27/10/2022

Vers une analyse critique et une appropriation démocratique de la restauration de rivière

La restauration de rivière est devenue un fétiche des politiques de l’eau – et une véritable industrie drainant les subventions publiques comme le marché des compensations écologiques. Un ouvrage vient de paraître qui analyse les dimensions sociales, économiques et politiques de cette restauration. Celle-ci s’est présentée depuis 25 ans sous un angle naturaliste, avec fort peu de distance critique, comme si le fait d’invoquer des thèmes génériques et généreux (la nature, la biodiversité) suffisait à ne pas discuter plus avant des choix faits, de leurs motivations, de leurs objectifs, de leurs conséquences, de leurs alternatives. Mais la rivière est un fait historique et social autant qu’un fait naturel. Il n’y a aucune légitimité intellectuelle et politique à n'envisager les trajectoires de cette rivière que sous l'angle exclusif d'une nature séparée des aspirations humaines.


Marylise Cottet, Bertrand Morandi et Hervé Piégay viennent de diriger un livre sur les perspectives sociales, économiques et politiques de la restauration de rivières. Cet ouvrage s’adresse aux experts et aux chercheurs, mais aussi aux praticiens de la restauration et aux acteurs impliqués dans les enjeux de cette politique publique.

Cet ouvrage est bienvenu car la rivière a été saisie dans la seconde partie du 20e siècle par ce que l’on peut appeler une «hégémonie naturaliste» : la quasi-totalité des publications à son sujet concernait les champs de la physique, la chimie, la biologie, l’hydrologie, l’écologie, c’est-à-dire une approche de la rivière comme fait naturel (voir notre recension de Wei et Wu 2022). Ces sciences sont évidemment fort utiles, leurs travaux enrichissants pour la connaissance et pour le débat démocratique. Mais il y a un absent de taille dans la pièce : les humains, dont les attitudes, les préférences et en dernier ressort les actions ont modifié le visage des rivières depuis des millénaires. Car la rivière est aussi un fait historique, un fait social, un fait économique. Sans une approche inter- ou trans-disciplinaire, il est impossible de comprendre les dimensions multiples de la rivière, impossible d’avoir une information correcte pour alimenter des politiques publiques. Sans un dépassement de l’opposition nature-culture, il est aussi difficile d’interpréter ce qui se passe au bord de l'eau, puisque les humains transforment leurs milieux par leurs choix autant que l'évolution des milieux incite les humains à changer leurs préférences.

L’ouvrage note que si les sciences sociales et humanités de l’eau sont peu mobilisées sur les restaurations de rivière, la tendance est néanmoins à la hausse des recherches : 10% des publications dans la décennie 2010 contre 5% dans la décennie 2000 et 2% dans la décennie 1990. C’est une bonne nouvelle de notre point de vue, mais cela signifie aussi que, vu le décalage entre la réflexion et l’action, les politiques actuelles de restauration de rivières ont été théorisées, conçues et portées dans le cadre d’une hégémonie quasi totale des sciences naturelles. On ne verra les impacts des travaux des sciences sociales et humanités de l’eau que dans l’avenir, lorsque l’élargissement du champ de vision sur la rivière au-delà du cadre naturaliste permettra de prendre un peu de distance critique, d’évaluer des effets négatifs, indésirables ou imprévus, de comprendre comment certaines décisions ont été fabriquées.

De quoi parlent les sciences sociales et humanités de l’eau ? Les auteurs discernent trois grands enjeux d’investigation en passant en revue la littérature récente :
  • Les relations entre les humains et les rivières, sous l’angle des représentations, des aspirations, des éthiques et des pratiques
  • Les enjeux politiques et de gouvernance des choix publics d’intervention sur les rivières, avec les questions du rôle des experts, des jeux d’acteurs avançant chacun leur vision et de la co-construction des projets par les riverains concernés
  • L’approche économique de la restauration fluviale, avec la question de l’estimation des coûts et bénéfices, en particulier de l’objectivation de bénéfices non-marchands et non-monétaires
Ces points sont exposés de manière synthétique dans le chapitre introductif, puis déclinés dans une quinzaine de monographies. L’une d’elles est dédiée aux controverses autour des démolitions de petits barrages aux Etats-Unis et en France (travaux de Marie-Anne Germaine, Ludovic Drapier, Laurent Lespez et Beth Styler-Barry).

Diversité des vues sur la restauration écologique
Si la restauration écologique est déjà devenue une politique publique, elle n’est pas pour autant une ambition toujours clairement définie. On «restaure» quoi? En vue de quoi? Selon quelle vision «écologique»? Les choses ne sont pas si claires qu’elles le paraissent dans la communication de ces politiques. Nous traduisons ci-après différentes définitions d'experts de la restauration de rivière rappelées par les auteurs, y compris à la fin celle choisie par les trois chercheurs ayant dirigé le livre.

CNRC 1992, p. 18 : «La restauration est définie comme le retour d’un écosystème à une approximation de son état d’avant la perturbation. Lors de la restauration, les dommages écologiques causés à la ressource sont réparés. La structure et les fonctions de l’écosystème sont recréées.»
 
Stanford et coll., 1996, p. 393 : «L’objectif de la restauration des rivières devrait être de minimiser les contraintes d’origine humaine, permettant ainsi la réexpression naturelle de la capacité de production. Dans certains, sinon la plupart, des cours d’eau à intensément régulés, les contraintes d’origine humaine peuvent avoir progressé au point que la pleine réexpression de la capacité n’est ni souhaitée ni possible. Néanmoins, cela implique que les principes écologiques de base appliqués aux rivières dans un contexte naturel et culturel peuvent conduire à la restauration de la biodiversité et de la bioproduction dans l’espace et dans le temps. Mais les contraintes doivent être supprimées, et non atténuées.»
 
Downs et Thorpe 2000, p. 249- 250 : «Il est maintenant largement reconnu que la restauration des rivières au sens de Cairns (1991) – 'Le retour structurel et fonctionnel complet à un état d’avant la perturbation' – est rarement réalisable.  « La 'restauration des rivières' pratique est, en fait, un exercice historiquement influencé d’amélioration de l’environnement par la modification morphologique. Il est probablement plus exact de parler de réhabilitation de la rivière.» 

McIver et Starr 2001, p. 15, citant le site Web de SER : «La restauration écologique peut être définie comme ‘ le processus d’aide au rétablissement et à la gestion de l’intégrité écologique’, y compris une ‘gamme critique de variabilité de la biodiversité, des processus et structures écologiques, du contexte régional et historique, et des pratiques culturelles durables’.»

Wohl et coll., 2005, p. 2. : «Nous définissons la restauration écologique des rivières comme l’aide au rétablissement de l’intégrité écologique dans un système de bassin versant dégradé en restaurant  les processus nécessaires pour soutenir l’écosystème naturel dans un bassin versant. Parce que les contraintes techniques et sociales empêchent souvent la restauration ‘complète’ de la structure et de la fonction de l’écosystème, la réhabilitation est parfois distinguée de la restauration.»

Palmer et Allan 2006, p. 41-42 : «La restauration des rivières signifie réparer les cours d’eau qui ne peuvent plus remplir des fonctions écologiques et sociales essentielles telles que l’atténuation des inondations, la fourniture d’eau potable, l’élimination des niveaux excessifs de nutriments et de sédiments avant qu’ils n’étouffent les zones côtières, et le soutien des pêches et de la faune. Des rivières et des ruisseaux sains améliorent également la valeur des propriétés et constituent un hub pour les loisirs.»

Chou 2016, p. 2 : «La restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes. En termes d’échelle et de portée, il peut s’agir d’un retour structurel et fonctionnel complet à l’état pré-perturbateur, d’un rétablissement des conditions partiellement fonctionnelles et/ou structurelles des cours d’eau (c’est-à-dire la réhabilitation), d’un rétablissement de l’état naturel d’un écosystème fluvial sans vraiment viser l’état vierge d’avant perturbation (c’est-à-dire la renaturation), ou d’un aménagement de l’état actuel des cours d’eau et de leurs environs dans le but d’améliorer leur environnement,  les caractéristiques sociales, économiques ou esthétiques (c’est-à-dire l’amélioration).»

Cottet, Morandi et Piégay 2021 : «En adhérant à l’affirmation de Chou (2016, p. 2) selon laquelle ‘la restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes’, nous adoptons une définition relativement large de la restauration dans ce livre. Nous ne faisons pas de distinction entre certains concepts couramment utilisés tels que la restauration, la réhabilitation, la renaturation ou les actions de revitalisation. Nous considérons comme restauration toute intervention humaine couvrant une qualité considérée comme dégradée ou perdue. Cette qualité peut être perçue en termes de biodiversité, de dynamique hydromorphologique, de paramètres physico-chimiques, de beauté du paysage ou même de possibilité d’usage récréatif.»

Ces citations permettent de comprendre plusieurs choses :
  • Les définitions de la restauration de rivière sont variables, certaines veulent recréer totalement un écosystème sans impact humain quand d’autres se contentent d’énumérer des pistes d’amélioration ou des services écosystémiques (logiques de naturalité ou de fonctionnalité).
  • Il n’y a pas vraiment de consensus sur la possibilité réelle de «restaurer» des écosystèmes anciens ou antérieurs, et même un scepticisme apparent chez beaucoup sur la possibilité de le faire.
  • L’exercice n’est pas exempt chez certains d’une indifférence au facteur humain et d’une circularité autoréférentielle (il faut restaurer la nature parce que la nature a été modifiée, sans qu’on sache en quoi c’est forcément un problème ni si les humains ayant modifié la nature pour certaines raisons sont d’accord avec l’implication des objectifs de restauration).
  • Quand l’exercice se réfère à une préférence humaine, il devrait exposer comment cette préférence se crée et se manifeste (si elle est le simple avis d’experts, si elle exprime réellement l’avis des citoyens, ou de fractions des citoyens et dans ce cas lesquelles, si elle répond à une évolution du milieu perçue comme négative et pourquoi, etc.)
Pour notre part, et comme nous l’avions exposé dans un article précédent, nous doutons qu’il existe une  «restauration» à proprement parler. Nous observons que les humains instaurent des états de la rivière, aujourd’hui comme hier. Même quand ils le font en se réclamant de l’écologie et d’une certaine référence naturelle, cela reste un choix humain parmi les possibles. Cela reste aussi de manière très prosaïque des chantiers modifiant l'état existant de milieux, suivis d’observations, de contrôles et de règles d’usage. Donc cela reste le lot commun de ce que font les humains depuis toujours. Il est ainsi «artificiel» ou «culturel» d’entretenir une condition ou une trajectoire de naturalité au nom d'une préférence pour cette naturalité. La référence à la «restauration» ou à la «nature» paraît  davantage un choix lexical, symbolique et sémantique de légitimation, parce que ce vocabulaire répond à certaines aspirations de l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux. 

