Comment en est-on arrivé là? Cette question est souvent posée à propos de la politique publique de suppression des seuils de moulins menée depuis une dizaine d'années, particulièrement depuis le PARCE 2009 et le classement 2012-2013 des rivières à fin de continuité écologique. La réponse est évidemment complexe, car une planification administrative se nourrit de nombreuses influences dans son émergence. On peut néanmoins travailler à la généalogie intellectuelle de la destruction des ouvrages hydrauliques comme outil de restauration. En 2003, la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) est adoptée depuis peu, les Agences de l'eau sont en charge de son application au niveau des grands bassins hydrographiques. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne commande à l'ingénieur Jean-René Malavoi un rapport sur la stratégie à adopter face aux seuils en rivière, essentiellement les ouvrages des moulins. Ce rapport Malavoi 2003 va apporter une contribution significative à l'idéologie administrative qui se met en place pour les 10 prochaines années, avec des éléments de langage qui seront répétés massivement par la suite. L'examen rétrospectif de ce document procure des enseignements utiles sur la base scientifique fragile qui a fondé le choix public contestable et contesté de "l'arasement des ouvrages sans usage".
Le rapport Malavoi 2003 est d'abord important pour sa date de publication. En 2003, la directive cadre européenne (DCE 2000) sur l'eau vient d'être adoptée. La gestion par bassin ("
district") hydrographique ayant été retenue, les Agences de l'eau et les SDAGE deviennent les outils d'implémentation des politiques visant au
bon état chimique et écologique au sens que l'Union européenne donne à cet état.
Une "idéologie administrative" en construction, désignation de l'ouvrage hydraulique comme adversaire du bon état écologique
Les Agences de l'eau, en phase avec le Ministère de l'Environnement, vont donc développer une certaine interprétation de l'écologie de la rivière. Cette interprétation transparaîtra dans les états de lieux devenus obligatoires pour le rapportage à la Commission européenne des progrès des objectifs de la DCE 2000. Le premier état des lieux DCE est réalisé en 2004. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne et l'Agence de l'eau Rhône-Méditerrannée-Corse se singularisent alors en posant que l'hydromorphologie (impacts physiques sur les écoulements et sédiments) serait responsable de la moitié des dégradations de l'état écologique des masses d'eau.
Il s'agit à l'époque d'une affirmation sans preuve. Pour poser ainsi une causalité entre une famille de pressions et une famille d'indicateurs chimiques / biologiques, il faut un travail de modélisation scientifique préalable qui n'est pas réalisé. Et pour cause, les indicateurs de suivi du bon état DCE ne sont à l'époque pas tous normalisés – a fortiori ils ne peuvent pas être appliqués en routine pour évaluer des masses d'eau et nourrir des modèles d'interprétation. Dire que la moitié des rivières sont dégradées écologiquement (au sens de la DCE) en raison de la morphologie est donc une vue largement subjective, au mieux "
à dire d'experts".
Une affirmation sans preuve, c'est généralement ce que l'on nomme une croyance ou une idéologie. Nous l'appelons ici
l'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques. Qui va la construire et la diffuser ? Les personnels experts de l'administration centrale (Direction eau et biodiversité du Ministère), des agences de l'eau, du Conseil supérieur de la pêche devenu Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques) et travaillant avec les fédérations agréées de pêche et protection des milieux aquatiques, des bureaux d'études et agences conseil oeuvrant pour ces instances.
Un objectif clair: définir ce que sera la politique des seuils et petits ouvrages
Le rapport Malavoi 2003 est donc une brique dans ce dispositif. Son auteur, Jean-René Malavoi, a une formation scientifique en hydromorphologie fluviale (thèse doctorale sous la direction de Jean-Paul Bravard), un parcours d'ingénieur conseil privé (à l'époque du rapport 2003 à la société Area), avec des missions de conseil Agence de l'eau et Onema (J.R. Malavoi travaille aujourd'hui à la division hydraulique d'EDF). Il est auteur de manuels et guides techniques sur l'hydromorphologie fluviale, le transport solide, la restauration des rivières – dont la lecture est au demeurant agréable et instructive, voir par exemple ses
Eléments d'hydromorphologie fluviale publiés par l'Onema en 2011).
