06/06/2018

L'agence de l'eau Seine-Normandie a déjà engagé 45,6 millions € pour détruire lacs et barrages de la Sélune

Notre association a finalement obtenu la communication des décisions de financement de l'agence de l'eau Seine-Normandie relatives aux barrages de la Sélune. Il en ressort qu'entre 2012 et 2018, l'agence de l'eau a engagé plus de 45 M€ d'argent public pour effacer les ouvrages hydrauliques. Cette somme finance un projet consistant à détruire contre l'avis des 20.000 riverains deux barrages en état de produire de l'hydro-électricité, qui servent également de réserve d'eau potable, de lieux de loisir et de ralentisseurs de crue, tout en évitant l'arrivée d'eaux polluées dans la baie du mont Saint-Michel. Cette gabegie incroyable et ce mépris des habitants sont un cadeau fastueux au lobby des pêcheurs de saumon et à quelques intégristes minoritaires des rivières sauvages, dont l'objectif affiché depuis 30 ans est de détruire le maximum de barrages en France. En plein transition énergétique bas-carbone et alors que l'action publique manque de moyens, Nicolas Hulot laisse faire voire encourage cette absurdité. Le gouvernement a-t-il toute sa lucidité sur ce dossier? Pourquoi tient-il un double discours sur la nécessité d'abandonner les grands projets qui divisent à Notre-Dame-des-Landes mais pas sur la Sélune, renouant avec la duplicité usuelle des dirigeants dont les citoyens sont si las? Le président mesure-t-il l'image donnée, quand il avait promis aux Français un usage juste, intelligent et modéré de la dépense publique? Quand on rogne sur les investissements d'accessibilité des personnes handicapées mais qu'on dépense ainsi à vannes ouvertes sur l'accessibilité des saumons?  Il est temps de stopper cette folie héritée des dérives antérieures de la continuité écologique, folie qui est combattue sur le terrain comme devant les tribunaux.


Pour l'ouvrage de Vézins (Etat maître d'ouvrage), le 16 janvier 2012, l'agence de l'eau Seine-Normandie a signé une convention d'étude préalable à l'effacement (sous forme d'un fond de concours) et une première convention d'aide financière.

Le versement de 1 million € (M€) a eu lieu en deux fois en juin et octobre 2012.

Le 11 février 2014, un second fond de cours a été décidé par l'agence de l'eau pour la poursuite des travaux préalables à l'effacement, suivi le 3 mars 2014 par une autre convention d'aide financière.

Les sommes versées ont cette fois atteint 25 M€ (en juillet 2014 et en juillet 2016).

Pour l'ouvrage de La Roche-qui-Boit (EDF maître d'ouvrage), la commission des aides a donné un avis favorables pour 4 subventions de 38148 €, 94850 €, 19964 €, 392080 €, correspondant à des travaux de préparation du démantèlement du barrage et de l'usine.

Cela représente 545.042 € (0,5 M€).

Enfin en février 2018, l'agence de l'eau Seine-Normandie a décidé de verser :
- un troisième fond de concours à l'Etat pour un montant de 13,5 M€,
- une subvention à EDF de 5,553 M€.

On atteint donc déjà au total la somme exorbitante de 45,598 millions € dépensés pour détruire les barrages et les lacs de la Sélune.

Ces sommes ne prévoient aucune compensation ni aucun projet de substitution dans la vallée défigurée — l'Etat laisse aujourd'hui entendre que ce sera à charge des collectivités locales, qui sont désargentées et n'ont nulle somme importante à investir dans le cloaque que laisseraient les travaux.

La bureaucratie de l'eau dilapide ainsi l'argent public pour effacer des barrages qui
  • produisent une énergie bas carbone,
  • ralentissent les inondations de la vallée aval,
  • forment la principale réserve d'eau potable locale,
  • nourrissent les activités socio-économiques autour des lacs,
  • protègent la baie du Mont-Michel des pollutions.
Mais pourquoi, diront ceux qui découvrent le dossier ?

