30/05/2016

Cartographie: l'administration persiste à classer les biefs comme cours d'eau, et non canaux

D'après nos premiers échanges avec les DDT de la Nièvre et de la Côte d'Or, ainsi que les retours sur l'Yonne, l'administration veut qualifier comme "cours d'eau" les biefs et canaux des moulins, à l'exception de ceux qui alimentent des usines hydro-électriques en activité. Nous refusons cette qualification comme contraire à la jurisprudence et au projet de loi biodiversité s'en inspirant, mais aussi comme source de multiples problèmes à venir pour l'entretien déjà complexe des biefs et des ouvrages hydrauliques. Dans cet article, nous montrons que la prétention du Ministère de l'Environnement à désigner comme cours d'eau un bief qui capte la majeure partie du débit repose sur une base jurisprudentielle particulièrement fragile. Les propriétaires de biefs doivent signaler dès à présent leur désaccord aux DDT-M.

Rappel : par instruction du 3 juin 2015, le Ministère de l'Environnement a demandé aux préfets de procéder à une cartographie des rivières, afin de définir ce qui est un cours d'eau et ce qui ne l'est pas (fossés, canaux).

Enjeu : être considéré comme "cours d'eau" implique des règles particulières d'entretien des berges et du lit, notamment des dossiers d'autorisation avec étude d'impact et enquête publique si le linéaire concerné par les travaux dépasse 100 m. Par ailleurs, la notion de cours d'eau est liée à des enjeux connexes (débit réservé, continuité écologique).

Problème : alors que la jurisprudence du Conseil d'Etat (21 octobre 2011, n°334322) pose comme l'une des conditions nécessaires d'existence d'un cours d'eau "un lit naturel à l'origine", l'instruction du 3 juin 2015 a tenté d'élargir la notion aux biefs et canaux en posant : "Ce critère ne doit pas par ailleurs faire perdre de vue que, en fonction des usages locaux, des bras artificiels (tels que des biefs) laissés à l’abandon et en voie de renaturation peuvent être considérés comme des cours d’eau. De même si un bras artificiel capte la majeure partie du débit, au détriment du bras naturel (et remettant en cause le critère de permanence de l’écoulement) le bras artificiel pourra être considéré comme cours l’eau."

Pour appuyer la position selon laquelle la "renaturation" ou "l'abandon" serait un motif de qualification de bief comme cours d'eau, l'instruction du 3 juin 2015 ne cite aucune loi ni aucune jurisprudence. Nous considérons donc cette proposition comme non recevable au plan juridique. (De surcroît, nous observons que l'administration tend à classer tous les biefs comme cours d'eau, même ceux qui sont toujours entretenus à fin hydraulique ou paysagère.)

Pour affirmer qu'un bief qui "capte la majeure partie du débit" doit être regardé comme un cours d'eau, l'instruction cite un arrêt de la Cour d'appel administrative de Bordeaux. Or cette base jurisprudentielle est fragile, et non unanime, comme nous allons le voir. Avant de l'examiner, rappelons que le poids d'une décision de justice sur la doctrine juridique est d'autant plus fort que l'instance est élevée dans l'ordre judiciaire : ce sont d'abord les décisions du Conseil constitutionnel, du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui permettent d'asseoir les interprétations jurisprudentielles du droit. Or, ces décisions restent rares sur la question de la définition de ce qu'est un cours d'eau (par opposition au fossé ou au canal). Il est inexact de prétendre qu'une abondante jurisprudence aurait déjà réglé la question: cette dernière reste encore une friche normative, et la prudence s'impose quand le Ministère prétend avancer trop rapidement sur ce terrain.



Dans l'arrêt n°10BX00470 mis en avant par l'instruction du Ministère de l'Environnement, la Cour administrative d'appel de Bordeaux juge en 2010 un litige de riverain sur la répartition de l'écoulement des eaux entre un canal de dérivation et un canal de déversoir. Dans ses attendus, la Cour pose les observations suivantes :

"Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le moulin de Mauvezin d'Armagnac, mentionné sur la carte de Cassini, est alimenté par les eaux de la Douze grâce à la présence, à environ 500 mètres en amont du moulin, d'un seuil de dérivation dont l'objet est d'empêcher les eaux, lorsque les vannes sont fermées, d'emprunter la partie basse de la vallée afin qu'elles se dirigent vers le canal d'amenée, situé dans l'axe de la rivière ; que, depuis que ce seuil existe, et en dehors des périodes limitées où les vannes sont ouvertes soit en période de crues soit pour permettre l'entretien des ouvrages du moulin, les eaux de la rivière s'écoulent pour l'essentiel dans le canal d'amenée du moulin ; que ce canal, affecté à l'écoulement normal des eaux de la Douze, cours d'eau non domanial, est ainsi, lui-même, un cours d'eau non domanial ; que, toutefois, il ressort également des pièces du dossier que les eaux en provenance du canal d'amenée, si elles ne s'écoulent désormais plus que marginalement par le canal de fuite, s'écoulent normalement par le canal de décharge ou canal déversoir, de sorte que, s'ils ont entraîné une modification de la répartition des eaux de la Douze entre le canal de fuite et le canal de décharge de l'ancien moulin, les travaux réalisés par les consorts A n'ont pas affecté le libre cours des eaux de cette rivière ; que, dans ces conditions, en ne faisant pas usage des pouvoirs de police qu'il tient des dispositions de l'article L. 215-7 du code de l'environnement pour assurer le libre cours desdites eaux, le préfet des Landes n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions."

Bien que la question soit évoquée dans le considérant de la Cour, le point principal examiné par les magistrats n'est pas ici de savoir si le canal est bien un cours d'eau. A la suite de travaux sur un moulin, le débit du canal de fuite a été limité au profit d'un canal de déversoir, et la plaignante situé à l'aval demande le rétablissement du débit initial. Elle sera déboutée. Cela implique que le juge estime que le libre écoulement des eaux dans le canal n'est pas impératif (ce qui aurait été le cas si le canal de fuite était une rivière pleinement reconnue comme telle) et qu'une dérivation latérale (par le déversoir) est possible en l'espèce.

Il est donc difficile d'interpréter ce jugement comme une définition normative du canal comme cours d'eau, ce que suggère la lecture très interprétée de la circulaire du 3 juin 2015.

Dans l'ordre civil et judiciaire, la Cour d'appel de Limoges, par l'arrêt récent n°14/00712 du 29 juin 2015, examine en revanche de manière beaucoup plus directe la question de savoir si un canal de moulin ou bief est assimilable à un cours d'eau. Dans cette affaire, les plaignants se divisent sur le fait de définir un bief comme bras de rivière afin de déterminer son régime de propriété.

"En l'espèce, il apparaît à l'examen du plan cadastral que le cours d'eau en litige est bien une dérivation de la Tardoire qui a été créée pour alimenter le moulin vers lequel il se dirige directement (canal d'amenée) puis pour permettre à l'eau de revenir dans le lit de la rivière (canal de fuite).

Ce canal de dérivation qui a été créé par la main de l'homme et qui est bordé de poteaux qui servent à conforter les berges traverse la propriété des époux Z... et, seulement sur une partie de son cours, longe les parcelles E 147, E 148 et E 149 appartenant aux consorts X... Y... qu'il sépare de la parcelle D 530 de leurs voisins qui, elle englobe la totalité de la dérivation et est bordée, sur sa partie sud, par le véritable cours de la Tardoire.

Cette dérivation a été créée, jadis, pour desservir le mécanisme hydraulique du moulin dont elle était un accessoire. Ce terme de 'dérivation' est utilisé par les autorisations administratives données aux époux Z... pour le curage du bief.

Dans une lettre du 28 novembre 2007, la DDA de la Haute Vienne, Service de l'eau, de l'environnement et de la forêt, précise bien que ces ouvrages 'ne sont pas situés sur le cours d'eau' ; elle autorise M. Z... à procéder au curage du 'tronçon dérivé au lieudit …' en indiquant qu'il s'agit du curage des canaux d'amenée et de fuite ; l'autorisation est donnée sous réserve de 'ne modifier ni l'ouvrage de dérivation des eaux, ni le point de restitution'.

Ainsi, pour l'autorité publique, le cours de la Tardoire ne se confond pas, contrairement à ce que soutiennent les appelants, avec le canal dérivé qui se situe entre 'l'ouvrage de dérivation', situé à l'Ouest de la parcelle D 530 des époux Z..., et le 'point de restitution' qui se situe à l'Est de cette parcelle.

Par ailleurs l'administration reconnaît que la dérivation qui avait pour vocation d'alimenter le mécanisme du moulin inclut 'les canaux d'amenée d'eau et de fuite'. Certes ces autorisations ont été délivrées sous réserve du droit des tiers. Il reste que, comme le fait l'observation de la configuration des lieux, elles confortent le sens qu'il convient de donner au mot bief qui est utilisé dans l'acte du 3 février 1983 par lequel les époux Z... ont acquis leur fond.

