11/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (3) : le gain réel pour les saumons

Les partisans de l'effacement des barrages de la Sélune présentent avantageusement le cours d'eau comme "3e rivière à saumons de France". C'est un bon slogan publicitaire pour la pêche, mais cela ne contribue pas à l'intelligence de la situation. Le gain estimé par les experts sur la Sélune est une production supplémentaire de 1300 saumons (chiffre non encore validé scientifiquement), soit 0,04% du stock mondial de saumon sauvage. La seule activité de pêche capture chaque année en France 2 à 3 fois plus de saumons que ce gain attendu sur la Sélune... étrange politique de protection d'une espèce menacée! En terme de linéaire, le gain représente 3,5% du linéaire salmonicole du seul bassin de Seine-Normandie (en excluant la Seine elle-même) – quantité devenant encore plus négligeable si l'on prend l'ensemble des bassins français pouvant accueillir les migrateurs (côtiers aquitains, vendéens, bretons, picards et flamands, grands bassins Adour, Dordogne-Garonne, Loire-Allier, Somme, Rhin...). Le coût du chantier d'effacement étant au minimum de 50 M€, probablement le double s'il faut traiter toutes les altérations chimiques et morphologiques de la zone amont devant accueillir les saumons, il est manifeste que le rapport coût-bénéfice est très mauvais. Mieux vaut un financement par l'exploitant des barrages de mesures compensatoires sur des linéaires salmonicoles bien plus faciles à aménager.


En visite dans la Manche le 4 décembre 2014, la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal avait déclaré à propos du projet d'effacement des barrages de la Sélune: "Il faut que le rapport qualité-prix soit raisonnable. On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons". Cette observation de bon sens lui fut vertement reprochée par les Amis de la Sélune et le lobby de la destruction (voir le communiqué).

Le principal enjeu de la destruction des barrages de la Sélune est de permettre son franchissement par les grands migrateurs amphihalins, et en particulier par l'espèce-cible qu'est le saumon atlantique (Salmo salar). La Sélune a été présentée comme "3e rivière à saumon de France" par les partisans de l'effacement. Qu'en est-il réellement de cette espèce sur la rivière ?

Un peu d'histoire : la pêche comme première menace sur le saumon
La préoccupation pour les saumons de la Sélune ne date pas de la directive-cadre européenne sur l'eau de 2000 ni de la loi sur l'eau de 2006 – ni même de la construction des barrages dans la première moitié du XXe siècle. On retrouve dans les archives du XIXe siècle mention des problèmes que posait alors la surpêche, sur cette rivière où des pêcheries sont par ailleurs attestées depuis le Moyen Âge (voir cet article de la revue Hypothèses).

Ainsi au Congrès scientifique de France (1860), on s'émeut de la destruction des juvéniles : "La Divette donne quelquefois de petits saumons. Ils y sont extrêmement rares, surtout depuis l'établissement du canal de retenue. Cette espèce, la plus importante sous tous les rapports dans nos rivières, serait abondante dans nos grands cours d'eau, le Couesnon, la Sélune, la Sée, la Sienne, la Vire, l'Ouve, si l'on en surveillait avec soin la pêche, au lieu de laisser, à bien dire, détruire le saumon dès son plus jeune âge, en quantités énormes parfois."

Dans l'Annuaire des cinq départements de la Normandie (1876), le rédacteur s'inquiète des filets posés en baie du Mont Saint-Michel et de la disparition du saumon à l'amont : "La diminution du poisson ne doit pas être attribuée au peu de rigueur avec laquelle on fait payer l'amende aux contrevenants; elle vient surtout de la façon dont on élude la loi dans la disposition des filets. Ceux-ci doivent être posés de façon à laisser un espace pour le passage du poisson, et si tous les filets étaient tendus du même côté, le poisson passerait en effet ; mais les pêcheurs éludent les dispositions protectrices du règlement en croisant leurs filets à distance , de manière à ce que le passage soit laissé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ils s'associent entre eux et prennent tout L'an dernier, on a pris à Ducey neuf saumons dans une heure. Il y a 15 ans, les saumons remontaient dans la Sée et dans la Sélune ; il n'y en a plus un seul aujourd'hui. C'est la faute des pêcheurs de la baie du Mont-St-Michel."

