04/01/2013

Les seuils et barrages nuisent-ils à l'auto-épuration des rivières? Quand l'Onema contredit... l'Onema

Dans sa brochure grand public sur la continuité écologique (Onema 2010), l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques compte parmi les effets négatifs des seuils « une diminution de la capacité auto-épuratrice du cours d’eau ». Cette assertion est appuyée par une référence à un travail de Namour 1999 (une thèse de doctorat, que nous n'avons pu nous procurer). Cet argument des seuils, glacis, radiers et autres petits barrages empêchant  l'auto-épuration des cours d'eau est assez fréquemment entendu. Il avait été opposé l'an dernier à la Commune de Semur-en-Auxois par le syndicat de rivière Sirtava et son bureau d'études Cariçaie.

Qu'en est-il au juste ?

Pour répondre à cette question, on dispose d'une référence intéressante : trois chercheurs de l'Onema et du Cemagref (aujourd'hui Irstea) ont produit en 2011 une synthèse des références disponibles sur cette question de l'auto-épuration en lien avec l'hydromorphologie (Oraison et al 2011). Leur travail s'adosse à plus de 70 références scientifiques dont la grande majorité date des années 2000. Il est donc plus complet et plus à jour que la référence choisie par l'Onema pour s'adresser au grand public.

Auto-épuration, eutrophisation : quelques rappels
L'auto-épuration désigne la capacité d'un cours d'eau à éliminer des substances nocives pour la vie aquatique. Le phénomène concerne principalement des nutriments, et notamment les molécules dérivées de l'azote et du phosphore qui sont les principaux responsables de l'eutrophisation. Cette eutrophisation s'inscrit dans le cycle normal de certains plans d'eau. Par exemple un lac totalement naturel sera initialement oligotrophe (pauvre en nutriments), avec une eau très pure et une biomasse faible. Ce lac accumule des matières organiques, qui le feront passer au stade mésotrophe, puis eutrophe. En fin de vie, il devient un marécage et se comble définitivement. (Pour une approche générale voir, outre l'article commenté, Dégrémont 1989 ou Schriver-Mazzuoli 2012).

L'eutrophisation désigne cependant le forçage artificiel et d'origine humaine du contenu en nutriments azotés et phosphorés des rivières. L'excès provient principalement de l'agriculture pour l'azote (engrais, lisier), de l'agriculture, de l'industrie et des effluents domestiques d'épuration pour le phosphore (chimie, parachimie, agro-alimentaire). Si azote, phosphore et matière organique sont indispensables à la vie (base de la chaîne trophique), leur excès induit un déséquilibre en cours d'eau et notamment un excès de végétation (prolifération algale) qui diminue l'oxygène disponible, produit parfois des toxines et nuit globalement à la biodiversité des milieux aquatiques. La charge en nutriments tend à se transporter vers l'aval, et les zones estuariennes et littorales souffrent souvent d'accumulations importantes.

On observe par exemple dans la courbe ci-contre extraite de l'étude que la biodiversité des macro-invertébrés d'un cours d'eau (ordonnées, le nombre de genres) connaît un maximum pour une certaine concentration de phosphore (entre 0,1 et 0,3 mg/l, en abcisses) : le défaut comme l'excès ne seront pas des conditions optimales.

Les trois voies
de l'auto-épuration

Comme on le sait, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme dans la nature. Une rivière peut éliminer des excès de molécules par trois voies d'auto-épuration :

- l'échange physique, qui peut être un transfert gazeux vers l'atmosphère ou un transfert solide vers le sol (sédimentation et adsorption des particules en suspension) ;

- l'échange biologique et chimique, par voie bactérienne ou végétale, aboutissant à la minéralisation des substances concernées ou à leur transformation (absorption par des racines d'arbes en berge, nitrification et dénitrification bactériennes) ;

- l'exportation, qui peut être naturelle (par exemple les émergences d'éphémères qui ont consommé des communautés bactériennes dans leur première phase de vie) ou humaine (faucardage, curage).

