10/11/2018

20 ans après la destruction du barrage de Maisons-Rouges, où en sont les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse?

La destruction du barrage de Maisons-Rouges sur la Vienne a libéré tous les obstacles entre la mer et les stations de comptage de Châtellerault (Vienne) et de Descartes (Creuse). Les quatorze années (Vienne) et onze années (Creuse) de suivi des migrateurs montrent des résultats inégaux, faibles pour le saumon et catastrophiques pour l'alose, avec une tendance déclinante pour la majorité des espèces sur les données et la période  disponibles. Ce qui pose diverses questions : d'où viennent au juste ces tendances? Correspondent-elles aux anticipations de gestionnaire? Que nous savons-nous réellement des déterminants d'abondance des populations piscicoles? Combien veut-on dépenser au juste sur les 100.000 obstacles que comptent les rivières françaises, pour quels services rendus à la société?

Malgré une forte opposition locale, le barrage de Maisons Rouges sur la Vienne, non loin de la confluence avec la Creuse, a été détruit en 1998 dans le cadre du Plan Loire Grands Migrateurs. A l'époque, le coût était de 12 millions de francs (2,6 millions € actuels). Les promoteurs de cette destruction (notamment les fédérations de pêche d'Indre-et-Loire et de la Vienne, le Conseil supérieur de la pêche, l'Union nationale des pécheurs, TOS (association Truite, ombre, saumon), Loire vivante) ont mis en avant le potentiel de recolonisation de la Vienne et de la Creuse par le saumon, alors disparu, l'alose, la lamproie marine, l'anguille.

La station de comptage du barrage de Châtellerault est située sur la Vienne à 270 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2004. Ce barrage est devenu suite à l’arasement de Maisons-Rouges, le premier ouvrage depuis la mer pour les poissons migrateurs.

L'image ci-dessous montre le comptage de quatre espèces migratrices depuis 2004 sur la Vienne à Châtellerault.


On observe notamment :

  • les très faibles quantités de saumons (moins de 10 individus en général),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • la faible et inégale remontée des lamproies et des anguilles.

La station de comptage du barrage de Descartes se situe sur la Creuse à 260 km de l’estuaire de la Loire, en service depuis 2007. C’est le premier obstacle à la mer sur la Creuse, depuis la fin de Maisons-Rouges.

L'image ci-dessous montre le comptage de trois espèces migratrices depuis 2007 sur la Creuse à Descartes.


On observe notamment

  • les faibles quantités de saumons (autour de 100),
  • le déclin catastrophique des aloses,
  • les quantités inégales, souvent faibles et tendanciellement déclinantes de lamproies marines.

Ces données montrent donc un effet faible pour le saumon, un échec pour l'alose, un succès relatif pour l'anguille et les lamproies, avec des tendances sur 15 ans qui sont déclinantes pour la majorité des espèces. On constate qu'il existe une forte variabilité inter-annuelle, qui n'est plus explicable par la discontinuité en long depuis l'effacement de Maisons-Rouges.

Plusieurs questions se posent pour les gestionnaires :

  • quels étaient les chiffres anticipés dans les années 1990 pour les grands migrateurs de la Vienne et de la Creuse, et ces chiffres sont-ils atteints ?
  • quel a été le coût total des aménagements engagés sur ces axes, depuis les premiers plans migrateurs du milieu des années 1970?
  • pourquoi a-t-on des résultats très inégaux, et mauvais pour certaines espèces?
  • avant de continuer à dépenser des sommes importantes et d'induire des nuisances sociales sur les effacements d'ouvrages hydrauliques, n'est-il pas opportun d'avoir de bonnes explications et des capacités prédictives solides sur les variations des populations de poissons?
  • les services rendus à la société par les grands migrateurs justifient-ils une politique de restauration tous azimuts pour ces espèces spécialisées? 
On aimerait avoir une discussions transparente de ces points, au lieu de l'actuelle autosatisfaction du gestionnaire public martelant la supposée nécessité d'une course en avant sans réel retour critique sur sa politique de restauration de rivière