Cette dépense a pour objectif principal la présence de 1300 saumons supplémentaires alors même que cette espèce circule déjà dans tous les fleuves de la baie du Mont Saint-Michel, dont la Sélune aval. Cette quantité (hypothétique) de salmonidés est remarquablement faible par rapport au coût et aux standards de projets de cette ampleur dans le monde, où ce sont plutôt des centaines de milliers de migrateurs qui sont le cas échéant concernés. L'enjeu écologique est ici assez secondaire, d'autant que la zone amont des barrages est dégradée, sans budget disponible pour la restaurer à ce jour. De plus un repreneur industriel a proposé dans son projet de tester sur 30 ans un transport des saumons vers l'amont, comme cela se pratique en France et dans certains fleuves à saumon dans le monde (voir par exemple Kareiva 2017 sur la Snake River, où le déclin du migrateur a été conjuré). Enfin, un nombre croissant de chercheurs appellent à la prudence sur la gestion des barrages en situation de changement climatique (voir Beatty et al 2017).

Ce grand projet inutile et imposé est principalement un cadeau fait au lobby des pêcheurs et à quelques intégristes des rivières sauvages, cadeau se payant par le sacrifice du cadre de vie de 20 000 riverains ayant dit leur opposition à la casse lors d'une consultation.

En septembre 2018 se tiendra la fête annuelle des barrages. Nous appelons tous ceux qui le peuvent à converger vers la Sélune pour dire leur opposition à cette folie sur le terrain, comme cela est déjà engagé devant les tribunaux.

Image : une rupture de digue lors de la vidange de 2017, DR.

04/06/2018

L'ouvrage hydraulique comme passé et comme avenir, l'exemple anglais (Edgeworth 2018)

Au Royaume-Uni, l'Agence de l'environnement a produit au début des années 2010 une carte des sites de petite hydraulique exploitables pour la transition énergétique en Angleterre et au Pays de Galles. Soit plusieurs dizaines de milliers d'opportunités d'installer des dispositifs hydro-électriques. Dans un essai collectif venant de paraître et consacré aux rivières comme infrastructure matérielle des sociétés humaines, l'archéologue Matt Edgeworth (université de Leicester) souligne que la plupart de ces sites sont des héritages du passé, en particulier des moulins construits au cours du dernier millénaire.  L'universitaire montre combien nos trajectoires s'inscrivent dans les usages anciens et les ré-inventent. Un message dont on aimerait qu'il soit entendu par le décideur français, alors que l'administration de notre pays a été saisie d'une manie sectaire et autoritaire de destruction de cet héritage, qui est aussi un avenir.  Restaurer et équiper les moulins, forges et autres dispositifs d'Ancien Régime doit devenir une priorité des propriétaires et des collectivités. Extraits du texte de Matt Edgeworth.

"Le point de départ de ce document est une carte produite par l'Agence britannique pour l'environnement en 2010 (Figure 1). Elle identifie les sites sur les rivières avec un potentiel de production hydroélectrique à petite échelle. Étonnamment, la carte indique près de 26 000 sites en Angleterre et au Pays de Galles. Le rapport ne précise pas en quoi consistent ces sites, d'où ils viennent et comment ils sont arrivés. Il les classe simplement en fonction de la puissance potentielle en kilowatts qui pourrait être générée sur chaque site (Environment Agency 2010).



