04/06/2016

Quelques réflexions sur les inondations du printemps 2016

Le centre de la France est frappé par des inondations, dont la médiatisation nationale est renforcée par le fait qu'elles touchent la région parisienne. La réflexion actuelle sur les écoulements de rivière est souvent dominée par l'idée d'une restauration de leur libre circulation, ou renaturation. Les crues et leur cortège de détresses rappellent que l'attente sociale se situe plutôt du côté de la maîtrise et du contrôle des flots (création et entretien de retenues, de digues, de fossés d'évacuation). On aurait cependant tort d'opposer systématiquement une approche à l'autre : sur un sujet touchant la sécurité des biens et des personnes, engageant aussi la responsabilité des autorités, les positions dogmatiques doivent céder la place à des analyses empiriques. C'est d'autant plus nécessaire qu'avec la Gemapi, dont le "pi" signifie "prévention des inondations", les élus locaux et les établissements de bassin versant vont être sous pression pour garantir une dépense publique de l'eau orientée sur les priorités d'intérêt général. 


Les crues et inondations sont des aléas naturels, à la mémoire aussi ancienne et douloureuse que celle de l'humanité. On peut en limiter les effets, on ne peut en effacer les causes. Par définition, des épisodes hydro-météorologiques exceptionnels produiront toujours des débits exceptionnels, qu'il s'agisse de crues lentes par saturation des sols et aquifères, de crues rapides de quelques jours par épisodes pluvieux très soutenus, voire de crues éclairs de quelques heures. Toutes choses égales par ailleurs, le changement climatique risque d'augmenter la probabilité des phénomènes extrêmes au long de ce siècle : plus d'énergie dans le système climatique (effet de serre) signifie plus d'évaporation, de convection, de transport. Donc une intensification attendue du cycle de l'eau, même si les déclinaisons régionales et locales sont impossibles à prédire avec précision.

Les crues de la fin mai et du début juin 2016 ont été provoquées par le blocage d'une perturbation active au sud de l'Allemagne, avec des remontées d'air chaud et humide entraînant des précipitations exceptionnelles. Sur la période du 28 mai au 1er juin, les départements les plus affectés ont été le Loiret, le Loir-et-Cher, le Cher, l'Essonne et l'Yonne avec une quantité d'eau tombée en trois jours sans équivalent depuis 1960. Des niveaux de crue centennale ont été atteints sur certains tronçons du Loing. Le barrage de Pannecière (Yonne), dont la fonction est d'écrêter les crues de l'Yonne et de la Seine, a saturé sa capacité de retenue. Les crues étant limitées à certains affluents de rive gauche, la Seine est cependant restée assez loin du niveau atteint à Paris en 1910 (8,62 m, en 2016 6,10 m), les 7 m ayant été dépassés en 1920 et 1955. Le niveau des 6 m atteint en 2016 l'a été 8 fois depuis 1872, la crue la plus récente du même ordre se plaçant en 1982.

Notre époque a globalement diminué la vulnérabilité des personnes par rapport aux bilans meurtriers des crues frappant les générations précédentes, mais elle est devenue extrêmement sensible à l'aléa, rêvant d'un "risque zéro" qui n'existe pas. Pourtant, certains facteurs relevant de la responsabilité humaine aggravent les effets locaux puis cumulatifs des crues.

Ainsi, les sols labourés ou artificialisés, les zones dévégétalisées retiennent moins l'eau et ruissellent plus rapidement, les lits majeurs déconnectés voire occupés par des bâtis ne servent plus de champ d'expansion latérale de l'écoulement, la construction en zone inondable produit un jour ou l'autre la dégradation par inondation (le "risqueur" étant rarement le payeur dans ces cas-là, le régime d'indemnisation pour catastrophe naturelle depuis 1982 collectivisant le risque). Par ailleurs, notre capital immobilisé (propriétés privées, équipements publics) s'est accru de manière régulière au fil des générations, donc une crue de même intensité provoque davantage de dégâts matériels et de coûts assurantiels aujourd'hui qu'hier. Ces tendances sont aggravées par une perte de la mémoire du risque : les plus grandes inondations à échelle de bassins fluviaux se situent entre le XVIIIe siècle et la première partie du XXe siècle en France, les années 1950-1980 ont plutôt été marquées par un certain "repos hydrologique" ayant assoupi la réflexion sur une génération. Cela sur fond de dé-naturation tendancielle des modes de vie et des représentations : les sociétés de plus en plus urbaines sont de plus en plus coupées de l'exposition directe aux cycles naturels, coupure propice à des représentations quelque peu ignorantes, voire fantasmatiques, de la nature.


