20/04/2016

Christian Lévêque sur la continuité écologique: "un peu de bon sens et moins de dogmatisme"

Conseiller scientifique de plusieurs Agences de l'eau, directeur de recherche émérite à l'IRD, hydrobiologiste et spécialiste des milieux aquatiques continentaux, Christian Lévêque a toute légitimité pour évoquer la question des rivières. Ce chercheur de renom critique la continuité écologique "à la française" dans une tribune libre parue ce mois. Une première, dont on espère qu'elle va ouvrir le débat nécessaire sur une politique publique en butte à de fortes oppositions de terrain et à un certain scepticisme sur ses attendus comme ses résultats. 

Les lecteurs de notre site ont fait connaissance des travaux de Christian Lévêque dans notre recension de son essai de 2013, où le chercheur posait déjà de nombreuses questions dérangeantes sur le statut de l'écologie, oscillant entre science "neutre" des milieux dynamiques (donc notamment anthropisés) et conservation plus "militante" des espèces menacées. La tribune qu'il vient de donner pour le site H2O se concentre sur la question de la continuité écologique.

"On a un peu trop vite érigé en dogme cette question de la continuité écologique"
Christian Lévêque souligne d'abord que la mise en oeuvre de la continuité écologique a été le fait de représentations plus idéologiques que proprement scientifiques : "Dans nos démocraties les mouvements militants étant mieux écoutés que les citoyens, il a été décidé (sans concertation avec les riverains) qu’il fallait effacer seuils et barrages pour retrouver une certaine forme de virginité des cours d’eau bien plus importante à leurs yeux que les cours d’eau fragmentés. Par la même occasion, on pensait répondre aux injonctions de la directive européenne sur l’eau (DCE) concernant le retour au "bon état écologique", une autre expression porteuse de représentations idéologiques et dépourvue de sens précis pour un scientifique." Cette gouvernance défaillante produit un sentiment d'usurpation démocratique : le riverain ou l'usager de l'eau est confronté à des normes complexes et de toute façon inaccessibles à la critique ; certains usages (pêche) et certaines représentations (écologie militante) ont eu dans le dossier de la continuité des rivières un poids démesuré par rapport aux pratiques habituelles de concertation dans la mise en oeuvre des politiques publiques.

Le chercheur rappelle également que la signification des aménagements hydrauliques, plus largement des rivières, ne peut être réduite au prisme de leur fonctionnalité écologique: "Dans les faits on a un peu trop vite érigé en dogme cette question de la continuité écologique, car tout cela demande une étude au cas par cas, et de la concertation. Un début de mise en application un peu brutal, associé à un manque de psychologie, a suscité le mécontentement de nombreux riverains pour qui soit le moulin, soit la retenue, a aussi une signification de nature patrimoniale, économique ou ludique. Car dans la balance des coûts/bénéfices associés aux barrages on peut opposer la valeur écologique à la valeur patrimoniale et affective de certains aménagements. On ne peut ignorer aussi que nombre de retenues sont devenues des centres de loisirs et d’activité économique pour les riverains. Ces aménités sont aussi des services écosystémiques qui méritent considération au même titre que l’état écologique." Nous n'avons que trop déploré ici ces travers : réduction utilitaire de l'ouvrage à son "usage" au sens d'activité industrielle et commerciale ("absence d'usage" devenant synonyme de "droit de détruire"), indifférence ou ignorance des opérateurs en rivières vis-à-vis de ce qui sort du couple sacro-saint hydrobiologie / hydromorphologie (désintérêt assez problématique des gestionnaires pour l'histoire, la culture, l'énergie, le paysage, l'esthétique, le loisir… tous ces prismes par lesquels les citoyens regardent aussi, et d'abord, leurs rivières).

En ce sens, la continuité écologique exemplifie des approches antagonistes de ce que doivent être les rapports entre l'homme et la nature. "En réalité, observe Chrisian Lévêque, on a vu s’affronter autour de la continuité écologique, deux conceptions de la nature. L’une selon laquelle la nature a une valeur intrinsèque, et pour laquelle restaurer consiste à retrouver un état initial, parfois qualifié de pristine, en supprimant toutes les contraintes d’origines anthropiques qui sont perçues comme autant de causes de dégradation. L’autre qui consiste à penser que notre nature en Europe est une co-construction processus spontanés /activités humaines, et qu’elle est le produit d’un compromis entre des usages sans pour autant négliger les aspects éthiques et esthétiques. L’une tend à exclure l’homme pour retrouver une hypothétique nature vierge. L’autre considère que l’homme fait partie de la nature et en est un des acteurs." Ce point est à l'origine d'un malentendu fondamental, mais aussi d'une contradiction manifeste. Malentendu fondamental : le discours de la "rivière sauvage" n'est porté que par une très petite minorité militante, et il est pourtant endossé in fine par des autorités politico-administratives comme la voie de "l'intérêt général". Contradiction manifeste : la continuité écologique se déploie sur le registre de la renaturation, alors qu'absolument tous les autres paramètres biologiques, physiques et chimiques du bassin versant sont artificialisés, et de longue date (activités agricoles, sylvicoles, industrielles, halieutiques ; pollutions domestiques ; empoissonnement des eaux, introductions involontaires d'espèces ; modification des berges, des sols, des végétations riveraines ; effets globaux des aérosols, des gaz à effet de serre, des altérations des grands cycles carbone, azote, phosphore ; prélèvement quantitatif de la ressource, etc.). A moins de sombrer dans le ridicule ou de faire preuve d'une naïveté enfantine (la rivière réduite à ce que l'on voit de ses écoulements), on doit admettre que changer quelques centaines de mètres de retenue lentique en habitats lotiques n'a rien à voir avec un quelconque "retour" à une nature pré-humaine, ni avec la "restauration" d'un état antérieur ou de fonctionnalités disparues (avec ou sans obstacle faisant varier des conditions locales, la rivière reste de toute façon un flux matériel, énergétique et biologique).

Autres points déplorés par Christian Lévêque : le problème persistant de la pollution des eaux et sédiments (dont on sait qu'il annule souvent les effets des mesures de restauration physique) et le centrage sur certaines espèces à intérêt plus halieutique ou symbolique que réellement écologique : "On peut faire remarquer que le rétablissement de la continuité écologique n’aura de chances de succès que si, et même avant tout, on améliore significativement la qualité physico-chimique de l’eau. Améliorer l’habitat si la qualité de l’eau n’est pas au rendez-vous est un coup d’épée dans l’eau. D’autre part, il est incontestable que la reproduction de certaines espèces de poissons est entravée par la présence d’obstacles. Mais cela ne concerne il faut le dire que quelques espèces dont la valeur emblématique (et donc patrimoniale) est néanmoins forte (saumon, anguille, alose, etc.). Dans certains cas, il existe des solutions alternatives à l’arasement des obstacles : passes à poissons, contournement, etc." Il faut ajouter là-dessus que la suppression des zones à écoulement lentique a toute chance d'aggraver le bilan des pollutions, puisque ces retenues sont des puits d'azote, phosphore et autres contaminants (aussi généralement des puits de carbone en milieu tempéré, même si le bilan est plus complexe).

Allant plus loin, le chercheur rappelle que les aménagements en rivière sont aussi des créateurs de singularités et donc de biodiversité – un point totalement absent des diagnostics menés aujourd'hui sur les rivières : "les aménagements n’entraînent pas une érosion de la biodiversité, comme on le dit parfois. De fait, ils créent de l’hétérogénéité et de nouveaux habitats. En aménageant on perd certaines espèces et on en gagne d’autres car la biodiversité ne se réduit pas aux seuls poissons". De fait, nous attendons toujours que l'Onema, l'Irstea ou les fédérations de pêche nous disent ce qui vit exactement dans la vase des retenues (par exemple), plus globalement que les diagnostics de biodiversité ne soient ni réduits à des poissons ou des polluo-indicateurs, ni limités à l'échelle spatiale du site à restaurer (c'est l'ensemble de l'hydrosystème qui gagne ou perd en diversité biologique, pas une section très limitée d'un seul tronçon). Autre contradiction mise en avant par Christian Lévêque : l'effacement des obstacles favorise aussi bien les espèces invasives (qui profitent par ailleurs de nos échanges mondialisés comme de notre climat réchauffé), ce qui ne va pas dans le sens de la conservation d'une "intégrité biotique", notamment vers les têtes de bassins :"la continuité écologique facilite les mouvements des espèces (en nombre limité néanmoins) elle ouvre des autoroutes aux espèces invasives contre lesquels on prétend lutter. Il y a là manifestement des incohérences dans les politiques."

Pour un débat de fond sur la continuité des rivières
Si l'on en juge par les retours des fédérations et syndicats d'usagers, moulins et riverains participant aux discussions ministérielles, la Direction de l'eau et de la biodiversité comme les principaux lobbies de la continuité (FNE, FNPF) excluent tout débat de fond sur la continuité écologique. Il faudrait en discuter à la marge des modalités d'application, mais on ne saurait questionner sa nécessité ni son urgence. C'est le propre des croyances et des dogmes que de refuser ainsi l'examen de la raison critique et le débat contradictoire.

Comme le rappelle la tribune de Christian Lévêque, il y a au contraire d'excellentes raisons de procéder à un ré-analyse complète de ce concept récent de "continuité écologique".

Cet exercice doit être politique, car les choix publics en rivières visent à refléter l'ensemble des attentes sociales, des intérêts sectoriels, des représentations symboliques ou idéologiques, des engagements associatifs, ce qui n'est manifestement pas le cas pour la mise en oeuvre actuelle de la continuité.

Cet exercice doit aussi et surtout être scientifique, car les travaux de recherche des vingt dernières années posent de nombreuses questions aux sciences naturelles comme aux sciences sociales. Quelle est la place relative de la morphologie dans les indicateurs de qualité biologique ou chimique des masses d'eau? Quels modèles de bassin versant autorisent à décrire et prédire des gains écologiques sur le compartiment de la continuité longitudinale? Quels critères permettent de hiérarchiser les impacts d'ouvrages (selon leur hydraulicité rapportée aux caractéristiques sédiments / écoulements / peuplements)? Quelles données historiques nous fournissent des séries assez longues pour comprendre les facteurs de variabilité naturelle / forcée des peuplements? Quel est le rôle des ouvrages dans l'épuration chimique de l'eau, dans le ralentissement de colonisation des espèces invasives, dans le bilan carbone, dans la biodiversité totale et non seulement halieutique d'une masse d'eau? Quelle place peuvent (ou non) jouer les ouvrages dans la prévention et l'adaptation au changement climatique et océanique? Quelles procédures devraient accompagner la continuité comme mesure d'aménagement de territoire (pas seulement de milieu) appropriable par les populations riveraines? Quelles sont les modalités sociales et symboliques de valorisation / dévalorisation des ouvrages, comment peuvent-elles s'articuler à un intérêt général et à un portage politique?  Etc.