Les auteurs rappellent ainsi les travaux de Newbold sur le cycle de vie des molécules, ayant montré qu'en moyenne et sur un petit cours d'eau forestier, une molécule dissoute va parcourir moins de 200 mètres.

Cycles de l'azote et du phosphore
Les cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore sont assez différents. L'azote se caractérise par une phase gazeuse (di-azote atmosphérique) importante dans son cycle, que l'on peut résumer très sommairement ainsi : di-azote > ammoniaque > nitrites > nitrates > di-azote. Un moyen très efficace d'éliminer l'azote en excès des rivières est donc de le transformer en gaz, ce que font des bactéries spécialisées dans la consommation de nitrites et de nitrates (outre le di-azote gazeux, ces bactéries produisent des oxydes nitrique et nitreux). Le processus est appelé dénitrification. L'azote peut aussi être assimilé, adsorbé ou exporté.

Le phosphore en revanche ne connaît pas la phase gazeuse de l'azote, et son élimination est donc plus difficile. Il peut se minéraliser et se sédimenter en phosphates par réactions avec divers ions (fer, aluminium, calcium, etc.), mais ce processus demande des conditions complexes : une eau à la fois calme (pour ne pas transporter rapidement le phosphore) avec de l'oxygène disponible (pour nourrir l'oxydoréduction), deux conditions qui sont rarement remplies de façon simultanée (les eaux stagnantes sont plutôt hypoxiques ou anoxiques, c'est-à-dire pauvres en oxygène dissous). Pour le phosphore (et en partie pour l'azote), l'auto-épuration la plus efficace se fera au niveau des berges, des lits majeurs et des plaines inondables : les rivières y déposent une partie de leurs nutriments en excès lors des crues, et le retrait des eaux permet des processus d'infiltration, adsorption et sédimentation.

Mécanismes complexes,
résultats parfois négatifs de la restauration hydromorphologique

Qu'il s'agisse d'études de terrain ou de modèles, les chercheur de l'Onema et d'Irstea soulignent l'extrême complexité des cycles de l'azote et du phosphore, avec une grande diversité de conditions pour comprendre la capacité auto-épuratrice des rivières. Outre la charge imposée par les activités humaines en intrants, entrent en ligne de compte des facteurs aussi divers que les variations de débit, la nature du substrat, la présence et la largeur de la ripisylve, la nature de la couverture du sol et de la végétation, la forme des écoulements latéraux et longitudinaux, le climat, l'occupation anthropique des sols.

La conséquence en est que l'intervention humaine pour accroître les capacités auto-épuratrices des rivières n'a aucune garantie de résultats, d'autant qu'azote et phosphore demandent des conditions assez différentes voire antagonistes d'élimination. Federica Oraison et ses collègues observent ainsi : «L'évaluation des bénéfices apportés du point de vue des nutriments par la restauration hydromorphologique reste difficile : on observe des variations importantes des résultats obtenus positifs ou négatifs, parfois pour une même méthode. Les expériences montrent tout de même des voies d'exploration à approfondir».

Parmi ces voies, on peut citer : la triple bande en berge (zone arborée non exploitée, zone arbustive exploitée, zone herbacée) formant une zone tampon, la reconnexion des voies secondaires et plaines alluviales, la ralentissement du débit par restauration de méandres améliorant la sédimentation, le retour des arbres et végétations sur une bande rivulaire ou plus large (ripisylve) permettant un stockage direct et un apport organique. Mais ces solutions restent dans une large mesure expérimentales et, comme le rappellent les auteurs, sans garantie de résultat à ce jour.

La meilleure solution reste donc de ne pas sur-solliciter les capacités auto-épuratrices des rivières, c'est-à-dire de limiter avant tout la pollution chimique à la source. Hélas, la France est loin du compte comme en témoigne la procédure de la Commission européenne contre notre pays pour sa mauvaise application de la directive nitrates.