Les crues et inondations posent la question des stratégies d'aménagement des bassins versants: une fois reconnu que le risque zéro n'existe pas, il reste légitime de chercher à minimiser ce risque dans la durée.

La réponse traditionnelle aux crues consiste dans des travaux de modification des écoulements : digue, barrages, retenues, canaux et fossés de décharge, etc. C'est le paradigme du contrôle hydraulique, qui a présidé pendant près de deux siècles aux choix des grands services d'aménagement comme les Ponts & chaussées (avant déjà, aux digues et levées au bord des fleuves et rivières). Face à cette option hydraulique, il existe un paradigme hydro-écologique : ne plus chercher à contraindre la rivière, mais modifier plutôt les pratiques humaines de façon à réduire la puissance des crues et limiter les impacts des inondations, tout en produisant des effets écologiquement désirables (typiquement, relibérer la plaine d'inondation). Ces deux paradigmes n'ont pas la même temporalité : on peut construire assez rapidement des aménagements hydrauliques – quoique les précautions de chantier, études d'impact et voies de recours rendent les choses plus difficiles aujourd'hui qu'hier –, on ne peut modifier que lentement l'hydromorphologie d'un bassin versant, ce qui suppose notamment de changer en profondeur des pratiques d'urbanisation et d'agriculture déjà implantées.

Il est probable qu'il existe de bonnes et de mauvaises idées dans ces stratégies hydrauliques / hydro-écologiques en rapport aux crues et inondations. La recherche doit l'étudier en priorité, par des analyses de cas et des modélisations. Il est nécessaire de faire le bilan hydrologique réel de ces options, mais on s'aperçoit par exemple que la très récente expertise collective ayant théoriquement cet objectif (analyse des effets cumulés des retenues) ne produit pas de réponse claire sur le sujet (Irtsea 2016, voir nos commentaires). Nous sommes donc en situation d'incertitude, le premier besoin est de la réduire par davantage de recherche et des débats publics alimentés par des données objectives.

Ce dont il faut symétriquement se déprendre, ce sont les positions dogmatiques. Dans l'état actuel des représentations du gestionnaire français, on se méfiera particulièrement du dogme très à la mode de la restauration morphologique, visant à libérer et renaturer les écoulements tout en rendant complexes voire impossibles les créations de retenues, les restaurations de barrages, les entretiens de digues, les curages de fossés, etc. Cela fait par exemple 20 ans que le programme d'un 5e grand lac réservoir de protection des crues de la Seine est à l'étude (La Bassée en Seine-et-Marne), mais bloqué. Sur certaines communes, comme Auvernaux, des élus se plaignent déjà de la complexité de curage des fossés d'évacuation des eaux de crue. On a agi de manière excessive dans un certain sens voici quelques décennies, avec une tendance au bétonnage, au recalibrage et à l'exploitation systématique des lits, des berges, des versants ; gardons-nous de montrer la même outrance mal informée en sens inverse, sous prétexte d'une tardive mais soudaine illumination écologique de l'ingénierie.

L'année 2018 verra la mise en place de la Gemapi (gestion des eaux, des milieux aquatiques et de prévention des inondations), dont la responsabilité reviendra désormais aux intercommunalités et aux établissements de bassin versant. Le volet "inondations" va être au centre de l'attention, car il a des conséquences humaines et juridiques fortes (outre le fait qu'en face d'une nouvelle taxe sur l'eau, chacun exigera des résultats concrets). La politique de l'eau n'a pas aujourd'hui les moyens de l'ensemble de ses ambitions, et la pratique actuelle du "saupoudrage" des financements (un peu pour la pollution, un peu pour la restauration, un peu pour le risque inondation…) ne manquera pas d'être questionnée de manière beaucoup plus critique. Il est du devoir des élus et des associations de terrain de rappeler où sont les priorités de l'action publique, pas seulement en analysant ce que l'on fait, mais aussi en alarmant sur ce que l'on ne fait pas. Car à budget limité, c'est un jeu à somme nulle : ce qui est dépensé sur un poste ne l'est pas sur un autre.

Vu les résultats médiocres de notre pays sur la qualité écologique et chimique des eaux, vu le retour régulier des problématiques de crues et inondations (aussi bien que de sécheresses et d'étiages sévères) et vu la probabilité que ces questions deviennent plus aiguës au fil des ans, nous n'aurons pas vraiment le luxe de continuer longtemps des diagnostics sommaires et des choix inefficaces. La première leçon des inondations, c'est un rappel des responsabilités dans la hiérarchie des priorités et la nécessité d'une politique à long terme fondée sur une information scientifique fiable.