En France, des choix radicaux ont été faits sur la continuité écologique
Subsidiairement et de manière plus politique, cet état des lieux confirme de notre point de vue le caractère radical des choix des agents publics de l’eau en France (agence de l’eau, DDT-M, OFB, syndicats) toutes les fois où ils ont fait pression financière et règlementaire pour exiger la destruction complète de site (moulin, étang, plan d’eau), à savoir la forme la plus aboutie de la «renaturation». Cela de manière peu démocratique puisque les instances de décision réelle sur les programmes d'intervention en rivière sont opaques, fermées, ignorées de l'immense majorité des riverains.

Etant nous-mêmes des acteurs engagés sur ces sujets, nous utiliserons donc ces données pour exposer aux juges et aux élus combien ces agents ont  procédé à une interprétation orientée, située à un extrême parmi la diversité réelle des options de la recherche appliquée. Et cela sans fondement dans la loi française, qui n’a jamais validé ces formes extrêmes de renaturation comme relevant d’une quelconque obligation ni d’une gestion équilibrée de l’eau. (C’est même le contraire : le droit français agrège des strates anciennes et nouvelles dont la cohérence ne permet pas d’exclure le facteur humain comme guide des choix publics.)

Une des informations du livre est d’ailleurs ce constat de fait : «Au-delà des rapports de force latents, de nombreuses publications analysent également les projets de restauration sous l'angle des conflits ouverts, ou du moins des oppositions qu'ils suscitent. Ces oppositions sont particulièrement fortes concernant certaines mesures de restauration. Les projets de restauration de continuité, notamment de suppression de barrages, qui entraînent généralement des bouleversements majeurs des paysages et des usages, apparaissent comme les plus controversés.»

Il y a donc bien un problème avec la continuité écologique destructrice. Parce qu’il y a des humains qui n’y voient aucune forme de justice ni de bienfait. Parce qu’il y a des non-humains (ouvrages, paysages, héritages, nouvelles biodiversités) suffisamment attracteurs pour susciter leur protection et la promotion d’une configuration alternative des eaux, des sédiments, des espèces, des modes d’existence. 

Une politique publique n’a pas pour vocation de créer des problèmes, mais de proposer des solutions : l’avenir de la continuité est donc en suspens. Le combat que nous menons avec les personnes, associations, collectifs, syndicats, élus dont la voix était ignorée ou marginalisée commence à porter ses fruits. 

Pour aller plus loin, il faudra penser et proposer une nouvelle direction de la restauration de rivière, dépassant par le haut les limites de son approche naturaliste, reposant sur un cadre démocratique plus élargi.  Il est de ce point de vue assez navrant que la direction générale environnement de la commission européenne ne soit pas informée de ces controverses dont les chercheurs observent qu’elles sont fréquentes, et ne propose que la «suppression d’obstacle» comme option de restauration de rivière dans le projet actuel de règlementation Restore Nature. Manifestement, les bureaucraties du sommet sont toujours coupées des réalités sociales à la base. Et elles semblent choisir pour les conseiller des experts peu informés (ou alors eux-mêmes biaisés par un engagement naturaliste assez situé). 

Il est important que le mouvement des ouvrages hydrauliques oppose non seulement la légitimité de son existence aux projets de destruction de cette existence, mais aussi ces travaux réalisés par des universitaires et scientifiques sur les controverses en cours concernant l’avenir des rivières.

Référence : Cottet M., Morandi B., Piégay H. (2021), What are the political, social, and economic issues in river restoration? Genealogy and current research issues, in Morandi, B.,Cottet, M., Piégay, H., River restoration: Political, social, and economic perspectives, John Wiley & Sons, chapter 1, 1-47.

25/10/2022

Les têtes de bassin versant ont aussi des eaux et sédiments pollués (Slaby et al 2022)

Alors que la directive cadre européenne sur l'eau a été adoptée en l'an 2000, le réseau de surveillance des pesticides et autres substances toxiques dans les rivières ou plans d'eau reste très lacunaire. Un groupe de chercheurs français montre que ces eaux et sédiments d'un étang ancien de tête de bassin sont contaminés par 26 substances différentes, pesticides ou produits de décomposition des pesticides. Les poissons montrent cependant une faible accumulation, hors l'herbicide prosulfocarbe. Mais les effets cumulés et croisés des expositions sur l'ensemble de la faune aquatique ou amphibie restent largement sous-documentés. Il est vrai que démolir et assécher cet étang ancien au nom de la continuité dite "écologique" pourrait éviter de se poser trop de questions... 

Résumé graphique de l'étude de Slaby et al 2022, art cit.


Le site étudié par Sylvain Slaby et ses collègues est un étang pisicicole ancien (15e siècle) situé dans la région Grand Est. Il est placé en amont d'un cours d'eau dans un petit bassin versant (81 ha), dominé par les terres arables (42 %) et les pâturages (49 %). Les cultures pratiquées dans ce bassin versant sont courantes dans la région (blé, orge, tournesol, colza, maïs ensilage).

Voici le résumé de leur étude :

"Plus de 20 ans après l'adoption de la directive-cadre sur l'eau, des lacunes importantes subsistent concernant l'état sanitaire des petites rivières et des masses d'eau en tête de bassin. Ces petits cours d'eau alimentent en eau un grand nombre de zones humides qui abritent une riche biodiversité. Plusieurs de ces plans d'eau sont des étangs dont la production est destinée à la consommation humaine ou au repeuplement d'autres milieux aquatiques. Cependant, ces écosystèmes sont exposés à des contaminants, notamment des pesticides et leurs produits de transformation. Ce travail vise à fournir des informations sur la distribution, la diversité et les concentrations des contaminants agricoles dans les compartiments abiotiques et biotiques d'un étang piscicole situé en tête de bassins versants. Au total, 20 pesticides et 20 produits de transformation ont été analysés par HPLC-ESI-MS/MS dans de l'eau et des sédiments prélevés mensuellement tout au long d'un cycle de production piscicole, et chez trois espèces de poissons au début et à la fin du cycle.

Les concentrations moyennes les plus élevées ont été trouvées pour le métazachlor-OXA (519,48 ± 56,52 ng.L-1) dans l'eau et le benzamide (4,23 ± 0,17 ng.g-1 en poids sec) dans les sédiments. Jusqu'à 20 contaminants ont été détectés par échantillon d'eau et 26 par échantillon de sédiments. Les produits de transformation de l'atrazine (interdit en Europe depuis 2003 mais encore largement utilisé dans d'autres parties du monde), du flufenacet, de l'imidaclopride (interdit en France depuis 2018), du métazachlore et du métolachlore étaient plus concentrés que leurs composés parents. Moins de contaminants ont été détectés chez les poissons, principalement du prosulfocarbe accumulé dans les organismes au cours du cycle.

Nos travaux apportent des données innovantes sur la contamination des petites masses d'eau situées en tête de bassin. Les produits de transformation avec la fréquence d'occurrence et les concentrations les plus élevées devraient être priorisés pour des études de surveillance environnementale supplémentaires, et des seuils de toxicité spécifiques devraient être définis. Peu de contaminants ont été trouvés dans les poissons, mais les résultats remettent en question l'utilisation à grande échelle du prosulfocarbe."

Discussion
La pollution des milieux aquatiques a pris une dimension massive à compter de la seconde partie du 20e siècle, tout comme des travaux lourds de recalibrage des cours d'eau permis par des engins mécaniques à énergie fossile. Même les têtes de bassin versant sont concernées, alors que certains prétendent que ces milieux seraient plus ou moins épargnés. Le réseau de surveillance mis en place à la suite de la DCE 2000 est très loin d'analyser l'ensemble des bassins, pas plus que l'ensemble des contaminants de l'eau et des sédiments. L'histoire retiendra qu'au début du 21e siècle, les administrations françaises de l'eau et de la biodiversité se sont livrées à une destruction acharnée des moulins et des étangs d'Ancien Régime pendant que les causes manifestes de dégradation de l'eau et de la biodiversité étaient minorées ou acceptées comme des fatalités. Mais peut-être que l'un va avec l'autre : procéder à des destructions spectaculaires et photogéniques pour ne pas avoir à engager des réformes difficiles de nos modes de production et de consommation? 

22/10/2022

Comprendre les rivières comme artefacts culturels

Nous publions une traduction du manifeste de l’archéologue Matt Edgeworth, auteur d’un livre paru voici une dizaine d’années déjà sur la réalité archéologique des modifications des flux d’eau par les sociétés humaines. Loin d’être analysable comme une anomalie industrielle récente,  la relation transformative de l’humanité à l’eau a commencé dès la préhistoire. L’ignorer, c’est entretenir une représentation fausse des fleuves et rivières, une incompréhension du devenir hybride de l’eau, entre puissance sauvage et appropriation sociale.  Ce texte est d’une actualité manifeste à l’heure où les politiques publiques en France et en Europe s’entichent d’un naturalisme amnésique, réducteur voire naïf, faisant comme si le destin culturel et naturel de l’eau n’était pas enchevêtré depuis des millénaires. Et appelé à le rester dans le flux incessant des eaux, des sédiments et des destinées humaines. Une écologie de l’Anthropocène ne pourra pas être une nostalgie d’un paradis perdu, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan imaginaire.


Un détail de la série de 15 cartes de la plaine inondable du Mississippi inférieur par le géologue Harold Fisk (Fisk 1944, United States Army Corps of Engineers), montrant les cours actuels et anciens de la rivière. 