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07/11/2018

Dépenser pour des espèces rares en rivière se fait au détriment des espèces communes (Neeson et al 2018)

La conservation de la biodiversité coûte de l'argent, mais toutes ses dépenses n'ont pas les mêmes effets. A mesure que l'écologie devient une politique publique, elle est sommée de démontrer qu'elle assure les meilleurs choix coût-bénéfice pour la nature comme pour la société. Dans un article portant sur la gestion de plus de 100 000 obstacles à l'écoulement (barrages, buses) de la région des Grands Lacs aux Etats-Unis et au Canada, une équipe de chercheurs montre qu'en dépensant une certaine somme d'argent pour des espèces migratrices spécialisées et rares, on le fait détriment de la même dépense pour des espèces plus communes, avec des gains totaux d'habitats pouvant être 20 fois moindres. Ce qui pose la question des objectifs des politiques de rivière, et de la qualité de leur planification.


Thomas M. Neeson et 9 collègues (universités de Wisconsin et d'Oklahoma, The Nature Conservancy) se sont posés la question des coûts d'opportunité en écologie de la conservation aquatique.

Que désignent ces coûts d'opportunité?

Il est peu probable que la répartition d’une espèce rare (à répartition étroite) coïncide avec les options spatiales les plus rentables de conservation de l’habitat : les dépenses pour des espèces rares devraient être en moyenne moins rentables que celles visant des espèces plus communes, car on dépense autant ou davantage pour des objectifs restreints. "Les investissements dans la conservation des espèces rares entraîneront donc un coût d'opportunité, ce qui signifie que choisir de protéger ou de restaurer l'habitat d'une espèce rare coûtera probablement plus cher que de conserver une plus grande quantité d'habitat pour une espèce plus commune. Ainsi, de petits gains d'habitat pour les espèces rares sont obtenus au détriment de gains encore plus importants d'habitat pour les espèces communes. Ces coûts d'opportunité sont dus à l'étendue de l'aire de répartition plutôt qu'à la faible abondance d'une espèce. Cependant, l'aire géographique et l'abondance locale sont fortement corrélées dans la plupart des groupes taxonomiques (Brown 1994, Johnson 1998), ce qui signifie que les espèces en péril ont généralement une aire de répartition restreinte et une faible abondance locale. Bien que l’utilisation de la rareté en tant que cadre de priorisation soit connue pour causer une inefficacité de la conservation (Possingham et al 2002, Bottrill et al 2008, Joseph et al 2008, Wilson et al 2011), les coûts d’opportunité des investissements dans des espèces rares restent à quantifier à grande échelle."

Si la conservation de la biodiversité est souvent fascinée par l'espèce rare et menacée, notamment comme symbole pour le public, la négligence des espèces communes (biodiversité ordinaire) n'est pas toujours fondée du point de vue de la science écologique. TH Neeson et ses collègues rappellent ainsi:

"Bien que les pratiques de conservation se soient largement concentrées sur les espèces rares, il est de plus en plus évident que les espèces les plus communes jouent un rôle clé dans les écosystèmes. Les espèces les plus dominantes numériquement contribuent souvent de manière disproportionnée au fonctionnement de l'écosystème (Grime 1998, Geider et al 2001) et la perte d'espèces communes peut perturber considérablement le fonctionnement de l'écosystème (Solan et al. 2004, Bunker et al 2005, McIntyre et al 2007). De même, l'abondance des espèces communes est étroitement liée à la richesse en espèces et à d'autres mesures de la biodiversité (Jetz et Rahbek 2002, Lennon et al 2004, Rahbek et al 2006). En outre, les fluctuations de l'abondance des espèces les plus communes influent des schémas temporels dans les services écosystémiques bien plus importants que les fluctuations de la richesse en espèces (Gaston et Fuller 2008, Winfree et al 2015). Compte tenu du rôle essentiel joué par les espèces communes dans le maintien de la structure, des fonctions et des services de l'écosystème, la préférence historique accordée à une grande partie des ressources de conservation vers des espèces rares doit être réexaminée (Gaston et Fuller 2008, Gaston 2010, Lindenmayer et al 2011, Regnery et al 2013, Redford et al 2013)."