A lire en complément
OCE (2013), Crues, inondations, étiages, pour une évaluation du risque lié à la modification des obstacles à l'écoulement, (pdf)

Illustrations : le zouave du Pont de l'Alma (Seine, Paris le 3 juin 2016, Siren-Com CC share alike 4.0) ; le Loing à Moret-sur-Loing, République de Seine et Marne du 2 juin 2016, droits réservés.

02/06/2016

Destruction des ouvrages hydrauliques de l'Orge: l'Etat passe en force

Malgré un avis négatif du commissaire-enquêteur à l'issue de l'enquête publique, le Préfet de l'Essonne vient d'autoriser la destruction des ouvrages hydrauliques de l'Orge. Encore un choix méprisant la concertation démocratique et le devoir de précaution des politiques publiques. 

Les parlementaires interrogeant le Ministère de l'Environnement sur les dérives de la continuité écologique reçoivent des réponses apaisantes. A en croire nos hauts fonctionnaires hors-sol, "les ouvrages concernés font l'objet d'informations, de concertations, d'études multicritères, afin de rechercher la meilleure solution technique et financière".

Mais voilà, c'est un mensonge. Un de plus depuis dix ans que la Direction de l'eau et de la biodiversité trompe son monde en menant un programme non concerté, sous-informé et précipité de destruction du maximum d'ouvrages hydrauliques en rivière.


Le Syndicat mixte de la Vallée de l'Orge a présenté en 2015 un dossier de déclaration d'intérêt général (DIG) en vue de démanteler 7 ouvrages sur l'Orge aval. Comme nous l'avions exposé, le commissaire-enquêteur a rendu un avis défavorable à ce projet au terme de l'enquête publique. Sa critique n'était pas mince : la copie du syndicat manquait des éléments essentiels à tout projet de restauration digne de ce nom (gain écologique et chimique, information des riverains, bilan du risque inondation, étude géologique des fondations du bâti, etc.).

Par arrêté du 25 avril 2016 (pdf), le Préfet de l'Essonne vient d'autoriser malgré tout le démantèlement des ouvrages. La Ministre de l'Environnement avait demandé en décembre 2015 de suspendre les effacements posant des problèmes, en attendant le rapport du CGEDD : peine perdue, la machine administrative à effacer continue son travail destructeur, au mépris de la concertation démocratique.

Nous appelons bien entendu les propriétaires et riverains refusant cette issue à déposer au tribunal administratif une requête en annulation de cet arrêté (voir article 29 du texte en lien), et nous sommes à leur disposition pour les aider à motiver cette requête.

A noter
Une étude de l'Université Paris 6 sur l'Orge avait montré que les banquettes latérales mises à jour par la suppression des clapets sont, en bilan de flux global, des sources d'azote pour la rivière (en raison de la phase ammonium notamment), voir cette présentation de Cécile et al 2014. Mais le Ministère de l'Environnement n'étant toujours pas capable d'appliquer la Directive Nitrates de 1991, on sait bien que la pollution chimique de l'eau n'est plus la priorité face au nouveau dogme de la renaturation morphologique. L'Orge aval étant très urbanisée, et la plupart des stations d'épuration n'étant pas adaptées au traitement des micropolluants émergents, les poissons de la rivière "renaturée" jouiront en toute liberté d'un cocktail de contaminants, cocktail qui ira ensuite se déverser sans contrainte vers la Seine…

A lire en complément
Les vrais blocages de la continuité écologique: un collectif d'associations écrit au CGEDD
Tonnerre, Avallon, Belan-sur-Ource... les effacements d'ouvrages continuent de plus belle

31/05/2016

La petite hydraulique en 1927 et aujourd'hui

Entre 1927 et aujourd'hui, la puissance installée de la petite hydro-électricité a augmenté. Mais le nombre de sites produisant à partir de l'énergie hydraulique (électrique et non-électrique) a quant à lui chuté d'un facteur 10. Les sites se sont donc modernisés, mais concentrés. La plupart des ouvrages étant encore en place, il existe un potentiel de développement hydro-électrique bien réparti sur l'ensemble du territoire national, en autoconsommation comme en injection réseau. A l'heure où la France souhaite développer des alternatives aux sources fossiles et fissiles, faire émerger des projets hydrauliques locaux doit devenir une option à part entière de la politique énergétique et climatique des territoires.

En 1927, la France totalisait 345 usines hydro-électriques entre 150 et 1000 kVA (puissance totale installée 110,03 MW), 3905 usines de moins de 150 kVA (puissance totale 79,80 MW) et 29253 moulins et usines à eau non électriques (puissance totale 396,90 MW). Par ailleurs, il y avait déjà plus de 700 usines hydro-électriques d'une puissance supérieure à 1000 kVA (totalisant 954,90 MW de puissance, non représentées dans le tableau ci-dessous). Cliquer l'image pour agrandir ou télécharger, et voir l'équipement de votre département en 1927.