Ces questions ne sont pas triviales, leurs réponses ne résident certainement pas dans des intuitions politiques ni des convictions militantes (ce qui est aussi vrai pour les protecteurs que pour les destructeurs des ouvrages), mais dans des vrais projets de recherche. Ces questions auraient dû être posées avant la mise en oeuvre à grande échelle de la continuité écologique, sur la base d'études expérimentales portant sur plusieurs dizaines à centaines de sites, et de croisement par modèle des descripteurs de bassin (plusieurs millions de données disponibles grâce au monitoring DCE notamment). Ce ne fut pas le cas, nous payons le prix de la précipitation militante et politicienne, avec sur les bras une réglementation largement inapplicable en raison des coûts économiques qu'elle induit, des oppositions sociales qu'elle engendre et des bénéfices écologiques incertains qu'elle promet. Et si on limitait la casse?

A lire également
Christian Lévêque (2016), Quelles rivières pour demain? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau, Quae, 287 p.
Les rivières ont été aménagées pour maîtriser les risques d’inondation, améliorer la navigation, ou encore promouvoir les loisirs. Elles ont aussi été polluées par nos déchets de toute sorte. Pourtant, elles interpellent fortement notre imaginaire et attirent de nombreux citoyens, soucieux de retrouver le contact avec la nature sur les rives de cours d’eau qui ne sont plus des systèmes naturels, au sens strict du terme, mais des systèmes patrimoniaux. Au cours des siècles, certains usages ont disparu, d’autres sont nés, avec diverses conséquences sur le fonctionnement des hydrosystèmes. De nos jours, sans délaisser les fonctions économiques des cours d’eau, les sociétés s’inquiètent de leur « bon état écologique » et de leur devenir, dans la perspective du changement climatique. Cela doit nous interroger sur les objectifs des opérations de restauration écologique. Quelle sera leur pertinence dans quelques décennies? Que cherche-t-on à restaurer? Quelles natures voulons-nous? L’histoire nous montre que nos relations aux rivières ont changé, et ce livre en explore de multiples aspects. L’auteur, qui a pris part aux programmes de recherches multidisciplinaires sur la dynamique des systèmes fluviaux, initiés en France dans les années 1980, sait qu’il n’y a ni "équilibre", ni retour en arrière possible. La gestion des rivières doit donc s’inscrire dans une démarche prospective et adaptative pour tenter de concilier le fonctionnement écologique et les attentes des sociétés

19/04/2016

Sage de la Risle: l'ouverture permanente des vannes refusée par la commission d'enquête publique

Ouvrir les vannes dix mois sur douze ? Cette solution peu réaliste du SAGE de la Risle, assez typique des excès administratifs en matière de prescription de continuité écologique, vient d'être retoquée par la Commission d'enquête publique. Après le cas de l'Orge, il est heureux que les commissaires enquêteurs montrent de plus en plus d'esprit critique: la mobilisation des riverains et usagers paie. Que vont décider le syndicat et le Préfet pour la Risle? Pendant ce temps-là, les pollutions continuent sur le bassin.

Le SAGE de la Risle, pour lequel notre association avait été sollicitée, vient de faire l'objet d'une enquête publique (on peut télécharger le rapport ici). Les commissaires enquêteurs ont émis un avis négatif concernant l'article 2 du Règlement, qui prévoit une ouverture des vannes dix mois sur douze. Ils en appellent à une meilleure concertation, ce qui est bien le moins qu'on puisse attendre pour ce supposé modèle de "démocratie de l'eau" que sont les SAGE.

Voici les points mis en avant par la Commission :
"Cet article de par son aspect impératif, son absence de discernement et son imprécision n'est pas recevable en l'état:
- l'ouverture ex-abrupto durant dix mois n'est ni adaptée ni concevable,
- l'établissement de la continuité écologique doit être recherché après concertation avec les propriétaires et les exploitants par une étude au cas par cas,
- la conservation du droit d'eau, fut-il générateur d'authenticité, doit être effective,
- la preuve des pratiques habituelles en usage ne doit pas être apportée par les propriétaires,
En conséquence cet article devra être refondu en prenant en compte ces impératifs  se rapportant aux observations de la commission."

Le principe d'une ouverture des vannes 10 mois sur 12 pose de nombreux problèmes :
  • la demande est peu discriminante, alors que l'objectif biologique est de favoriser des migrations de certaines espèces à certaines époques;
  • la mesure revient à vider quasiment tout le temps la retenue et le bief, donc à rendre caduque la consistance légale (hauteur, débit) du droit d'eau attaché à chaque bien (cela commence ainsi et quelques années plus tard, on reçoit un arrêté préfectoral prononçant l'annulation de ce droit d'eau...);
  • la mise hors d'eau des biefs a toutes sortes de conséquences négatives (fragilisation des berges et des bâtis, aspect inesthétique, reprise végétative, impossibilité de produire de l'énergie, etc.) ;
  • l'ouverture (obligatoire) des vannes en période de crue suffit à assurer le transport par charriage de la charge excédentaire amont, généralement constituée de matériaux à faible granulométrie;
  • le rôle épurateur des retenues vis-à-vis des pollutions chimiques est proportionné au temps de résidence hydraulique (ralentir la cinétique, favoriser des dépôts dans les zones latérales aux marges du courant principal, préférer la surverse en dehors de la période estivale où il faut faire passer l'eau de fond plus fraîche).
Il est vrai que la Préfecture de l'Eure se singularise déjà par sa "doctrine du débit minimum biologique" (sic), document d'une kafkaïenne complexité produit par des services instructeurs dont certaines représentants expriment une agressivité envers les ouvrages hydrauliques localement connue, régulièrement déplorée et récemment contestée. Ce contexte délétère ne peut que favoriser des postures radicales et, au final, une dégradation de la confiance et de l'envie d'agir ensemble pour la rivière.


Un bassin complètement pollué… mais il est tellement plus simple de s'acharner sur les moulins
Le même SAGE constate à propos de la qualité des eaux de la Risle :
"La Risle et ses affluents présentent une qualité des eaux satisfaisante qui s'améliore globalement au fil des ans. Néanmoins, ce constat rassurant est à moduler. En effet, il reste deux paramètres très pénalisants pour la bonne qualité des eaux superficielles : les teneurs en nitrates et en matières phosphorées.
Si une amélioration semble se dessiner sur les stations les plus critiques pour le paramètre "phosphore", l'altération de la qualité par les nitrates est globale à l'ensemble du bassin versant et sans évolution favorable au cours des treize dernières années d'observation. (...) 
En ce qui concerne les sédiments, on constate : 
- une pollution polymétallique sur le site de St Sulpice sur Risle (cuivre, plomb et zinc), 
- des niveaux élevés en cadmium sur l'ensemble du linéaire de la Risle, mais plus particulièrement en aval de Fontaine la Soret ; 
- une pollution chronique au chrome en aval de Pont-Audemer; 
- une tendance à l'augmentation progressive des teneurs en mercure, aussi bien sur la Risle que sur la Charentonne.
Enfin, les sites de la Ferrières St Hilaire et de Fontaine la Soret ont été répertoriés parmi les vingt stations de la Haute Normandie (rivières et captages d'eau confondus) où les problèmes de pollution par les phytosanitaires sont les plus importants."

Curieux que la situation "s'améliore globalement"! On a donc un bassin dont la qualité de l'eau superficielle comme souterraine est dégradée (pour les polluants que l'on mesure, soit une infime proportion de ceux qui circulent dans les milieux). Au lieu de pinailler les débits minima biologiques et de proposer des mesures absurdes d'ouverture quasi-permanente des vannes, les fonctionnaires en charge de la qualité de l'eau devraient commencer à s'intéresser aux vrais problèmes. A moins que la doctrine de la "libre circulation" consiste à détourner les yeux des polluants que l'on envoie dans l'estuaire de la Seine...

Illustration : perte de la Risle en 2012, due à des bétoires, ayant obligé à creuser d'urgence un canal de dérivation depuis l'amont. C'est sûr qu'ouvrir les vannes ne peut que profiter aux milieux… (source Wikimedia Commons, Nortmannus, Travail personnel, Wikipedia)

17/04/2016

Les étangs piscicoles à barrage éliminent les pesticides (Gaillard et al 2016)

On savait déjà que les retenues d'eau contribuent à épurer les rivières en éliminant des nutriments, évitant ainsi en partie l'eutrophisation des zones aval, littoraux et estuaires. Une équipe de chercheurs lorrains vient de montrer que les étangs construits par barrage sur un cours d'eau sont aussi efficaces pour éliminer des pesticides, avec des taux pouvant atteindre 100% sur certaines molécules. Cette efficacité pourrait être supérieure à celle des zones humides reconstruites, en raison d'un temps de résidence hydraulique plus long. "En vue de maintenir la continuité écologique des cours d'eau, la suppression des barrages est actuellement promue. Avant que des actions en ce sens soient entreprises, une meilleure connaissance de l'influence de ces masses d'eau sur la ressource, incluant la qualité de l'eau, est nécessaire", écrivent les scientifiques. Mais ce message parviendra-t-il aux décideurs qui, déjà très en retard sur la pollution de l'eau par les nutriments et plus encore par les micropolluants émergents, ont souvent promu la continuité écologique comme alibi de leur impuissance et détournement de l'attention citoyenne sur des impacts secondaires? Il faut protéger nos étangs, biefs, retenues et réservoirs au lieu de les détruire. Et faire de la lutte contre les pollutions une priorité de nos politiques publiques de l'eau, à hauteur de la menace représentée par les centaines de contaminants qui détériorent les nappes, les rivières, les plans d'eau et leurs milieux. 



Juliette Gaillard et ses collègues (Université de Lorraine, Université du Québec, Inra, Anses Nancy) ont examiné la capacité d'un étang piscicole à éliminer la charge en pesticides de son bassin versant. Les auteurs prennent d'abord soin d'exposer les motivations de leur travail.

Pesticides, étangs et précipitation à effacer les barrages
Les herbicides, fongicides et insecticides représentent chaque année une charge de 210.000 tonnes d'ingrédients actifs (ai) appliquée à 178,8 millions d'hectares de surfaces cultivées dans l'Europe des 25. La dose moyenne est de 1,2 kg ai/ha en Europe, mais de 2,3 kg ai/ha en France, marché qui représente à lui seul 28% des phytosanitaires sur le continent. La littérature scientifique estime que 0,1 à 10% des quantités de pesticides appliqués sur les bassins versants finissent dans les masses d'eau superficielles. La directive-cadre européenne (DCE) 2000 impose l'atteinte du bon état chimique des masses d'eau, sur la base d'un échantillon de ces pesticides.