Le rapport reconnaît que tous les sites identifiés sur la carte ne seront pas adaptés et utilisés pour la production d'hydroélectricité. Certains sont dans des zones non peuplées où l'entretien serait difficile, ou trop loin des points de connexion avec le réseau national. Même si tous les sites identifiés étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle ne peut jamais correspondre à l'échelle de production des centrales au charbon ou des centrales nucléaires. (…)

Mais ce n'est pas le sujet. L'énergie renouvelable a une valeur symbolique importante pour la société qui va bien au-delà de la valeur économique et, dans ce contexte, la petite échelle de l'exploitation peut avoir des avantages par rapport aux processus industriels de production d'énergie. Le développement de programmes énergétiques «verts» est essentiel à l'objectif plus large de parvenir à une vie durable et de s'attaquer aux problèmes liés au changement climatique, à la pollution de l'environnement et à l'épuisement des ressources. Même si seulement un tiers des sites identifiés sur la carte étaient développés, l'hydroélectricité à petite échelle pourrait fournir une part substantielle de l'énergie renouvelable du pays, aux côtés de l'énergie éolienne et solaire. (…)

Ce qui est vraiment extraordinaire à propos de la carte, comme le montrera cet article, c'est que la vision du développement futur potentiel des rivières qu'elle présente repose sur une infrastructure matérielle déjà existante, sous la forme de dispositifs et aménagements fluviaux plus anciens mais souvent encore en fonctionnement. Cette dimension temporelle et culturelle des rivières - le fait qu'elles ont été façonnées par les générations passées d'êtres humains en sorte que cela autorise et contraint à la fois ce qui peut être fait à l'avenir - sera cruciale pour l'analyse présentée ici. (…) 

Revenant maintenant à la carte de l'Agence pour l'environnement montrée à la figure 1, et aux 25 000+ sites ayant un potentiel pour la production hydroélectrique, nous pouvons voir que c'est une carte du passé et de l'avenir - ou plutôt, une carte des potentiels pour l'avenir fondée sur une carte du passé. Dans la plupart des cas, l'installation de turbines hydroélectriques ne devrait pas repartir de zéro. La plupart des travaux essentiels d'infrastructure ont déjà été faits: une infrastructure matérielle, comme nous l'avons vu, existe déjà. Dans de nombreux cas, il faudrait modifier ces structures et les aménagements existants pour y installer des turbines, s'il est jugé approprié de le faire. (…)

Ce chapitre a été en partie dédié aux sites hydroélectriques, mais en réalité, il a essayé de regarder au-delà de l'hydroélectricité pour arriver à quelque chose de plus fondamental - l'étendue de l'intrication des rivières dans les affaires humaines, pas seulement dans la période industrielle, mais au cours des mille dernières années, et au-delà." 

Référence : Edgeworth Matt (2018) Rivers as material infrastructure: a legacy from the past to the future. In Holt, Emily (ed), Water and Power in Past Societies, Albany, SUNYPress, 243-257

03/06/2018

Moret-sur-Loing ne veut pas perdre ses ouvrages hydrauliques

Patrick Septiers, maire de Moret-sur-Loing, appelle ses concitoyens à le soutenir dans une pétition pour préserver les ouvrages hydrauliques de la commune, menacés par les réformes de continuité écologique. Comme partout, les services de l'Etat font pression pour des options visant à faire disparaître partiellement ou totalement le patrimoine ancien et le paysage local, notamment en refusant le barème maximal de subvention aux passes à poissons. Nous soutenons cette commune dans sa lutte, et nous appelons les élus locaux à suivre son exemple. L'administration centrale et les agences publiques méprisent la loi et la volonté générale en voulant imposer le dogme décrié de la casse irrémédiable des ouvrages. Voir aussi les mobilisations actuelles dans le Sud-Ouest et en Lorraine contre les mêmes diktats bureaucratiques qui apportent aux populations des brimades et des nuisances plutôt que des services.