Seuils et barrages : des effets négatifs sur l'auto-épuration observés après arasement
Qu'en est-il des seuils et barrages? Le thème est abordé dans un court paragraphe de l'étude – ce qui ne témoigne pas vraiment du caractère central de la question pour l'auto-épuration des cours d'eau – et il se trouve que dans la seule étude de suivi citée par les auteurs (Ahearn et Dahlgren 2005), le résultat a été négatif.

L'effacement d'un seuil de 3 m formant une retenue de 13.000 m^2 a ainsi rendu la zone exportatrice de phosphore et d'azote par remobilisation des sédiments.  Federica Oraison et ses collègues sont donc obligés de conclure : «Les études post-arasement sont souvent trop récentes ou de trop courte durée pour observer un retour à un fonctionnement non influencé par les travaux». Une conclusion rejointe dans un autre travail récent de Jean-René Malavoi et Damin Salgues : «La cinétique d’épuration est modifiée sans que l’on sache réellement aujourd’hui si les conséquences sont positives ou négatives sur la qualité de l’eau.» (Malavoi et Salgues 2011).

On peut cependant observer que rien, dans le travail des chercheurs, n'indique que les seuils pourraient avoir un effet aggravant sur l'auto-épuration.

Dans le cas de l'azote, c'est même le contraire qui paraît probable au regard de la description physico-chimique et biologique de la dénitrification. Celle-ci demande des écoulements variés, des débits plutôt lents que rapides et des zones anaérobies, trois conditions qu'apportent justement les seuils, glacis et petits barrages de rivière au droit de leur retenue. Le gain est moins manifeste pour le phosphore car si le dépôt particulaire en eaux calmes est favorable, les conditions anoxiques de fond ne le sont pas pour l'oxydoréduction.

Il faut ajouter qu'une retenue de bief bien entretenue conduit à l'exportation de la rivière des nutriments lors des travaux de curage des sédiments. (Sur ce point, il est tout à fait exact que certains propriétaires d'ouvrages manquent à leur devoir d'entretien et la "reconquête des bonnes pratiques hydrauliques" aurait un effet plus directement bénéfique que certains choix de "reconquêtes des milieux aquatiques" à l'assise scientifique encore fragile et au résultats inégaux, voire contreproductifs.)

Inversement, une accélération du débit consécutive à l'arasement systématique des seuils (moindre dissipation de l'énergie cinétique dans les turbulences) formerait une condition défavorable, puisque les nutriments rejoindraient plus rapidement les fleuves et les estuaires, avec une moindre opportunité de métabolisation ou sédimentation.

En conclusion
Si l'on résume les enseignements de cette publication Onema / Cemagref permettant de répondre à la question posée en titre, à savoir le rôle des seuils dans l'auto-épuration :
• les biefs et retenues semblent jouer le rôle d'une "zone tampon" contribuer à stocker des effluents et à en éliminer certains par échanges gazeux / sédimentaires (ou extraction) ;
• leur effacement peut conduire à une aggravation de l'eutrophisation à court terme, éventuellement à long terme ;
• la vitesse d'écoulement du flot est un facteur déterminant de l'auto-épuration et son accélération par suppression des obstacles transversaux à l'écoulement aggraverait plutôt les choses ;
• les opérations de restauration hydromorphologique sont encore à ce jour très expérimentales et la littérature scientifique montre qu'elles donnent parfois des résultats négatifs sur l'auto-épuration ;
• la diminution des intrants (pollution chimique à la source) reste le principal enjeu pour les rivières.

Comme nous avons déjà pu le déplorer à plusieurs reprises (ici et ici), l'Onema tient un double discours selon qu'il s'adresse au grand public et aux décideurs d'un côté, aux chercheurs et ingénieurs de l'autre. Toute autorité en charge de l'environnement a un devoir d'information impartiale, exhaustive et pluraliste des citoyens : on observe que dans le cas de la suppression des  seuils et barrages à fin de continuité écologique, ce devoir est manifestement sacrifié à la justification purement politique de mesures précipitées.