On peut observer les points suivants :
  • si des grands barrages hydro-électriques ont été construits après 1927, une bonne part de la puissance installée était déjà en place au premier tiers du XXe siècle;
  • en tendance, le nombre d'usines hydro-électriques a plutôt baissé entre 1927 et aujourd'hui (on estime qu'il y a environ 2500 producteurs de petite puissance injectant sur le réseau), mais la puissance de ces petits producteurs a augmenté (de l'ordre de 2000 MW aujourd'hui);
  • il existerait sur les rivières françaises entre 100.000 et 120.000 obstacles à écoulement dont 60.000 à 80.000 seraient des seuils de moulins ou barrages d'usages divers. Le potentiel de développement de la petite et très petite hydro-électricité sur ces ouvrages déjà en place reste donc important sur le territoire national;
  • la puissance mobilisable par la petite hydro-électricité est modeste (hors hypothèse de nouvelles constructions), mais elle a sa part dans le mix des territoires à énergie positive, appelés à limiter leur consommation et à déployer de manière complémentaire toutes les ressources renouvelables disponibles localement (éolien, solaire, hydraulique fluviale et marine, biomasse, géothermie);
  • restaurer, moderniser et équiper progressivement le patrimoine hydraulique français, le rendre à cette occasion ichtyophile et mieux géré écologiquement, voilà un programme plus intelligent, plus durable et plus constructif que sa casse organisée sur argent public et pression de lobbies minoritaires. D'autant que cette source d'énergie a su montrer au fil du temps une bonne acceptabilité sociale et une compatibilité avec les autres usages des rivières où elle est installée.

Source : Ministère des travaux publics, Service central des forces hydrauliques et des distributions d'énergie électrique (1931), Statistique de la production et de la distribution de l'énergie électrique en France, Impr. nationale (Paris)

Découvrir la petite hydraulique
Les moulins à eau et la transition énergétique: faits et chiffres 2015

30/05/2016

Cartographie: l'administration persiste à classer les biefs comme cours d'eau, et non canaux

D'après nos premiers échanges avec les DDT de la Nièvre et de la Côte d'Or, ainsi que les retours sur l'Yonne, l'administration veut qualifier comme "cours d'eau" les biefs et canaux des moulins, à l'exception de ceux qui alimentent des usines hydro-électriques en activité. Nous refusons cette qualification comme contraire à la jurisprudence et au projet de loi biodiversité s'en inspirant, mais aussi comme source de multiples problèmes à venir pour l'entretien déjà complexe des biefs et des ouvrages hydrauliques. Dans cet article, nous montrons que la prétention du Ministère de l'Environnement à désigner comme cours d'eau un bief qui capte la majeure partie du débit repose sur une base jurisprudentielle particulièrement fragile. Les propriétaires de biefs doivent signaler dès à présent leur désaccord aux DDT-M.

Rappel : par instruction du 3 juin 2015, le Ministère de l'Environnement a demandé aux préfets de procéder à une cartographie des rivières, afin de définir ce qui est un cours d'eau et ce qui ne l'est pas (fossés, canaux).

Enjeu : être considéré comme "cours d'eau" implique des règles particulières d'entretien des berges et du lit, notamment des dossiers d'autorisation avec étude d'impact et enquête publique si le linéaire concerné par les travaux dépasse 100 m. Par ailleurs, la notion de cours d'eau est liée à des enjeux connexes (débit réservé, continuité écologique).

Problème : alors que la jurisprudence du Conseil d'Etat (21 octobre 2011, n°334322) pose comme l'une des conditions nécessaires d'existence d'un cours d'eau "un lit naturel à l'origine", l'instruction du 3 juin 2015 a tenté d'élargir la notion aux biefs et canaux en posant : "Ce critère ne doit pas par ailleurs faire perdre de vue que, en fonction des usages locaux, des bras artificiels (tels que des biefs) laissés à l’abandon et en voie de renaturation peuvent être considérés comme des cours d’eau. De même si un bras artificiel capte la majeure partie du débit, au détriment du bras naturel (et remettant en cause le critère de permanence de l’écoulement) le bras artificiel pourra être considéré comme cours l’eau."