Cet acte est un titre de propriété qui, lui, est opposable aux consorts X...- Y... et il résulte des observations ci-dessus que le bief mentionné dans ce titre est bien l'intégralité de la dérivation qui traverse la parcelle D 530 des époux Z... en longeant une partie de la propriété des intimés, dérivation qui inclut les canaux d'amenée d'eau et de sortie.

Il est indifférent qu'un acte du 3 décembre 1923 par lequel l'auteur des appelants, M. E..., a acquis de la société MOREAU un jardin anciennement cadastré P 52 qui correspondrait aux actuelles parcelles E 148 et E 149 décrive ce jardin comme joignant la 'rivière Tardoire'.

Cette désignation qui est erronée dans la mesure où le canal qui longe les parcelles E 148 et E 149 est en réalité une dérivation de la rivière créée artificiellement pour le service de l'ancien moulin n'a pas pu faire acquérir de droit au propriétaire desdites parcelles sur le cours d'eau improprement qualifié de rivière."

La Cour d'appel de Limoges précise donc bien que le riverain d'un bief ne peut prétendre acquérir des droits propres à la riveraineté d'un cours d'eau, en raison du  caractère artificiel de la dérivation, que l'on ne peut assimiler à une rivière. On observe au demeurant qu'en l'espèce, les services administratifs ont correctement qualifié le canal dans leurs procédures.

Conclusion
Les moulins et usines à eau ont, depuis 10 ans, une mauvaise expérience des interprétations administratives de la loi. Il faut donc identifier et clarifier rapidement ce qui ne manquera pas d'être source de problèmes futurs. C'est le cas avec l'assimilation indue des canaux et biefs à des cours d'eau. Cette position actuellement soutenue par l'administration pour la majorité des biefs est de nature à soulever des conflits locaux d'interprétation. A titre d'exemple, si le bief est un cours d'eau, le débit réservé ou débit minimum biologique ne s'applique plus nécessairement (puisque le bief est un bras de rivière au même titre que le bras naturel court-circuité), l'exigence de continuité peut s'étendre au bief lui-même (pour la même raison), des opérations d'entretien comme le curage peuvent demander des mois d'instruction préalable en dossier d'autorisation "loi sur l'eau", etc. Arrêtons ces usines à gaz et à contentieux : le droit de l'eau a besoin de clarification, la gestion des ouvrages hydrauliques, déjà difficile, deviendra impossible si l'on ne met pas un frein aux exigences toujours plus tatillonnes venues des bureaux de la Direction de l'eau et de la biodiversité.

Il est nécessaire de protéger les milieux naturels, il est utile de définir de bonnes pratiques d'entretien des canaux, il est délétère de confondre ces deux besoins dans une réforme illisible pour les usagers.

Illustration : la prise d'eau d'un bief. Celui-ci est un canal artificiel et ne peut être assimilé à un cours d'eau, ce qui est non-conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat ("lit naturel à l'origine") et ce qui aurait pour effet de rendre bien trop complexes certaines tâches usuelles d'entretien. Le droit de l'eau, en particulier le droit des travaux et ouvrages hydrauliques, a besoin de simplification et de réalisme, pas de complications inutiles ni d'exigences disproportionnées.

A savoir : nous allons débattre de ces questions, comparer les pratiques administratives et indiquer la marche à suivre lors de nos 4es rencontres hydrauliques du 25 juin (débats de l'après-midi).

4 commentaires:

  1. Messieurs,

    Bonjour. Je vous remercie pour cet article particulièrement intéressant. Je suis propriétaire d'un moulin dans la Sarthe et l'ensemble de mon réseau (canal d'amenée, moulin, vannes, canal de fuite, fausse rivière et un bras de contournement) est artificiel. L'ancien lit de la rivière débute environ 500m en amont du moulin et débouche en aval du canal de fuite du moulin lui-même en aval du mien, c'est tout juste maintenant un petit ru alimenté par les eaux infiltrées du bief, mais c'est bien le lit originel de la rivière.

    L'arrêté préfectoral classant la rivière en liste 2 mentionne bien à plusieurs reprise les "cours d'eau", et eux uniquement. Je suppose que les courriers reçus de la Préfecture par l'ensemble des propriétaires de moulins reprennent la même formulation.

    L'ensemble du réseau d'eau de mon moulin est artificiel, creusé de la main de l'homme, cela m'a amené à me poser, ce à quoi votre article me conforte, deux questions sur le principe que vous avez sans doute déjà rencontrées quant au régimes fonciers et juridiques distincts des cours d'eau non domaniaux et des canaux.