Bien qu'il n'existe à ce jour aucune démonstration scientifique du rôle négatif des seuils dans l'auto-épuration des rivières, et même quelques indices d'un rôle positif, les syndicats de rivière reprennent souvent sur le terrain ce message qu'ils ont entendu sous sa forme simplifiée et non-argumentée. De la même manière, sur les fonds publics des Agences de l'eau et des communes, ces syndicats promettent fréquemment de renforcer l'auto-épuration de la rivière par sa restauration hydromorphologique, alors que les études de terrain comme les modèles incitent à la prudence et la modestie. Ainsi qu'au discernement et à la bonne hiérarchie des priorités dans la dépense d'argent public. (Pour un exemple parmi d'autres en Côte d'Or d'un enthousiasme auto-épurateur un peu déplacé au regard des travaux que nous venons de commenter, voir par exemple Smeaboa 2010 pour le plan Ouche, p.34).

Sur le fond, et c'est bien cela qui importe, le principal problème reste la qualité de nos rivières. La France n'est pas aujourd'hui en état de la garantir, et si l'on en croit le jugement des experts européens, elle n'est pas même en état de la mesurer correctement. Sur les masses d'eaux analysées, les pollutions chimiques restent un problème majeur, malgré les efforts consentis pour les combattre (voir par exemple le diagnostic des bassins Armançon et Haute-Seine). Les Agences de l'eau viennent d'annoncer, avec leur 10e Programme 2013-2018,  une dépense de 1,9 milliard d'euros pour la continuité écologique : au regard du retard français dans les conditions de base de qualité chimique et écologique que l'Union européenne juge prioritaires pour l'eau, cet arbitrage doit faire de toute urgence l'objet d'un débat démocratique.

Références citées
Ahearn DS, RA Dahlgren (2005), Sediment and nutrient dynamics following a low-head dam removal at Murphy Creek, California, Limnol. Oceanogr., 50, 6, 1752-1762.
Dégrémont (1989), Memento technique de l'eau.
Malavoi JR, D Salgues (2011), Arasement et dérasement de seuils. Aide à la définition du cahier des charges pour les études de faisabilité. Compartiments hydromorphologie et hydroécologie, Onema-Cemagref.
Namour P. (1999). Auto-épuration des rejets organiques domestiques. Nature de la matière organique résiduaire et son effet en rivière, Lyon 1, Université Claude Bernard, 164
Onema (2010), Pourquoi rétablir la continuité écologique ?, Journées d'information du 5 mai 2010.
Oraison F, Y Souchon, K Van Loy (2011), Restaurer l'hydromorphologie des cours d'eau et mieux maîtriser les nutriments : une voie commune ?, Onema-Cemagref.
Schriver-Mazzuoli L (2012), La gestion durable de l'eau, Dunod.
Smeaboa (2010), SAGE et contrat de rivière de la vallée de l'Ouche, Diagnostic.

21/12/2012

Potentiel micro-hydraulique en Côte d'Or: une approche historique

Dans la première partie du XXe siècle, la société dijonnaise Fonderies et ateliers de construction de l'Est (ancienne usine Darnel-Bosshardt) a équipé en turbines hydrauliques 142 fermes, moulins et usines de Côte d'Or, dans 82 communes différentes. Grâce aux données très précises rassemblées dans le catalogue de ce constructeur, il a été possible de reconstituer la puissance totale installée, et d'estimer ce qu'elle pourrait représenter aujourd'hui.

Le résultat est très intéressant : 2,3 MW de puissance, 10 GWh de productible annuel (équivalent de la consommation électrique de 2000 foyers et équivalent de revenus annuels de 1 million d'euros). Presque tous les sites ainsi équipés au XXe siècle peuvent être remis en production en ce début de XXIe siècle, alors que la transition énergétique exige de trouver des formes originales et locales de production durable d'électricité. (Voir le bilan des Assises de l'énergie.)