Dans leurs travaux, les chercheurs ont utilisé une approche de retour sur investissement pour quantifier les coûts d’opportunité associés à l’affectation de ressources de conservation aux espèces rares de poissons migrateurs des Grands Lacs nord-américains.

Les Grands Lacs constituent le plus grand écosystème d'eau douce au monde. Ils soutiennent des pêches récréatives et d'autres services écosystémiques culturels évalués à plus de 8,3 milliards USD par an pour les seuls États-Unis. Plus de trois douzaines d'espèces de poissons indigènes migrent entre les Grands Lacs et leurs affluents, mais plus de 100 000 barrages et passages routiers bloquent actuellement l'accès aux habitats de reproduction.

La base de données des chercheurs comprend 290 109 enregistrements ponctuels individuels de la présence de poissons observée entre 1856 et 2014. Le modèle a été paramétré avec une base de données de 103 894 barrières potentielles (barrages et traversées de routes) dans tout le bassin des Grands Lacs, avec des estimations des coûts du projet, de la viabilité des barrières et de la longueur des cours d'eau au-dessus de chaque barrière.

Trois stratégies ont été examinées : "Pour quantifier les coûts d'opportunité associés à l'orientation des ressources de conservation vers des espèces rares, nous avons compilé des données sur les répartitions actuelles et historiques de 35 espèces de poissons migrateurs dans l'ensemble du bassin des Grands Lacs. Nous avons couplé ces données de distribution avec des estimations de la franchissabilité de la barrière, des coûts d'élimination et de l'habitat en amont de tous les barrages et passages routiers documentés (Moody et al 2017). Nous avons ensuite exploré trois stratégies de conservation communes pour hiérarchiser les projets d’élimination des barrières: 1) maximiser les gains d’habitat totaux pour l’ensemble de la communauté de poissons, 2) veiller à ce que toutes les espèces bénéficient d’un minimum d’avantages (par exemple, une approche de complémentarité), et 3) de maximiser les avantages pour chaque espèce individuellement, y compris dans les cas où les ressources sont affectées à des espèces rares hautement prioritaires."

En comparant à la fois le rapport coût-efficacité global et les gains d'habitat spécifiques à une espèce dans le cadre de ces trois stratégies, le retour sur investissement de la conservation (le montant des avantages obtenus pour la conservation par dollar dépensé a été estimé à travers les différents budgets.

Le résultat est que la prime aux espèces rares (stratégie 3) est la moins rentable en gain global d'habitat. "La planification par espèce (S3) était encore moins efficace et entraînait en moyenne une augmentation de 177% de l'habitat totalisé par espèce. Cependant, l'efficacité de cette stratégie dépendait fortement de l'espèce utilisée pour donner la priorité à l'élimination des barrières. Lorsque la suppression des barrières était prioritaire pour profiter aux espèces les plus répandues (par exemple, le meunier noir ou la perchaude), la planification d’une seule espèce était presque aussi efficace que de maximiser les avantages totaux pour toutes les espèces. Lorsque la suppression des barrières a été privilégiée pour ne bénéficier qu’à une espèce particulière à aire de répartition limitée, il n’y a eu qu’une augmentation d’à peine 31% de l’habitat global (c’est-à-dire de la somme des habitats pour toutes les espèces). Dans l’ensemble, la planification d’une seule espèce a eu pour effet de réduire les gains d’habitat global dans 15 des 35 cas, et l’efficacité de l’approche mono-espèce était fortement corrélée au caractère commun de l’espèce utilisée pour la hiérarchisation des priorités."

Du point de vue des coûts d'opportunité, il serait donc préférable de planifier une politique de conservation en ayant à l'esprit les habitats de l'ensemble des espèces plutôt que de mener des chantiers optimisant espèce par espèce avec priorité aux plus rares.