Pour appuyer la position selon laquelle la "renaturation" ou "l'abandon" serait un motif de qualification de bief comme cours d'eau, l'instruction du 3 juin 2015 ne cite aucune loi ni aucune jurisprudence. Nous considérons donc cette proposition comme non recevable au plan juridique. (De surcroît, nous observons que l'administration tend à classer tous les biefs comme cours d'eau, même ceux qui sont toujours entretenus à fin hydraulique ou paysagère.)

Pour affirmer qu'un bief qui "capte la majeure partie du débit" doit être regardé comme un cours d'eau, l'instruction cite un arrêt de la Cour d'appel administrative de Bordeaux. Or cette base jurisprudentielle est fragile, et non unanime, comme nous allons le voir. Avant de l'examiner, rappelons que le poids d'une décision de justice sur la doctrine juridique est d'autant plus fort que l'instance est élevée dans l'ordre judiciaire : ce sont d'abord les décisions du Conseil constitutionnel, du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui permettent d'asseoir les interprétations jurisprudentielles du droit. Or, ces décisions restent rares sur la question de la définition de ce qu'est un cours d'eau (par opposition au fossé ou au canal). Il est inexact de prétendre qu'une abondante jurisprudence aurait déjà réglé la question: cette dernière reste encore une friche normative, et la prudence s'impose quand le Ministère prétend avancer trop rapidement sur ce terrain.



Dans l'arrêt n°10BX00470 mis en avant par l'instruction du Ministère de l'Environnement, la Cour administrative d'appel de Bordeaux juge en 2010 un litige de riverain sur la répartition de l'écoulement des eaux entre un canal de dérivation et un canal de déversoir. Dans ses attendus, la Cour pose les observations suivantes :

"Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le moulin de Mauvezin d'Armagnac, mentionné sur la carte de Cassini, est alimenté par les eaux de la Douze grâce à la présence, à environ 500 mètres en amont du moulin, d'un seuil de dérivation dont l'objet est d'empêcher les eaux, lorsque les vannes sont fermées, d'emprunter la partie basse de la vallée afin qu'elles se dirigent vers le canal d'amenée, situé dans l'axe de la rivière ; que, depuis que ce seuil existe, et en dehors des périodes limitées où les vannes sont ouvertes soit en période de crues soit pour permettre l'entretien des ouvrages du moulin, les eaux de la rivière s'écoulent pour l'essentiel dans le canal d'amenée du moulin ; que ce canal, affecté à l'écoulement normal des eaux de la Douze, cours d'eau non domanial, est ainsi, lui-même, un cours d'eau non domanial ; que, toutefois, il ressort également des pièces du dossier que les eaux en provenance du canal d'amenée, si elles ne s'écoulent désormais plus que marginalement par le canal de fuite, s'écoulent normalement par le canal de décharge ou canal déversoir, de sorte que, s'ils ont entraîné une modification de la répartition des eaux de la Douze entre le canal de fuite et le canal de décharge de l'ancien moulin, les travaux réalisés par les consorts A n'ont pas affecté le libre cours des eaux de cette rivière ; que, dans ces conditions, en ne faisant pas usage des pouvoirs de police qu'il tient des dispositions de l'article L. 215-7 du code de l'environnement pour assurer le libre cours desdites eaux, le préfet des Landes n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions."

Bien que la question soit évoquée dans le considérant de la Cour, le point principal examiné par les magistrats n'est pas ici de savoir si le canal est bien un cours d'eau. A la suite de travaux sur un moulin, le débit du canal de fuite a été limité au profit d'un canal de déversoir, et la plaignante situé à l'aval demande le rétablissement du débit initial. Elle sera déboutée. Cela implique que le juge estime que le libre écoulement des eaux dans le canal n'est pas impératif (ce qui aurait été le cas si le canal de fuite était une rivière pleinement reconnue comme telle) et qu'une dérivation latérale (par le déversoir) est possible en l'espèce.

Il est donc difficile d'interpréter ce jugement comme une définition normative du canal comme cours d'eau, ce que suggère la lecture très interprétée de la circulaire du 3 juin 2015.

Dans l'ordre civil et judiciaire, la Cour d'appel de Limoges, par l'arrêt récent n°14/00712 du 29 juin 2015, examine en revanche de manière beaucoup plus directe la question de savoir si un canal de moulin ou bief est assimilable à un cours d'eau. Dans cette affaire, les plaignants se divisent sur le fait de définir un bief comme bras de rivière afin de déterminer son régime de propriété.

"En l'espèce, il apparaît à l'examen du plan cadastral que le cours d'eau en litige est bien une dérivation de la Tardoire qui a été créée pour alimenter le moulin vers lequel il se dirige directement (canal d'amenée) puis pour permettre à l'eau de revenir dans le lit de la rivière (canal de fuite).

