05/04/2016

Déclin mondial et séculaire des migrateurs diadromes en rivière (Limburg et Waldman 2009)

Agir sur la rivière au plan écologique, ce n'est pas déployer un catalogue de bons sentiments ni engager un répertoire d'actions désordonnées entretenant l'illusion trompeuse d'une "renaturation" à portée de main, à forte visibilité et à grands services rendus. La dynamique des espèces dans leurs milieux s'inscrit toujours dans le long terme des temps géologiques, biologiques et historiques. Il s'y dessine des tendances et des contraintes, dont la compréhension est complémentaire de l'analyse plus théorique (structurelle et fonctionnelle) du vivant. L'histoire est aussi une leçon de prudence et un garde-fou précieux: mieux on la connaît, plus on apprend de ses erreurs, plus on évite également l'illusion néfaste et narcissique de la toute-puissance du présent. C'est en ayant cela à l'esprit que l'on lira avec profit l'article de Limburg et Waldman sur la reconstruction de données historiques des grands migrateurs en rivières du bassin atlantique, suggérant la variabilité passée de leurs stocks couplée à une tendance lourde au déclin, avec des niveaux aujourd'hui historiquement et mondialement bas.

Les espèces diadromes vivent dans deux milieux (eaux douces et eaux salées) avec une phase migratoire sur une plus ou moins longue distance. Elles sont dites anadromes si la reproduction se passe en rivière, catadromes si elle se déroule en mer. Ces espèces représentent 1% de la faune mondiale de poissons, mais beaucoup ont ou ont eu une valeur importante pour les populations humaines : anguille et saumon en Europe, alose savoureuse (Alosa sapidissima, American shad) en Amérique du Nord, esturgeon, etc.

Karine E Limburg et Joh R Waldman (Université de New York) ont collecté les données sur 24 espèces diadromes, 3 communes au bassin Atlantique, 12 restreintes à l'Amérique du Nord, 9 à l'Europe et l'Afrique. Sur 35 séries historiques reconstituées, dont certaines remontent au début du XIXe siècle, les auteurs documentent 3 tendances à la hausse et 32 au déclin. Les niveaux atteints à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle sont historiquement bas. Sur les 35 séries, on observe une perte de 98% du maximum historique pour 13 d'entre elles, et d'environ 90% pour 11 autres.

De manière intéressante, on peut voir ci-dessous quelques courbes (esturgeon, alose savoureuse, grande alose, alose feinte, anguille, saumon, bar rayé).

Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

On observe que :
  • les courbes convergent pour la plupart avec une chute marquée dans la seconde moitié du XXe siècle, surtout à compter des années 1960-1970;
  • les courbes sont souvent très similaires de part et d'autre de l'Atlantique;
  • les courbes ne montrent pas forcément des recrutements constants aux époques antérieures (voir par exemple la courbe du saumon sur le Rhin au XIXe siècle ou celle de l'alose feinte aux Pays-Bas dans la première partie du XXe siècle, dans les deux cas une croissance à partir d'un état initial faible);
  • l'existence d'une variabilité interannuelle et pluridécennale marquée (d'origine incertaine, naturelle ou anthropique) doit inciter à développer des approches sur le long terme pour en comprendre les causes;
  • le niveau atteint dans la période récente est au plus bas.

Parmi les causes de ce déclin, les auteurs mettent en avant:
  • la construction des grands barrages, forcément impactante pour la phase migratoire, bloquant complètement les habitats amont de croissance (catadrome) ou de reproduction (anadrome), surtout dans la période 1920-1970 (pic de construction en Europe et aux Etats-Unis);
  • la surpêche, surtout dans la période 1850-1950 pour la phase dulçaquicole, ensuite pour la phase maritime, cette prédation ayant fait complètement disparaître certaines populations comme l'esturgeon et ayant un rôle majeur dans le déclin de l'anguille prélevée dès la phase juvénile;
  • les aménagements des fleuves (endiguement, canalisation), les artificailisations des berges et bassins versants, les extractions de granulat;
  • la pollution ou l'altération des eaux et des substrats (effluents agricoles, pollutions industrielles, domestiques et sanitaires, matière fine en suspension liés aux changement d'usages des sols, pluies acides), surtout à compter des années 1940-1960; 
  • le changement climatique, qui inclut la variation naturelle (passage du petit âge glaciaire des XIVe-XVIIIe siècle au réchauffement moderne pré-anthropique), la hausse forcée de température des rivières et les événements extrêmes plus fréquents (sécheresses, crues) mais aussi les impacts des changements océaniques de salinité, de circulation et de productivité du bassin Atlantique Nord;
  • les effets de l'aquaculture et des essais anarchiques de repeuplement sur certaines espèces (émergence de pathogènes, introgression génétique).