Outre la limitation à la source, une des mesures de compensation envisagées est le développement de zones humides agissant comme des tampons par sorption-desorption (fixation de la molécule) et biodégradation. Les auteurs observent que les caractéristiques favorables des zones humides (augmentation du temps de résidence hydraulique, croissance biologique et sédimentation) se retrouvent aussi bien dans les étangs piscicoles à barrage. Ces étangs sont souvent associés aux petits cours d'eau de tête de bassin versant, dans des zone agricoles ou forestières. On estime qu'ils occupent aujourd'hui une surface de 112.000 ha. Leur développement est très ancien puisque les moines ont généralisé ces viviers en pisciculture extensive dès le Moyen Âge, notamment pour l'élevage de la carpe. Lorraine, Dombes, Brenne, Forez, Bresse, Jura et Franche-Comté sont quelques-unes des régions françaises présentant les plus fortes densités d'étangs piscicoles à barrage.

Les chercheurs observent notamment : "En vue de maintenir la continuité écologique des cours d'eau, la suppression des barrages est actuellement promue. Avant que des actions en ce sens soient entreprises, une meilleure connaissance de l'influence de ces masses d'eau sur la ressource en eau, incluant la qualité de l'eau, est nécessaire". On ne saurait mieux dire: une politique massive d'effacement des ouvrages décidée avant une analyse scientifique approfondie de l'ensemble de leurs effets sur le milieu relève de la croyance idéologique, indigne d'inspirer une politique publique!

Résultat sur un étang lorrain: de 0-8% à 100% d'élimination des pesticides
Juliette Gaillard et ses collègues ont analysé un étang lorrain dans le Saulnois ("pays du sel") au Sud de la Moselle. La surface de l'étang est de 4,4 ha pour un bassin versant de 86,2 ha. Sa profondeur moyenne est de 0,9 m, avec un maximum de 2,2 m au pied du barrage. Les apports d'eau dans le barrage viennent du cours d'eau (seul tributaire permanent), des précipitations, du ruissellement et des échanges avec la nappe. Le temps de résidence hydraulique moyen (volume total de la retenue divisé par le flux de sortie annuel) est de 97 jours, avec des variations selon les saisons. Les chercheurs font observer que ce temps de résidence varie de 0,04 à 27 jours pour une zone humide reconstruite, donc que les étangs comparent avantageusement sur ce critère.

Au total, 42 substances actives sont utilisées dans ce bassin versant : herbicides (n = 26), fongicides (n = 11), insecticides (n = 4) et molluscicide (n = 1). Le taux d'usage par hectare de terre arable est de 2,1 kg ai pour les herbicides, 0,3 kg ai pour les fongicides, 0,02 kg ai pour les insecticides et 0,06 kg ai pour les molluscicides. Pour des raisons de cohérence méthodologique et de représentativité, les chercheurs ont étudié une sélection de 7 d'entre eux, 5 herbicides (clethodim, clopyralid, fluroxypyr, MCPA, prosulfocarb) et 2 fongicides (boscalid, propiconazole). La campagne d'échantillonnage des eaux à l'amont et à l'aval de l'étang a durée un an de mars 2013 à mars 2014, avec au total 52 échantillons. Seule la phase dissoute aqueuse a été examinée, par spectrométrie de masse tandem (LC-ESI-MS/MS).

La figure ci-dessous indiquent le calcul des charges entrantes, sortantes et l'efficacité de la suppression à l'exutoire (cliquer pour agrandir).

Illustration extraite de Gaillard et al 2016, art. cit., droit de courte citation.

On voit (colonne de droite) que le taux d'élimination dans l'eau à l'exutoire varie de 0-8% pour le prosulfocarb à 100% pour le clopyralid. L'efficacité relative de l'étang dans la réduction de charge en pesticides du flux dépend de multiples facteurs, temps de résidence pour l'hydrolyse, exposition au rayonnement pour la photolyse, etc. Par exemple, les composés basiques comme le prosulfocarb sont peu sensibles à la dégradation physique ou chimique, et dépendent donc surtout de la voie biologique (bio-assimilation). Le composé étant utilisé en octobre, ce n'est pas une période favorable pour ce mode de dégradation, d'où probablement un faible résultat. Les auteurs soulignent que leur étude n'a pas réalisé un bilan de masse total des pesticides dans l'eau, les sédiments, les poissons et les macrophytes, ce qui serait nécessaire pour une analyse plus fine des voies de sédimentation et dégradation, mais aussi pour une évaluation de l'écotoxicité de la charge en polluants du bassin.

Les chercheurs concluent : "la culture en étang piscicole de barrage est une pratique ancienne de production de poisson, et notre recherche montre que, bien que non conçus pour traiter des sources diffuses de polluants, les étangs piscicoles ont un potentiel pour le faire et devraient être intégrés dans les plans régionaux de gestion de qualité de l'eau". Nous ne pouvons que souscrire à cette conclusion. Mais la politique actuelle des Agences de l'eau n'obéit pas vraiment à cette orientation...

Discussion
Il existe déjà une abondante recherche scientifique montrant le rôle positif des retenues et réservoirs sur le cycle du carbone, de l'azote et du phosphore (voir notre rubrique auto-épuration). Ce travail des chercheurs lorrains a pour mérite d'explorer le champ encore peu connu de leur influence sur les micropolluants, en particulier les pesticides.

Le résultat nous rappelle la double faute des choix politiques français et européens en matière de qualité de l'eau.

Première faute : la pollution chimique des milieux aquatiques fait l'objet d'une complaisance manifeste. Il n'existe par exemple que 41 substances surveillées dans l'état chimique au sens de la directive-cadre européenne sur l'eau, alors que des dizaines de milliers de composés d'origine humaine circulent dans les eaux et que plusieurs centaines sont connus pour avoir des effets toxiques. Les pesticides ne sont qu'une famille (certes importante) de polluants, avec les métaux surveillés dans l'état physico-chimique : ils ne doivent pas faire oublier les HAP, les produits pharmaceutiques humains et vétérinaires, les retardateurs de flammes, les micro- et nano-plastiques, et tant d'autres substances que nos stations d'épuration ne sont pas conçues pour éliminer et que nos réseaux de surveillance sont très loin de contrôler en routine. Cette mansuétude des outils de contrôle et des normes de qualité européennes (dénoncée par certains chercheurs voir Stehle et Schulz 2015) est aggravée par un certain laxisme dans la surveillance. Notre plus grande agence de l'eau en terme de linéaire de bassin (Loire-Bretagne) est ainsi incapable de présenter aux citoyens un état chimique DCE en 2016, ce qui montre la faillite des systèmes de contrôle au regard du programme minimaliste de la DCE, a fortiori leur incapacité à analyser les centaines de molécules qui devraient être suivies. L'Union européenne a déjà sévèrement critiqué le rapportage français de la DCE. Même sur des pollutions classiques et anciennes comme les nitrates, la France fait le service minimum alors que sur certains bassins, les progrès ont cessé depuis une quinzaine d'années (voir encore l'exemple de Loire-Bretagne).

Seconde faute : corrélativement à son impuissance historique sur l'analyse et la gestion efficaces de la pollution chimique, et peut-être par un rapport de cause à effet, la France a fait le choix profondément absurde de promouvoir la destruction des chaussées, seuils et barrages qui, alimentant des étangs, des moulins, des usines hydroélectriques, des captages ou des zones récréatives, contribuent à épurer les eaux chargées de contaminants. Au nom d'une "continuité écologique" dont les bénéfices sur les milieux restent bien souvent à démontrer, particulièrement en tête de bassin, et dont les services rendus sont défavorables, on promeut ainsi la diffusion des polluants dans les milieux. Cette dérive tenant à la porosité politico-administrative au marketing des lobbys davantage qu'à l'argumentation scientifique et au principe de précaution doit cesser.

Référence : Gaillard J et al (2016), Potential of barrage fish ponds for the mitigation of pesticide pollution in streams, Environmental Science and Pollution Research, 23, 1, 23-35

Complément : On lira avec profit la thèse de Juliette Gaillard (lien pdf) : Gaillard J (2014), Rôle des étangs de barrage à vocation piscicole dans la dynamique des micropolluants en têtes de bassins versants, Université de Lorraine

Illustration (en haut) : étang de Bussières sur la Romanée, en Morvan.

16/04/2016

Quand des obstacles infranchissables ne posent pas problème à la rivière...

Le réseau Rivières Sauvages, dont nous avons déjà exposé la conception très explosive de la continuité écologique, vient de labelliser deux nouvelles rivières dans l'Ain, la Dorches et la Vézéronce. Ces rivières sont deux affluents rive droite du Rhône. De manière assez amusante, l'une et l'autre présentent deux obstacles naturels tout à fait infranchissables pour les poissons, crustacés, mollusques et autres espèces aquatiques : cascade du château de la Dorches et chute du Pain de sucre sur la Vézéronce (image ci-dessous).


Sources image : IGN; Office du tourisme Ain ; Mark Reeve droits réservés. 

Si l'on en croit la doxa, un tel obstacle infranchissable (naturel ou artificiel) produit un isolement génétique des populations, une pression démographique, une perte de capacité à s'adapter à des altérations ponctuelles et à se repeupler à partir d'un pool externe de recolonisation du lit. Depuis le temps que la nature a placé ces barrières, on devrait donc observer des rivières devenues des quasi-déserts biologiques où survivent de rares populations dégénérées. Pourtant, au regard des critères européens de qualité, les deux rivières sont considérées comme en bon ou très bon état biologique. C'est assez mystérieux. Espérons en tout cas que Rivières sauvages ne "supervise" pas le dynamitage de ces deux obstacles naturels, comme il l'a fait avec un obstacle artificiel (autrement plus modeste) sur la Valserine.

On peut nourrir quelques craintes pour la suite des opérations dans l'Ain. Il est en effet exposé dans le communiqué de Rivières sauvages : "à l’horizon 2018, le Département de l’Ain ambitionne d’obtenir le label 'site rivières sauvages' sur trois nouveaux cours d’eau :  la Semine (affluent de la Valserine), la Pernaz (affluent du Rhône), l’Arvière (affluent du Séran), qui présentent toutes des qualités remarquables mais qui nécessitent un programme de restauration et de conservation  pour répondre à tous les critères du label". Comme toujours, on nage dans la contradiction : il s'agit de promouvoir des cours d'eau soi-disant "sauvages", mais ces cours d'eau demandent quand même des chantiers humains de recalibrage. Autant dire qu'ils ont été modifiés hier par l'homme dans une direction, le seront demain dans une autre direction, et que tout cela n'a pas grand chose à voir avec le caractère "sauvage" de la rivière : c'est simplement ce qu'une société humaine décide de valoriser à un moment donné de son histoire. Au demeurant, il est tout à fait légitime de valoriser des espaces naturels et récréatifs, si cela ne pose pas de problèmes à la population locale. Mais est-il très pédagogique d'ajouter la confusion de la référence au "sauvage"? La valorisation du naturel passera-t-elle demain par une approche intégriste visant à effacer toute présence humaine permanente en rives?