Manifeste pour l’archéologie du flot*

par Matt Edgeworth

La matière peut être dans l'un des trois états principaux suivants : solide, liquide ou gazeux. Dans l'étude archéologique des paysages, la matière solide est prioritaire. Procurez-vous presque n'importe quel livre sur l'archéologie du paysage britannique et vous trouverez des matériaux solides mis en évidence, avec des matériaux fluides  liquides et gazeux laissés dans l'ombre. Les fleuves et les rivières sont la matière noire de l'archéologie du paysage (mais pas moins vibrante pour autant). Traversant le cœur des paysages, changeant de formes et d'états au fur et à mesure, ils sont rarement soumis au type d'analyse culturelle appliquée aux matériaux solides. L'eau qui coule a tendance à être considérée comme faisant partie d'un arrière-plan naturel sur lequel l'activité culturelle passée apparaît, à côté duquel se trouvent des sites, auquel une signification culturelle est appliquée ou dans lequel des éléments culturels sont placés, plutôt que comme ayant une dimension culturelle en soi. Or l'activité humaine, sous forme de modification des cours d'eau, est inextricablement liée au cycle dit «naturel» de l'eau. En tant qu'enchevêtrements dynamiques de forces naturelles et culturelles, les rivières ont le potentiel de remodeler le paysage et notre compréhension de celui-ci. Ce manifeste présente six raisons interdépendantes d'amener cette matière noire des paysages dans le domaine de l'étude archéologique.

1. Les rivières sont des artefacts culturels
Les rivières, en particulier dans les pays densément peuplés comme la Grande-Bretagne, sont parmi les caractéristiques du paysage les plus culturellement modifiées. Mais en utilisant le terme artefact, je ne veux pas seulement dire que les rivières et leur débit ont été façonnés artificiellement. Je veux dire aussi que, étant manipulés et contrôlés dans une certaine mesure, leur flux est utilisé pour façonner d'autres choses. À travers les moulins à eau, le flux a été déployé dans le passé pour façonner de nombreux matériaux et les transformer également en artefacts. Plus récemment, l'électricité produite par les centrales hydroélectriques sur les rivières a été transformée en d'innombrables utilisations pour façonner tous les aspects du monde industrialisé moderne. Le débit des rivières a même été utilisé en temps de guerre comme une arme. Les rivières modifiées et manipulées ont également changé la forme des deltas, des plaines inondables et d'autres reliefs à grande échelle.

2. Les rivières sont partiellement sauvages
Aussi façonnées, contrôlées et gérées soient-elles, les rivières ont aussi un aspect sauvage qui n'est pas entièrement prévisible, peuvent agir de manière inattendue et surprenante, et ont la capacité d'échapper au moins temporairement aux formes culturellement appliquées. Cette nature sauvage signifie que toute tentative de contrôler le flux ne sera pas simplement l'application d'une force culturelle sur une substance inerte et passive, car l'eau qui coule est un type de matière particulièrement vibrant, qui peut agir ou répondre de manière parfois imprévue et surprenante, nécessitant des contre-mesures. Cela fait de toute implication humaine avec les rivières davantage une lutte, un entrelacement, une confluence, un maillage, un assemblage ou un enchevêtrement. Quelle que soit la métaphore utilisée, c'est cette fusion dynamique de matériaux et d'agents naturels et culturels, se formant et déformant à travers le temps, qui rend l'étude archéologique des rivières si intéressante.

3. L'activité humaine et l'activité fluviale sont imbriquées
Auparavant, on supposait que l'activité fluviale et la formation des plaines inondables étaient principalement des processus naturels, donc non soumis à une analyse archéologique (culturelle). Mais il s'avère que bon nombre des modèles hydrologiques standard de l'érosion et de la sédimentation des rivières sont basés sur des études de cours d'eau qui - loin d'être naturels comme on le pensait - avaient en réalité fait l'objet de modifications humaines importantes dans le passé. Les preuves d'une intervention humaine extensive dans la morphologie des rivières et des plaines inondables sont claires pour le monde moderne, pas si évidentes pour les périodes antérieures. Pourtant, on le trouve, par exemple, dans l'Europe médiévale et le long des oueds du Proche-Orient ancien, comme des digues monumentales et des plaines inondables surélevées du fleuve Jaune en Chine. Pour leur part, les rivières se sont frayées un chemin dans le tissu même de l'existence humaine - traversant le centre des villes, sous les ponts, le long des parcs et des jardins, dans les écluses, les ponceaux et les tours de refroidissement. Les rivières coulent aussi à travers les rêves, les chansons, les dessins, les projets, les poèmes, les souvenirs et les mythes. Ils font partie de l'histoire humaine.

4. Comprendre les rivières implique de comprendre les activités humaines passées (et vice versa)
Il est maintenant temps d'en finir avec ces vieilles leçons de géographie physique et ces diagrammes omniprésents qui présentent le cycle hydrologique (évaporation → condensation → précipitations → débit → évaporation → etc.) comme des processus entièrement naturels, en quelque sorte séparés de l'activité humaine. En intervenant dans les schémas d'écoulement des rivières - soit directement (par la construction de barrages, la dérivation, le dragage, l'endiguement, le drainage, l'irrigation, etc.) ou indirectement (par la déforestation, les pratiques agricoles, etc.) - les humains ont fait partie du cycle de l'eau pendant des milliers d'années, affectant les flux de sédiments et les formations paysagères. Les rivières et les ruisseaux ont longtemps été des cyborgs (Haraway 1985) ou des hybrides (Latour 1993) – des assemblages dynamiques de matériaux, de flux et de forces, humains et non humains – tout en faisant partie d’autres cyborgs et hybrides. Les interventions humaines dans les cours d'eau sont aujourd'hui d'un ordre de grandeur beaucoup plus important, il est vrai, mais celles-ci restent sur des trajectoires historiques d'enchevêtrement homme-fleuve originaires d'un passé plus ou moins lointain. On pourrait se demander comment comprendre les fleuves et comment mettre en place des stratégies efficaces pour traiter les fleuves si ces trajectoires historiques ne sont pas prises en compte ?

5. Les rivières sont dangereuses, il est donc bon de penser avec elles
Comme lorsqu'un fleuve en crue détruit ou franchit ses rives artificielles et se creuse un nouveau chemin, l'écoulement menace toujours de rompre l'ordre culturel des choses. C'est précisément cet aspect dangereux et sauvage des rivières qui fait qu'elles sont bonnes à penser. Le flux a sa propre logique, qui fonctionne dans les tourbillons, les courants, les lignes de courant, les vortex et les turbulences, circulant autour et au-dessus de la logique des matériaux solides. Elle nous encourage à briser les polarités de pensée, telles que les oppositions rigides entre nature et culture, et à ne pas trop respecter les frontières entre différentes disciplines. Adopter une approche multidisciplinaire, s'appuyer à la fois sur les sciences naturelles et les études culturelles, passer d'une échelle d'analyse à l'autre, rechercher toujours des façons différentes de voir les choses, serait tout à fait conforme à l'archéologie des flots. Le flux lui-même nous met au défi d'adopter des formes d'investigation plus fluides et dynamiques. Penser en termes de flux conduit à mettre davantage l'accent sur les continuités – moins sur les discontinuités. Le simple fait d'introduire le flux dans le champ d'étude a le potentiel de changer radicalement notre façon de penser les choses.

6. L'eau qui coule fournit des modèles pour comprendre d'autres types d'écoulements paysagers
L'eau et la boue ne sont pas les seuls types de matériaux qui traversent les paysages archéologiques. Les personnes, les biens, l'argent, les véhicules, les troupeaux d'animaux et de nombreuses autres entités présentent des modèles de comportement fluides, laissant des traces dans les archives archéologiques. Les rivières et les ruisseaux ne sont pas non plus les seuls éléments matériels à canaliser l'écoulement. Sentiers, chemins creux, voies de procession, escaliers, halls de gare, panneaux de signalisation, berges de rue, câbles à fibres optiques, tourniquets de terrains de football, tracés de rues dans une ville et ainsi de suite – tous les flux de matériaux de chenal  d'un type ou d’un autre, l'un de ces flux étant le déplacement des archéologues eux-mêmes. Même les animaux peints dans les grottes de Lascaux attirent un flux vers eux, lorsqu'ils sont considérés à la lumière de la perspective d'un spectateur incarné se déplaçant à travers les grottes, au lieu de les étudier d'un point de vue fixe.
Que se passe-t-il si nous appliquons des modèles de flux à des preuves archéologiques qui n'étaient auparavant comprises que comme des matériaux solides ?

Références citées
Fisk, HN (1944) Enquête géologique de la vallée alluviale du fleuve Mississippi inférieur, rapport pour le US Army Corps of Engineers, Vicksburg, MS.
Haraway, D. (1985) « Un manifeste pour les cyborgs : science, technologie et féminisme socialiste dans les années 1980 », Socialist Review 80 : 65-108.
Latour, B. (1993) Nous n'avons jamais été modernes (Cambridge MA, Harvard University Press).

(*) NDT :  L’anglais « flow » est difficile à traduire ici. Le même terme signifie le débit et l’écoulement, mais ces mots ne sont pas toujours évocateurs en français. Le mot flux aurait pu être choisi, mais il a une dimension physique un peu détachée de la matérialité de l’eau (nous l’utilisons dans le corps du manifeste quand il est mieux approprié dans une phrase). Nous avons donc opté pour « flot » dans le titre, qui est aussi phonétiquement évocateur du « flow » anglais.

Remarques
Cet article est composé d'extraits d'un livre intitulé Fluid Pasts: Archaeology of Flow  de Matt Edgeworth, publié en septembre 2011 par Bristol Classical Press (Bloomsbury Academic). Le livre a commencé sa vie sous la forme d'un article intitulé «Rivers as Artifacts» écrit pour Archaeolog en 2008. Le «manifeste» a d'abord été présenté sous forme d'article lors de la session «Manifestos for Materials», TAG, Université de Bristol, 2010.

20/10/2022

La Vire, ses destructions d’ouvrages, ses sécheresses aggravées, ses migrateurs à la peine

Sur le fleuve côtier Vire comme dans de nombreuses rivières de l’Ouest de la France, les administrations et lobbies de la casse des ouvrages hydrauliques s’en sont donnés à cœur joie depuis 10 ans. On a dérasé, effacé, arasé du moulin en série, on a asséché de la retenue et du bief pareillement. Les pêcheurs en pointe du mouvement promettaient l’abondance retrouvée du poisson migrateur. Le Canard enchaîné ironise cette semaine sur le résultat en 2022 : une agglomération de Saint-Lô obligée de reposer en urgence un barrage sur la Vire pour son alimentation en eau menacée par les niveaux trop bas, et des poissons migrateurs pas en forme du tout. Nous apportons ici quelques données complémentaires sur l’évolution du saumon et de la grande alose de la Vire depuis 20 ans.  Et appelons une nouvelle fois les administrations comme les élus à changer immédiatement de politique. 