Ce canal de dérivation qui a été créé par la main de l'homme et qui est bordé de poteaux qui servent à conforter les berges traverse la propriété des époux Z... et, seulement sur une partie de son cours, longe les parcelles E 147, E 148 et E 149 appartenant aux consorts X... Y... qu'il sépare de la parcelle D 530 de leurs voisins qui, elle englobe la totalité de la dérivation et est bordée, sur sa partie sud, par le véritable cours de la Tardoire.

Cette dérivation a été créée, jadis, pour desservir le mécanisme hydraulique du moulin dont elle était un accessoire. Ce terme de 'dérivation' est utilisé par les autorisations administratives données aux époux Z... pour le curage du bief.

Dans une lettre du 28 novembre 2007, la DDA de la Haute Vienne, Service de l'eau, de l'environnement et de la forêt, précise bien que ces ouvrages 'ne sont pas situés sur le cours d'eau' ; elle autorise M. Z... à procéder au curage du 'tronçon dérivé au lieudit …' en indiquant qu'il s'agit du curage des canaux d'amenée et de fuite ; l'autorisation est donnée sous réserve de 'ne modifier ni l'ouvrage de dérivation des eaux, ni le point de restitution'.

Ainsi, pour l'autorité publique, le cours de la Tardoire ne se confond pas, contrairement à ce que soutiennent les appelants, avec le canal dérivé qui se situe entre 'l'ouvrage de dérivation', situé à l'Ouest de la parcelle D 530 des époux Z..., et le 'point de restitution' qui se situe à l'Est de cette parcelle.

Par ailleurs l'administration reconnaît que la dérivation qui avait pour vocation d'alimenter le mécanisme du moulin inclut 'les canaux d'amenée d'eau et de fuite'. Certes ces autorisations ont été délivrées sous réserve du droit des tiers. Il reste que, comme le fait l'observation de la configuration des lieux, elles confortent le sens qu'il convient de donner au mot bief qui est utilisé dans l'acte du 3 février 1983 par lequel les époux Z... ont acquis leur fond.

Cet acte est un titre de propriété qui, lui, est opposable aux consorts X...- Y... et il résulte des observations ci-dessus que le bief mentionné dans ce titre est bien l'intégralité de la dérivation qui traverse la parcelle D 530 des époux Z... en longeant une partie de la propriété des intimés, dérivation qui inclut les canaux d'amenée d'eau et de sortie.

Il est indifférent qu'un acte du 3 décembre 1923 par lequel l'auteur des appelants, M. E..., a acquis de la société MOREAU un jardin anciennement cadastré P 52 qui correspondrait aux actuelles parcelles E 148 et E 149 décrive ce jardin comme joignant la 'rivière Tardoire'.

Cette désignation qui est erronée dans la mesure où le canal qui longe les parcelles E 148 et E 149 est en réalité une dérivation de la rivière créée artificiellement pour le service de l'ancien moulin n'a pas pu faire acquérir de droit au propriétaire desdites parcelles sur le cours d'eau improprement qualifié de rivière."

La Cour d'appel de Limoges précise donc bien que le riverain d'un bief ne peut prétendre acquérir des droits propres à la riveraineté d'un cours d'eau, en raison du  caractère artificiel de la dérivation, que l'on ne peut assimiler à une rivière. On observe au demeurant qu'en l'espèce, les services administratifs ont correctement qualifié le canal dans leurs procédures.

Conclusion
Les moulins et usines à eau ont, depuis 10 ans, une mauvaise expérience des interprétations administratives de la loi. Il faut donc identifier et clarifier rapidement ce qui ne manquera pas d'être source de problèmes futurs. C'est le cas avec l'assimilation indue des canaux et biefs à des cours d'eau. Cette position actuellement soutenue par l'administration pour la majorité des biefs est de nature à soulever des conflits locaux d'interprétation. A titre d'exemple, si le bief est un cours d'eau, le débit réservé ou débit minimum biologique ne s'applique plus nécessairement (puisque le bief est un bras de rivière au même titre que le bras naturel court-circuité), l'exigence de continuité peut s'étendre au bief lui-même (pour la même raison), des opérations d'entretien comme le curage peuvent demander des mois d'instruction préalable en dossier d'autorisation "loi sur l'eau", etc. Arrêtons ces usines à gaz et à contentieux : le droit de l'eau a besoin de clarification, la gestion des ouvrages hydrauliques, déjà difficile, deviendra impossible si l'on ne met pas un frein aux exigences toujours plus tatillonnes venues des bureaux de la Direction de l'eau et de la biodiversité.