A noter : d'après certains échanges sur les forums de canyoning, les habitants de Surjoux et alentours (Vézéronce) n'ont pas toujours été tout à fait ravis des hordes de touristes "verts" et de leurs effets sur les milieux ou les propriétés ; quant aux canyoners, ils se plaignent de leur côté des pollutions visibles de l'eau par rejets non conformes. C'est finalement le côté humain, très humain, de ces rivières que l'on prétend "sauvages"...

15/04/2016

Loi Patrimoine et protection des moulins: où en est-on?

La loi "Liberté de création, architecture et patrimoine", dite plus simplement loi Patrimoine ou loi PAC, est en cours d'élaboration à l'Assemblée nationale et au Sénat. Plusieurs amendements ont été défendus par des élus, mais les plus intéressants ont été censurés par les députés. Point sur la suite des délibérations parlementaires.

En mars, à l'occasion de la seconde lecture de la loi Patrimoine, l'Assemblée nationale a supprimé un article proposé en amendement qui assurait l'introduction des "systèmes hydrauliques" comme "élément du patrimoine culturel, historique et paysager" protégé de la France. Les députés ont également écarté une modification de l'article L 211-1 du Code de l'environnement  visant à garantir que la "gestion équilibrée et durable" de la ressource en eau assure la préservation de ce patrimoine. Il est assez dramatique que nos élus ne conçoivent pas la protection du patrimoine bâti des rivières comme une condition d'équilibre de leur gestion: veut-on signer un blanc-seing au lobby du BTP qui, sous couvert d'un pseudo-progrès pseudo-écologique, se frotte les mains face à la multiplication des chantiers à financement public de destruction et démantèlement d'ouvrages? Va-t-on rester passif face à cette mode absurde qui prétend effacer dix siècles d'histoire sans même être capable de garantir le moindre objectif de résultat vis-à-vis de nos vraies obligations sur la qualité biologique, chimique et physique de l'eau?


Le seul élément de protection qui a pour le moment échappé à la lecture en forme de censure de l'Assemblée concerne l'article L 214-17 CE. Les exigences de la continuité écologique (transport suffisant des sédiments et circulation des poissons migrateurs) doivent être "mises en oeuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L151-19 du code de l'urbanisme", dans la formulation actuellement retenue en amendement.

Dans l'hypothèse où cette protection serait maintenue, il resterait à définir sa concrétisation : un groupe de travail, mis en place par le Ministère de la Culture, doit examiner la manière de concilier les objectifs de continuité écologique et la problématique des chaussées de moulins. Espérons que le remède ne soit pas pire que le mal et n'ajoute pas un peu plus de complications sur un dossier déjà ingérable pour les propriétaires à force d'inflation réglementaire depuis 10 ans...

La seconde lecture de la loi Patrimoine au Sénat reprend le 24 mai prochain. Il faut que les associations de moulins, riverains et protecteurs du patrimoine se mobilisent en écrivant à leurs élus pour revenir à un texte garantissant une meilleure défense des ouvrages hydrauliques.

Chercher des solutions simples, et déjà sortir de l'idéologie destructrice de la "renaturation"
Sur le fond, la conciliation de la continuité écologique et du patrimoine est assez simple : il suffit (quand c'est réellement nécessaire) de financer des passes à poissons ou rivières de contournement, permettant de restaurer la franchissabilité piscicole tout en préservant les sites et leur vocation hydraulique. Sachant que l'enjeu sédimentaire d'un ouvrage modeste est à peu près nul.

Mais voilà, le non-dit de toute cette affaire, c'est que la Direction de l'eau et la biodiversité du Ministère de l'Environnement, l'Onema et les Agences de l'eau ont développé depuis 10 ans un programme de destruction de seuils et barrages allant bien au-delà des exigences de la loi. Cette idéologie de la renaturation ne veut pas seulement assurer le franchissement des poissons, elle entend faire disparaître tout bief, toute retenue, tout obstacle à l'écoulement. Fonctionnant comme réductionnisme écologique appauvri, cette vision est incapable de concevoir que les rivières, leurs ouvrages, leurs usages sont aussi des faits historiques et sociaux, que l'on ne peut pas réduire à une simple naturalité (encore moins quand cette naturalité confine au fantasme de la "rivière sauvage" ou de l'"intégrité biotique", avec comme horizon des peuplements "natifs" indéfiniment stables dans l'évolution, voir les critiques de Lévêque 2013, Bouleau et Pont 2015.)

Tant que cette dérive ne sera pas identifiée et combattue, les problèmes persisteront dans la mise en oeuvre de la continuité écologique. Et les milieux aquatiques continueront de se dégrader des multiples agressions dont ils sont victimes, l'effet des seuils de moulins étant le plus souvent négligeable par rapport aux autres impacts, outre les nombreux services rendus par les écosystèmes aménagés par rapport à des rivières "sauvages".

14/04/2016

7 députés écrivent à Ségolène Royal sur les moulins menacés par l'interprétation extrémiste de la continuité écologique

Depuis début avril, ce ne sont pas moins de 7 députés de toutes tendances et de quatre régions qui ont déjà écrit à la Ministre de l'Environnement pour connaître sa position sur l'avenir des ouvrages hydrauliques, menacés de destruction par une interprétation radicale et abusive de la réforme de continuité écologique. La mobilisation ne faiblit pas, car les belles paroles ministérielles ne sont pas suivies d'effet : les Agences de l'eau continuent de financer en priorité les solutions d'effacement, les syndicats continuent de vanter la soi-disant "renaturation" intégrale des écoulements, les services instructeurs continuent d'envoyer des courriers menaçants aux maîtres d'ouvrage.  

Ainsi, Marianne Dubois (Les Républicains, Loiret, QE 94906), Alain Tourret (Radical, républicain, démocrate et progressiste, Calvados, QE 94905), Jean-Pierre Barbier (Les Républicains, Isère, QE 94698), Richard Ferrand (Socialiste, républicain et citoyen, Finistère, QE 94697), Jean-Charles Taugourdeau (Les Républicains, Maine-et-Loire, QE 94696), Marie-Thérèse Le Roy (Socialiste, républicain et citoyen, Finistère, QE 94695) et Jean-Marie Sermier (Les Républicains, Jura, QE 94694) ont demandé à Ségolène Royal de préciser ses positions sur la mise en oeuvre du classement des rivières.

Rappelons que :


Répétons-le : la confiance des propriétaires d'ouvrages hydrauliques et des riverains de leurs retenues est aujourd'hui rompue, tant il est manifeste que la destruction des ouvrages reste une priorité, la seule correctement financée et systématiquement promue. Nous attendons du Ministère de l'Environnement des orientations claires: Ségolène Royal a demandé que cesse la destruction des moulins, et nous avons salué cette lucidité. La Ministre doit maintenant exiger de son administration (Direction de l'eau et de la biodiversité, services instructeurs DDT-Onema, Agences de l'eau) que les conditions concrètes d'un aménagement écologique non destructif des ouvrages hydrauliques soient mises en oeuvre.

D'ici là, nous appelons toutes nos consoeurs associatives à diffuser sans relâche la demande de moratoire sur la continuité écologique. Et à préparer les contentieux judiciaires qui, faute d'un changement de cap, accompagneront inévitablement toute mise en demeure de détruire un ouvrage ou d'être poussé à la ruine pour son équipement de passe à poisson au coût exorbitant.

12/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (4) : bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Faudrait-il construire aujourd'hui de grands barrages infranchissables comme ceux de la Sélune sur des rivières à saumons? Non. Nos connaissances évoluent, notre souci de l'environnement aussi, l'énergie hydraulique peut et doit se montrer plus respectueuse des milieux. Mais nous parlons ici de destruction, et non de construction. Les barrages de la Sélune existent, ils sont en état correct et ils produisent de l'énergie. Une vie sociale et économique s'est construite autour d'eux, un paysage de lac a émergé, une biodiversité propre aux retenues, vasières et zones humides attenantes s'est installée. Le bilan coût-bénéfice de la destruction des ouvrages de la Sélune est mauvais, y compris pour des causes d'intérêt général que sont l'énergie, le climat, l'environnement, la préservation durable de la ressource en eau et la sécurité des riverains face à l'aléa inondation. Il faut désormais soutenir le projet de reprise des barrages, et se mobiliser pour dénoncer tout retour en arrière vers le calamiteux projet de destruction de la vallée.


Nous avons vu que le projet d'effacement des barrages de la Sélune vise principalement à restaurer la migration du saumon atlantique, subsidiairement d'autres migrateurs (anguilles, truites de mer, etc.). Son autre objectif est de tenter la renaturation morphologique et biologique d'une vallée entière, avec suivi scientifique d'un effacement présenté comme pilote en France pour des chantiers de cette dimension. En soi, ces objectifs sont intéressants, mais certains sont forcément mal vécus (être présenté comme une "expérimentation" signifie être pris comme cobaye, ce que personne ne désire).

Certains mettent en avant la politique de démantèlement des ouvrages aux Etats-Unis, et l'opportunité de développer cette pratique en Europe. C'est oublier que les Etats-Unis et l'Europe n'ont pas du tout les mêmes modes d'occupation et de valorisation des territoires, et surtout qu'ils ont des politiques énergétiques diamétralement opposées : la stratégie nord-américaine a toujours été fondée sur la recherche de l'énergie au meilleur coût, ce qui a conduit à l'exploitation massive des ressources fossiles en sol (charbon, gaz, pétrole) et récemment au développement non moins massif des ressources non conventionnelles (gaz de schiste, pétrole de roche-mère, produits de sables bitumineux). La destruction médiatisée des deux grands barrages de la rivière Elwha depuis 2011 a été décidée par la très pétrolière administration Bush en 1992… car on détruit sans état d'âme ce qui n'est pas rentable par rapport au fossile, surtout si cela procure une image "écologiquement correcte". L'enjeu est très différent en France et en Europe, où l'on observe une politique volontariste et ambitieuse de réduction du fossile en même temps qu'une crise historique de l'alternative nucléaire.

Les avantages de l'effacement des ouvrages de la Sélune doivent être mis en balance avec ses effets négatifs, qui sont bien plus nombreux. En voici une liste probablement non exhaustive (la plupart sont dans l'étude Artelia 2014).