Hier on efface des ouvrages, aujourd'hui on en reconstruit en urgence. On proclame l'accélération de la transition bas-carbone mais on détruit des centrales hydro-électriques en 2022. Tout cela sur ordre du préfet, aux frais du contribuable et dans le département dont Mme Borne est l'élue... Quand va cesser le désastre de la continuité écologique destructrice?


Le Canard Enchaîné a mis de nouveau les pieds dans la mare boueuse de la continuité écologique, en évoquant la rivière Vire, en Normandie. Ce fleuve côtier est depuis 40 ans l’objet de l’acharnement de l’Office français de la biodiversité (ancien Conseil supérieur de la pêche) et du lobby des pêcheurs sportifs en vue d’en faire un des sites pilotes de la remontée des poissons migrateurs. 

Comme on le sait, ces officines affirment que les ouvrages de moulins ou de petites centrales hydro-électriques sont la première cause de disparition des grands migrateurs. Dans un premier temps, avec le plan Retour aux sources des années 1980, des passes à poissons ont été construites. Puis à compter de la fin des années 2000, la préfecture a satisfait les lobbies en exigeant également une gestion de vannes ouvertes en période de chômage des ouvrages. Enfin à partir de 2013, nous avons vu la mise en œuvre de la politique systématique de destruction des seuils sur le cours de la Vire.  Ce plan se poursuit encore en 2022, avec la démolition d'un site de production hydro-électrique. Alors même que la loi de 2021 a interdit la destruction de l’usage actuel ou potentiel des ouvrages hydrauliques, en particulier les moulins.

Un premier motif de rire (jaune) du Canard enchaîné est qu’à l’occasion de la sécheresse 2022, le gestionnaire a été obligé de construire en urgence un ouvrage de rehausse du lit là même où l’on faisait disparaitre les seuils anciens. Le niveau trop bas de la rivière menaçait l’alimentation en eau potable de Saint-Lô. Peut-être que les anciens riverains avaient compris ce phénomène mieux que la préfecture et ses clientèles ? En tout cas, comme les climatologues prédisent que de telles sécheresses ne peuvent que revenir plus fréquemment et intensément à horizon des décennies à venir, il vaudrait mieux que le gestionnaire public apporte une réponse convaincante au problème, au lieu de faire en urgence des chantiers chaque été pour compenser ce qu’il détruit. 

Les saumons et aloses ne suivent pas les attentes
Mais après tout, l’objectif de cette politique n’est pas l’humain (variable manifestement jugée négligeable par ses promoteurs), c'est le poisson migrateur. Que nous disent les chiffres à la station de comptage de Claies de Vire, où l’on enregistre chaque année la remontée de ces poissons ?

Le graphique ci-dessous montre l’évolution des remontées de saumon atlantique et de grande alose à Claies de Vire.



Que constate-t-on ?
  • Il existe une variation interannuelle forte
  • Les années à bas effectifs ne changent guère sur 20 ans, voire sont pires à la fin des mesures qu’au début
  • Le début de la destruction des seuils a été marqué par une hausse des effectifs (2013-2016) suivi par un effondrement ensuite pour les aloses et une baisse sensible pour les saumons (2017-2021)
  • En tout état de cause, on parle de la variation locale d’effectifs en restant dans le même ordre de grandeur de présence des espèces
  • Rien n’indique pour le moment un bon bilan coût-bénéfice des sommes conséquentes d’argent public dépensées et des coûts d'opportunité à ne pas avoir employé les ouvrages à des choses plus utiles (retenue d'eau, production d'énergie)
Les chiffres de 2022 ne sont pas donnés mais au dernier comptage de fin septembre, ils étaient assez catastrophiques (57 saumons, 749 aloses). Et la sécheresse 2022 n'a pas dû être très favorable à la colonisation ni à la reproduction. 

La promesse faite par le lobby des pêcheurs était pourtant simple : une fois supprimé l’ouvrage (obstacle à la montaison) et la retenue de l’ouvrage (dégradation de l’habitat), on doit voir une recolonisation du linéaire, un accès aux affluents, une hausse visible, durable et régulière des effectifs.

A date, ce n’est pas le cas. Alors on va chercher d’autres causes : les pollutions, les sécheresses, le réchauffement, la perturbation du cycle de vie en mer des poissons migrateurs, etc. Il aurait peut-être fallu y réfléchir avant. En attendant, on a détruit le patrimoine hydraulique, le paysage de vallée, le potentiel hydro-électrique bas-carbone sur la base d’une fausse promesse selon laquelle la destruction d’ouvrage serait la solution miracle pour les migrateurs.

Arrêtez le délire, vite
Nous demandons aux préfectures et aux élus de cesser ces politiques inefficaces et conflictuelles de destruction des sites des rivières, accordant un poids disproportionné à certains lobbies, nuisant à l’intérêt général et à la gestion équilibrée de l’eau, détournant une part notable de l'argent public de la biodiversité sur des espèces très ciblées au détriment d'autres enjeux. 

Nous leur demandons aussi de faire évoluer leur vision de la rivière. Que la politique publique vise à améliorer la condition des poissons migrateurs, c’est une chose normale et louable. On peut le faire sans détruire. Qu’elle nuise aux usages et patrimoines bénéfiques de la rivière à cette fin, ce n’est pas acceptable.

Par ailleurs, dans aucune politique publique de protection de la biodiversité on ne défend l’idée hors-sol que les milieux du 21e siècle pourraient retrouver les mêmes peuplements que sous l’Ancien Régime, l’Antiquité ou d’autres moments du passé. On vise à éviter l’extinction d’espèces, ce qui est évidemment légitime et nécessaire, mais pas à revenir aux effectifs de ces espèces dans le passé. Ce qui vaut pour l’ours ou le loup vaut pour le saumon ou l’alose : le projet de détruire et réprimer l’occupation humaine des bassins versants en vue uniquement de maximiser des poissons migrateurs sur chaque tronçon de rivière est un projet aberrant. C’est aussi un projet mono-orienté qui peut être nuisible à d’autres formes de biodiversité s’il menace la rétention d’eau et aggrave les rivières à sec sans zone refuge : on l'a observé un peu partout à l’occasion des sécheresses récentes. 

Il faut en prendre conscience et réviser la politique des cours d’eau, en s’attaquant à ce qui inquiète bien davantage les populations, et de nombreux chercheurs : la pollution de l’eau, le risque de sécheresse et de crue, le changement climatique. Or pour toutes ces politiques, l’ouvrage hydraulique est un allié à mobiliser, pas une réalité à faire disparaître. 

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Quelques travaux scientifiques :

19/10/2022

Ne commettons sur les retenues d'eau les mêmes erreurs que sur la continuité écologique

L'Office français de la biodiversité a organisé avec des syndicats de rivière une analyse de l'effet cumulé des retenues d'eau. Un colloque de restitution vient d'en rapporter les principales conclusions. Si des données intéressantes ont été récoltées, le colloque nous a aussi permis de constater le fossé béant entre la représentation de la nature de certains gestionnaires publics et la diversité des réalités de l'eau dans la société. Il existe en France 300 000 plans d'eau de plus de 100 m2 et probablement près d'un million au total. Envisager ce fait massif sous le seul angle d'une "dégradation de la nature" à corriger nous mène dans le mur. Ne commettons pas l'erreur déjà faite sur les ouvrages en lit mineur à l'occasion de la réforme ratée de continuité écologique. 


Une expertise collective Inrae-OFB avait été menée entre 2014 et 2016 sur les effets cumulés des retenues d'eau, sous la forme d'un passage en revue de la littérature scientifique. Pour les suites de cette expertise, une démarche a été lancée par l'Office français de la biodiversité (OFB), avec un appel à projets pour étudier les retenues sur des bassins versants. Six projets ont été sélectionnés, portés par des syndicats de rivière ou un parc naturel régional. En début de semaine se tenait le colloque de restitution de cette étude ICRA (Impact cumulé des retenues sur les milieux aquatiques). Nous y avons assisté en distanciel et voici nos observations. 

Quantification et qualification des retenues d'eau : un inventaire bienvenu
Le premier enjeu est déjà de qualifier et quantifier ce dont on parle. Il y a des plans d'eau en travers du lit mineur et d'autres en dérivation. Il y a des plans d'eau déconnectés du lit mineur, à une plus ou moins grande distance des cours d'eau. Il y a aussi des plans d'eau au niveau des sources, plus durs à qualifier puisqu'ils forment en quelque sorte la naissance du cours d'eau par ses sources qu'ils drainent en alimentation de la retenue. En outre, les propriétés physiques et fonctionnelles du plan d'eau sont importantes : superficie, profondeur, temps de résidence hydraulique, forme des berges, marnage saisonnier. Également d'intérêt : la date de construction, l'usage connu. Le CGEDD travaille à un inventaire national des plans d'eau (INPE) avec une quarantaine de descripteurs. L'outil devrait être rendu public dans sa première version en 2023. C'est appréciable, d'autant que les travaux présentés par les syndicats de rivière montre la diversité des plans d'eau et la difficulté de les répertorier. Selon les premières données, il y aurait environ 300 000 plans d'eau de plus de 100 m2 et n'étant pas des zones humides naturelles, environ 800 000 en incluant les moins de 100 m2. Mais c'est une estimation conservatrice, car les techniques altimétriques de détection (images aériennes et satellites) peuvent manquer les sites sous couverts forestiers ou à interprétation ambiguë sur les images. Selon des analyses faites sur un bassin versant, près de la moitié des retenues seraient apparues après les années 1950. Cet inventaire confirme selon nous ce que les universitaires Pascal Bartout et Laurent Touchart avaient pointé, il existe un limnosystème (réseau des points d'eaux lentes, calmes) et il est totalement négligé par l'interprétation administrative de la DCE, voire par la DCE elle-même qui a centré l'essentiel sur la réalité "rivière" ou très grand plan d'eau.

