10/08/2019

Voici un siècle, la controverse du barrage de Hetch Hetchy

Voici exactement un siècle commençait aux Etats-Unis la construction du barrage O'Shaughnessy dans la vallée de Hetch Hetchy (Sierra Nevada). Cet ouvrage, destiné à fournir de l'énergie et de l'eau potable à la ville de San Francisco, fut l'objet d'une vive controverse lancée par le naturaliste John Muir et le Sierra Club. De cette époque date une opposition politique aux barrages, mais aussi une division du mouvement de protection de la nature entre "préservationnistes" et "conservationnistes". Un siècle plus tard, des groupes continuent de demander la destruction du barrage et du lac réservoir de Hetch Hetchy, ce que les procédures judiciaires et les référendums locaux ont pour le moment rejeté. Retour sur cet épisode peu connu en France, qui aide à situer le jeu des acteurs sur la question des barrages, et qui rappelle combien certains thèmes pouvant paraître nouveau ne le sont pas du tout. 


Hetch Hetchy Side Canyon, I par William Keith (1838–1911), vers 1908.

Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.

La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.

Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.

Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.

Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).

Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.


Le site avant et après la construction du barrage de Hetch Hetchy.

Après préparation des accès au chantier, la construction du barrage proprement dit fut lancée le 1er août 1919. Elle s'acheva par un remplissage pour mise en service le 24 mai 1923. Dans ses dimensions finales, le barrage désormais appelé O'Shaughnessy (du nom de son ingénieur maître d'oeuvre) s'élève à 130 m au-dessus du socle de la vallée. Le lac réservoir fait 13 km de long, avec une capacité totale de 444,5 millions de m3 d'eau. La puissance hydro-électrique, exploitée sur deux sites en contrebas (Kirkwood, Moccasin), a été portée à 234 MW au total, pour environ un milliard de kWh annuels. Les habitants de la baie de San Francisco consomme 895.000 m3 d'eau par jour provenant du réservoir de Hetch Hetchy (85% de l'approvisionnement).

La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.

La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.

Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016Magilligan 2017Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.

2 commentaires:

  1. Voilà 123 ans le vote de la Loi Beauquier pérennise la protection de la source et de la cascade du Lison obtenue devant les tribunaux contre son utilisation énergétique. On pourrait citer d’autres cas datant de la même époque comme le choix de ne pas équiper les Gorges du Guiers Mort dans le domaine de la Grande Chartreuse : en France aussi la contestation d'une énergie soit disant propre ne date pas d'aujourd'hui et il n’est pas inintéressant de rappeler que c’est bien les dommages exercés par l’hydroélectricité sur notre patrimoine naturel qui sont à l’origine de la première loi française de protection de la nature: la loi Beauquier de 1906 reprise par la loi de 1930 toujours en vigueur.

    Par ailleurs le point d’équilibre jugé acceptable entre aménagements et protection varie au cours du temps avec la valeur attachée par nos contemporains à la nature et à la biodiversité et cette valeur varie notamment avec le degré d’aménagement des cours d’eau. Il est difficile et hasardeux de comparer des situations entre pays différents qui plus est à des époques différentes.

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    1. Merci de ce rappel. La SPPEF (Beauquier en était co-fondateur) a soutenu le moratoire sur les detructions d'ouvrages hydrauliques en 2015-2017 : cela indique en effet que les considérations ont changé au fil du temps et que certains acteurs ne considèrent pas les bureaucraties destructrices du patrimoine ancien de l'eau et leurs alliés comme des défenseurs du paysage et de l'esthétique de la France. Précisément, une certaine religion de la nature, du "sauvage" et de la biodiversité native (à la Muir) considérant que le reste ne vaut rien ou n'est que dégradation d'un état primordial idéal (y compris des paysages et des écosystèmes artificiels apparus au fil du temps) serait à identifier comme un courant idéologique, imaginaire et symbolique à part, probablement peu représentatif de nos sociétés, courant vis-à-vis duquel les politiques publiques devraient clarifier leur doctrine.

      Mais sur les ouvrages on peut remonter plus loin, voir la loi de 1865 et son contexte d'adoption:
      http://www.hydrauxois.org/2017/07/genese-de-la-continuite-des-rivieres-en.html

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