Discussion
Les ouvrages hydrauliques sont souvent présents depuis plusieurs décennies à plusieurs siècles sur les rivières des sociétés industrialisées. Ils ont changé le débit naturel de ces rivières et contribué (avec bien d'autres facteurs humains) à modifier leurs peuplements. Mais artificiel ou naturel, un système écologique évolue selon sa dynamique propre. Les constructions humaines apportent aussi des nouveaux habitats, elles désavantagent certaines espèces mais en avantagent d'autres. Quand on choisit d'intervenir pour déconstruire des choix anciens, on doit donc ré-évaluer l'état des milieux en place, la nouvelle répartition des espèces et des habitats, pour essayer d'anticiper les effets de ses choix.

Le travail de Thomas M. Neeson et 9 collègues porte sur un nombre d'ouvrages à peu près similaire (100K) à celui du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) en France. Il montre que l'on peut mener une réflexion à grande échelle - a fortiori à échelle plus modeste des bassins hydrographiques où, en France, les agences de l'eau interviennent. Il serait normal que ces agences engageant des moyens financiers publics se dotent d'outils prédictifs sur les dépenses qui sont faites aujourd'hui, d'un montant global de l'ordre de 2 milliards € par an (dont 10 à 20% dédiés à la morphologie des rivières). La focalisation française sur la continuité écologique en long est inscrite dans des enjeux de pêche depuis la loi de 1865 puis celle de 1984. Alors que cette politique publique a dépensé des sommes considérables depuis les premiers plans saumons des années 1970 (voir exemple Loire Allier), aucun travail n'a été fait à date pour estimer son impact sur la biodiversité ordinaire des autres poissons (a fortiori sur d'autres espèces que les poissons).

L'écologie française de la conservation en rivière a besoin de davantage de rigueur, et notamment d'une analyse coût-bénéfice de ses choix. C'est d'autant plus nécessaire que le consentement à payer des citoyens pour la préservation de la biodiversité n'est pas extensible à l'infini, et que la perception de choix publics médiocrement informés serait de nature à affaiblir le soutien du public.

Référence : Neeson TM et al (2018), Conserving rare species can have high opportunity costs for common species, Global Change Biology, 24, 8 , 3862-3872

Illustration : les Grands Lacs vus de l'espace, SeaWiFS Project, NASA/Goddard Space Flight Center, ORBIMAGE. - Domaine public.

03/11/2018

Renaissance du moulin de Penthièvre sur la Bresle

Les amis du moulin de Penthièvre nous font parvenir une information sur la très belle relance d'un ouvrage hydraulique sur la Bresle - un survivant au milieu des ruines de la destruction du patrimoine et du paysage par une vision dogmatique de la continuité écologique. Mais de plus en plus de propriétaires et riverains s'engagent aujourd'hui dans une voie positive, bien loin de cet intégrisme de la division et du conflit. Un très bel exemple à suivre partout: gérez vos moulins, restaurez-le, équipez-les!



C'est à une véritable renaissance à laquelle les habitants de Blangy-sur-Bresle et de Monchaux-Soreng assistent depuis quelques semaines. Après deux années d’études et d'immenses difficultés administratives, le Moulin de Penthièvre, témoin du passé meunier et industriel de la Vallée de la Bresle, tourne à nouveau !

Doté d'une magnifique roue à aubes en bois de plus de 3 mètres de diamètre (dont il aura fallu près d'une tonne et demie de chêne brut non traité pour remplacer les pales), ce sublime moulin, "au fil de l'eau", est un des très rares survivants de la campagne de destruction massive à laquelle se livrent la DDTM et l'EPTB de la Bresle au nom d'un abscons et dévoyé concept de "continuité écologique".

"E pur si muove !" : Et pourtant elle tourne ! comme avait dit en 1633 le physicien et astronome italien Galilée, véritable symbolede la victoire de la science sur l'obscurantisme administratif de l'époque.