Economie
  • coût considérable pour la dépense publique (minimum 50 M€)
  • perte d’activité des installations touristiques en lien direct avec la retenue (village de gîtes du Bel Orient, base de Mazure, parc de l'Ange Michel, etc.)
  • perte de retombées socio-économiques pour les collectivités locales destinataires de la taxe foncière et professionnelle liée aux barrages
  • risque de ne jamais retrouver des activités durables vu le caractère encaissé de la vallée (au droit des retenues) et des fréquentes inondations rendant difficile l'aménagement des berges
  • risque de coûts supplémentaires et conséquents si le saumon trouve des eaux trop polluées et trop fragmentées, des habitats trop dégradés pour coloniser efficacement la tête de basin et le chevelu amont
Energie et climat
  • perte d'une production d'énergie hydroélectrique en place (18% du parc des énergies renouvelables de la Manche), qui a le meilleur bilan carbone en zone tempérée (25 GWh/an, émission de 7 g éqCO2/kWh en comparaison des 45 g éqCO2/kWh de l’électricité produite en France)
  • émissions de gaz à effet de serre (GES) supplémentaires en contradiction avec la lutte contre le réchauffement climatique (émission lors de la phase travaux, perte de la fonction puits carbone de la retenue, perte du productible énergétique bas-carbone et fin prématurée du cycle de vie de l'équipement, coût carbone de la reconstruction d'un productible équivalent, à durée de vie moindre que des barrages)
Sécurité, services et régulation
  • fin de l'écrêtement des crues les plus fréquentes et de la prévention des inondations aval (ralentissement de la cinétique des crues)
  • reprise d'érosion régressive, fragilisation des berges, risque de glissements de terrain en amont du barrage lors de la phase de vidange et au-delà (disparition des pontons, cabanons et autres bâtis d'aménagement)
  • disparition de la réserve d'eau et de son captage (43 communes)
  • risque sur l'approvisionnement durable en eau (hydrogéologie du socle ne permettant pas de grands aquifères, pollution de l'alternative Beuvron, changement climatique et baisse tendancielle des débits)
Environnement
  • perte de la fonction d'épuration chimique de l'eau polluée par les activités amont
  • risque de pollution des eaux et berges à l'aval, risque de "marée verte" sur la petite baie du Mont Saint-Michel
  • risque de propagation d’espèces invasives et pathogènes associés
  • réduction de zones favorables aux espèces des milieux lentiques (brème, brochet, gardon, carpe, perche, sandre, tanche)
  • disparition de la réserve d’habitats que peut constituer la retenue en période de très basses eaux dans le cas d'un cours d’eau soumis à des étiages sévères
  • destruction de l’alimentation des zones humides dans les zones déprimées en fond des vallons
  • mortalité d’une partie de la ripisylve de la retenue du barrage dont les racines seront exondées
  • destruction des conditions favorables au développement du phytoplancton et de certaines macrophytes, disparition des vasières et des espèces inféodées à ce milieu (limoselle aquatique, scirpe à inflorescence ovoïde, léersie faux-riz) 
  • perte d'habitat et nourrisserie pour l'avifaune, dont certaines espèces protégées (hirondelle de fenêtre, bergeronnette des ruisseaux, chevalier guignette, grèbe huppé, héron cendré, grand cormoran, bouscarle de Cetti, martin pêcheur d’Europe, troglodyte mignon, bondrée apivore, pic épeichette)
  • perte d'habitat pour les amphibiens et urodèles (grenouille agile, crapaud commun, salamandre tachetée, triton palmé), risque de disparition de certains insectes protégés (gomphe semblable)
  • menace sur les colonies de chiroptères (petit rhinolophe, murin à oreilles échancrées, murin de Daubenton) 
  • risques environnementaux et sanitaires liés aux processus d’érosion et de lixiviation en cas d’une contamination des sédiments exondés
Société, mode de vie et gouvernance
  • modification non désirée du cadre de vie des riverains
  • disparition d'un des seuls plans d'eau de pêche aux carnassiers et blancs de la région (usage majoritaire des 1600 adhérents des associations de pêche locale)
  • disparition des activités festives et sportives liées aux retenues
  • perte du patrimoine industriel local lié à l'existence des barrages
  • opposition quasi unanime de la population de la vallée à la fin imposée des ouvrages, image déplorable de la "continuité écologique" comme mesure autoritaire, non concertée et non rationnelle

La liste des effets adverses de l'effacement est impressionnante. En particulier et du point de vue même de l'environnement qui justifie les destructions, on observe que les lacs de retenue créent une biodiversité importante, dont l'intérêt faunistique et floristique est surtout marqué dans les zones de vasière liées aux marnages et les zones humides des encaissements latéraux. La réduction de l'intérêt écologique au saumon (présent à l'aval des barrages, rappelons-le, comme dans les autres côtiers normands de la baie du Mont Saint-Michel) et aux migrateurs est là encore une lentille déformante du prisme halieutique (intérêt sectoriel pêche), faisant oublier le bilan réel de biodiversité de l'ensemble de l'hydrosystème. Ajoutons que si les scénarios pessimistes de réchauffement climatique se vérifient (et détruire nos sources d'énergie bas-carbone y contribue!), les routes migratoires du saumon devraient se déplacer vers le Nord et nombre de rivières continentales n'offriront plus des conditions thermiques et hydrologiques favorables (Otero 2012, Jonsson et Jonsson 2009, Mills et al 2013).  Autant dire que l'on vise des bénéfices qui se révéleront peut-être de court terme et que l'on masque ainsi aux citoyens les enjeux majeurs et facteurs de premier ordre des évolutions de la biodiversité, à échelle du siècle et de la planète.


Le temps est venu de dire stop !
L'effacement des barrages de la Sélune est une mesure autoritaire et précipitée de l'administration, proclamée pour obtenir un effet de symbole et apaiser des groupes de pression à l'époque du Grenelle de l'environnement. Le bilan coût-bénéfice de ce chantier est médiocre, pour ne pas dire désastreux. Si le site connaît un début de médiatisation nationale, il faut savoir que 15.000 ouvrages hydrauliques plus modestes sont ainsi menacés de destruction en France au nom de la continuité écologique. Il s'agit d'un programme de démantèlement systématique du patrimoine hydraulique, du paysage de vallée aménagée et du potentiel énergétique de notre pays. Cette dérive est désormais dénoncée par plus de 1200 élus, elle a valu à la Ministre de l'Environnement d'être déjà saisie depuis un an par plus d'une centaine de parlementaires scandalisés de ce qu'ils observent dans les territoires. Pour un sujet aussi "spécialisé" que la continuité écologique, c'est le signe d'un profond malaise.

Au point de vue réglementaire, il est parfaitement possible de faire machine arrière : déclassement de la Sélune de la liste 2 art 214-17 CE par arrêté préfectoral, dossier d'exemption DCE 2000 et classement en masse d'eau fortement modifiée. C'est une simple formalité administrative, il est mensonger de prétendre que la DCE 2000 ou la LEMA 2006 n'ont aucune souplesse dans leur mise en oeuvre. La rigidité dans le dossier de la continuité écologique vient entièrement de positions dogmatiques de certains acteurs hexagonaux. Un effet indésirable est que cette continuité écologique, pas inintéressante en soi, est prise en grippe car désormais synonyme de chantage à la destruction et de mépris des riverains au nom de certitudes mal placées. Au lieu de favoriser le retour progressif des migrateurs dans le respect des héritages et des usages de nos cours d'eau, ainsi que des équilibres en place du vivant, des extrémistes de la "renaturation" et de la "rivière sauvage" poussent à la destruction et au conflit. Que ce discours soit parfois repris par des hauts fonctionnaires ou par des services instructeurs signale une grave dérive dans l'impartialité de l'Etat et dans sa capacité à produire la "gestion durable et équilibrée" de l'eau que la loi exige.

Si la Sélune était aujourd'hui libre de ses barrages, faudrait-il les construire à l'identique? Non. Depuis le début du XXe siècle, nos connaissances ont évolué et notre souci de la nature s'est accru, on vise donc à limiter les perturbations des milieux aquatiques et à exploiter l'énergie hydraulique différemment. C'est un progrès pour notre société et pour l'environnement. Mais ces ouvrages existent, il faut partir de leur réalité. Quatre générations humaines ont bâti leur vie autour de Vezins et la Roche-qui-Boit, des espèces ont colonisé les retenues, les barrages produisent une énergie locale et propre. La vallée de la Sélune veut vivre. La vallée de la Sélune doit vivre.

Illustrations : barrages de la Roche-qui-Boit et Vezins, courtoisie des Amis du barrage.

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.

11/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (3) : le gain réel pour les saumons

Les partisans de l'effacement des barrages de la Sélune présentent avantageusement le cours d'eau comme "3e rivière à saumons de France". C'est un bon slogan publicitaire pour la pêche, mais cela ne contribue pas à l'intelligence de la situation. Le gain estimé par les experts sur la Sélune est une production supplémentaire de 1300 saumons (chiffre non encore validé scientifiquement), soit 0,04% du stock mondial de saumon sauvage. La seule activité de pêche capture chaque année en France 2 à 3 fois plus de saumons que ce gain attendu sur la Sélune... étrange politique de protection d'une espèce menacée! En terme de linéaire, le gain représente 3,5% du linéaire salmonicole du seul bassin de Seine-Normandie (en excluant la Seine elle-même) – quantité devenant encore plus négligeable si l'on prend l'ensemble des bassins français pouvant accueillir les migrateurs (côtiers aquitains, vendéens, bretons, picards et flamands, grands bassins Adour, Dordogne-Garonne, Loire-Allier, Somme, Rhin...). Le coût du chantier d'effacement étant au minimum de 50 M€, probablement le double s'il faut traiter toutes les altérations chimiques et morphologiques de la zone amont devant accueillir les saumons, il est manifeste que le rapport coût-bénéfice est très mauvais. Mieux vaut un financement par l'exploitant des barrages de mesures compensatoires sur des linéaires salmonicoles bien plus faciles à aménager.


En visite dans la Manche le 4 décembre 2014, la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal avait déclaré à propos du projet d'effacement des barrages de la Sélune: "Il faut que le rapport qualité-prix soit raisonnable. On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons". Cette observation de bon sens lui fut vertement reprochée par les Amis de la Sélune et le lobby de la destruction (voir le communiqué).

Le principal enjeu de la destruction des barrages de la Sélune est de permettre son franchissement par les grands migrateurs amphihalins, et en particulier par l'espèce-cible qu'est le saumon atlantique (Salmo salar). La Sélune a été présentée comme "3e rivière à saumon de France" par les partisans de l'effacement. Qu'en est-il réellement de cette espèce sur la rivière ?

Un peu d'histoire : la pêche comme première menace sur le saumon
La préoccupation pour les saumons de la Sélune ne date pas de la directive-cadre européenne sur l'eau de 2000 ni de la loi sur l'eau de 2006 – ni même de la construction des barrages dans la première moitié du XXe siècle. On retrouve dans les archives du XIXe siècle mention des problèmes que posait alors la surpêche, sur cette rivière où des pêcheries sont par ailleurs attestées depuis le Moyen Âge (voir cet article de la revue Hypothèses).

Ainsi au Congrès scientifique de France (1860), on s'émeut de la destruction des juvéniles : "La Divette donne quelquefois de petits saumons. Ils y sont extrêmement rares, surtout depuis l'établissement du canal de retenue. Cette espèce, la plus importante sous tous les rapports dans nos rivières, serait abondante dans nos grands cours d'eau, le Couesnon, la Sélune, la Sée, la Sienne, la Vire, l'Ouve, si l'on en surveillait avec soin la pêche, au lieu de laisser, à bien dire, détruire le saumon dès son plus jeune âge, en quantités énormes parfois."