Suite à un problème technique survenu au barrage de Champagne sur Seine, la Seine puis le Loing ont vu leur hauteur d'eau diminuer d'une soixantaine de centimètres. 
Notre site Morétain a ainsi été complètement dénaturé pendant quelques semaines. Cette baisse des eaux montre ce que pourrait devenir notre paysage, si la destruction des vannages afin de faciliter la remontée des poissons, était appliquée à Moret-sur-Loing. Depuis plusieurs années, avec les élus locaux, je me bats pour éviter cette solution, pour converser la qualité de notre site et éviter que celui-ci soit à sec…

Je poursuivrai avec les élus, durant les réunions à venir à défendre d'autres solutions, comme une passe à poissons, qui n'abimeraient pas notre environnement… J'espère faire entendre raison aux décideurs afin que les fondations des berges et des bâtiments ne soient pas fragilisées, que notre site immortalisé par de nombreux artistes comme Sisley et connu mondialement soit préservé et continue à célébrer l'union de la nature et du patrimoine forgé par l'Homme.
Et sans eau.. comment les poissons remonteront ils la rivière ?
J'attends toujours la réponse des experts !

Si vous êtes comme moi contre la destruction des barrages sur le Loing signez cette pétition.

Patrick SEPTIERS, Maire de Moret-Loing-et-Orvanne

Signez la pétition 
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Envie de comprendre les enjeux, de rencontrer d'autres personnes confrontées au même problème, de débattre des solutions? Le samedi 30 juin 2018 à Semur-en-Auxois (21), venez participer aux 6es rencontres hydrauliques régionales de notre association. Invitation sur demande.

02/06/2018

Tombeau du patrimoine: une lettre à Stéphane Bern en défense des moulins, forges et étangs que l'Etat français détruit

On entend beaucoup parler du loto du patrimoine, mis en place par Stéphane Bern à la demande d'Emmanuel Macron, en vue d'aider à financer la sauvegarde du patrimoine en péril. Mais qu'en est-il du petit patrimoine rural et technique, qui a accompagné au cours des siècles le développement de nos provinces et qui forme aujourd'hui encore le paysage de ses vallées? Luc Lefray, Marie-Geneviève Poillotte, Pierre Potherat (Société mycologique du Châtillonnais) et François Poillotte (Société archéologique et historique du Châtillonnais) attirent l'attention de Stéphane Bern sur la scandaleuse campagne administrative de destruction systématique des chutes, ouvrages, vannages, canaux, biefs, retenues et étangs, souvent présents depuis le Moyen Âge. La France doit cesser cette gabegie d'argent public, qui est un appauvrissement culturel sans précédent des paysages riverains et, bien souvent, une aberration écologique. 



Le Président de la république vous a récemment confié une mission spéciale consacrée à la recherche de moyens financiers destinés à sauvegarder le patrimoine français en péril.  Nous vous avons entendu avec satisfaction et espoir quand vous avez déclaré que tout le patrimoine vous intéressait, y compris le petit patrimoine ou patrimoine vernaculaire. Hormis le patrimoine mentionné habituellement (cathédrales, châteaux, abbayes…etc), notre région, le nord Côte-d’Or, partie intégrante du plateau de Langres, est particulièrement bien dotée en petit patrimoine en raison du grand nombre de ruisseaux et rivières y prenant naissance, tels la Seine et ses principaux affluents : Marne, Aube, Ource et Laignes…etc. Le plateau de Langres n’est-il pas considéré par les spécialistes géologues et hydrogéologues, comme le château d’eau du bassin parisien ?

Dès le Moyen Âge, ces rivières et ruisseaux, compte tenu de leur fort potentiel en énergie hydraulique, de la présence de bois en quantité ainsi que d’un minerai de fer aisément exploitable, ont vu fleurir sur leurs cours de nombreuses installations artisanales telles que des moulins, scieries, fonderies, forges et autres tanneries…

La construction de ces installations, à l’architecture souvent remarquable, s’est accompagnée de l’aménagement des cours d’eau au moyen d’astucieux systèmes de vannages, de biefs et de canaux destinés à acheminer l’eau jusqu’aux installations en question puis à la rendre à la rivière principale, contribuant ainsi à créer un entrelacs de rivières, chenaux, petites retenues et chutes d’eau, à fort potentiel patrimonial et touristique sur l’ensemble de la région.