Cette étude ne porte que sur 142 sites renseignés par le catalogue des Fonderies dijonnaises, mais le Référentiel des obstacles à l'écoulement totalise 770 seuils et barrages en rivières. Autant dire que la micro-hydro-électricité représente une niche importante d'énergie, de ressources et d'emplois pour nos territoires.

Bonne lecture !

A télécharger (lien pdf) : Hydrauxois (2012), Hier et demain : le potentiel micro-hydraulique en Côte d'Or. Une étude à partir du catalogue FACE-Darnel-Bosshardt, 14 pages.

A lire en complément : 10 questions & réponses sur l'hydro-électricité

Onema: poursuite des échanges

M. Jean-Michel Zammite (délégué interrégional Onema Bourgogne Franche-Comté) a répondu à notre courrier du 10 décembre 2012. Nous l'en remercions, quoique nous regrettions de ne pouvoir communiquer avec l'Office que par de tels échanges de lettres recommandées. Notre réponse est publique, parce que d'une manière ou d'une autre, il faudra dans les prochains mois que les acteurs de l'eau – Onema, DDT, Agence de l'eau ou syndicat de rivière – assument leurs arbitrages actuels dans le débat démocratique, et non dans la confidence de décisions lointaines.

Des données difficiles d'accès et peu lisibles
M. Zammite nous fait savoir que l'Onema n'est en charge « que des données piscicoles », et à terme seulement des « données hydromorphologiques ». Il nous a par ailleurs indiqué le site où l'on pouvait consulter les données des relevés piscicoles. Nous lui en sommes gré et nous ne manquerons d'en analyser le contenu. M. Zammite nous informe que les services des Agences de l'eau pertinentes pour la Côte d'Or (trois bassins hydrographiques différents) sont les interlocuteurs pour nos demandes complémentaires. Dont acte – M. Bastien Pellet (Agende de l'eau Seine-Normandie) nous avait déjà orienté vers le site du réseau de surveillance, qui hélas n'a pas répondu à notre requête, les fiches de contenu du réseau n'étant pas accessibles (par exemple, voici ce que donne Nod-sur-Seine, URL Not Found).  Nous reformulerons donc la demande à l'Agence jusqu'à obtenir une réponse claire.

Nous nous étonnons cependant que l'Onema ne dispose pas de l'ensemble des données sur les rivières puisque sur son site, l'Office a mis en avant dès 2009 son rôle de coordinateur national du SIE (système d'information sur l'eau), en charge notamment de l'interopérabilité des données, des référentiels et des méthodologies. Il faut croire que 3 ans après cette annonce, les données ne sont toujours pas coordonnées au point qu'il soit aisé de les transmettre.

Si la publication des données en ligne est bienvenue, nous ne pouvons que déplorer l'extrême fragmentation et complexité de leur accès  : aujourd'hui, aucun citoyen ne peut raisonnablement s'informer sur l'ensemble des mesures faites sur sa rivière, qui paraissent dispersées au gré de divers répertoires (voir notre article sur le problème). Les Agences de l'eau ayant choisi un découpage en masses d'eau et ce découpage intéressant au premier chef les riverains de chacune d'entre elles, il serait infiniment plus transparent et accessible de centraliser les informations disponibles selon ce critère. Et d'assortir chaque masse d'eau d'une fiche de synthèse et explication des mesures réalisées. Cela permettrait une meilleure compréhension des facteurs de qualité ou de dégradation de l'eau – et l'absence éventuelle de mesures serait à elle seule une information utile sur notre niveau réel de connaissance des milieux aquatiques.

La connectivité écologique n'est qu'une condition
parmi beaucoup d'autres du bon état écologique

En l'état des justifications avancées pour le classement des cours d'eau de Seine-Normandie, force est de constater que nous ne disposons pas de l'ensemble des données (jugées indispensables par l'Union européenne) pour statuer sur l'état écologique des rivières et les dispositions les plus urgentes de nature à améliorer cet état. Il existe un déficit apparent de connaissance, que l'Onema reconnaît d'ailleurs au gré de publications ou de colloques assez confidentiels (voir ici ou ici), en contraste avec sa communication grand public où les incertitudes sur les connaissances des milieux aquatiques ne sont guère mises en avant.