Il est nécessaire de protéger les milieux naturels, il est utile de définir de bonnes pratiques d'entretien des canaux, il est délétère de confondre ces deux besoins dans une réforme illisible pour les usagers.

Illustration : la prise d'eau d'un bief. Celui-ci est un canal artificiel et ne peut être assimilé à un cours d'eau, ce qui est non-conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat ("lit naturel à l'origine") et ce qui aurait pour effet de rendre bien trop complexes certaines tâches usuelles d'entretien. Le droit de l'eau, en particulier le droit des travaux et ouvrages hydrauliques, a besoin de simplification et de réalisme, pas de complications inutiles ni d'exigences disproportionnées.

A savoir : nous allons débattre de ces questions, comparer les pratiques administratives et indiquer la marche à suivre lors de nos 4es rencontres hydrauliques du 25 juin (débats de l'après-midi).

28/05/2016

"La destruction des moulins au nom de la continuité écologique est allée trop loin" (MC Blandin)

Lors des échanges sénatoriaux sur la loi Patrimoine, même la représentante du groupe écologiste (Marie-Christine Blandin) reconnaît désormais que la destruction des moulins au nom de la continuité des rivières donne lieu à des excès. Le Sénat a fait une proposition de modification des articles L 211-1 et L 214-17 CE dans un sens plus respectueux du patrimoine. Une avancée si la Commission mixte paritaire le confirme, mais une avancée trop modeste: elle ne répond pas aux enjeux imminents de fin du délai réglementaire de mise en conformité (2017 ou 2018 selon les bassins) ni à la forte pression en faveur des effacements encore à l'oeuvre sur nos rivières. Les représentants des citoyens doivent prendre toute la mesure des évolutions nécessaires pour démocratiser, crédibiliser et solvabiliser la réforme de continuité écologique.



Voici un extrait des discussions au Sénat sur l'article 33 bis de loi Patrimoine en cour de discussion.

M. Alain Marc . - Cet article est relatif au troisième patrimoine bâti de notre pays, celui des moulins, menacé par l'application excessive du dogme de la continuité écologique. Heureusement, sa rédaction est mesurée.(...)

Mme Marie-Christine Blandin. - La destruction des moulins au nom de la continuité écologique est allée trop loin, je suis la première à le reconnaître, mais attention à ne pas verser dans l'excès inverse ! Un travail de fond est en cours avec le ministère de l'environnement et le CGEDD. En tout état de cause, la nouvelle lecture de la loi Biodiversité reviendra sur cet article qui ne contribuera en rien à l'entretien et à l'équipement des moulins en passe à poissons.

Mme Françoise Férat, rapporteur. - Cet article concilie préservation des moulins et continuité écologique des cours d'eau. Bien rédigé pour être limité aux moulins et non étendu aux barrages, il est équilibré : avis défavorable.

Mme Audrey Azoulay, ministre. - Même avis ; un travail de fond est en effet en cours depuis plusieurs semaines avec la fédération des moulins et le ministère de l'environnement.

M. Jean-Pierre Sueur. - Mme Blandin a tenu des propos nuancés et très justes. Mais nous avons, avec nos moulins, un patrimoine remarquable - ceux du Loiret sont admirables ! - que cet article protège.

M. Pascal Allizard. - Il s'agit, en cette matière, de transposer une directive européenne... Son application stricte par les agences de l'eau les conduit à rembourser aux propriétaires privés la destruction de leur moulin. Nous pourrions faire preuve de plus de discernement.

M. Éric Doligé. - J'appuie la position de la commission et du Gouvernement. Dans ma commune et la commune voisine, 39 moulins à eau fonctionnent toujours : c'est la plus grande densité nationale. Les supprimer bouleverserait les cours d'eau.

M. Jean-Pierre Sueur. - Ceux de Meung-sur-Loire sont splendides.

M. Gérard Bailly. - Respectons ce que nos aïeux ont construit, qui constitue aujourd'hui notre patrimoine. On compte 1 200 chutes d'eau dans mon département de montagne ; elles étaient jadis des lieux d'implantation de scieries, et l'eau y était belle et poissonneuse. Favorisons donc le petit hydraulique. Les retenues d'eau sont aussi des sources potentielles d'énergie renouvelable !

Mme Marie-Christine Blandin. - Je fais confiance au groupe de travail. Mon intention n'était pas de détruire les moulins. Et je remercie les nombreux défenseurs de la planète qui se sont manifestés à propos des éoliennes tout à l'heure...

Deux modifications du Code de l'environnement proposées
A ce jour, deux modifications ont été adoptées par le Sénat sur les articles L 211-1 et L 214-17 du Code de l'environnement.