    D'une part, le classement préfectoral des cours d'eau en liste 2 exclut-il de jure de son champ d'application les canaux usiniers qui ne sont pas juridiquement des cours d'eau ? Autrement dit, les (soit disant nécessaires) travaux de restauration de la continuité écologique sont-ils automatiquement physiquement cantonnés au lit naturel de la rivière ?

    D'autre part, dans l'affirmative, dans la mesure où il est recommandé par le Ministère du Développement durable soi-même de rechercher des solutions mutuellement acceptables par toutes les parties en présence, selon un rapport coût / bénéfice raisonnable, je suppose que cela doit pouvoir se faire sans qu'il soit porté atteinte au droit d'eau auquel je tiens tout particulièrement, notamment en vue du proche démarrage d'une installation de production hydroélectrique.

    J'ai demandé à un avocat spécialisé une consultations sur ce point, mais peut-être avez-vous déjà des éléments permettant de trancher ce point ?

    Cordialement.

    PH Begeot

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  2. Bonjour
    Il faudrait examiner l'hydrologie particulière de votre site. Normalement, à l'ouvrage répartiteur (seuil ou barrage), le lit naturel de la rivière (tronçon court-circuité) doit être alimenté en permanence par au moins 10% de débit réservé. Et, en général, ce lit naturel capte la majeure partie du débit en hautes eaux, quand ces eaux ne peuvent s'évacuer par le bief et que les vannes de décharge sont ouvertes (si vannes il y a sur le seuil ou barrage).

    Dans cette configuration :
    - la continuité écologique concerne le lit naturel de la rivière, pas le canal;
    - cette continuité a une obligation de résultat et non de moyen, c'est-à-dire que vous pouvez proposer les solutions de votre choix aux services instructeurs.

    Normalement, ce sont d'ailleurs les services instructeurs (ou un syndicat mandaté par eux) qui doivent proposer des règles de gestion, équipement, entretien, sans que le propriétaire n'ait de frais d'études. La loi ne donne pas mandat d'imposer des destructions partielles ou totales d'ouvrages, la consistance du droit d'eau ou du règlement d'eau devant être respectée dès lors que le site est légalement autorisé. Une demande exorbitante ouvre droit à des indemnités : il est évidement hors de questions de condamner des particuliers à des dizaines voire des centaines de milliers d'euros de travaux à leur frais! Voir cet autre article :
    http://www.hydrauxois.org/2015/11/continuite-ecologique-revenir-au-texte.html

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  3. "L'ancien lit de la rivière débute environ 500m en amont du moulin et débouche en aval du canal de fuite du moulin lui-même en aval du mien, c'est tout juste maintenant un petit ru alimenté par les eaux infiltrées du bief, mais c'est bien le lit originel de la rivière." cela en dit long sur la dégradation imposée au cours d'eau. La continuité est une obligation de résultat et le maitre d'ouvrage ne pourra s'abriter derrière l'état du cours d'eau pour s'en exonérer. La CNR sur le Rhône assure parfois la continuité par ses ouvrages et non par le Rhône courtcircuité par exemple à Avignon

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    1. Il faut noter que si le tronçon court-circuité n'est plus alimenté depuis longtemps (sinon par ruissellement), alors le nouveau cours de la rivière pourrait être localement assimilé à sa partie canalisée. Raison pour laquelle une analyse historique et hydrologique locale reste utile. Sur certains sites, on trouve des ambiguïtés où la "fausse rivière" désormais assimilée dans la pratique à un canal de décharge est en réalité la vraie rivière (au sens de son lit naturel ancien).

      Pour la continuité piscicole, il faut aussi examiner les conditions locales, le débit d'attrait, la lame d'eau disponible dans le tronçon court-circuité, etc.

      Sur la "dégradation imposée au cours d'eau" : il y a des degrés variables de prélèvement (dans le bief) et d'artificialisation. Soit on est dans une perspective où toute déviation du cours naturel sera jugée comme une dégradation, soit on considère cela comme le régime normal des rivières anthropisée de longue date (un nouvel écosystème). Dans le second cas, on regarde les avantages-inconvénients au plan biologique, chimique et physique. Un hydrosystème anthropisée peut avoir des aspects bénéfiques (il suffit au demeurant de voir les zones humainement aménagées mais pourtant classées en Znieff ou Natura 2000 ou réservoirs biologiques). Il est donc nécessaire de caractériser l'impact de manière complète et juger à partir de là d'un investissement raisonnable pour un résultat en face.

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