Par ailleurs ces aménagements semblent avoir été extrêmement bénéfiques pour le peuplement des rivières comme nous l’enseigne la longue histoire de la truite chatillonnaise qui remonterait également au Moyen Âge.

Les rois de France de passage dans la région, de Charles VI à Louis XIV, se sont vus offrir le célèbre pâté de truites châtillonnais. François Ier, Louis XIII et Louis XIV l’ont tellement apprécié qu’ils ont fait repeupler à plusieurs reprises les étangs de Fontainebleau avec des truites prélevées entre Châtillon-sur-Seine et Mussy-sur-Seine.

Jusqu’au milieu du XXème siècle, quand la pêche commençait à  devenir une activité de loisirs,  toutes les rivières de la région étaient considérées comme des « spots » exceptionnels pour la pêche à la truite, au brochet et même à l’anguille.

 Ces dernières années, notre association ainsi que la population locale se sont émues devant l'effacement et/ou l'absence d'entretien de quelques étangs aménagés à l'époque médiévale (début XIVème siècle) par les ducs de Bourgogne, en forêt domaniale de Châtillon, laquelle doit devenir l'un des cœurs du futur parc national des forêts de feuillus.

Ces étangs faisaient partie d’un ensemble unique en France de sept plans d’eau disposés en chapelet le long du ru du val-des-Choux, depuis la source située dans l’ancienne abbaye éponyme, jusqu’à la confluence avec l’Ource, soit sur un linéaire de seulement 5,5 km. Outre l’application très rigoriste de la directive européenne sur  la « continuité écologique des cours d’eau », une des raisons principales avancées pour justifier l’absence d’entretien est le manque de moyens de l’ONF, gestionnaire des étangs.

Or, dans le même temps l’État engage des dépenses très importantes pour détruire le petit patrimoine que sont les vannages et chutes d’eau des anciens moulins, scieries, fonderies, forges et autres tanneries dont un grand  nombre remonte au moins au XIIème siècle. 

Cette campagne de suppression massive des anciens ouvrages, orchestrée et financée par les pouvoirs publics, va au-delà des recommandations de la directive européenne relative à la continuité écologique des cours d’eau et nous paraît sans fondement puisque, compte tenu de leur faible hauteur (inférieure à 2,5m), l’excellente qualité halieutique de nos rivières a toujours été de pair avec ces aménagements  pluriséculaires jusqu’à leur abandon progressif, dans la deuxième moitié du siècle dernier.

Plus de 600 petits ouvrages, dont le plus grand nombre est encore en bon état ou, pour le moins, faciles à restaurer, ont été répertoriés dans le périmètre du futur parc national. A raison de 100 à 250 k€ nécessaires par ouvrage, leur suppression couterait près de 100 million d’euros. Ce chiffre ne concerne que les vannages et seuils recensés dans le périmètre du parc national d’une superficie de 240 000 ha. Etendu à tout le territoire national, sur les ouvrages de même gabarit, le montant des travaux promet d’être colossal pour un résultat qui ne saurait  être partout à la hauteur des objectifs fixés.

Nous espérons Monsieur Bern, que vous prendrez notre message en considération et que vous saurez œuvrer efficacement pour stopper la casse programmée de notre petit patrimoine. Nous pensons que l’argent ainsi épargné sera plus utile dans votre quête de moyens de sauvegarde.

Photographie : les étangs des Marots en automne, par Christal de Saint-Marc (droits réservés).

30/05/2018

Prioriser les ouvrages hydrauliques pour la continuité en long des rivières : à quelles conditions?