Le rapport Malavoi 2003 répond à un objectif : définir la "
stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière". Le "
seuil" y est clairement dissocié des autres ouvrages : "
Les 'grands barrages' constituent une problématique particulière, totalement différente de celle évoquée dans le cadre des objectifs de l’étude. Le champ d’investigation de l’étude est donc limité aux ouvrages d’une hauteur dont l’ordre de grandeur est compris entre 35 centimètres et 5 mètres."
Malavoi rappelle les dimensions historiques, techniques, réglementaires, sociologiques des petits ouvrages en rivière, ainsi que leur typologie et leurs usages sur un échantillon de 403 ouvrages. La synthèse est au demeurant assez efficace, on la lira avec profit. Mais elle reste un survol sommaire, et elle est imprégnée de jugements de valeur implicites ou explicites. Par exemple en page 32 : "
Très peu d’ouvrages ont aujourd’hui un usage économique. Bien que certains ouvrages assurent d’autres rôles ou fonctions, la majorité des seuils n’ont plus aujourd’hui aucune utilité." Pourquoi un ouvrage devrait-il se juger à cette "
utilité" et pourquoi cette approche "
utilitaire" ne devrait pas intégrer toutes sortes de critères non productifs ou non marchands (par exemple le plaisir, l'esthétique, le paysage, la culture)? Ce n'est pas réellement creusé.
Du coup, l'auteur parle de "
paradoxe" : "
alors même qu’une grande partie des seuils, faute d’entretien, se trouve dans un état laissant présager leur ruine à court ou moyen terme, de profondes réticences sont enregistrées face au retour à des conditions d’écoulement libre sur la plupart des rivières."
En réalité, ce "
paradoxe" n'en est pas un : l'attachement des propriétaires à l'ouvrage hydraulique (et parfois des riverains à son plan d'eau) n'est tout simplement pas soluble dans les catégories dominantes de l'étude. Cette incapacité à comprendre le ressort de l'attachement aux ouvrages aurait dû déclencher un signal d'alarme et indiquer la nécessité d'analyses complémentaires, sous un angle davantage sociologique et géographique (Malavoi le signale incidemment). Ce ne fut pas fait à notre connaissance, au moins dans le bassin Loire-Bretagne (voir plus tard les travaux des équipes du
projet Reppaval ou de certaines programmes du
Piren sur d'autres bassins).
"Il est aujourd'hui admis…" le péché originel de la sous-information scientifique
Malavoi décline dans ce travail les trois grands effets physiques et écologiques des seuils, que l'on retrouvera copiés-collés à l'identique dans beaucoup d'autres documents administratifs ensuite : "
les effets sur les flux d’eau, de matières solides, d’éléments divers des biocénoses aquatiques (poissons, invertébrés, plantes) - effets flux ; les effets liés à la présence d’une retenue d’eau en amont - effets retenue ; les effets liés à la présence d’une structure stabilisatrice (le seuil et son « génie civil ») - effets point dur."
Il est écrit en page 36 : "
Il est aujourd’hui admis que les ouvrages transversaux en rivière ont un grand nombre d’impacts négatifs et un petit nombre, souvent fonction de conditions locales particulières, d’impacts positifs sur les écosystèmes aquatiques. Nous proposons donc de détailler, à partir de données bibliographiques et de nos propres connaissances, ces différents effets."
Le problème : la bibliographie du rapport (pages 133-134) ne comporte qu'une petite vingtaine de références, presque toute généralistes et pour beaucoup anciennes. En comparaison une "
review" dans la littérature scientifique compte de l'ordre d'une centaine de références, uniquement des travaux scientifiques antérieurs revus par les pairs, pas de la "
littérature grise". Cette dernière est formée de publications expertes mais sans processus de validation scientifique strict, comme justement le rapport Malavoi 2003 que nous commentons (plus généralement des rapports de bureaux d'études, d'administrations, d'ONG, etc.). Le niveau de confiance dans la littérature grise est faible : il peut s'y glisser des erreurs, des biais, des sur-interprétations, des généralisations, etc. C'est pourquoi la science se construit par des publications scientifiques de travaux de recherche, et pas ailleurs.