Dans l'Annuaire des cinq départements de la Normandie (1876), le rédacteur s'inquiète des filets posés en baie du Mont Saint-Michel et de la disparition du saumon à l'amont : "La diminution du poisson ne doit pas être attribuée au peu de rigueur avec laquelle on fait payer l'amende aux contrevenants; elle vient surtout de la façon dont on élude la loi dans la disposition des filets. Ceux-ci doivent être posés de façon à laisser un espace pour le passage du poisson, et si tous les filets étaient tendus du même côté, le poisson passerait en effet ; mais les pêcheurs éludent les dispositions protectrices du règlement en croisant leurs filets à distance , de manière à ce que le passage soit laissé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ils s'associent entre eux et prennent tout L'an dernier, on a pris à Ducey neuf saumons dans une heure. Il y a 15 ans, les saumons remontaient dans la Sée et dans la Sélune ; il n'y en a plus un seul aujourd'hui. C'est la faute des pêcheurs de la baie du Mont-St-Michel."

Ces alertes anciennes sur la surpêche ne sont indifférentes pour l'avenir. De manière ambivalente, la Fédération de pêche pousse à l'effacement des ouvrages en vue de favoriser un tourisme national voire international de prédation du grand migrateur par la pêche. Ce double discours ne serait pas sans poser problème en cas d'effacement, car si la biodiversité est d'intérêt général, ce n'est pas spécialement pas le cas d'un loisir sectoriel restant très minoritaire dans la population (y compris chez les pêcheurs, pour qui les retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit sont les seules zones de pêche au "poisson blanc" de la région).



Avant les barrages, certains moulins bloquaient déjà la remontée
Autre motif de préoccupation au XIXe siècle : les aménagements de rivière, notamment les canalisations et certains moulins ayant augmenté leur hauteur de chute en réponse aux nouveaux besoins d'énergie issus de la révolution industrielle. L'ichtyologue Emile Blanchard le signale dans son classique sur Les poissons des eaux douces de la France (1866) : "Ainsi, l'Aulne, dans le département du Finistère, qui recevait autrefois beaucoup de Saumons, n'en a plus, aujourd'hui que la rivière a été canalisée et pourvue d'écluses. Il en est de même pour le Pensez et les autres cours d'eau, depuis l'établissement de moulins. Des obstacles analogues existent dans l'Ille-et-Vilaine, sur le Couesnon ; dans le département de la Manche, sur la Sée, la Sélune, la Sienne ; dans le Calvados, sur la Touques, la Dives, l'Orne, la Seulle. Sur la Risle, l'affluent de la Seine, où le Saumon était autrefois le plus abondant, tout passage du Poisson est maintenant interdit par le grand barrage éclusé de Pont-Audemer."

Même son de cloche dans le Bulletin de la Société nationale d'acclimatation de France (1884), où un rédacteur pointe en particulier le rôle du moulin de Ducey : "En France, certaines rivières peu importantes, qui se jettent directement dans la mer, étaient jadis très fréquentées par le Saumon; on pourrait citer, comme exemple, de nombreux cours d'eau de la Bretagne, —tels que la rivière de Châteaulin, le Trieux, le Couësnon, etc., — ou de la Normandie, — comme la Sée, laSienne,la Sélune , — dans lesquelles le Saumon était autrefois très abondant", une note précisant : "Je tiens de M. L. Quénault, vice-président de la Société académique du Cotentin, que le Saumon se montre encore tous les ans dans la Sienne ; il remonte également la Sélune jusqu'à Ducey, où il se trouve arrêté par le barrage d'un moulin".

Des barrages infranchissables : les gains attendus pour l'effacement
Les témoignages du passé montrent donc des menaces anciennes sur le saumon dans la Sélune, et des périodes de dépeuplement de ses eaux. Venons-en aux deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit, construits dans la première partie du XXe siècle. Il ne fait aucun doute qu'ils représentent des obstacles actuellement infranchissables à la montaison des saumons, en raison de leur hauteur. Outre la barrière physique dans le sens de l'accès aux frayères vers l'amont, les barrages créent des lacs de retenue qui ne sont pas des habitats favorables aux juvéniles de saumon. Et leurs turbines provoquent une certaine mortalité quand les saumons rejoignent la mer, sachant que le génie civil des ouvrages n'est pas adéquat pour créer des solutions de dévalaison.

Que nous dit le rapport d'expertise de 2015 mené par le CGEIET / CGEDD concernant le gain attendu pour les saumons si l'on supprime les barrages? "Si l'on retient que sur l'intégralité du bassin de la Sélune, 26 % seulement de la surface potentielle d'habitats favorables à la production de saumon est aujourd'hui accessible, les surfaces de production retrouvées sur le bassin moyen et amont de la Sélune après la suppression des barrages seraient, selon les estimations de Onema et de l'Inra, multipliées par 3,8 et représenteraient 56 % des capacités du système baie du Mont Saint-Michel au lieu de 26 % actuellement. La population de saumons adultes serait multipliée par quatre avec la réouverture des zones situées en amont des barrages, soit un potentiel supplémentaire sur la Sélune de 1300 saumons adultes. Le stock total dans la baie du Mont Saint-Michel pourrait ainsi être porté à plus de 3000 saumons au lieu de 1850 actuellement." (Ci-dessous, le graphique des gains présumés d'habitats productifs.)



Nous avons demandé à l'Inra copie d'un rapport de 2014 sur le potentiel salmonicole de la Sélune (Forget et al 2014), il nous a été répondu que ce rapport était provisoire et interne, une publication scientifique étant prévue cette année. Donc, il ne nous est pas possible de statuer sur la rigueur de ce chiffre donné par le CGEIET / CGEDD, notamment d'analyser la manière dont l'estimation prend en compte l'actuelle dégradation chimique et morphologique du bassin amont (voir notre précédent article). Rappelons ici que les efforts déjà anciens de retour du saumon sur la Loire-Allier se soldent par des résultats assez décevants (par exemple entre 400 et 1200 saumons chaque année à Vichy, sans tendance significative depuis 15 ans), de sorte que les alléchantes promesses des tenants de la restauration salmonicole doivent être prises avec des pincettes. On ne dispose à notre connaissance d'aucune analyse coût-bénéfice des dépenses déjà consenties pour le saumon dans le cadre de ses plans de gestion (une pratique hélas assez courante dans les politiques publiques de notre pays).

Un gain modeste par rapport au linéaire salmonicole
En supposant que l'estimation d'un gain de production de 1300 saumons est correcte, que représente-t-elle ? Donnons un ordre de grandeur : selon le suivi du saumon atlantique par l'IUCN et sa liste rouge, le stock mondial de cette espèce est situé autour de 3,6 millions d'individus (en baisse de 44,5% depuis 30 ans, mais avec des fluctuations en partie naturelles et mal connues dans cette variation). Donc, le gain des 1300 saumons de la Sélune représente par rapport à la population instantanée de l'espèce 0,04%.

Rapporter un gain local à une population mondiale induit-il une fausse perspective ? Cela aide tout de même à fixer les idées, dans un dossier où beaucoup est fait pour les brouiller ou les noyer dans des généralités.

Autre comparaison possible : entre 2500 et 3000 saumons sont capturés par les pêcheurs chaque année en France (chiffres Onema 2012), donc le gain pour l'espèce menacée sur la Sélune est inférieur d'un facteur 2 à 3 aux pertes de prédation dues au loisir pêche (sachant qu'outre les captures déclarées, il y a toutes elles qui ne sont pas comptabilisées et qui relèvent du braconnage). Là encore, on est en droit de s'interroger sur la rationalité d'une politique de protection d'une espèce dite "menacée" qui reste néanmoins offerte à la destruction au nom d'un loisir, ainsi que sur la confusion institutionnalisée des fédérations de pêche ayant en charge à la fois la promotion de la pêche et la protection des milieux (ces pêcheurs-là étant les membres les plus actifs des "Amis de la Sélune" et les plus ardents défenseurs de la destruction des barrages, faut-il le préciser).

Gain en habitat, 3,5% du linéaire de Seine-Normandie (hors Seine)
Plutôt que la quantité de saumons, on peut raisonner sur les habitats gagnés. Examinons le linéaire de rivière salmonicole gagné par rapport au linéaire du bassin de Seine-Normandie, auquel est rattaché hydrographiquement la Sélune. L'image ci-dessous est issue du plan de gestion des poissons migrateurs de Seine-Normandie (en haut, carte de répartition, en dessous, rivière à saumons).



On observe que :
  • il y a un total de 1635 km de linéaires de rivières salmonicoles en Seine-Normandie ;
  • le gain de l'effacement des barrages sur la Sélune (58 km vers la source dans ce tableau) représente 3,5% de ce linéaire total ;
  • ce chiffrage exclut le bassin de la rivière Seine elle-même, qui est évidemment le plus important en terme d'objectifs à long terme (le saumon se reproduisait encore jusqu'à la Bourgogne en fin de XIXe siècle) ;
  • outre la Seine-Normandie, les rivières côtières salmonicoles sont présentes sur toute la façade atlantique de l'Aquitaine à l'Artois, et de grands bassins font l'objet de suivis et aménagements pour être rendus accessibles (Loire, Allier, Garonne, Dordogne, Adour, Somme, Rhin, etc.), donc le gain de linéaire sur la Sélune rapporté au potentiel salmonicole français est une quantité assez négligeable.
Pour le repreneur : choisir des mesures compensatoires au lieu d'améliorer marginalement le franchissement local
Dans l'hypothèse actuellement à l'étude d'une reprise des barrages en vue de poursuivre la production hydro-électrique, on a fait état de diverses hypothèses d'amélioration de la franchissabilité : transport en camion des poissons capturés à l'aval, ascenseurs à poissons, canaux de contournement.

Aucune des ces options ne nous semblent vraiment recevables : certaines ont un coût exorbitant, toutes ont une efficacité assez faible. Pour les raisons déjà énoncées : il ne faut pas seulement passer le barrage en montaison, mais encore trouver des habitats favorables ; le but est de rétablir le cycle complet, donc de garantir aussi une dévalaison dans de bonnes conditions, qui ne paraît pas à portée.

Si l'on conserve les barrages, il faut admettre comme donnée d'entrée que la partie amont de la Sélune ne sera pas accueillante aux migrateurs sur la durée de la concession, sans chercher des améliorations marginales. Des gains pour les milieux (dont les saumons) peuvent sans doute être obtenus par certaines méthodes de gestion, comme l'optimisation des débits turbinés en pointe ou les précautions sur les vidanges. Mais surtout, il nous paraît bien plus rationnel que le repreneur des barrages s'engage dans le principe de mesures compensatoires : abonder sur la durée de la concession un fonds dédié à libérer ailleurs sur le territoire un linéaire salmonicole équivalent à celui bloqué sur la Sélune.