Les audits administratifs, les rapports parlementaires, les contentieux judiciaires et les désaccords riverains convergent vers une même conclusion : la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières est problématique en France. Même en dehors des vues divergentes, il est de toute façon impossible d'aménager tous les ouvrages classés en 2012-2013 dans le délai imparti par la loi. Certains évoquent donc aujourd'hui la possibilité de définir des priorités dans la mise en oeuvre du classement, c'est-à-dire de distinguer des bassins, tronçons ou sites à aménagement prioritaire et d'autres non.  Cette idée pourrait aider à débloquer la situation, mais à deux conditions : au plan juridique, que les ouvrages jugés non prioritaires soient clairement exemptés d'aménagement ; au plan méthodologique, que la définition des priorités se fasse dans un processus ouvert, transparent et co-construit avec les usagers concernés.


La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 avait prévu que des rivières seraient classées à fin de conservation (liste 1) ou de restauration (liste 2) de continuité écologique. Ce classement a eu lieu en 2012-2013, sous la forme d’arrêtés du préfet de bassin. Il a été jugé opaque et contradictoire par les riverains lorsqu’ils en ont pris connaissance :
  • grands barrages épargnés malgré leur impact de premier ordre, 
  • certains cours d’eau classés et d’autres non, alors que leurs propriétés et peuplements sont très similaires, 
  • double classement de même cours d’eau en liste 1 (supposé bon état à conserver) et liste 2 (supposé mauvais état à restaurer), peu compréhensible, 
  • abondance anormale d’ouvrages classés en tête de bassin, là où il n’y a quasiment aucun enjeu migrateur amphihalin (excès de choix purement halieutiques, souvent pour des truites communes et un usage pêche).
Par ailleurs, le bilan du rapport CGEDD (rendu public en 2017) sur ce classement de continuité a observé des retards et blocages (rappelons qu’il agit d’un audit administratif, donc indépendant des usagers mais pas de l’administration elle-même) :
  • 20 665 obstacles à l’écoulement ont été classés en 2012-2013, ce qui fut totalement irréaliste,
  • il se traite environ 340 dossiers par an, soit une durée d’exécution des arrêtés de bassin de 50 ans (et non 5 ans!) pour l’ensemble du linéaire classé,
  • le coût moyen observé pour les seules subventions publiques dépasse les 100 K€ par chantier, ce qui signifie un coût public global dépassant les 2 milliards €, auquel il faut ajouter les coûts privés (et les coûts publics non comptabilisés des salaires des fonctionnaires centraux ou territoriaux traitant ces sujets plutôt que les nombreux autres concernant la rivière),
  • les agences de l’eau procèdent à des choix d'orientation très variables entre l’effacement et l’aménagement ce qui renforce le procès en arbitraire fait à ces établissements publics au contrôle quasi-impossible par le citoyen, vu la faible représentativité de la société dans son comité de bassin et l'absence des principaux intéressés (moulins, étangs) dans les processus de décision.
En clair, la mise en œuvre de la loi de continuité par l’administration a été défaillante : beaucoup trop de rivières classées, des choix manquant parfois de justification claire, des politiques variables d’un bassin à l’autre, un défaut manifeste de réalisme économique, un manque d’écoute préalable des premiers concernés.


Face à cette planification en berne sur ses objectifs, ses moyens et son acceptabilité, on évoque aujourd’hui l’hypothèse de «prioriser» les traitements des ouvrages hydrauliques. Ce point avait été évoqué dans le rapport parlementaire Dubois-Vigier 2016. Ce serait une avancée, mais cela crée débat.

Il y a d’abord la question de la clarification et sécurisation juridiques. Si l’administration persiste à dire que tout ouvrage doit être traité en 5 ans (ce que pose l’article L 214-17 CE), alors «prioritaire» ou «pas prioritaire», tout le monde est censé agir dans un délai très court. Cela ne règle pas les problèmes observés par le CGEDD et il n’y a aucun sens à chercher des priorités à quelques années près. Si l’administration admet que l’on ne peut traiter que certains ouvrages (les «prioritaires» justement) dans les cinq prochaines années, alors les autres doivent se voir reconnaître d’une manière ou d’une autre une exemption temporaire ou définitive de continuité. Mais ni les arrêtés de bassin de 2012-2013 ni la loi de 2006 ne le prévoit pour le moment… Ce vide juridique ne sera pas tenable, car la mise en œuvre de la continuité est déjà passablement opaque et compliquée : les propriétaires ont peu de chance d’accepter un régime flou les laissant dans l'incertitude ou une priorisation qui ne changerait finalement rien à l'impératif intenable de tout aménager très vite, et à grands frais.

