), droit de courte citation

Quelques remarques sur ces résultats :
  • sur chaque variable prise isolément, les études sont peu nombreuses (3 à 14), ce qui pose un problème de significativité statistique, reconnu par les auteurs, d'autant que ce nombre total est divisé en 3 catégories d'ouvrages (dans près de 30 croisements variable-catégorie, il n'y a qu'une seule étude);
  • bon nombre de variables montrent des corrélations tantôt positives tantôt négatives, de sorte que l'effet d'un ouvrage sur ce paramètre paraît difficilement prédictible (et demanderait une étude ad hoc menée selon des critères scientifiques);
  • certains résultats sont contre-intuitifs (par exemple sur l'oxygénation après la chute);
  • l'abondance des invertébrés est corrélée positivement aux barrages au fil de l'eau (0,29) et la corrélation est quasi-nulle dans les autres cas (-0,001 pour les seuils, -0,03 pour les basses chutes 5-15 m), sur 12 études;
  • la diversité des invertébrés est corrélée positivement pour les seuils (0,63), mais négativement pour les autres (-0,60 et -0,29), avec cependant 4 études seulement.

Les auteurs concluent à l'existence d'impacts variables (y compris négatifs) sur les habitats et les invertébrés, donc sur la nécessité de la prudence et de l'analyse des impacts avant la construction de petites retenues sur les rivières. Non sans reconnaître au passage que ces ouvrages ont "divers bénéfices économiques et écologiques (par exemple réduction de la charge en polluants)".

Nos commentaires
La première information de ce travail, c'est qu'il existe très peu d'analyses spécifiques de l'impact des petits ouvrages. C'est problématique en France, car les ouvrages devant se mettre en conformité à la continuité écologique ont dans 50% des cas moins de 1 m de hauteur, et dans 80% des cas moins de 2 m (donc généralement la première catégorie de Mbaka et Mwaniki 2015). Cette carence interdit au gestionnaire de prétendre à des certitudes robustes sur les effets biotiques et abiotiques des ouvrages, plus particulièrement quand ces "certitudes" sont avancées avec comme objectif la reconquête d'un bon état chimique et écologique d'une masse d'eau.

La seconde information majeure, c'est que les ouvrages peuvent présenter tantôt des effets positifs, tantôt des effets négatifs sur les variables d'intérêt. Cela rend particulièrement complexe de tirer un bilan écologique global, sans parler de l'effet cumulé sur un tronçon qui sera plus ou moins fragmenté, plus ou moins soumis à d'autres pressions (comme les pollutions, les altérations de berges et ripisylves, etc). Là encore, la politique française de continuité écologique est dramatiquement sous-informée: les diagnostics manquent, ni les états des lieux des Agences de l'eau, ni les travaux très locaux des bureaux d'études ne fournissent une information suffisante sur les différentes échelles d'intérêt pour le gestionnaire (site, tronçon, rivière, bassin versant). En particulier, la prétention à "restaurer de l'habitat" (et non seulement des fonctionnalités de franchissement) est un problème dans l'interprétation française du classement de la continuité écologique (voir cet article). Il n'y a pas de garantie particulière qu'on aura des gains significatifs en biodiversité sur toutes les rivières concernées, ni qu'on évitera des effets adverses et indésirables en terme écologique (sans parler des pertes de services rendus par les écosystèmes aménagés).

Contrairement à ce que voudrait laisser penser le Ministère de l'Ecologie, le classement français des rivières au titre de la continuité écologique n'est pas déficient parce que tel ou tel ouvrage pose problème : il est déficient de manière structurelle, par sa précipitation, par son ampleur, par son absence de motivation scientifique sur les choix de classement, donc sur la prédiction des effets écologiques et des rapports coûts-bénéfices. La France prétend aménager plus de 10.000 ouvrages en 5 ans quand les Etats-Unis n'en ont traités que 1000 en 50 ans (les Pays-Bas un maximum de 2000 en 25 ans). Pour appuyer cette ambition démesurée, aucune modélisation sérieuse des rivières ni des bassins n'est disponible. Un audit de cette politique est indispensable : en l'état, elle paraît plus inspirée par l'idéologie que par la science.

Référence: Mbaka JG, Mwaniki MW (2015), A global review of the downstream effects of small impoundments on stream habitat conditions and macroinvertebrates, Environmental Reviews, 23, 3, 257-262.