La restauration du Moulin de Penthièvre, de sa roue, de ses vannages et de son mécanisme s'inscrivent à la fois dans un réel projet écologique, basé sur une énergie renouvelable, et dans le développement touristique du Domaine. Dans ce but, la prochaine étape sera la mise en route d'une centrale hydroélectrique qui servira à alimenter en électricité l'intégralité du Domaine de Penthièvre. Ce programme de réhabilitation s'est bien sûr effectué dans le plus total respect de l'eau et des bâtiments. Le Moulin, à l'instar du Château, est inscrit à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques.

Afin d'offrir à tous les amoureux des moulins, de l’histoire, de l’architecture et/ou de la nature l'occasion de s'impliquer dans ce magnifique projet, aux indéniables retombées touristiques et économiques pour les communes de Blangy-sur-Bresle et celles environnantes, voire pour la vallée de la Bresle tout entière, une Association des Amis du Domaine de Penthièvre sera créée prochainement. Les personnes intéressées sont, dès à présent, invitées à s'inscrire sur le site www.domainedepenthievre.fr.

31/10/2018

Pêcher 26 tonnes d'anguilles en danger critique d'extinction, un choix cohérent de l'Etat français?

L'anguille est classée comme espèce en danger critique d'extinction en France, mais le ministère de l'écologie vient d'accepter un plan de pêche prévoyant un prélèvement de 26 tonnes des juvéniles (civelles) de cette espèce. Quelle est la cohérence de cette politique? Quelle est la rigueur des estimations de biomasse des espèces menacées? Quel est le poids du lobby pêche au ministère de l'écologie? On attend des réponses de la puissance publique, si elle espère un discours crédible et respecté en écologie des milieux aquatiques...


Un projet d’arrêté portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d’anguille européenne de moins de 12 centimètres pour la campagne de pêche 2018-2019 était en consultation ce mois d'octobre.

Nous lisons :
"Pour la saison de pêche 2018-2019, le ministre chargé des pêches maritimes et le ministre chargé de la pêche en eau douce envisagent de fixer le quota de pêche d’anguilles de moins de 12 cm destinées à la consommation à 26 tonnes ; soit un quota global de 65 tonnes. Cela correspond à une reconduction du quota de la campagne 2017-2018. Cette stabilité prend en compte les préconisations du comité scientifique et du comité socio-économique qui a demandé la reconduction des quotas."
Ainsi, 26 tonnes de juvéniles de l'anguille sont dédiées au prélèvement pour la pêche professionnelle ou de loisir.

L'IUCN et le Muséum d'histoire naturelle ont publié une liste rouge des espèces de poisson menacées en France.

Nous lisons:
"Evaluée “En danger critique d’extinction” au niveau mondial et en France, l’Anguille européenne a été classée en 2008 en Annexe II de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES, 1973). Autrefois déclarée nuisible dans les cours d’eau de 1ère catégorie, et ce jusqu’en 1984, elle bénéficie désormais d’un plan de gestion dans tous les pays de l’Union européenne visant à réduire toutes les causes de sa mortalité."
Donc résumons :

  • soit le Muséum d'histoire naturelle et l'IUCN se trompent, les anguilles ont une certaine abondance dans nos estuaires et cours d'eau, elles ne peuvent être considérées comme en niveau crtique d'extinction,
  • soit le Muséum d'histoire naturelle et l'IUCN ont raison, et l'Etat français encourage la pêche des juvéniles d'une espèce au bord de l'extinction.

Quelle est la bonne interprétation?

Illustration : Uwe Kils CC BY-SA 3.0

27/10/2018

Négocier et construire des ouvrages hydrauliques face aux crues (Riegel 2018)

Socio-anthropologue à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP), Julie Riegel s’intéresse à l’action publique environnementale “par le bas”, telle qu’elle est portée, vécue, ignorée ou requalifiée par les acteurs concernés. Elle vient de publier un article intéressant sur le processus de concertation dans un chantier de construction d'ouvrages hydrauliques en lit mineur de rivières visant à limiter un risque de crue à l'aval, sur la Brévenne et la Turdine. Outre que ce travail rappelle que l'on construit aussi des ouvrages face aux crues (posant la question insistante de la rationalité de leurs destructions actuelles au nom de la continuité écologique), la recherche de Julie Riegel montre en détail comment les acteurs négocient les contraintes mais aussi se sentent dépossédés de leur autonomie, et comment l'imposition de projets fléchés à l'excès dans leur conception et leur financement laisse trop peu de place à une vraie démocratie locale de l'eau. 