Au-delà de la question de droit, à régler, c’est aussi la méthode d’un nouveau classement par priorité qui est décisive.

Un éventuel ordre de priorisation des ouvrages à traiter ne saurait procéder de la même manière que le classement des rivières en 2012-2013, c’est-à-dire dans la confidence de services ne répondant pas de leurs travaux devant les organisations représentant les ouvrages (moulins, étangs, hydro-électriciens), et devant les autres usagers de la rivière. Le nouvel examen des ouvrages hydrauliques ne pourrait être que co-construit, sous l’impulsion et le contrôle des services de l’Etat, mais avec des échanges transparents, rigoureux et sincères sur la méthode.

Idéalement, la définition des priorités devrait commencer par un modèle d’hydro-écologie permettant de rentrer des descripteurs d’espèces, d’états et de pressions. Ce premier filtrage pourrait être ensuite analysé, contrôlé et débattu. Il y a par exemple des publications scientifiques intéressantes ces dernières années, comme Maire et al 2016 ayant proposé une modélisation géographique des espèces et populations piscicoles les plus menacées en France ; Roy et Le Pichon 2017 sur le logiciel Anaqualand de modélisation de la mobilité au sein d'une rivière ; Grantham et al 2014 ayant montré la faisabilité de grilles de décision appliquées à un large territoire (ici la Californie).

Si le cas par cas et la concertation locale sont aussi nécessaires, il s'agit de ne pas limiter l'évaluation à des avis plus ou moins subjectifs, à dire d’experts ayant chacun des méthodes différentes (opinion locale de représentants de l’AFB-Onema, voire de fédérations de pêche) et oubliant parfois que la loi de continuité n'a jamais été une loi de restauration des habitats. On évitera aussi des lectures un peu trop simplistes des états des lieux des agences de l’eau, tendant à conclure que partout où l’on ne trouve pas d’impacts chimiques (à supposer qu’on les ait cherchés…), ce serait les ouvrages hydrauliques qui abaisseraient la note de qualité de l'eau selon la directive cadre européenne (en fait, les impacts des barrages ont été démontrés comme plutôt faibles sur des indices de qualité DCE dans les rares cas où ils ont été étudiés par un vrai modèle interprétatif et à grande échelle, voir par exemple Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018 ; les autres impacts morphologiques sont plus déterminants, dont les usages des sols versants).


Quoiqu’il en soit, menée par des scientifiques et/ou par des administratifs, la construction d’une grille de priorisation des ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique en même temps que les moins intéressants pour d’autres critères écologiques devra répondre dans chaque cas à de nombreuses questions…