L’article L211-1 est complété par un III ainsi rédigé :
«III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.» ;

L’article L214-17 est complété par un IV ainsi rédigé :
«IV. – Les mesures résultant de l’application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.»

La prochaine et dernière étape est l'examen par la commission mixte paritaire, qui se déroule à huis clos avec 7 députés et 7 sénateurs.

Comprendre la nature des problèmes, mieux représenter l'intérêt général
Nous approuvons bien entendu cette prise de conscience progressive des problèmes posés par la réforme de continuité écologique, et les évolutions conséquentes de la loi. Mais la protection du patrimoine ne résume pas tous les enjeux: pour prendre les bons choix, il faut aussi comprendre la nature exacte des problèmes. La continuité écologique prévue par les lois de 2006 et 2009 est un outil de gestion parmi d'autres des rivières et des territoires: ce sont les excès administratifs de sa programmation et l'inconsistance scientifique de sa mise en oeuvre qui produisent depuis 7 ans les problèmes.
  • Le France a classé bien trop de rivières et donc d'ouvrages (15.000) dans un délai bien trop court d'aménagement obligatoire (5 ans), ces chiffres n'ayant aucun réalisme par rapport à ce qui se pratique dans le reste du monde, aux capacités d'évaluation de chaque ouvrage dans des conditions correctes et au financement disponible.
  • Les aménagements de continuité écologique ont des coûts considérables (de dizaines à centaines de milliers d'euros par ouvrage, pour les plus modestes), raison pour laquelle les précédentes réglementations (issues du L432-6 CE) n'avaient déjà pas été appliquées. Les particuliers ne peuvent assumer de telles charges, les petites exploitations risquent la faillite. Soit on solvabilise la réforme en garantissant son financement public quasi-total dans le programme d'intervention des Agences de l'eau, soit on déclasse certaines rivières à enjeux mineurs pour revenir à un nombre de chantiers plus raisonnable à traiter. 
  • Une démarche progressive fondée sur l'incitation et le volontariat est préférable à une démarche agressive fondée sur l'obligation et la coercition. 
  • Du point de vue écologique, il existe un déficit de méthode scientifique dans la conception de la réforme et dans son application sur chaque site. Il n'est pas possible de continuer à dépenser ainsi l'argent public sans garantir pour chaque opération des objectifs précis de résultat, en particulier des gains mesurables sur les grands migrateurs menacés (saumons, anguilles, esturgeons) ainsi que sur les critères de bon état écologique et chimique au sens de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE2000). Les seuils et chaussées de moulins, d'implantation ancienne et de dimension modeste, ne doivent pas être considérés comme des priorités d'aménagement morphologique des bassins fluviaux, sauf démonstration claire d'un impact particulier sur des espèces d'intérêt. Plus généralement, les milieux aquatiques ne sont plus des systèmes "vierges" ou "pristines", mais des milieux anthropisés depuis des millénaires : les pratiques de conservation ou de restauration doivent intégrer la contrainte de long terme dans leur programmation, au lieu d'une multiplication naïve et désordonnée de mini-chantiers sans objectif clair, sans cohérence de bassin et sans effet proportionné au coût engagé. 
  • Du point de vue démocratique, la France n'a pas vocation à choisir les voies extrêmes de la "renaturation" des cours d'eau ou du retour à des "rivières sauvages", comme certains l'envisagent. La rivière a de multiples usages et visages, écologique et halieutique bien sûr, mais aussi historique, économique, culturel, énergétique, paysager, récréatif, etc. La gestion durable et équilibrée de l'eau, souhaitée par le législateur, impose le respect des différentes représentations de la rivière, et la recherche de solutions socialement consensuelles tout en étant écologiquement efficientes.
Illustration : le moulin de Marrault, accolé à deux étangs d'Ancien Régime. La zone bénéficie d'une protection Znieff en raison des végétations spécialisées de zone humide et des nombreuses espèces d'oiseaux profitant des plans d'eau dans leur cycle de vie. Les aménagements hydrauliques apportent aussi des bénéfices pour les milieux, et leurs impacts s'ils existent sont généralement très modestes. Ce n'est donc pas une priorité pour la qualité de l'eau, à l'heure où notre pays est encore en retard sur des obligations plus anciennes de bon état chimique. Quant aux corridors biologiques, ils doivent être décidés et aménagés avec beaucoup plus de discernement que dans le classement massif des rivières de 2012-2013. Se faire plaisir par des effets d'annonce inconsidérés dans des lois ou des réglementations inapplicables faute de moyens financiers et de consensus sociaux ne produit au final que de la déception et du conflit, ainsi qu'une dépréciation de la parole institutionnelle.