La problématique examinée par Julie Riegel a concerné un projet du Syndicat de rivières Brévenne Turdine (SYRIBT).  "Les lits et les berges des rivières Brévenne et Turdine appartiennent aux propriétaires riverains, mais les eaux sont considérées comme patrimoine de la nation. Ce bassin versant est marqué par un régime des eaux contrasté, qui combine de forts étiages estivaux, de hautes eaux hivernales et des crues rapides et récurrentes, provoquant des inondations brutales et dévastatrices. Les agglomérations en aval du bassin versant, en particulier L’Arbresle, ont été marquées par les crues de 1983 et de 2008, qui ont généré des dégâts matériels et psychologiques considérables."

Les débats sur le contrat de rivière porté par le syndicat ont pris une teneur plus vive à la suite de la crue exceptionnelle de 2008. Une association - Tous Unis Contre les Inondations (TUCLI) - a mobilisé la presse et porté plainte en 2009 contre le syndicat, la mairie de l’Arbresle et l’État.

En 2012, le syndicat répond par un projet de «restauration hydraulique et écologique du bassin versant Brévenne-Turdine». Avec deux objectifs : la protection contre le risque d’inondation par la construction d’ouvrages hydrauliques, et la restauration morphologique des rivières. Cinq sites sur la Brévenne et la Turdine sont identifiés, devant accueillir quatre ouvrages de ralentissement dynamique et trois opérations de restauration écologique. Afin de favoriser l’acceptabilité du projet, le syndicat mandate la coopérative DialTer (spécialisée dans le dialogue territorial) pour conduire une concertation.

Mais la concertation prend une tournure plus âpre que prévu, avec diverses oppositions relatives au foncier agricole impacté. Il y a donc révision à la baisse de l'ambition : "Après six mois d’allers-retours entre groupe de travail principal, comité de pilotage et réunions délocalisées, le projet a largement évolué. Trois sites seulement au lieu des cinq initiaux ont finalement été retenus. Ils doivent accueillir deux barrages écrêteurs de crue à la place des quatre ouvrages modélisés initialement, ainsi que deux opérations de restauration écologique (Syndicat Brévenne Turdine, 2015). L’emprise des nouveaux ouvrages sur la rivière et l’impact global sur le foncier agricole sont bien moindres."

Au cours de la concertation, les enjeux se sont déplacés : la protection des agglomérations contre les inondations est reconnne, mais la préservation du foncier agricole avec une juste indemnisation des exploitants riverains est mise en avant :

"Le rachat des terres directement dans l’emprise des travaux a ainsi été validé à hauteur de 2,50 € le mètre carré, la même pour tous les riverains, contrastant avec la fourchette de 0,90 à 1,10 € des projets d’aménagement précédents. Le détail des indemnisations prévues est complexe, mais il faut en souligner d’une part la définition à l’amiable avec chacun des riverains, d’autre part l’effort de lisibilité et de traçabilité réalisé par le Syndicat. Au-delà des barèmes standard proposés par la Chambre, la situation singulière de chaque agriculteur riverain a été considérée : par exemple, la prise en compte de la dégradation des clôtures par le passage d’engins, la perte de fertilité tem- poraire de parcelles occupées par les travaux de chantier, l’adaptation des indemnisations sur les servitudes d’inondation selon les assolements, le temps de décrue et de remise en état des parcelles, les circuits de déplacement des bêtes modifiés le cas échéant…"

Le projet avance donc car des concessions sont faites. Il est à noter que la dimension écologique du chantier est celle qui attire le moins d'attention et de soutien : "au cours de ces étapes de requalification, les enjeux écologiques du projet semblent être passés au second, puis au troisième plan. La restauration écologique des rivières Brévenne et Turdine, objectif initial aux côtés de la gestion du risque d’inondation, est moins visible dans les archives de la concertation, et peu audible lors des entretiens. Elle ne semble pas avoir acquis le statut d’intérêt commun."