Quantité d'eau : modèles hydrologiques à revoir
Un modèle hydrologique vise à estimer comment évolue la quantité d'eau en surface et en nappe à différentes hypothèses. Les travaux présentés au colloque sont de ce point de vue très insuffisants, ce qui a été reconnu dans la communication de F. Habets. Un modèle doit en effet avoir les données d’entrée (pluviométrie, nappes) et d’usages (tous les prélèvements). Ce n'est pas forcément la retenue en elle-même qui prive le milieu ou l'aval d'eau, c'est d'abord l'usage qui en est fait, en particulier le pompage et la réalimentation de la retenue en période sèche. Un modèle prédictif (pour accompagner l'action et certifier des résultats futurs) doit aussi être couplé à un modèle hydroclimatique, pour savoir comment un milieu réagit demain à des manques ou excès d'eau d'origine météorologique, avec ou sans retenues. Ce point hydrologique est le plus important et le plus légitime : il y a pression quantitative sur l'eau dans certains bassins, mais l'eau est un bien commun, donc on doit veiller à ce que les usages n'affectent pas la ressource de manière immodérée ou injuste (que l’amont ne prive pas l’aval, que certains usages ne privent pas les autres). On doit aussi, ce qui n'était pas vraiment l'esprit du colloque, veiller au stockage de l'eau dont la nécessité sera plus forte. Mais pour le moment, le poids du facteur retenue n'est pas correctement isolé par le modèles, qui doivent s'améliorer. L'enjeu n'est pas simple, car la modélisation est contexte-dépendante (par exemple, un bassin cristallin n'est pas un bassin karstique, un bassin à forte demande d'irrigation n'est pas un bassin à faible usage agricole, etc.).

Température de l'eau : un impact sensible sur la thermie
Les mesures et les modèles sont plus simples à concevoir pour la température, encore qu'il existe des facteurs physiques de pondération à prendre en compte (débit, pente). Les travaux présentés confirment d'autres données déjà connues dans la littérature scientifique, les retenues modestes n'ayant pas de stratification thermique (eau froide en profondeur) et ne rejetant pas l'eau par le fond ont tendance à réchauffer l'eau. L'effet se fait sentir sur 500-1000 m à l'aval en général. Cet effet est lié à des facteurs aggravants (par exemple grande superficie, faible profondeur, fort temps de résidence hydraulique, construction en lit, relargage en surverse) ou atténuants (retenue en dérivation, ombrage des berges, relargage par le fond). La température peut poser des problèmes en tête de bassin à des espèces thermosensibles. Elle augmente aussi le risque de blooms de cyanobactéries, en lien à l'excès de nutriments (pollution ou défaut de curage régulier). La température est aussi liée à l'évaporation, mais le bilan d'évaporation n'a pas été fait dans ces travaux. 

Chimie de l'eau : des effets plutôt épurateurs
Les techniciens ayant fait des mesures chimiques ont confirmé ce que l'on savait déjà : les plans d'eau contribuent à épurer la rivière des nitrates et phosphates. Un travail mené dans une région minière a montré que les plans d'eau stockent aussi des produits dérivés de l'exploitation (arsenic, cadmium), ce qui pose problème pour le devenir de leurs sédiments (épandage interdit) et pour leurs choix de gestion (la suppression ou la destruction accidentelle de plans d'eau aboutirait à polluer le milieu de manière plus diffuse).

Biologie de l'eau : carences et biais d'analyse
Sans grande surprise, la présence de retenues d'eau va modifier les peuplements de la rivière en comparaison d'une autre qui en serait dénuée. Les indicateurs de la DCE ne sont pas les plus utiles si l'on veut une analyse fine de ce facteur biologique, car ils ont été conçus pour un score moyenné et à but réglementaire. Mais les intervenants n'ont pas été clairs sur les indicateurs alternatifs : chacun proposait les siens, sans rationnel convaincant sur ce qu'ils représentaient par rapport à la réalité biologique globale du système rivière-retenue. Au-delà, ce point de la biologie est l'un des plus insatisfaisants de notre point de vue. Toutes les présentations ont été faites selon le même angle : la biologie d'une rivière anthropisée s'apprécie par écart avec une rivière naturelle, l’objet rivière doit être le référentiel permettant de juger tout  le reste. Ce n'est pas notre analyse : une rivière anthropisée est à accepter comme telle, c'est la réalité dont on part et dont on parle, le processus d’anthropisation dure depuis des millénaires, avec des accélérations par époque. Par ailleurs, aucun syndicat n'a envisagé la retenue comme milieu à part entière et donc comme objet d'étude biologique, aucun n'a analysé la biodiversité de la retenue vue comme biotope et non vue comme impact. Or la retenue est aussi un "milieu aquatique" et l’OFB parlait bien d’un "effet sur les milieux aquatiques" comme objectif de l’étude. Ce dédain est en net décalage avec la recherche scientifique européenne de plus en plus fournie sur les écosystèmes d'origine artificielle de type mares, étangs, plans d’eau, lacs peu profonds. Et ce sera forcément un point contentieux si ce déni persiste : l'OFB doit impérativement commanditer des campagnes d'observation sur les écosystèmes anthropiques. Les retenues ont aussi des faunes et flores inféodées, il faut voir comment les plantes, les invertébrés, les poissons, les mammifères, les oiseaux, les amphibiens, les reptiles etc. y vivent, en eau ou sur berge. En particulier quand l’idéologie dominante de gestion exprimée lors du colloque semble de détruire et assécher ces retenues : cela ne doit pas être possible sans étude d’impact à échelle du site et du bassin, sans connaissance des peuplements des retenues et des effets de leurs éventuelles disparitions, sans création a minima d’une autre zone humide présentant la même superficie, etc. Besoin de connaissance mais également obligation juridique : le droit permet déjà d'engager un contentieux pour la destruction d'un milieu aquatique et humide sans étude ni compensation, cela sans faire la distinction entre milieu d'origine naturelle ou d'origine anthropique. C'est la méconnaissance du droit par les propriétaires de plans d'eau qui les mène à engager des destructions sans précaution ni compensation, ainsi que le manque de vigilance des protecteurs de l'environnement sur ces milieux-là, hélas.  

Droit des retenues : la confusion
La dimension juridique ne faisait pas partie de la recherche demandée, pourtant elle a été souvent évoquée dans les comptes-rendus. Il a existé une période un peu laxiste dans la gestion de l'eau, en gros les trente glorieuses avant la loi sur l’eau de 1992. Des travaux ont été menés sans base juridique claire. Certains affirment qu'ils sont "illégaux" mais si aucune déclaration ni autorisation n'était nécessaire à l'époque, le point est discutable (la loi n'est pas rétroactive). En revanche, la règlementation s'applique et il a été suggéré (sans quantification) que le débit réservé de certaines retenues reliées au lit mineur n'est pas respecté. C’est évidemment anormal quand c’est le cas. Nous avons besoin de transparence et de débat sur ce sujet juridique, c'est essentiel dans un état de droit. Il faut que les citoyens mais aussi le personnel public de l'eau y soient sensibilisés : on voit certes des ignorances, des négligences et des abus de propriétaires privés, mais on voit aussi des gestionnaires publics pensant que des approximations juridiques sont tolérables, ce qui ne passe pas en contentieux. (A cet égard, nous avons été quelque peu inquiet d'entendre un chargé de rivière qui se vantait de faire pression pour détruire des retenues de particulier au motif qu’elles seraient "sans usage", et cela sans tenir compte des usages familiaux...) 

Histoire, géographie, sociologie, économie et services écosystémiques de la retenue : le grand vide
Ce point nous a le plus désolé  : le cahier des charges de l'OFB n'a pas intégré la nécessité de comprendre l'histoire, les représentations et les usages des retenues. L'usage le plus cité est l'agriculture, mais en fait les discussions révèlent qu'il y a beaucoup de types de propriétaires et que beaucoup de retenues sont sans usage agricole. La notion de "sans usage" est problématique, puisque l'usage familial et affectif d'une retenue est un cas observé, de même qu'un usage collectif d'agrément dans un village, un usage d’association de pêche, etc. On a observé un angle utilitariste dans les discussions du colloque: l'usage devrait être directement économique ou d'eau potable, les usages sociaux sont négligés ou perçus comme non légitimes. Pourquoi cette indifférence aux sciences sociales et humanités de l’eau? Pourquoi ne pas chercher à mesurer les services écosystémiques, attestés par la recherche? Les acteurs présents (syndicats de rivière, fonctionnaires eau et biodiversité, techniciens fédés pêche, etc.) et prenant la parole semblent tous partager une idéologie naturaliste, un angle de vision posant une nature idéale et référentielle sans humain ou avec très peu d’humains, une analyse des écarts à cet idéal définissant autant de problèmes à résoudre. Nulle part il n'y a une vision de la rivière et du bassin versant comme co-construction de la nature et de la culture, nulle part il n'y a une sensibilité au facteur humain alors que l'humain est la force directrice à l'Anthropocène (ces centaines de milliers de retenues ont bien l'humain comme origine). Nous pensons d'une part que cette posture "hémiplégique" est intenable, elle ne correspond pas à la réalité ; d'autre part que la tentative d'intervention réglementaire et gestionnaire sur des bases aussi fragiles ne ferait que multiplier les contentieux juridiques et conflits sociaux qui accompagnent déjà aujourd'hui les "renaturations". Il est important que le personnel en charge de l'écologie pense à l'économie et à la société, tout comme le personnel en charge de l'économie et de la société doit de son côté penser à l'écologie. L'eau, ce n'est pas juste une question naturelle et il faut assez urgemment faire évoluer cette vision chez le gestionnaire en assurant des formations plus diversifiées. 