Sur bon nombre des rivières, les obstacles au franchissement des saumons ne sont pas aussi radicaux que la Sélune. Par exemple sur le barrage de Poutès-Monistrol sur l'Allier, on n'a pas fait le choix de la destruction, mais plutôt d'un ré-aménagement qui conserve 90% du productible (pertes en pointe) et qui permet le franchissement par les saumons. Mieux vaut travailler ainsi à l'aménagement de rivières où les gains sont possibles, au lieu de s'acharner sur des sites impliquant des destructions prématurées d'ouvrage.

Conclusion
Les ouvrages de la Sélune sont objectivement infranchissables, l'amont du bassin est dégradé et les solutions alternatives de franchissement local ont un mauvais rapport coût-efficacité. L'effacement coûte au minimum 50 M€, probablement le double s'il faut rendre le bassin favorable aux saumons et gérer les conséquences défavorables. Si les ouvrages menaçaient ruine, leur démantèlement aurait du sens ; mais on a fait le choix basiquement absurde de casser des barrages en état correct et capables de produire l'électricité ni fossile ni fissile dont la transition énergétique française affirme par ailleurs l'urgente nécessité. En terme de rationalité de la dépense publique en faveur de la biodiversité, il paraît exorbitant de dépenser des sommes aussi considérables pour des gains aussi modestes: les citoyens n'ont pas à payer pour des symboles politiques flattant des positions extrêmes au terme d'arbitrages opaques. Il serait nettement préférable que le repreneur des barrages abonde un train de des mesures compensatoires libérant un linéaire salmonicole équivalent sur d'autres rivières normandes ou bretonnes, mais des rivières où les ouvrages plus modestes sont équipables en passes à poissons ou autres solutions efficaces de franchissement.

Illustrations : vallée de la Sélune, courtoisie des Amis du barrage ; pêche au saumon dessinée par Mesnel (1869).

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.

09/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (2) : bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel

Les deux barrages de la Sélune forment incontestablement des obstacles aux migrateurs et des altérations du flux sédimentaire. Mais on ne peut ignorer que le bassin versant de la Sélune, notamment sa zone amont, est dégradé de multiples manières : forte occupation agricole des sols, charge excédentaire de matières en suspension et de nitrates, dégradation hydromorphologique de la tête de bassin, présence de métaux et métalloïdes. Si certains points se sont améliorés depuis 10 ans, beaucoup reste à faire : le coût de la seule restauration physique de la tête de bassin (hors barrages donc, et hors pollution) a par exemple été estimé à 21 M€ supplémentaires. Un élément important a surtout été oublié ou négligé lors des études du projet d'effacement : le rôle épurateur des deux retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit, agissant comme des grands bassins de décantation et évitant le transfert des pollutions vers l'aval et vers la baie protégée du Mont-Saint-Michel. Un organisme public (Cerema) a évoqué en 2015 le risque de "marée verte"… sans aucun approfondissement. Assurer le passage des espèces vers des habitats dégradés et pollués a-t-il un sens? Et qui assumera la responsabilité si les zones à forte biodiversité de la baie se trouvent dégradées demain? Un effacement bouleverse les équilibres en place, c'est particulièrement évident pour deux barrages situés près d'un estuaire : on ne peut pas traiter la morphologie et la chimie comme des problèmes séparés.

Dans le dossier de la Sélune, l'attention s'est focalisée depuis 10 ans sur les deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit: on en a oublié que la qualité d'un bassin versant et de ses cours d'eau s'apprécie à d'autres facteurs que la présence de grands ouvrages.

Un bassin versant fortement dégradé à partir des 30 Glorieuses
En 1993, la vidange mal maîtrisée des barrages de la Sélune avait entraîné une pollution par sédiments de la zone aval jusqu'à l'estuaire. A l'époque, un rapport du Conseil général des Ponts-et-Chaussées (93-137, téléchargeable ici), déjà critique sur les deux ouvrages faut-il préciser, notait la dégradation profonde de l'ensemble du bassin :

"La comparaison d'études concernant les lieux à trente ans d'intervalle montre la profonde dégradation de la qualité des eaux par suite des modifications intervenues dans ce laps de temps sur le bassin versant : intensification agricole, développement des élevages hors sol, des industries et des populations agglomérées, augmentation de l'emploi de certains produits (détergents, pesticides)..... Les aménagements réalisés conjointement : développement de la voierie et des surfaces imperméabilisées, création et extension des réseaux d'égoût, suppression de haies et de fossés... ont accentué le phénomène en accélérant le transfert des éléments indésirables vers la Sélune et ses affluents.

La teneur en azote des eaux des retenues a ainsi été multipliée par 10 au cours des 20 dernières années, les phosphates, simplement présents à l'état de traces en 1961 atteignent actuellement des concentrations de l'ordre de 0,3 mg/l. Le fonctionnement du plan d'eau de Vezins s'est particulièrement détérioré en ce qui concerne la prolifération des algues, la teneur en oxygène, le caractère réducteur des sédiments et leur enrichissement en éléments toxiques (métaux, cyanures...). La mauvaise qualité des eaux restituées en aval de la Roche-qui-Boit affecte gravement les peuplements piscicoles de la Sélune aval depuis plusieurs années : variations brusques de débit, turbinage des eaux de fond désoxygénées... La situation est aggravée par des rejets industriels (cyanures, métaux), effectués directement ou à proximité de la retenue de Vezins".

L'image est donc celle d'un bassin versant dont la qualité de l'eau s'est considérablement altérée à compter des 30 Glorieuses, comme presque partout.

Ces pollutions, qui ne sont pas la responsabilité des barrages mais qui finissent souvent dans l'eau ou les sédiments de leurs retenues, ont-elles disparu depuis? Dans le dernier bulletin disponible du SAGE de la Sélune (données 2013, Bulletin n°14, 2014), on trouve cette carte de l'état physico-chimique du bassin (ci-dessous, cliquer pour agrandir). On constate que l'amont des ouvrages présent un état moyen à mauvais pour les nitrates (NO3) et les matières en suspension (MES). Le phosphore est également mauvais sur le Beuvron.


Dans la courbe ci-dessous issue du rapport Artelia 2014 (voir le dossier complet d'enquête publique), on voit les matières en suspension à l'amont (courbes rouge et bleu) et à l'aval (courbe verte) des barrages. "L’effet des retenues est clairement visible et permet une décantation des fines et un abaissement notable des concentrations en MES", observe le bureau d'études.

Le constat est le même pour cette courbe des concentrations moyennes mensuelles en phosphore (ci-dessous, cliquer pour agrandir). La dégradation de l'eau est plus sensible à l'amont qu'à l'aval, car les retenues stockent une partie des excédents en nutriments.

Secteur amont dégradé, rectifié, busé, érodé… 21 M€ de travaux à prévoir là aussi rien que pour l'hydromorphologie
Le programme de mesure Sélune amont (2012) de l'Agence de l'eau Seine-Normandie comporte divers témoignages et analyses utiles pour comprendre l'état actuel de la tête de bassin. L’économie locale est avant tout agricole : un peu plus de 900 exploitations et de 27 000 ha agricoles occupent 80 % du bassin de la Sélune amont. Le bassin a suivi le modèle national d'intensification de la production depuis 50 ans. Quelques constats :
  • "ce secteur présente l’une des plus faibles densités de haies du département de la Manche";
  • "près de 30% du linéaire des affluents du bassin a été rectifié, plus de 40% a été recalibré, et plus de 50% des parcelles riveraines ont été drainées (…) et plus de 1000 passages busés ont également aussi été recensés, altérant la continuité des affluents";
  • "cette intensification agricole et les travaux d’aménagements associés ont entrainé une augmentation du lessivage des intrants agricoles, une diminution de la capacité d’épuration du bassin et une altération des habitats aquatiques des affluents".
Une étude Hydroconcept / Fédération de pêche Manche réalisée en 2010 sur l'hydromorphologie du secteur amont a mis en évidence une dégradation importante des masses d'eau, ce qui sème le doute sur la capacité des cours d'eau (par ailleurs souvent soumis à des étiages sévères et de faible puissance spécifique) à remobiliser des substrats qui forment l'accueil des salmonidés. "Le coût des travaux de restauration hydromorphologique de tous les affluents du bassin de la Sélune amont plus ceux de 3 masses d’eau situées à l’aval immédiat a été estimé à 21 millions d’euros", est-il rappelé dans le document d'accompagnement du programme de mesures Sélune amont de l'Agence de l'eau.

Ceux des agriculteurs qui avaient soutenu le projet d'effacement des barrages en espérant "avoir la paix" sur les compartiments de l'eau qui les concernent ont probablement fait un mauvais calcul: la suppression des ouvrages ne rendrait que plus manifeste la dégradation de la tête de bassin et plus urgentes des mesures drastiques d'amélioration des milieux d'accueil de salmonidés à l'amont. Avec des coûts qui explosent pour les finances publiques et pour tous les acteurs du bassin...

Les métaux en rivière disparaissent par enchantement, selon l'avis "scientifique" du CSPNB
Dans un avis de 2015, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) évoque "les rejets d’une usine de traitement de surfaces dans l’Yvrande, un affluent qui se jette dans le lac" et affirme : "Ils se traduisent par l’accumulation dans les sédiments, en amont de la retenue, de substances dangereuses dont certaines teneurs dépassent les seuils réglementaires. C’est le cas pour le cadmium, le chrome, le cuivre, le nickel et le zinc. Le nickel et le cadmium se retrouvent également à des doses excessives dans la partie aval de la retenue. De plus, des teneurs en arsenic 13 fois supérieures à celles trouvées au débouché de l’affluent peuvent être détectées vers l’amont du lac. L’isolement des sédiments pollués et la suppression des barrages permettraient de retrouver une dilution des rejets qui les mettrait aux normes requises."

Il est assez étrange qu'un Conseil se disant "scientifique", ayant en charge le "patrimoine naturel" et la "biodiversité", puisse se satisfaire d'une très hypothétique "dilution" de métaux : ces derniers ne disparaissent évidemment pas d'un coup de baguette magique, ils sont simplement diffusés dans les milieux. Les métaux ne sont pas biodégradables et la plupart d'entre eux s'accumulent dans les êtres vivants. On retrouve ainsi régulièrement trace des métaux et métalloïdes dans les poissons, crustacés ou mollusques des zones contaminées. (Il est vrai que le même CSPNB apporte un soutien hâtif à l'effacement en soulignant notamment que les barrages produisent nettement moins que le futur EPR de Flamanville…. Nous laissons aux écologistes associés aux Amis de la Sélune qui brandissent fièrement de tels avis le soin de gérer leurs contradictions.)

L'analyse chimique de l'étude Artelia 2014 observe des qualités moyennes à mauvaise sur la Sélune et/ou l'Airon pour le cadmium, le cuivre, le mercure, le nickel, le zinc, et des pollutions ponctuelles dépassant les NQE pour le chrome et le plomb. L'indice Metox (qui calcule 8 métaux pondérés par leur biotoxicité) aboutit sur deux années de mesures à une charge cumulée de l'ordre de 120 à 160 µg/l pour la Sélune et l'Airon (schéma ci-dessous, Artelia 2014).