Au moment où paraît le rapport, les chercheurs commencent à s'inquiéter des échecs de la restauration physique des rivières
Par ailleurs, ce travail de 2003 sur la continuité écologique est publié à peu près au moment où, aux Etats-Unis, commence une vague scientifique de retours critiques sur les premières opérations de restauration morphologique. Les travaux très commentés du
laboratoire de Margaret Palmer, gérant la première base de données quantitatives sur ces chantiers en rivière (
National River Restoration Science Synthesis project), en sont un exemple (voir une
synthèse des éléments critiques de la littérature récente).
Depuis ce rapport, des chercheurs et universitaires ont critiqué la dimension trop généraliste de ces interprétations hydromorphologiques sur les seuils, et plus généralement sur l'histoire sédimentaire des bassins (par exemple la critique de
Lespez et al 2015 sur la mauvaise application des "
renaturations" morphologiques pour des rivières à basse énergie, alors que les concepts de cette renaturation sont souvent nés sur expériences des têtes de bassin ou de systèmes à forte capacité morphogène ; la critique de
Morandi et al 2014 sur la sous-information scientifique des programmations et des suivis des opérations de restauration).
L'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques se construit donc sur des données très partielles, en décalage avec la dynamique de la recherche. Le rapport Malavoi 2003 va instaurer un régime particulier de légitimation de l'action publique : des propos savants, des concepts opérationnels, une description "phénoménologique" générale de l'effet des ouvrages, mais pour autant:
- aucune quantification de ces effets,
- aucune méta-analyse des résultats scientifiques,
- aucun ordre de grandeur de l'impact effectif des seuils sur les différentes populations biologiques, sur la granulométrie du substrat, sur la charge modifiée par rapport à la charge totale du bassin de drainage, sur l'épuration chimique des intrants de type nutriments ou pesticides, etc.
On dit que les seuils ont un effet (ce qui est vrai), on décrit des mécanismes de cet effet (de manière exacte sur les principes généraux de l'hydraulique fluviale), mais on ne produit aucune appréciation quantifiée, aucun modèle pondérant l'impact des seuils par rapport à toutes les autres pressions.
Dégradation de l'information: de la science à la littérature grise, de la littérature grise aux slogans de programmation publique
On peut aussi télécharger sur la base eaufrance.fr une présentation en
version courte de l'étude de Malavoi 2003. Le ton y est plus direct : la bonne solution pour les ouvrages qui n'ont pas un "
intérêt collectif majeur" est "
l'arasement". Les seuils sont une "
priorité à intégrer dans les SAGE". La morphologie est un "
risque majeur de non atteinte du bon état (DCE)".
Tous ces éléments de langage, désormais assénés comme autant d'évidences, seront au coeur du discours public Ministère / Agence / Dreal / Onema après l'adoption de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006.
Il y a donc une sorte d'entropie ou dégradation de l'information environnementale :
- un expert synthétise une partie des travaux scientifiques pour des administratifs (première perte de la qualité de l'information par négligence de certains travaux non connus ou non cités par l'auteur, choix parmi les paradigmes des diverses écoles en sciences de la restauration et de la conservation, qui ne sont nullement homogènes, gommage des détails, des réserves et des nuances, etc.);
- des administratifs simplifient encore cette synthèse de l'expert pour les parties prenantes, les élus et les citoyens (seconde perte de la qualité de l'information, déformation du message pour le rendre simple et mobilisateur).
Les expertises détaillées sur les bassins versants ne sont pas menées, ou leurs conclusions sont négligées
Parallèlement, certaines bonnes résolutions du rapport Malavoi 2003 comme le fait d'"
expertiser les impacts à l'échelle d'un bassin versant ou d'un axe" ne seront guère suivies d'effet – l'expertise étant généralement limitée à un comptage des seuils (ROE, taux d'étagement) sans aucun modèle d'impact ni aucun croisement avec les données sur l'eau et le bassin versant.