Sur les bassins de notre région dépendant de Seine-Normandie (Haute Seine, Armançon, Serein, Cure, soit Seine Amont et Yonne Amont), il est inexact de laisser entendre aux citoyens et aux élus que la simple gestion des obstacles à l'écoulement permettrait d'atteindre le « bon état écologique » en 2015, ou en 2021. Pour prétendre à ce bon état écologique, il faut encore que les administrations de l'eau affichent des mesures correctes et cohérentes entre elles sur de nombreux paramètres : HAP, métaux, dérivés azotés, dérivés phosphorés, phytosanitaires, pH, oxygène, carbone, berges, ripisylves, hydrologie (écoulement, granulométrie, etc.), indices biologiques de qualité (macrobenthique, macrophyte, diatomée, poisson), etc.

Tant que ces données ne sont pas intégralement rendues publiques sur chaque masse d'eau, il existera une légitime suspicion sur leur inexistence même. Le problème n'est pas l'absence d'action, puisqu'on observe dans les SAGE ou les SDAGE qu'elles sont fort nombreuses. C'est la justification,  la cohérence et l'efficacité de ces actions qui doivent être exposées de manière plus transparente, étant donné le coût des politiques publiques de l'eau et leur financement par l'impôt.

Urgente nécessité d'un débat démocratique sur l'eau en Côte d'Or
Pour le seul domaine des obstacles à l'écoulement, il faudra également que les administrations de l'eau expliquent publiquement les raisons pour lesquelles les principaux « points noirs » de la circulation piscicole et du transit sédimentaire semblent sélectivement épargnés par l'obligation d'aménagement immédiat découlant du nouveau classement des rivières de Seine-Normandie : barrages de Pont, Grosbois-en-Montagne, Cercey (VNF), Pannecière (Seine Grands Lacs), Chaumeçon ou Crescent (EDF), etc. Selon notre analyse, aucun de ces obstacles massifs ne sera concerné par un aménagement, contrairement aux nombreux seuils et petits barrages des communes ou des particuliers

Si l'Etat n'aménage ni n'efface les ouvrages hydrauliques dont il est à divers titres le propriétaire, alors même que la hauteur de ces ouvrages représente des obstacles majeurs en dévalaison ou montaison piscicole, et alors même qu'il existe des solutions techniques de franchissement pour ces ouvrages (décrites depuis longtemps par les experts de l'Onema), ce même Etat peinera de toute évidence à faire partager sa (bonne) foi dans l'urgence des réformes qu'il promeut.

Ces problèmes ne sont pas seulement techniques, ils sont avant tout démocratiques. Aucune décision n'est légitime si elle n'est précédée d'une information complète et accompagnée d'une concertation approfondie. Les parlementaires ayant voté la Loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 n'ont certainement pas voté en toute connaissance de cause l'effacement programmé du patrimoine hydraulique français et de son potentiel énergétique. Idem pour les élus qui participent aux commissions locales de l'eau ou aux comités de bassin. Or les arbitrages actuels des Agences de l'eau, de l'Onema et de certains syndicats de rivière conduisent à cette issue, sans garantie qu'il en résulte un bon état écologique au sens que l'Europe a donné à ce terme.

Pour combler ce déficit démocratique manifeste, Hydrauxois en coordination avec d'autres associations de notre département lancera en 2013 un débat citoyen sur les priorités et les modalités de l'action publique dans le domaine de l'eau. Ce sera l'occasion de faire la lumière sur toutes ces questions. Et nous ne doutons pas que l'Onema participera de bon coeur à ce débat.

20/12/2012

Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune

A l'occasion d'un colloque européen dont les actes viennent d'être publiés, une équipe franco-belge de neuf chercheurs a fait le point sur la connaissance des déterminants de la santé des populations des truites communes européennes (Salmo trutta sp., la plus fréquente dans nos rivières étant la Salmo trutta fario). Ces chercheurs appartiennent à diverses institutions spécialisées dans la connaissance des milieux aquatiques : Irstea, Onema, Inra, EDF R&D, Ecogea, Université de Liège.