Avis réservé du CGEDD sur "l'auto-épuration" dans le dossier présenté en enquête publique (2014)
Le CGEDD, agissant comme autorité environnementale (Ae), a porté plusieurs jugements sur le projet d'effacement des barrages présenté par Artelia pour l'enquête publique de 2014.

La première réserve concerne la non-équivalence entre restauration de continuité et restauration du bon état écologique et chimique des masses d'eau. Le CGEDD douche quelque peu l'enthousiasme de ceux qui réduisent la rivière à sa morphologie en oubliant les autres altérations : "L’étude d’impact affirme page 68 du document 6 que 'Le cours d’eau de la Sélune retrouvera un écoulement naturel de sa source jusqu’à l’estuaire ce qui permettra de garantir l’atteinte du bon état écologique du milieu à l’horizon 2021.' sans plus d’explications. Or, la continuité écologique et l’eutrophisation ne sont pas seules en cause. On ignore notamment quel sera le devenir de la pollution par les nitrates, phosphates et pesticides utilisés par l’agriculture sur le bassin versant et qui pourraient compromettre les objectifs du projet. Pour l’Ae il conviendrait donc d’adopter une formulation plus prudente que le terme 'garantir' qui semble négliger d’autres enjeux de qualité des eaux."

La seconde réserve de l'Autorité environnementale, plus importante pour notre propos, rappelle que la soi-disant auto-épuration de la rivière une fois supprimés les barrages ne correspond à aucune démonstration scientifique: "La transformation de l’écosystème aquatique d’un système d’eau stagnante à un système d’eau courante devrait diminuer significativement le phénomène d’eutrophisation que l’on rencontre au sein des retenues. Les efflorescences de cyanobactéries ont également vocation à disparaître. En revanche, le document évoque, à propos d’un effet cumulé avec une ferme avicole l’hypothèse d’une 'amélioration de la capacité épuratrice des eaux liée au rétablissement du libre écoulement de la Sélune.' Cette hypothèse n’est cependant justifiée par aucune étude de la capacité d’auto-épuration du milieu. Si le temps de rétention de l’eau dans le bassin va diminuer, rien n’indique que la capacité d’auto-épuration du milieu augmentera. L’Ae recommande de justifier par des éléments scientifiques précis l’assertion selon laquelle la capacité d’auto-épuration du milieu aquatique augmentera."

Même si ces remarques noyées dans des centaines de pages n'ont pas donné lieu à grands changements dans le projet, on saura gré au CGEDD d'avoir mis en garde contre la "pensée magique" de l'auto-épuration des rivières, cette fable mise en avant par les aménageurs et gestionnaires pour détruire les ouvrages hydrauliques tout en excusant des décennies d'impuissance sur les pollutions. Avec ou sans barrage, la pollution altère les milieux. Quand on supprime un barrage près d'un estuaire, on augmente évidemment le risque de produire une charge sédimentaire régulièrement contaminée si le bassin versant reste altéré.

Marée verte : le Cerema reconnaît le danger potentiel en 2015, personne n'y prend garde
Dans la mission d'expertise de 2015 commanditée par Ségolène Royal au CGEIET/CGEDD (voir le rapport), le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) reconnaît en annexe que la suppression des barrages peut entraîner une baisse de l'épuration au niveau des deux retenues avec un risque de convergence des nutriments (et autres polluants ou MES non mentionnés) vers l'estuaire :

"Le chapitre 6 'effets résiduels du projet' [du projet soumis à enquête publique] n’aborde pas l’impact potentiel sur les phénomènes de marée verte qui pourraient survenir du fait de la suppression des deux retenues. Il est écrit dans l’étude que la charge en MES a fortement augmenté du fait de la mise en culture des terres en amont des retenues. Cette mise en culture s’accompagne, la plupart du temps, d’une augmentation des apports en azote et phosphore. Ces paramètres sont peu traités alors qu’ils sont à l’origine des proliférations algales observées dans les retenues. Le démantèlement des barrages aura pour conséquence de rendre son caractère naturel à la Sélune et de supprimer l’apparition de bloom à cyanobactéries. Cependant, il aura également pour effet de réduire les volumes d’eau et les surfaces de zone humides qui actuellement, jouent le rôle de pièges pour ces éléments nutritifs. Pour éviter que de grandes quantités d’azote et de phosphore ne se retrouvent dans l’estuaire, il est donc nécessaire d’associer à ce démantèlement, un projet de réductions des 'entrants' dans le milieu aquatique."

Une expertise évoque ainsi la possibilité d'une fréquence accrue de marée verte, mais comme toujours ce sont quelques lignes perdues dans de longs rapports, auxquelles on ne prête pas garde car toute l'attention est focalisée sur la destruction des barrages.

Pesticides : "il serait utile d'améliorer la connaissance sur ce sujet"...
Ajoutons pour finir ce tableau sommaire que l'on manque de données sur les pesticides dans la Sélune et le petite baie du Mont-Saint-Michel. Les informations produites par Artelia pour construire le projet d'effacement concernent les valeurs à la station de Saint-Aubin de Terregatte, située à l'aval des barrages. Elles montrent des molécules présentes, mais en dessous des normes de qualité (image ci-dessous).

Au total, il y a 41 contaminants dans les mesures obligatoires sur le compartiment chimique de la DCE 2000 et le réseau de surveillance de l'Agence de l'eau (au moins jusqu'en 2010) analyse 250 molécules différentes dont 193 avec des seuils de qualité. L'Agence de l'eau Seine-Normandie répute dans son état des lieux 2013 la Sélune et l'Airon en "bon état chimique" (l'état chimique étant celui des micropolluants, pas les nutriments et les métaux qui sont traités dans l'état écologique pour la DCE) tout en attribuant à ce score un niveau de confiance "faible". C'est un problème : les Agences ne rendent jamais publiques les données brutes des mesures, donc on ne connaît pas la fréquence des campagnes, leur localisation, leurs résultats. On ne sait donc pas en l'état si la mesure des pesticides est faite sur l'ensemble des masses d'eau du bassin (notamment celles de l'amont que ne montre pas Artelia) et on ne sait pas pourquoi la confiance dans les données chimiques est faible.

Dans une réunion interSAGE du 7 juin 2013, on trouve dans le compte-rendu cette question intéressante et sa réponse lapidaire : "Les flux de pesticides dans les cours d’eau semblent toujours importants, a-t-on connaissance des teneurs dans les eaux de la baie? A priori, aucun indicateur n’a été mis en place sur les pesticides étant donnée la grande variété de produits utilisés. Il serait utile d’améliorer la connaissance sur ce sujet, les pesticides peuvent avoir des effets indirects trans-générationnels sur les populations."

Ne pas mesurer, c'est certainement le meilleur moyen de gérer les rivières, n'est-ce pas ? On ne peut évidemment pas dépenser des centaines de millions d'euros par an à faire de la restauration physique de masse d'eau en finançant dans le même temps un système de connaissance des milieux digne de ce nom. Et la France est logiquement blâmée par la Commission européenne pour la qualité très perfectible de son rapportage sur l'eau. En tout cas, ce flou permet aux gestionnaires de désigner tel ou tel impact comme prioritaire au gré des modes du moment davantage qu'au terme d'un diagnostic complet appuyé par un modèle.

Pas d'effacement sans garantie pour l'aval et la baie: l'Etat doit procéder à des analyses complémentaires
Les retenues des barrages de la Sélune totalisent plus de 200 ha en surface et 20,5 millions de m3 d'eau en volume. Située plutôt vers l'aval du bassin versant, elles agissent comme deux grands bacs de décantation, permettant de stocker une partie de la charge en nutriments, matières en suspension et polluants venant de l'amont. Le rôle épurateur des barrages a été abondamment reconnu dans la littérature scientifique internationale (voir cette synthèse, centrée sur les nutriments). L'effacement des barrages de la Sélune pose donc des questions non prises en compte sur le devenir des contaminants et le risque d'altération de la petite baie du Mont-Saint-Michel, exutoire de la Sélune. Le problème se pose aussi pour les terres agricoles et les captages situés à l'aval.

Dans l'hypothèse où l'Etat choisisse de confirmer l'effacement, ce point peut être motif à contentieux. En effet, autant les études se sont penchées en détail sur la gestion des sédiments stockées (notamment suite au mauvais souvenir de la vidange ratée de 1993), autant elles n'ont pas à notre connaissance procédé à des simulations du nouveau régime sédimentaire aval et du devenir des contaminants. Le risque de marée verte ou d'altération chimique aval lié à l'accumulation progressive vers la baie de toutes les substances aujourd'hui stockées dans les retenues a été ignoré dans les études d'impact du projet d'effacement. La baie du Mont-Saint-Michel étant un espace protégé à forte biodiversité (ainsi que la porte d'entrée des migrateurs), un projet ne peut se permettre cette légèreté. Nous ne pouvons que conseiller aux Amis du barrage de faire une demande officielle d'étude complémentaire en Préfecture.

Enfin, les pollutions du bassin amont de la Sélune, la dégradation de son fonctionnement hydromorphologique, la mobilisation difficile de substrats à granulométrie d'intérêt pour les frayères, les productions excessives de sédiments fins et les recrutements piscicoles plus faibles que ceux attendus ne sont pas sans poser problème pour la colonisation attendue des salmonidés. Ce n'est pas le tout de créer un passage, encore faut-il que ce passage mène à des habitats de bonne qualité. Nous verrons dans notre prochain article cette question des gains réels pour le saumon.

Conclusion : revenir à des choix raisonnables
Face à une rivière disposant d'enjeux morphologiques (deux grands ouvrages) et physico-chimique (des polluants et nutriments), le bon sens exige de traiter d'abord tous les problèmes de pollution et d'altération du bassin versant, ensuite seulement d'ouvrir les barrages vers des habitats de qualité à l'amont, sans risque de dégradation des zones à l'aval. C'était le scénario C du SAGE 2004, le plus clairvoyant et celui qui avait reçu le plus d'adhésion dans le premier vote. Il en a été ensuite décidé autrement, essentiellement pour des raisons politiques (voir notre premier article) : la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Onema, la Fédération de pêche et les groupes de pression écologistes exigeaient un "exemple" et un "symbole", abattre les barrages de Vezins et la Roche-qui-boit pour annoncer triomphalement la grande vague de restauration de la continuité écologique. Il est temps de sortir de cette pseudo-logique et de revenir à des solutions plus raisonnables.

Les barrages de la Sélune disparaîtront un jour, car aucun ouvrage de génie civil n'est éternel. Précipiter leur fin n'est pas une bonne solution tant qu'ils rendent des services aux populations et aux milieux tout en produisant une énergie bas-carbone, clé de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique.

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.