Il se trouve que JR Malavoi, dans le cadre d'une mission en 2006-2007 pour le syndicat de l'Armançon (BE Hydratec), a expertisé le bassin versant de ce cours d'eau. Ce travail plus ambitieux qu'un simple relevé des seuils aboutit à une conclusion qui ne corrobore pas du tout la supposée gravité des petits ouvrages pour la dynamique fluviale :
"Le bassin de l’Armançon présente environ 400 Km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique : des habitats aquatiques diversifiés (en dehors des retenues générées par les seuils) ; un substrat alluvial indispensable pour les biocénoses aquatiques" (Malavoi 2007, 1, 190-191)
Il n'y a donc pas matière à nourrir une politique de restauration coûteuse ni à justifier un classement de continuité (activité sédimentaire correcte, habitats diversifiés). Mais qui va lire ces volumineux rapports ? Personne ou presque. On les enferme dans un tiroir et on préfère s'en tenir aux généralités comme celles du rapport Malavoi 2003, offrant des schémas cognitifs plus simples au risque d'être simplistes, voire faux.
Le problème est le même pour certains travaux de bureaux d'études: par exemple, aussi bien NCA 2014 sur
la Cure à Bessy qu'Artelia 2016 sur
la Brenne à Montbard ne parviennent pas à trouver d'effet sédimentaire significatif des seuils étudiés. C'est écrit noir sur blanc dans leurs rapports mais malgré cela, rien ne change dans la conviction des porteurs de projet. On reste dans la croyance en des idées générales et l'adhésion à des planifications pré-établies : si l'impact sédimentaire est mesuré comme faible, on dira que le seuil "
nuit à l'auto-épuration" (sans mesurer pour autant la chimie des nutriments et contaminants, donc sans preuve), qu'il "
nuit à la biodiversité" (sans mesurer pour autant la biodiversité de l'hydrosystème, donc sans preuve), etc. Comme toujours, l'idéologie fait feu de tout bois pour renforcer sa croyance, ignore les objections empiriques et sélectionne les seuls faits qui la corroborent.
Conclusion
Le rapport Malavoi 2003 a été une étape importante dans la construction intellectuelle de l'idéologie administrative des seuils de moulins. Le problème n'est évidemment pas dans la compétence scientifique et technique de son auteur, qui est indiscutable. Le problème réside dans l'exercice lui-même : on ne peut pas traiter une question aussi complexe que l'effet des seuils sur les cours d'eau et le choix d'une politique sur ces seuils par un seul rapport rédigé par une seule personne. C'est une
expertise scientifique, collective et multidisciplinaire qui aurait dû être sollicitée, fondée sur un solide passage en revue de l'ensemble de la littérature scientifique, avec des mises en garde sur le niveau de robustesse des conclusions de la recherche. A notre connaissance, un tel document n'existe toujours pas en 2016. Quant à l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, elle a continué à développer des outils programmatiques sur des bases scientifiques quasi inexistantes, comme le
taux d'étagement mis en avant à la fin des années 2000 puis adopté en 2016 par l'Agence de l'eau Seine-Normandie. Ainsi prospère l'idéologie administrative de l'effacement des ouvrages hydrauliques. Tôt ou tard, sa mise en oeuvre butera sur la réalité des résistances qu'elle suscite. Tôt ou tard, son caractère rudimentaire et parfois dogmatique fera l'objet d'une critique scientifique (
des voix s'élèvent déjà). Le plus tôt sera le mieux, compte tenu du caractère irréversible de la destruction du patrimoine hydraulique hérité de siècles d'occupation des vallées.
Références :
Malavoi JR - Area (2003),
Stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière, 134 p.
Malavoi JR - Hydratec (2007), Etude de la dynamique fluviale et des potentialités de régulation de l'Armançon, Rapport de phase 1, diagnostic.
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A noter
L'Agence de l'eau Loire-Bretagne, pionnière dans les postures les plus agressives vis-à-vis des seuils et barrages, est aussi une Agence qui
stagne depuis 10 ans sur la progression de l'état chimique et écologique des masses d'eau de son bassin. Elle est par ailleurs incapable de donner aux citoyens un état chimique des rivières dans l'accompagnement de son SDAGE 2016-2021. Cette allocation défaillante de l'argent public devrait faire l'objet d'un audit si l'institution veut corriger sa trajectoire problématique et conserver sa crédibilité.