Ces alertes anciennes sur la surpêche ne sont indifférentes pour l'avenir. De manière ambivalente, la Fédération de pêche pousse à l'effacement des ouvrages en vue de favoriser un tourisme national voire international de prédation du grand migrateur par la pêche. Ce double discours ne serait pas sans poser problème en cas d'effacement, car si la biodiversité est d'intérêt général, ce n'est pas spécialement pas le cas d'un loisir sectoriel restant très minoritaire dans la population (y compris chez les pêcheurs, pour qui les retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit sont les seules zones de pêche au "poisson blanc" de la région).



Avant les barrages, certains moulins bloquaient déjà la remontée
Autre motif de préoccupation au XIXe siècle : les aménagements de rivière, notamment les canalisations et certains moulins ayant augmenté leur hauteur de chute en réponse aux nouveaux besoins d'énergie issus de la révolution industrielle. L'ichtyologue Emile Blanchard le signale dans son classique sur Les poissons des eaux douces de la France (1866) : "Ainsi, l'Aulne, dans le département du Finistère, qui recevait autrefois beaucoup de Saumons, n'en a plus, aujourd'hui que la rivière a été canalisée et pourvue d'écluses. Il en est de même pour le Pensez et les autres cours d'eau, depuis l'établissement de moulins. Des obstacles analogues existent dans l'Ille-et-Vilaine, sur le Couesnon ; dans le département de la Manche, sur la Sée, la Sélune, la Sienne ; dans le Calvados, sur la Touques, la Dives, l'Orne, la Seulle. Sur la Risle, l'affluent de la Seine, où le Saumon était autrefois le plus abondant, tout passage du Poisson est maintenant interdit par le grand barrage éclusé de Pont-Audemer."

Même son de cloche dans le Bulletin de la Société nationale d'acclimatation de France (1884), où un rédacteur pointe en particulier le rôle du moulin de Ducey : "En France, certaines rivières peu importantes, qui se jettent directement dans la mer, étaient jadis très fréquentées par le Saumon; on pourrait citer, comme exemple, de nombreux cours d'eau de la Bretagne, —tels que la rivière de Châteaulin, le Trieux, le Couësnon, etc., — ou de la Normandie, — comme la Sée, laSienne,la Sélune , — dans lesquelles le Saumon était autrefois très abondant", une note précisant : "Je tiens de M. L. Quénault, vice-président de la Société académique du Cotentin, que le Saumon se montre encore tous les ans dans la Sienne ; il remonte également la Sélune jusqu'à Ducey, où il se trouve arrêté par le barrage d'un moulin".

Des barrages infranchissables : les gains attendus pour l'effacement
Les témoignages du passé montrent donc des menaces anciennes sur le saumon dans la Sélune, et des périodes de dépeuplement de ses eaux. Venons-en aux deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit, construits dans la première partie du XXe siècle. Il ne fait aucun doute qu'ils représentent des obstacles actuellement infranchissables à la montaison des saumons, en raison de leur hauteur. Outre la barrière physique dans le sens de l'accès aux frayères vers l'amont, les barrages créent des lacs de retenue qui ne sont pas des habitats favorables aux juvéniles de saumon. Et leurs turbines provoquent une certaine mortalité quand les saumons rejoignent la mer, sachant que le génie civil des ouvrages n'est pas adéquat pour créer des solutions de dévalaison.

Que nous dit le rapport d'expertise de 2015 mené par le CGEIET / CGEDD concernant le gain attendu pour les saumons si l'on supprime les barrages? "Si l'on retient que sur l'intégralité du bassin de la Sélune, 26 % seulement de la surface potentielle d'habitats favorables à la production de saumon est aujourd'hui accessible, les surfaces de production retrouvées sur le bassin moyen et amont de la Sélune après la suppression des barrages seraient, selon les estimations de Onema et de l'Inra, multipliées par 3,8 et représenteraient 56 % des capacités du système baie du Mont Saint-Michel au lieu de 26 % actuellement. La population de saumons adultes serait multipliée par quatre avec la réouverture des zones situées en amont des barrages, soit un potentiel supplémentaire sur la Sélune de 1300 saumons adultes. Le stock total dans la baie du Mont Saint-Michel pourrait ainsi être porté à plus de 3000 saumons au lieu de 1850 actuellement." (Ci-dessous, le graphique des gains présumés d'habitats productifs.)