Limburg et Waldman proposent finalement une courbe "illustrative" des deux derniers siècles pour les espèces diadromes (images ci-dessous) où l'on voit des conditions correctes d'abondance jusqu'au XVIIe siècle, une tendance au déclin à compter du XVIIIe siècle, qui s'accélère ensuite nettement avec la hausse des pressions décrites ci-dessus et la perte d'intérêt pour les espèces diadromes. Les auteurs parlent en conclusion d'une "anomie sociale" comme étant à la fois cause et effet du déclin : les stocks diminuent, les pêcheries disparaissent, l'indifférence s'installe et renforce (à tout le moins laisse agir) les facteurs de déclin des stocks. Mais cet argument mériterait d'être discuté plus largement, car si certains écosystèmes ne rendent effectivement plus de services sociaux et économiques majeurs dans les sociétés industrialisées, il devient artificiel d'invoquer dans la sphère publique ces mêmes services comme supposé motif de restauration.


Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

Discusion
Un point que nous retiendrons en premier lieu pour discuter de cette étude, c'est l'impact quasi-nul de l'ancienne hydraulique dans le déclin historique des migrateurs diadromes. Rien dans les données rassemblées ne suggère que les aménagements modestes des rivières jusqu'au XVIIIe siècle (notamment la plupart des moulins) auraient une part notable dans la baisse de ces espèces de poissons, surtout marquée à compter du XXe siècle. Au demeurant, ce point est confirmé par des études plus fines de bassin permettant de comprendre quels aménagements ou contaminations ont entraîné des régressions historiques (voir par exemple cet article sur le saumon, cette recherche sur l'anguille) – sachant que des rehausses de moulins couplées à la surpêche vivrière pouvaient effectivement provoquer localement des raréfactions de migrateurs, notamment à partir du milieu du XIXe siècle. Quant à l'effet relatif de chacun des facteurs énumérés ci-dessus, il reste encore à déterminer pour la plupart des espèces. La suppression des barrages ré-ouvre "mécaniquement" des zones de fraie et de nourricerie mais à diverses conditions limitantes (si la rivière n'est pas polluée, ses substrats non colmatés, son eau en quantité suffisante et à température idoine, etc.), sans que l'on dispose d'un retour suffisant pour évaluer un effet à long terme sur la population globale des espèces.

Si l'on en devait en croire le protocole ICE de l'Onema, un obstacle de quelques dizaines de centimètres suffirait à représenter une grave entrave à la quasi-totalité des espèces mobiles ou migratrices. Les savants calculs hydrauliques et halieutiques de nos ingénieurs paraissent assez théoriques par rapport à la dynamique du vivant en situation réelle, car s'il fallait des conditions aussi drastiques de franchissabilité pour garantir la transparence migratoire et/ou la régénération des populations locales, nos rivières seraient dépeuplées de très longue date (même les castors ont fait des obstacles plus élevés pendant quelques millions d'années). Il paraît donc urgent de développer l'histoire de l'environnement (archéologie halieutique, analyse d'archives, phylogénie moléculaire) pour disposer de longues séries indispensables à la compréhension de l'évolution des populations et des milieux comme pour produire des données exploitables à échelle des bassins versants que l'on veut aménager.

Au regard du déclin mondial et moderne des stocks de grands migrateurs diadromes comme du coût public des politiques de rivières, il convient aussi de prendre du recul et de réfléchir au niveau de biodiversité que l'on peut et veut retrouver dans des bassins versants, sachant que l'on ne reviendra pas aux conditions pré-industrielles à horizon prévisible. Même si le retour d'espèces à forte symbolique sociale est un motif d'action partagé, on doit être capable de dresser une analyse critique sur les résultats réels des premières décennies d'effort pour recoloniser certains bassins.

La gestion écologique de la rivière est une nécessité née de notre meilleure connaissance des milieux. Mais cette écologie doit d'abord être une science appuyée sur des modélisations robustes, des expérimentations rigoureuses et des assertions prudentes, pas une politique administrative précipitée et encore moins une idéologie confuse de la renaturation.

Référence
Limburg KE, JR Waldman (2009), Dramatic declines in North Atlantic diadromous fishes, BioScience, 59, 11, 955-965

6 commentaires:

  1. Bonjour, je voudrais apporter des précisions sur cet article qui est intéressant.
    Premièrement, les causes de déclin du saumon sont bien connues :
    en premier lieu il y a eu la sur pêche, ensuite la dégradation de la qualité de l'eau et les gros aménagements(depuis la révolution industrielle). Le ré empoissonnement qui introduit des maladies et un affaiblissement génétique des populations. Les gros ouvrages qui bloquent totalement la remontée du saumon cassent le phénomène de homing donc cassent le cycle biologique du saumon (ce qui a mon avis explique en partie pourquoi les ré empoissonnement ne fonctionnent pas).
    Egalement, en écologie, le saumon est ce qu'on appelle une espèce parapluie. C'est une espèce emblématique qui parle à tous le monde (mieux que l'alose par exemple) et que l'on utilise pour mettre en avant des opérations de restauration écologique qui profitent aussi à d'autres espèces moins connues. Les saumons ayants besoin de cours d'eau de bonne qualité, ils constituent un bon indicateur.
    Mais le retours du saumon n'est pas le seul enjeu du rétablissement de la continuité écologique de nos cours d'eau comme le suggèrent beaucoup de vos articles. Comme le dit cette étude, les petits ouvrages n'ont pas étés forcément à l'origine complètement de la disparition du saumon, mais ils n'ont pas aidés, c'est comme de rajouter une septicémie sur une plaie ouverte. Ces opérations de continuité écologiques ne représentent qu'un petit pourcentage des subventions des agences de l'eau bien loin derrière l'assainissement et l'agriculture.
    Egalement, je précise que ces petits ouvrages ont bien d'autres impacts que d’empêcher la migration des grands migrateurs. Je parle du transport solide (aggravation des phénomènes d'érosion, d'incision...).
    L’incision des cours d'eau a elle même des répercutions sur les milieux annexes.
    Un trop fort taux d'étagement induit également une forte stagnation de l'eau avec forcément la disparition des habitats indispensables aux espèces rhéophiles.