Hasard du calendrier, cette recension que nous avions préparée survient en même temps que le classement des rivières de Seine-Normandie. Elle est précisément l'occasion d'en souligner quelques limites.

5 phase du cycle de vie et autant d'enjeux
Les auteurs ont divisé le cycle de vie du poisson en 5 phases : œuf, alevins dans son sac vitellin, alevin, juvénile, adulte. La période de fraie a lieu de novembre à février, à certaines conditions de température et débit. Elle est accompagnée d'un comportement migratoire de quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Le taux de retour dans l'habitat originel (homing) est variable et non observé dans toutes les populations.  Les juvéniles émergent à partir de mars, avec des taux de survie dépendant de conditions physiques et biologiques. Une truite commune vit en moyenne 4 ans, avec des sites favorables à 7 ans et des cas très rares à 12 ans. Les mâles arrivent à maturité vers 2 ans, les femelles vers 3 ans. Ces dernières ont une fécondité de 1000 à 2000 œufs par kilo de masse corporelle.

Pour chacune des phases du développement, les auteurs ont rassemblé leur expérience de terrain et la littérature scientifique disponible, ainsi que l'avis d'un comité de 15 experts de la truite (dont la moitié avait réalisé sa thèse sur ce poisson). Il en ressort qu'à chaque période du cycle de vie de la truite correspondent des stress environnementaux pouvant avoir des effets dommageables sur les individus, donc sur la capacité de renouvellement de la population. Par exemple, la présence d'un substrat de sables grossiers et graviers pour le fraie, ainsi que la vitesse de l'eau au niveau de ce substrat, un taux de fines (matières organiques ou minérales à faible granulométrie) inférieur à 20% pour les embryons dépendant du sac vitellin, de même qu'un niveau correct d'oxygène et d'azote dans les eaux interstitielles,  une température inférieure à 17 °C pour les juvéniles et 21°C pour les adultes, la continuité longitudinale ou latérale pour les migrations précédant le fraie, etc.

Un tableau de synthèse (cliquer l'image pour agrandir) permet d'observer les facteurs connus sur la qualité piscicole des populations de truites. Il ressort que les premiers stages de développement de la truite sont les plus critiques, une densité assez importante de 30 à 50 individus (alevins) par 100m^2 étant regardée comme seuil de bonne santé de la population.

Des incertitudes reconnues
L'intérêt de cette communication réside bien sûr dans la démarche de synthèse cohérente des connaissances, mais également dans le fait que les chercheurs reconnaissent le caractère encore très parcellaire de celles-ci. Ils écrivent ainsi :

« Un consensus global a émergé sur la difficulté d'identification de critères robustes permettant une évaluation précise de la fonction des populations de truites en terme d'abondances, de biomasses, de structures populationnelles et d'usage de l'habitat (taux d'occupation). Il existe la même incertitude sur l'évaluation de la viabilité de la population, en l'occurrence le nombre minimum de poissons nécessaire pour assurer l'autorenouvellement de la population […] La comparaison entre les processus physiques reflétant des degrés variés d'altération [du milieu] et les structures de population pourrait améliorer notre connaissance de la fonction des populations. Une information complémentaire est essentielle pour améliorer le diagnostic fondé sur les paramètres physiques, qui ne reflète pas la variabilité de la réponse des populations en fonction du degré d'altération, l'importance du contexte physique et les phénomènes compensatoires pouvant émerger. 

« L'acquisition d'une connaissance plus détaillée de ces mécanismes est nécessaire pour poser les fondements de la restauration écologique. C'est pourquoi la Directive cadre sur l'eau [de l'Union européenne] place la biologie au centre de son dispositif. Afin de relever ce défi, il est nécessaire en dernier ressort d'établir des critères biologiques [de santé des populations] et non de se restreindre seulement aux critères physiques, même s'ils sont cruciaux pour la biologie. De nouvelles recherches doivent être lancées pour comprendre la variabilité des paramètres biologiques, leur échelles spatiotemporelles et les process fonctionnels ».