Conclusion : ne répétons pas les mêmes erreurs que la continuité écologique
Au final, cette démarche ICRA et le colloque de restitution nous ont laissé un sentiment mitigé. D'un côté, un gros travail a été mené, la compréhension de la réalité des retenues a progressé, le sujet est reconnu comme d'importance. Il est clair que les pressions sur la ressource en eau et les risques accrus apportés par le changement climatique doivent mener à une gestion attentive et raisonnable, ce qui ne fut pas toujours le cas au 20e siècle et ne l’est toujours pas sur nombre de bassins. Il existe aussi un enjeu de bonne gestion écologique de la retenue (au lieu de n'envisager que sa disparition), car les traits fonctionnels des ouvrages comptent pour les rendre plus ou moins accueillants à la biodiversité, plus ou moins impactants sur la thermie, etc. D'un autre côté, les résultats ne sont pas assez fouillés et complets pour être opérationnels, les observables recherchés ont des biais manifestes, le mépris de principe pour un plan d'eau artificiel est intenable pour les futurs rapports sociaux au bord de l'eau (et pour la biodiversité elle-même, répétons-le). Les acteurs qui procèdent à ce travail montrent une vision trop homogène et une idéologie trop décalée de celles présentes dans la société. Nous risquons de reproduire les mêmes erreurs que sur la continuité écologique : une sous-estimation de l'ampleur des modifications humaines du bassin versant et de leur caractère souvent non réversible, une indifférence aux habitats semi-naturels d'origine anthropique, une ignorance voire une hostilité aux usages que les gens ont des retenues ou aux agréments qu'ils en tirent, une précipitation à vouloir faire des règles alors qu'on comprend mal la réalité concernée par ces règles. 

Il est vraiment nécessaire que l'eau soit gérée de manière plus ouverte et plus inclusive au niveau de sa réflexion publique, avec bien sûr la présence forte d'enjeux hydrologiques et écologiques, mais en évitant la cécité aux enjeux sociaux et économiques, à la diversité des rapports entre les humains et les non-humains autour de l'eau. En évitant aussi l'illusion que l'on pourrait restaurer partout une nature sauvage ou une nature antérieure à l'Anthropocène. Les humains seront toujours sur les bassins versants en 2050 et en 2100, il est même probable que l'obligation de relocaliser des activités productives et récréatives va renforcer cette présence. Aucune gestion apaisée et efficace de l'eau n'est possible sans intégrer cela, y compris dans les métriques et les indicateurs que la société (pas seulement ses experts) se donne.

17/10/2022

Les ministères de l'écologie et de l'énergie sont-ils toujours prisonniers des lobbies qui bloquent la transition bas-carbone?

Agnès Pannier-Runacher (ministre de la transition énergétique) a donné un mauvais signal lors d'un échange à l'Assemblée nationale sur la petite hydro-électricité. La ministre semble ignorer que la loi a déjà demandé au gouvernement de mobiliser cette énergie face à l'urgence climatique en 2019, que la loi a aussi déjà demandé au gouvernement de cesser toute destruction de l'usage d'un ouvrage en 2021, que son administration est déjà en carence fautive pour ne pas exécuter ces lois votées par les représentants élus des citoyens. Cela fait beaucoup d'oublis. Si Mme Pannier-Runacher et M. Béchu devaient continuer à donner la prime aux lobbies sur les lois, nous serions contraints d'assigner leur gouvernement en justice. La France souffre de pénurie d'eau et d'énergie, elle est engagée dans une crise dont on comprend chaque jour davantage l'ampleur: les destructions d'ouvrages de retenue et les entraves à la production d'hydro-életricité n'ont plus aucune place dans les politiques publiques du pays.


Dans un échange à l'Assemblée nationale, la députée Florence Lasserre a lancé un appel à développer la petite hydro-électricité dans le cadre de la politique nationale de réponse à la pénurie énergétique et au réchauffement climatique.

La ministre Agnès Pannier-Runacher a fait une réponse dilatoire, affirmant que l'hydro-életricité présentait des "confits des usages" et que la ressource en eau pouvait manquer, renvoyant à son collègue Christophe Béchu qui n'est pourtant pas en charge de l'énergie.

Madame la ministre semble ignorer que l'hydro-életricité a l'image la plus favorable de toutes les énergies, avec 90% d'avis positifs (sondage SER 2021). Si "conflit" il y a, ils sont menés par une ultra-minorité militante bien connue (essentiellement une fraction des pêcheurs de loisir) qui ne représente pas la société française et qui n'a pas vocation à dicter la politique énergétique du pays. Cela fait 100 ans que quelques micro-secteurs de l'opinion s'opposent à l'énergie hydraulique, on ne va pas revenir sans cesse là-dessus ni accorder un poids démesuré à ces récriminations marginales alors qu'il faut désormais décarboner la France dans moins de 30 ans. 

Madame la ministre semble aussi ignorer que la programmation énergétique pluri-annuelle comme la stratégie nationale bas-carbone prévoyant le renforcement de la production hydraulique en 2050, cela suppose de faire croître l'appareil de production, en particulier si le changement climatique provoque des aléas hydriques et des années moins productives. Et qu'en tout état de cause, le gouvernement ne peut pas dire aux citoyens "chaque kWh compte" tout en continuant à entraver par les procédures disproportionnées de son administration les gens qui veulent produire ces kWh. 

Madame la ministre semble enfin ignorer que la loi d'accélération de l'énergie renouvelable discutée à la fin de ce mois a pour but d'en finir avec les blocages de la transition énergétique, donc qu'il faut précisément réduire (et non encourager) les entraves ultra-minoritaires sur l'énergie hydraulique. La loi de 2019 a déjà exigé que le gouvernement mobilise la petite hydro-électricité face à l'urgence écologique et climatique. La loi de 2021 a déjà interdit de détruire l'usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques. Il faut appliquer les lois: est-ce si compliqué ? Un ministre doit diriger son administration, pas se faire dicter par elle ses politiques. 

Nous appelons par ailleurs Mme Pannier-Runacher et M. Béchu à engager la demande qui leur a été faite en septembre dernier d'un cadrage urgent des services administratifs en vue d'appliquer les dispositions nouvelles du code de l'environnement et les décisions récentes de la jurisprudence. Dans l'hypothèse où les ministres se murent dans le silence, laissent l'administration dériver dans l'arbitraire, donnent la prime aux lobbies contre les lois, nous devrions engager contentieux contre le gouvernement. 

A nos lecteurs : si ce n'est fait, téléchargez et envoyez à vos parlementaires les trois documents suivants, ou allez en discuter à leur permanence parlementaire. Les ouvrages hydrauliques permettent la régulation de l'eau, la production d'énergie, l'adaptation climatique. Ils sont liés aux politiques publiques essentielles de notre pays et il est peu supportable de voir le gouvernement procrastiner sur ce sujet. C'est le rôle des députés et des sénateurs de le rappeler. Déjà sous Nicolas Hulot, sous François de Rugy, sous Barbara Pompili, les parlementaires ont dû imposer leurs vues à des ministres de l'écologie prisonniers de clientèles dont les objectifs sont contraires à l'intérêt général.

15/10/2022

La recherche scientifique va-t-elle enfin étudier les ouvrages hydrauliques autrement que comme "impact"?

A la conférence Integrative Science Rivers tenue à Lyon l’été dernier, neuf chercheurs français ont appelé à une démarche scientifique pluridisciplinaire pour éclairer tous les effets de la restauration de continuité écologique. Ces chercheurs emploient le terme juste de «socio-écosystème» pour désigner la rivière. Nous commentons ici leur point de vue, et nous les invitons à constater que la recherche dont ils sont représentants a surtout été intéressée ces 20 dernières années par la compréhension des ouvrages hydrauliques comme «impact» à faire disparaître. Alors, quand commence-t-on à les étudier autrement? 


Maria Alp et ses collègues sont intervenus à la conférence IS Rivers pour exposer leur analyse des effets de la restauration écologique sur les systèmes fluviaux, faite à partir d’une revue de la littérature scientifique et grise. Voici le résumé de leur intervention :
«La réglementation environnementale, à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale, détermine des objectifs écologiques pour la gestion des rivières. Elle incite les acteurs publics en France à mettre en place une politique ambitieuse de restauration des cours d’eau. Or, les rivières ne peuvent aujourd’hui être dissociées des nombreux usages anthropiques dont elles font l’objet. Cela rend nécessaire de les envisager dans des perspectives multiples et d’intégrer les connaissances de plusieurs disciplines pour comprendre et éventuellement prédire les effets d’un projet de restauration sur les différents compartiments de ces socio-écosystèmes. Nous nous sommes focalisés sur la restauration de la continuité écologique, enjeu d’un débat public très animé en France, et avons réalisé une analyse interdisciplinaire d’un corpus bibliographique large. L’étude poursuit deux objectifs principaux : 1) identifier les limites des connaissances scientifiques actuelles sur les effets de la restauration de la continuité écologique des rivières; 2) identifier les points de vigilance qui pourraient être déterminants pour la trajectoire prise par le socio-écosystème fluvial suite à un projet de restauration. Sans viser une synthèse exhaustive, ce travail propose une perspective interdisciplinaire sur le sujet et encourage les chercheurs et les praticiens travaillant sur la restauration des cours d’eau à s’approprier la complexité des socio-écosystèmes que forment les rivières, de façon à gagner en assurance face aux inévitables incertitudes associées au choix de restaurer, ou de ne pas restaurer. »
Les chercheurs rappellent  que les sciences de l’environnement ont acquis des outils plus performants pour prédire l’évolution d’une rivière depuis un état initial et selon un choix de restauration : modélisation des habitats, du réseau trophique, des flux géniques, etc. 

Ils soulignent néanmoins que la dépendance au contexte de chaque projet crée des inconnues et incertitudes : héritage de la pollution, niveau des populations sources d'espèces cibles, usage des sols dans le bassin fluvial, situation socio-économique locale, variations des conditions climatiques, occurrence d'inondations majeures, etc. L’échelle de temps de la réponse du milieu à une restauration écologique est aussi variable : «plusieurs décennies peuvent être nécessaires aux communautés aquatiques pour trouver un nouvel équilibre». En outre, la restauration écologique a des effets sur la vie de la rivière et des riverains : «Bien que principalement guidée par des objectifs écologiques, la restauration des rivières affecte inévitablement les questions socio-économiques liées aux rivières, notamment la gestion des risques (par exemple, la lutte contre les inondations et la pollution), la diversité de leurs utilisations (par exemple, la production hydroélectrique, la navigation, le tourisme) et la perception des rivières par la population locale (par exemple, attachement émotionnel à des paysages spécifiques)».