    Prenons l'exemple d'un petit ouvrage situé à la confluence d'un petit affluent salmonicole avec le cours d'eau principal de la vallée comme c'est souvent le cas. Cet ouvrage a pour effet de cloisonner les populations de truites sur l'affluent (avec les effets néfastes sur la génétique des populations à long terme). Si l’affluent est suffisamment long, la population se maintiendra jusqu'à ce qu'il y ait un accident, une pollution ou un assec trop important qui stérilise le cours d'eau. Le petit ouvrage ne sera pas directement responsable de la stérilisation du cours d'eau mais il empêchera sa recolonisation de celui ci.
    L'écologie est une science complexe qui fait intervenir de multiples paramètres. La petite hydraulique au même titre que les autres pressions sur nos cours d'eau induit une myriade d'effets néfastes qu'il convient de limiter au maximum compte tenu du fait que la plupart de ces ouvrages ne sont pas en activité.

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    1. Bonjour,

      "le retours du saumon n'est pas le seul enjeu du rétablissement de la continuité écologique de nos cours d'eau comme le suggèrent beaucoup de vos article" : non, nous parlons assez peu du saumon.

      "c'est comme de rajouter une septicémie sur une plaie ouverte" : euh non, justement, vous retombez dans la caricature. Abattre les moulins pour la qualité de la rivière, c'est (au mieux) comme traiter un rhume d'un cancéreux. Et le plus souvent cela ne change à peu près rien à part des habitats locaux de la retenue.

      "La petite hydraulique au même titre que les autres pressions sur nos cours d'eau induit une myriade d'effets néfastes qu'il convient de limiter au maximum" : encore faudrait-il les caractériser, montrer leur gravité, reconnaître que la petite hydraulique induit aussi plein de choses intéressantes, etc. Tant que vous êtes dans le portrait à charge sur des généralités non quantifiées, vous ne serez plus crédible.

      "un petit ouvrage situé à la confluence d'un petit affluent salmonicole avec le cours d'eau principal de la vallée comme c'est souvent le cas" : pas spécialement "souvent", mais justement, dans nombre d'articles nous demandons une modélisation et une hiérarchisation des enjeux. Pour l'instant, on "tape" au hasard.

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    2. Pour prendre et approfondir l'exemple des truites :
      - on dispose de longues données sur un petit nombre de rivières ;
      - on dispose de données CSP puis Onema (donc plusieurs décennies) sur un un très grand nombre de cours d'eau (ici y compris biomasse, structure de population, etc.) ;
      - on dispose du ROE ;
      - on dispose de diverses bases de description des impacts sur bassin versant et/ou de qualité chimique de l'eau.

      Donc il est assez "facile" pour une équipe de chercheurs de comparer la situation de la truite sur 3 ensembles (rivière sans impact, rivière fragmentée, rivière fragmentée et dégradée) pour produire des estimations d'impact quantifiées. A terme, il devrait être possible de produire des modèles exploitables sur chaque BV.

      Autre exemple de recherche (piste tout à fait différente de l'analyse moléculaire), Hansen 2014, 200 générations de truites en système fragmenté :
      http://www.hydrauxois.org/2015/12/200-generations-de-truites-dans-un.html

      C'est concret et précis, cela nous dit comment le vivant (ici la truite) réagit vraiment à la fragmentation (pas comment il devrait réagir d'après des hypothèses succinctes). La continuité écologique ne peut plus avancer sur les généralités lues 1000 fois dans les plaquette des Agences, de l'Onema, des syndicats, etc. il faut qu'elle entre dans le registre de la preuve, de la modélisation, de la prédiction. Il faut aussi qu'elle expérimente à petite échelle (quelques centaines de sites en suivi complet des effets, biologiques, hydrologiques, sociaux) avant de prétendre changer les écoulements sur des milliers ou dizaines de milliers de sites.

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    3. Pardon 4 ensembles, il faut ajouter le cas "rivière dégradée non fragmentée", car cela permet de voir si la fragmentation en BV pollué est négative, positive ou neutre pour les peuplements.

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  2. Une bonne nouvelle à annoncer à vos lecteurs : le Tribunal administratif vient de rejeter 4 recours en annulation contre les classements listes 1 et 2 du Bassin Rhône Méditerranée

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    1. Merci de cette information... qui n'a cependant pas grand chose à voir avec le travail de Limburg et Waldman.

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