…sur les espèces
  • Y a-t-il des migrateurs amphihalins ?
  • Y a-t-il des migrateurs holobiotiques (espèces dont la mobilité longue distance est réellement une condition limitante forte du cycle de vie) ?
  • Y a-t-il des risques d’espèces invasives depuis l’aval ?
  • Y a-t-il des souches génétiques d’intérêt et des risques d’introgression ou extinction?
  • Dispose-t-on d’une tendance historique sur les populations présentes (pas seulement un modèle déterministe théorique habitat-densité), attestant en particulier d’un déclin attribuable à des discontinuités?
… sur les sédiments
  • Quelle est aujourd'hui l’activité sédimentaire du bassin (entrée-sortie) et sa tendance?
  • Y a-t-il déficit observable de charges grossières vers les zones aval? 
  • Y a-t-il un excès de sédiments fins issus de l'érosion de sols agricoles (risque de favoriser la circulation des fines colmatant les substrats) ?
…sur les sites
  • L’ouvrage est-il déjà partiellement franchissable sans travaux aux poissons cibles (par sa faible hauteur, sa surverse en crue, l'existence de brèches, la dépose des vannes, etc.)  ? 
  • L’ouvrage crée-t-il des milieux locaux à biodiversité appréciable (biefs renaturés, étangs anciens, zones humides profitant de la nappe, etc.) ?
…sur les tronçons
  • Les ouvrages aval sont-ils déjà aménagés (cas des grands migrateurs où il est inutile de traiter l'amont avant l'aval) ?
  • Existe-t-il un grand barrage sans projet sur la rivière (modifiant sa thermie, son hydrologie, sa charge sédimentaire et son peuplement piscicole)?
  • Où se situent les noeuds d'importance vers des affluents d’intérêt ?
  • Quelle est la valeur de l’Indice Poissons Rivières révisé (IPR+) dans les relevés disponibles?
  • Observe-t-on des déficits d’espèces dans un gradient aval-amont ? 
  • Le tronçon est-il dégradé par des impacts chimiques ou physico-chimiques (formant la priorité d’investissement DCE en vue du bon état 2021 ou 2027) ? 
  • Le tronçon est-il dégradé par des impacts morphologiques autre que la continuité en long ?
  • Y a-t-il des risques d’assecs et que disent les projections climatiques ?
…sur les bassins
  • Les usages des sols créent-ils une pression forte sur la qualité du milieu récepteur (auquel cas la continuité n'ouvre pas à des eaux et sédiments de qualité)? 
  • Les ouvrages ont-ils un effet régulateur, atténuateur ou retardateur sur les crues, avec des enjeux inondations à l’aval?
…sur les coûts
  • La sélection des sites prioritaires est-elle budgétée et solvabilisée sur le calendrier choisi et pour chaque bassin versant (sachant que l’effacement n’a pas à être priorisé et que seul un soutien public conséquent permet aujourd'hui d’engager les chantiers)?


Les réponses à ces questions (et probablement à d’autres) sont nécessaires pour distinguer de manière objective les bassins où la discontinuité en long représente en enjeu fort et immédiat par rapport à ceux où elle a un impact secondaire, voire négligeable. Elles sont aussi nécessaires pour identifier des sites qui ont un enjeu plus important, soit du fait de leur position dans le réseau hydrographique, soit du fait de leurs propriétés physiques les rendant totalement infranchissables. Ces questions sont aussi celles que posent les riverains,  associations et collectifs quand ils s’expriment en réunion publique, en consultation d’enquête voire en contentieux. Le refus d’y répondre - ou l’affirmation péremptoire de l’absence d’intérêt à se les poser - est ce qui a rapidement dégradé la perception de la crédibilité et de l'objectivité de la mise en œuvre de la continuité.

La continuité longitudinale est depuis 10 ans un point d’abcès et de défiance dans la politique publique des rivières. Mais ce n’est pas une fatalité. L'expérience internationale montre que le sujet n'est pas consensuel, que les services écosystémiques ne concernent que certains usagers au détriment d'autres, que l'engagement des riverains sur certaines solutions fait de toute façon partie des clés de réussite d'un projet. Il est raisonnable d’admettre aujourd'hui que la programmation administrative a eu des défauts, que l’acceptation de la réforme demande un dialogue social et environnemental renouvelé, que la dépense publique importante exige des bases scientifiques plus solides et des choix d’action plus efficaces sur les enjeux de biodiversité, plus largement les enjeux de qualité des rivières. Nous verrons bientôt si le nouveau gouvernement entend ce message et propose une voie pour sortir du blocage actuel.

Illustrations : seuil sur Labeaume, à Rosières (07).