Ces points sont soulignés dans la littérature sur la restauration écologique, mais ils progressent lentement faute de rigueur dans le suivi de projet : «La rareté des données de haute qualité et à long terme suite aux projets de restauration, ainsi que la rareté des projets où les effets environnementaux et sociaux de la restauration sont documentés avec rigueur, limitent notre capacité à faire progresser nos connaissances sur les effets de la restauration. Nous insistons ainsi sur l'importance cruciale d'une surveillance à long terme qui doit commencer bien avant le projet de restauration lui-même et doit être associée à une standardisation, un stockage et une gestion rigoureux des données.»

Finalement, les auteurs soulignent «l'importance de créer une culture commune de la rivière entre les acteurs concernés par un éventuel projet de restauration ainsi qu'entre les différentes disciplines de recherche concernées par le thème de la restauration fluviale», en pointant que «la restauration de la continuité de la rivière concerne toujours un territoire spécifique avec contexte écologique et social spécifique, et elle doit être considérée dans le contexte de la trajectoire à long terme de ce socio-écosystème spécifique».

Discussion
Nous notons avec intérêt l’usage de la notion de «socio-écosystème», actant le fait que la rivière n’est pas simplement un fait de nature, mais aussi un fait de culture, une réalité hybride. Reste une énigme : cette vue existait déjà dans des textes des années 1980-1990 à l’occasion notamment d’ateliers du Piren, or elle semble avoir été marginalisée ensuite au profit d’un «naturalisme» moins riche, moins ouvert, consistant seulement à voir l’eau dans ses paramètres physiques, chimiques et surtout biologiques. La faiblesse de sciences sociales et humanités de l'eau s'observe dans l'ensemble de la recherche sur ce thème, comme l'ont montré récemment deux chercheurs. Il est cependant dommage que la communauté scientifique attende les années 2020 et l’échec relatif d’une politique publique (continuité écologique) pour se souvenir que systèmes sociaux et systèmes naturels ne sont pas dissociables. Encore plus dommage que cette communauté n’alerte pas de temps en temps le décideur sur les problèmes prévisibles que rencontrera toute politique naturaliste ignorant la part humaine des modifications de la nature. 

Concernant la continuité écologique, on remarquera que la continuité latérale ne fait pas à notre connaissance l’objet d’opposition à haute intensité, hors la difficulté locale d’acquérir le foncier riverain indispensable. Pas grand monde ne s’oppose à la recréation de zones humides ou d’annexes des lits, au reprofilage de berge, au reméandrage ou à la recharge sédimentaire de lit. Au pire le ratio coût-bénéfice de ces opérations est discuté, ce qui n’est pas toujours illégitime eu égard à la dimension encore expérimentale de la restauration écologique et au manque de suivi sérieux des effets

Le problème s’est en fait concentré sur un phénomène précis : le choix de la continuité longitudinale par destruction des ouvrages hydrauliques, de leurs milieux, de leurs fonctions, de leurs usages. De toute évidence, l’opposition suscitée par ce choix de restauration a révélé un défaut préalable de compréhension de la réalité du socio-écosystème de la rivière. 

Le cas des moulins
Prenons le cas des moulins. Il est intéressant puisque, en dehors des grands fleuves  et des zones urbaines, ces sites représentent probablement entre la moitié et les trois-quarts des «obstacles à l’écoulement» référencés sur les petits et moyennes rivières en France. Le moulin n’est pas juste un «vestige», il représente avec l’étang piscicole et la canalisation urbaine la plus ancienne et la plus répandue des interventions techniques humaines sur le lit mineur ayant des traces toujours présentes aujourd’hui. Outre ses biefs (canaux) qui, dans certaines zones, sont quasiment les dernières annexes latérales du lit mineur dans la plaine d’inondation. Dans bien des vallées, on peut faire l’hypothèse (à vérifier par la recherche) que la rivière aménagée par ces ouvrages à compter du Moyen Âge a pu créer au fil du temps un état écologique alternatif relativement stable, certes différent de celui d’une rivière non-aménagée, mais dont le supposé défaut de «fonctionnalité» reste à caractériser au cas par cas et à échelle du bassin (non pas à décréter a priori par rapport à un modèle théorique de rivière libre).

Combien peut-on compter de publications scientifiques sur ces moulins depuis la loi sur l’eau de 1992 et plus encore celle de 2006 ayant inauguré la politique de «continuité écologique» (longitudinale)? Est-ce que les sciences se sont penchées sur une réalité aussi massive de dizaines de milliers d’ouvrages en rivières (110 000 à leur plus forte présence au 19e siècle) dont plus de 10 000 en rivières classées restauration de continuité écologique, des ouvrages ayant contribué à façonner l’histoire, le paysage, la morphologie, l’hydrologie et la biologie de nombreux bassins? Est-ce que l’acteur « moulin », qui compte deux fédérations et des centaines d’associations, qui conserve une place symbolique et une présence hydraulique dans tant de villages, a été envisagé par les sciences humaines, sociales et politiques? Ne serait-ce que pour des raisons pratiques, y a-t-il eu un effort savant pour caractériser la diversité fonctionnelle des ouvrages de moulin, de leurs impacts hydrologiques, piscicoles et sédimentaires, de leur priorité de traitement?

Pour assurer une veille sur ce sujet, nous pouvons témoigner que peu de choses ont été publiées en recherche revue par les pairs, en dehors de trop rares travaux de géographie sociale (souvent motivés par des controverses), en histoire environnementale et analyse géomorphologique sur la longue durée, ainsi que de récentes avancées autour du « limnosystème », des états semi-lotiques et des écotones de transition. 

Une culture partagée suppose une recherche diversifiée
Le manque d'investigation scientifique sur la réalité des ouvrages hydrauliques et de leurs différentes dimensions est un problème. Il regarde aussi la direction de la recherche, le choix de ses objets, la collecte des faits, la formation des praticiens, l’information du décideur public et en dernier ressort du citoyen. 
  • Si nous devons partager une «culture de la rivière», il faut encore que cette culture soit correctement informée, et non biaisée au départ par une avalanche d’études sur certains aspects et une négligence quasi-complète sur d’autres. 
  • Si la rivière est un socio-écosystème, il nous faut comprendre comment le «socio» et l’«éco» se déploient et interagissent, non seulement dans la société actuelle, mais aussi dans la construction historique des rivières et de leurs bassins versants, qui co-détermine leur dynamique présente et future. 
  • Si les praticiens de la restauration doivent intégrer le «contexte local», il leur faut pour cela des grilles d’analyse et des méthodologies, donc un travail scientifique antérieur de compréhension des réalités (et non de réduction des réalités à un seul angle en vue d’un seul objectif). 
  • Si la restauration écologique veut être acceptable et acceptée, elle peut difficilement se présenter sur un territoire en disant du moulin (comme de bien d’autres) «c'est juste un impact», c’est-à-dire en avançant (même sous la sophistication de concepts savants) une idéologie assez brutale de la nature «normale» sans humain et de l’humain comme présence «anormale» dans un milieu, en négligeant aussi l’évidence matérielle des habitats d’origine anthropique en place autour des ouvrages.
La conférence IS Rivers proposait dans son programme 4 visites techniques dont deux sur des sites industriels, Génissiat (CNR) et Romanche Gavet (EDF). Il nous semble probable que le ton des visites ne consistait pas à promouvoir la disparition hydraulique de ces éléments du patrimoine industriel et la vie économique locale. Or le même raisonnement s’applique à des petits sites qui, fussent-ils simplement des moulins, des étangs, des plans d’eau, des canaux, sont l’objet d’un attachement riverain, ont des usages familiaux, sociaux ou économiques, ont toujours des dimensions culturelles, symboliques et imaginaires, sont parfois là depuis des siècles et disposent alors de singularités hydro-écologiques d’intérêt. 

Les associations, syndicats et collectifs attachés à la défense et à la valorisation des ouvrages hydrauliques pour des raisons patrimoniales, culturelles, énergétiques, économiques ou autres accueilleront à bras ouverts des doctorants ou des chercheurs voulant étudier ces ouvrages et leur hydrosystème local, dans le contexte de leur bassin, selon un angle pluridisciplinaire. L’invitation est lancée : à la recherche de dire si elle est intéressée !

Référence : Maria Alp, Fanny Arnaud, Carole Barthélémy, Marylise Cottet, Christelle Gramaglia, et al. Taking an Interdisciplinary perspective to disentangle complex effects of restoring ecological continuity in riverine socio-ecosystems.  4ème Conférence internationale I.S.Rivers, Jul 2022, Lyon, France. Hal-03760362

13/10/2022

Une nouvelle estimation du productible des moulins à eau en France

La fédération de moulins FFAM vient de produire une très intéressante analyse du potentiel de production des moulins à eau en France. L'avantage de sa méthodologie est qu'elle part des données du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Office français de la biodiversité. Les moulins à eau représentent plus de 800 MW de potentiel hydro-électrique à équiper, soit un gisement très appréciable pour la plus populaire des énergies renouvelables – surtout quand elle s'installe sur un site traditionnel de moulin déjà en place depuis des siècles! La politique publique d'encouragement et d'accompagnement de la remise en service des moulins à eau est une urgence face à la crise climatique et à la pénurie énergétique. 

A compter de la loi sur l'eau de 2006, l'Office français de la biodiversité (OFB), qui s'appelait alors l'Onema, a créé une base descriptive des "obstacles à l'écoulement" sur le lit mineur : buses, seuils, barrages, digues, écluses, ponts, etc. La base compte déjà plus de 100 000 entrées, et elle n'est pas encore complète. 

La FFAM est partie de cette base pour analyser la part des moulins à eau dans le ROE et pour étudier leur capacité de production hydro-électrique. L'exercice n'est pas facile car le ROE n'a pas été renseigné dès le départ avec la typologie et l'origine de chaque ouvrage hydraulique, ni toujours avec la hauteur de chute utile. Un modèle a donc été conçu à partir des données renseignées pour extrapoler, avec contrôle sur un territoire.