J. Rigel donne des précisions intéressantes sur les positions des acteurs à ce sujet : "Lors de notre enquête, certaines parties prenantes s’avèrent dubitatives au regard du double objectif initial du projet du Syndicat – la construction d’ouvrages hydrauliques et la restauration écologique. Pour certains pêcheurs, ce projet est incohérent : il s’agit en fin de compte d’enlever des enrochements de berges pour les remettre plus haut dans des ouvrages. Les représentants des organisations environnementales ont également perçu ce projet comme principalement dédié à la protection contre les inondations, et comme imposé par la demande sociale. La dimension écologique leur semble d’emblée biaisée, tant les barrages n’ont aucune vocation environnementale, et bien que ce biais leur paraisse légitime. Les deux barrages vont artificialiser des portions de la Turdine en bon état écologique, et nécessairement modifier la dynamique liquide et solide de la rivière. Et puis les propositions techniques en matière écologique laissent circonspects certains acteurs : les seuils constituent-ils vraiment une entrave à la circulation piscicole, sur des rivières qui justement entrent en crue ? Quant à la renaturation des berges de la Turdine, avec l’enlèvement des roches apposées il y a plusieurs décennies pour diminuer l’érosion, la replantation de végétaux va-t-elle suffire à les stabiliser ? (…) De plus, pour les organisations environnementales, l’enjeu sur le bassin versant est ailleurs : il concerne la gestion quantitative de l’eau et les problèmes d’étiage, certains cours d’eau étant complètement à sec en saison estivale. En toile de fond se profile une controverse récurrente avec la profession agricole, et notamment avec la Chambre d’agriculture, sur la question des retenues collinaires qui jalonnent le bassin versant et ne respectent pas l’obligation de débit réservé."

La socio-anthropologue souligne quelques problèmes d'appropriation des projets portés par les gestionnaires publics.

Excès de technocratie "préformatée" de certains discours publics : "Dans ce projet, la restauration écologique est sous-tendue par un discours technico-rationnel généralisant, rattaché à des prescriptions et des normes publiques environnementales surtout véhiculées par l’agence de l’eau. Ces prescriptions ne convergent pas avec un discours d’attachement sur le registre du proche et du sensible, ou encore de l’esthétique, de l’héritage, toutes motivations possibles d’un discours de sensibilité écologique (Bozonnet, 2012)."

Sentiment de perte d'autonomie des riverains : "Le manque de prise des riverains sur le déroulement des chantiers d’aménagement, et leur perte de visibilité sur la gestion des inondations, semblent s’ajouter à un sentiment global de perte d’autonomie. En tant que propriétaires riverains, ils disposent de droits individuels historiques, mais ces droits sont de plus en plus encadrés et contrôlés par l’administration. L’entretien des berges, la taille et le prélèvement des boisements, le prélèvement d’eau nécessitent des déclarations régulières et des autorisations auprès de différents corps administratifs. M. D. a ainsi préféré creuser un étang sur sa propriété pour abreuver ses vaches afin de s’affranchir de la tutelle administrative, ce qui a déclenché une visite impromptue de la police de l’eau. L’administration dispose d’un pouvoir réglementaire et envisage les eaux courantes comme un bien commun (res communis), dont la préservation est d’intérêt général. Alice Ingold (2011) a montré les liens et les tensions depuis le XIXe siècle entre les droits juridique et administratif, et les conflits de savoirs sur la gestion des eaux qu’ils véhiculent, relevant soit d’une histoire socio-écologique et territorialisée, soit d’une approche technique et scientifique des cours d’eau."