Savoir avant d'agir
On ne peut que se féliciter de ces démarches intégratives en hydro-écologie, visant à obtenir pour chaque espèce de nos rivières un modèle fiable permettant de décrire et prédire le comportement de la population lorsque les paramètres de son milieu de vie sont modifiés.

La truite, pour emblématique qu'elle soit, n'est qu'une des espèces aujourd'hui protégées dans nos rivières. Les connaissances sont également indispensables sur bon nombre d'autres : spirlin, grande alose, alose feinte, anguille, loche de rivière, lamproie de rivière, blageon, vandoise, lote, lamproie marine, bouvière, saumon atlantique, ombre commun, etc.

Mais on ne peut en revanche que regretter le phénomène de « double discours » déjà critiqué ici. C'est-à-dire que les spécialistes de l'eau réservent la confidence de leurs incertitudes et du caractère encore embryonnaire de leurs connaissances à des colloques destinés à leurs pairs, en même temps qu'ils tiennent dans leurs discours publics (à leur tutelle ou aux citoyens) des propos beaucoup plus définitifs sur les actions nécessaires dans les rivières françaises pour restaurer la qualité de vie aquatique. Ainsi que sur la hiérarchie de ces actions, puisque comme le relevait la Commission européenne dans sa critique de la politique actuelle de l'eau, une bonne connaissance est nécessaire pour faire des choix appropriés et éviter des mesures aussi inefficaces que coûteuses.

L'exigence d'une certaine robustesse dans nos connaissance scientifiques n'a rien d'aberrant. Nous avons décidé par exemple de réduire nos émissions de gaz à effet de serre parce que des modèles climatiques ont établi (en plus de 50 ans de recherche) un lien causal sans équivoque entre ces gaz, le déséquilibre énergétique au sommet de l'atmosphère et le réchauffement conséquent du système terrestre. La politique démocratique essaie généralement de s'adosser à des expertises techniques et scientifiques de ce genre, mais à des expertises aux conclusions robustes, et non des expertises qui de leur propre aveu sont encore en train de se construire.

Poser les vraies priorités
La publication du classement des cours d'eau de Seine-Normandie permet de pointer ce problème manifeste : celui du niveau exact de connaissance des conditions chimiques, physiques et biologiques de nos rivières, préalable indispensable à la justification des mesures d'action et de leurs coûts.

Ces remarques ne contestent nullement l'intérêt intrinsèque de la continuité écologique, et en particulier l'intérêt des travaux dans les disciplines concernées (hydromorphologie, hydrobiologie, hydro-écologie). Nous avons rendu compte de certains de ces travaux et nous continuerons de le faire. Tout ce qui fait avancer nos savoirs sur l'eau doit être reconnu à sa juste valeur. De la même manière, nous n'appelons nullement à l'inertie et nous souhaitons que, lorsque les situations s'y prêtent (coût réaliste, bénéfices écologiques tangibles, concertation avec les acteurs), les restaurations de continuité écologique soient engagées. Y compris sous forme d'effacement lorsque les ouvrages n'ont ni usage possible ni intérêt patrimonial avéré.

Ce que nous contestons en revanche, et l'article de Gouraud et al 2012 en est un nouvel exemple après d'autres, c'est que le niveau de nos connaissances est suffisant pour produire un classement global à effet immédiat, et que le financement des conséquences de ce classement est une priorité écologique alors que bon nombre de nos rivières restent massivement polluées par les effluents domestiques, agricoles ou industriels.

Référence : Gouraud V et al. (2012), What do we know to evaluate the health of brown trout (Salmo trutta) populations ?, 9th International Symposium on Ecohydraulics, Vienne.

Illustration (photo) : Stefan Weigel / Wikimedia Commons