Il ressort les chiffres-clés suivants :
- 103 867 ouvrages sont décrits dans le ROE dont 87 827 encore présents (19 000 détruits),
- 60% des ouvrages ont des informations,
- on peut estimer que 70% des ouvrages du ROE sont à l'origine des moulins à eau,
- 36 000 moulins sont équipables de turbine (avec chute suffisante de plus de 1,2 m)
- la puissance estimée est de 802 MW
- le productible estimé est de 2,8 TWh

Ces chiffres sont cohérents avec ceux de l'étude Punys et al 2019, qui arrivait à un ordre de grandeur de 3 à 4 TWh mais en incluant la production par roue, et non seulement par turbine. L'étude de la FFAM est d'ailleurs conservatrice puisqu'elle part pour les turbines d'une hypothèse de 3500 heures de production pleine puissance (sur les 8760 heures d'une année). Beaucoup de petits sites producteurs de nos adhérents sont légèrement sous-équipés par rapport au débit pour assurer une plage de production plus large dans l'année.

Nous demandons à nos lecteurs de télécharger cette étude et de la diffuser à leurs députés et sénateurs, qui examinent le projet de loi d'accélération de l'énergie renouvelable en fin de ce mois. 

Il convient aussi d'envoyer ce travail sur votre rivière aux maires, aux responsables du syndicat de bassin, aux responsables "eau" de la préfecture, dont le rôle est d'engager chaque territoire dans la transition énergétique. La loi en fait déjà obligation depuis 2019 dans le cas de la petite hydro-électricité, tout comme la loi interdit la destruction de l'usage actuel et potentiel d'un ouvrage hydraulique depuis 2021. Mais il faut maintenant traduire ces lois en réalité donc agir, notamment accompagner la relance du maximum de moulins à eau sur chaque bassin versant. 

Nous attendons que le ministère de la transition écologique, les services publics de l'Etat, des établissements publics et des collectivités accomplissent leur devoir d'intérêt général et concrétisent les orientations définies par le parlement. 

11/10/2022

Observations à Florence Habets sur les retenues si mal aimées (par certains...)

L'hydrogéologue Florence Habets, par ailleurs conseillère scientifique de l'agence de l'eau Seine Normandie, donne un portrait fort négatif des retenues d'eau dans un entretien au journal Le Monde. Quelques réponses.


Les riverains ne sont pas convaincus (ni satisfaits) des effets concrets des effacements d'ouvrages promus par l'écologie de la renaturation. Affirmer que le bilan est positif pour l'atténuation des effets des sécheresses et pour la qualité de vie est pour le moins étonnant...


Ce n'est pas la première fois que le journal Le Monde choisit de donner la parole à des experts avançant une image uniquement négative des ouvrages et retenues en rivière (voir ici et ici). L'entretien publié ce 11 octobre 2022 avec Florence Habets ne déroge pas à cette ligne. Voici des extraits et nos commentaires.
«Quant à la problématique des retenues destinées à l’irrigation agricole, elle revient à considérer que la ressource qui y est stockée appartient aux exploitants. Qu’en est-il de la préservation du milieu dans ces conditions ? Certes les dispositions réglementaires imposent de conserver une part du débit des rivières pour les écosystèmes, mais il s’agit seulement d’un pourcentage fixé à 10 % précisément. Or ces retenues sont souvent situées les unes derrière les autres dans le bassin versant. Ainsi on réserve 10 % de l’une, puis de l’autre, puis de la troisième, et à la fin, il ne reste plus rien en aval.»
Cette vue est présentée de manière trompeuse, voire inexacte. Le débit réservé consiste, pour un ouvrage hydraulique, à laisser en permanence 10% du module (débit moyen annuel) dans le lit de la rivière. Ce n’est évidemment pas 10% du débit d’étiage, ce dernier étant parfois inférieur au débit réservé. Quand une retenue est alimentée par l’amont à moins de 10% du module, elle se vide progressivement en été puisqu’elle doit transmettre à l’aval l’eau stockée. La formulation choisie donne ici à penser que la première retenue laisse 10%, la seconde 1%, la troisième 0,1%, etc. Mais non, chaque retenue doit laisser 10% du module en fonction de sa situation dans le bassin versant (le débit n’est pas le même en amont et en aval d'une rivière). 

Par ailleurs, de nombreuses rivières du Sud de la France seraient infréquentables par les touristes en été si leur débit n’était pas soutenu par des réservoirs amont, qui compensent justement les très faibles pluviométries de certains bassins menant à des débits d’étiage faibles voire nuls. Pourquoi ne pas le dire? Pourquoi réduire la retenue à une représentation un peu simpliste d’un dispositif qui ne servirait pas à retenir l’eau? Nous ne sommes pas en France dans la situation du Colorado ou d’autres fleuves de régions arides dont le lit disparaît à force d’usages immodérés. Le bilan des retenues en régions non arides peut être positif pour les différentes formes de sécheresses (voir le détail des simulations de Wan et al 2018 sur une projection climatique d'ici 2100)
«La polémique sur la nécessaire continuité écologique hydrologique montre qu’il y a des progrès à faire sur la compréhension du cycle de l’eau : les gens ont l’impression qu’en l’arrêtant entre deux seuils où elle stagne et se réchauffe, ils la sauvent, mais c’est faux. La rivière peut apparaître à sec quand elle s’infiltre alors qu’elle s’écoule sous la surface, puis ressort plus loin. Laisser l’eau s’écouler est le meilleur moyen de sauver l’environnement. Sinon les poissons ont le choix entre la prison et la mort.»
Les «gens» ne sont pas idiots : il est clair pour tout le monde qu’une retenue ne crée pas d’eau, elle se contente de la retenir. Ce faisant et tout au long de l’année, une retenue et ses diversions latérales tendent à stocker davantage l’eau que le lit seul de la rivière. 

Des travaux ont montré que la destruction des retenues mène parfois à des lits incisés, des cours plus rapides, une baisse de la nappe d’accompagnement, moins de débordements  latéraux qui aident à recharger les sols et aquifères, etc. (voir Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Ces travaux confirment une idée assez simple à comprendre : si vous transformez la rivière en chenal de drainage rapide de l’eau d’hiver et de printemps en excès, vous évacuez  l’eau plus vite, vous stockez et répartissez moins l’eau tout au long de l’année, pas seulement en été. Le fait de ralentir l’écoulement (sur les sols versants comme sur les lits) a toujours été associé dans les manuels d’hydrologie au fait d’augmenter la saturation en eau d’un milieu local. Or c'est justement le but, préserver l’eau partout dans les bassins versants en saison de pluie pour réduire le risque de manque d'eau en saison sèche.

De plus, s’il y a beaucoup de retenues sur les rivières françaises depuis le Moyen Age (plusieurs centaines de milliers en intégrant tous les types de retenues) et dans le sillage de l’occupation néolithique avec création du petit cycle de l’eau, c’est qu’il y a toujours eu beaucoup besoin de retenir l’eau pour différents usages sociaux et économiques – abreuvement des troupeaux, irrigation, énergie, pisciculture, tamponnage de crue, etc. L’humain n’est pas très différent de ce point de vue du castor qui, lorsqu’il colonise une vallée, construit des successions d’ouvrages pour maintenir un habitat aquatique favorable.

Enfin, comment peut-on parler de «continuité hydrologique» alors que l’on observe des assecs, y compris des assecs favorisés par des destructions d’ouvrages, accélérations de l’écoulement, incisions de lits ? La continuité temporelle du débit fait partie des 4 dimensions de la continuité, et il paraît assez évident qu’une rivière avec assecs répétés aura une biodiversité aquatique moindre qu’une rivière en eau. Le poisson (comme bien d’autres espèces) meurt quand il n’a plus d’eau.
« D’autre part, les retenues et les plans d’eau génèrent une forte évaporation et une augmentation des températures qui favorise des proliférations de cyanobactéries et de toxines. Un printemps peu nuageux favorise la présence d’algues, l’eau devient plus turbide, elle stocke alors encore plus la chaleur. Ces phénomènes appelés « blooms » se multiplient, on les observe notamment au Canada. C’est inquiétant, il en va de l’avenir de nos plans d’eau. »
L’évaporation des retenues est à mesurer selon les types de retenues (rappelons que l’OFB en distingue 23 types différents selon leur position par rapport au lit, leur hydraulicité etc.). Des travaux de mesure de l’évaporation sur les milieux sont rares. Ceux menés pour comparer des plans d’eau artificiels à d’autres milieux naturels (prairie humide, forêt) montrent que les retenues de type étangs évaporent moins à l’année, donc que leur bilan annuel est positif pour le stockage (Aldomany et al 2020). 

Et pour le vivant aquatique comme pour le riverain, qu’est-ce qui est préférable : une retenue à demi-évaporée, mais qui a encore de l’eau, ou un assec? Le bilan d’évaporation ne doit pas divertir du bilan hydrique : reste-t-il oui ou non de l’eau de surface pour la survie des espèces qui en dépendent selon les choix faits sur les retenues?

Sur les risques de blooms, il est bon de rappeler qu’une retenue se gère, que ce soit un lac, un étang, un réservoir, un plan d’eau, etc. Il serait préférable que l’administration de l’eau vise à des règles simples et des procédures efficaces qui encouragent la gestion hydraulique, au lieu de l’actuel bazar règlementaire qui décourage les propriétaires et gestionnaires, aboutissant parfois à des ouvrages mal entretenus. Il serait aussi préférable que cette administration donne des conseils de gestion écologique utile de ces retenues, au lieu de s'accrocher au dogme de leur disparition qui a déjà échoué largement. Mais concernant les blooms, la moindre des choses est de rappeler que les retenues ne sont pas responsables des excès de nutriments dans les eaux : la France serait avisée  de réduire les pollutions à la source, de limiter ainsi l’eutrophisation et l’hypoxie qui en découlent. 

De manière générale, l’expertise collective Irstea-OFB menée voici quelques années  avait conclu que nous étions en défaut de connaissances scientifiques solides sur les effets cumulés des retenues. Il faut pour cela des campagnes de mesures de terrain sur toutes les dimensions de ces retenues avant de tirer des conclusions, en incluant
  • la diversité climatique, géologique, hydrologique, écologique des bassins versants, 
  • la diversité des retenues et ouvrages dont on parle, 
  • la diversité des services écosystémiques attendus par la société (jusqu’à une quarantaine de services rendus pour les plans d’eau, cf Janssen et al 2020). 
Au final, il est évident qu'une retenue d'eau peut avoir des effets négatifs et positifs, dépendant de sa conception, de sa gestion, des besoins des milieux et de ceux des humains. Mais le choix de ne proposer que des appréciations négatives et de passer sous silence les nombreux effets positifs des ouvrages humains ne permet pas de créer un débat éclairé.