Julie Riegel conclut : "En première lecture, cette concertation n’a donc pas permis de construire un intérêt commun relevant du volet écologique, mais un tel constat est réducteur, car biaisé par un point de vue naturaliste et hydrologique. Le caractère initialement binaire du projet, structuré en un volet hydraulique censé être purement anthropocentré, et un volet écologique purement écocentré, reflète surtout les thématiques fléchées par les bailleurs de fonds. Or le projet dans sa mouture finale s’avère bien moins consommateur de foncier agricole et de prairies de pâture que dans sa version initiale, et la continuité écologique dans les ouvrages hydrauliques y est mieux prise en compte. Le cadre initial de ce dialogue, corseté par la commande de départ, n’a pas donné aux parties prenantes la marge de manœuvre pour questionner l’énonciation des enjeux écologiques du projet ni le périmètre territorial à considérer. Les parties prenantes ont été sollicitées pour délibérer sur les solutions proposées par le projet et pour en négocier ses externalités."


Discusion
Cet article montre les intérêts et les limites de la concertation publique dans les projets hydrauliques et écologiques. Par rapport à notre expérience associative, nous observons ici un cas très favorable : les associations écologistes et de pêche acceptent la construction d'ouvrages (que d'habitude elles veulent détruire), les riverains obtiennent des dédommagements conséquents et une baisse d'emprise notable du projet initial, les services de l'Etat valident ces évolutions. Cela n'a rien à voir avec les discussions que nous observons sur la question des moulins, étangs et petits ouvrages non professionnels : elles restent largement bloquées sur des positions antagonistes sans aucune concession des services de l'Etat (sans doute parce que les propriétaires des ouvrages sont de simples particuliers non organisés en syndicats et chambres comme les agriculteurs, avec bien moins de poids dans la négociation publique.)

Au-delà, le texte de Julie Riegel montre que l'écologie négociée avec les premiers concernés (riverains) n'est pas toujours l'écologie rêvée par des décideurs et des sachants.

Un idéal avait émergé voici une vingtaine d'années : la démocratie participative devait mieux garantir la protection de l’environnement. L’implication des citoyens à la décision publique est portée par le principe 10 de la convention de Rio, la convention d’Aarhus, la Commission nationale du débat public en France et les attendus de la loi sur l’eau de 2006.

Aujourd'hui, certains considèrent que cette option de la consultation et participation du public est un échec, notamment car elle ne résout pas les conflictualités ou donne lieu à des appropriations non prévues dans l'esprit du législateur. Nous pensons au contraire que les dissensions dans la gestion participative de l'environnement révèlent des évolutions de fond, dont le déni serait une impasse. D'une part, les politiques publiques doivent s'adapter aux nouvelles conditions d'horizontalité de nos démocraties, où l'on supporte de moins en moins des approches déconnectées des réalités vécues et des contraintes dépourvues de services rendus ;  d'autre part, les politiques de la nature doivent accepter l'idée qu'il existe une pluralité de représentations de cette nature dans la société, pluralité non soluble dans une technocratie scientiste à qui il suffirait d'invoquer le mot "écologie" pour clore tout débat sur les fins et les moyens des choix collectifs des humains.

Référence : Riegel J (2018), Le dialogue territorial au risque de l' écologie? Traces et effets d'une concertation entre aménagements hydrauliques et restauration écologique, Participations, 1, 20, 173-198, doi 10.3917/parti.020.0171

Illustrations : en haut, l'inondation de l'Arbresle les 1er et 2 novembre 2008 : la pire crue des 200 dernières années, droits réservés © SYRIBT / IRMa ; en bas, la Brévenne à l'Arbresle. "Aux environs de Lyon / Monsieur Josse", édition illustrée de 250 dessins de Jean-Baptiste Drevet - Bibliothèque nationale de France, domaine public.

A lire sur ce thème
L'écologie de la restauration et l'oubli du social (Martin 2017) 
Les fonctionnaires de l'eau sont-ils indifférents au social? (Ernest 2014)