Nous avons demandé à l'Inra copie d'un rapport de 2014 sur le potentiel salmonicole de la Sélune (Forget et al 2014), il nous a été répondu que ce rapport était provisoire et interne, une publication scientifique étant prévue cette année. Donc, il ne nous est pas possible de statuer sur la rigueur de ce chiffre donné par le CGEIET / CGEDD, notamment d'analyser la manière dont l'estimation prend en compte l'actuelle dégradation chimique et morphologique du bassin amont (voir notre précédent article). Rappelons ici que les efforts déjà anciens de retour du saumon sur la Loire-Allier se soldent par des résultats assez décevants (par exemple entre 400 et 1200 saumons chaque année à Vichy, sans tendance significative depuis 15 ans), de sorte que les alléchantes promesses des tenants de la restauration salmonicole doivent être prises avec des pincettes. On ne dispose à notre connaissance d'aucune analyse coût-bénéfice des dépenses déjà consenties pour le saumon dans le cadre de ses plans de gestion (une pratique hélas assez courante dans les politiques publiques de notre pays).

Un gain modeste par rapport au linéaire salmonicole
En supposant que l'estimation d'un gain de production de 1300 saumons est correcte, que représente-t-elle ? Donnons un ordre de grandeur : selon le suivi du saumon atlantique par l'IUCN et sa liste rouge, le stock mondial de cette espèce est situé autour de 3,6 millions d'individus (en baisse de 44,5% depuis 30 ans, mais avec des fluctuations en partie naturelles et mal connues dans cette variation). Donc, le gain des 1300 saumons de la Sélune représente par rapport à la population instantanée de l'espèce 0,04%.

Rapporter un gain local à une population mondiale induit-il une fausse perspective ? Cela aide tout de même à fixer les idées, dans un dossier où beaucoup est fait pour les brouiller ou les noyer dans des généralités.

Autre comparaison possible : entre 2500 et 3000 saumons sont capturés par les pêcheurs chaque année en France (chiffres Onema 2012), donc le gain pour l'espèce menacée sur la Sélune est inférieur d'un facteur 2 à 3 aux pertes de prédation dues au loisir pêche (sachant qu'outre les captures déclarées, il y a toutes elles qui ne sont pas comptabilisées et qui relèvent du braconnage). Là encore, on est en droit de s'interroger sur la rationalité d'une politique de protection d'une espèce dite "menacée" qui reste néanmoins offerte à la destruction au nom d'un loisir, ainsi que sur la confusion institutionnalisée des fédérations de pêche ayant en charge à la fois la promotion de la pêche et la protection des milieux (ces pêcheurs-là étant les membres les plus actifs des "Amis de la Sélune" et les plus ardents défenseurs de la destruction des barrages, faut-il le préciser).

Gain en habitat, 3,5% du linéaire de Seine-Normandie (hors Seine)
Plutôt que la quantité de saumons, on peut raisonner sur les habitats gagnés. Examinons le linéaire de rivière salmonicole gagné par rapport au linéaire du bassin de Seine-Normandie, auquel est rattaché hydrographiquement la Sélune. L'image ci-dessous est issue du plan de gestion des poissons migrateurs de Seine-Normandie (en haut, carte de répartition, en dessous, rivière à saumons).



On observe que :
  • il y a un total de 1635 km de linéaires de rivières salmonicoles en Seine-Normandie ;
  • le gain de l'effacement des barrages sur la Sélune (58 km vers la source dans ce tableau) représente 3,5% de ce linéaire total ;
  • ce chiffrage exclut le bassin de la rivière Seine elle-même, qui est évidemment le plus important en terme d'objectifs à long terme (le saumon se reproduisait encore jusqu'à la Bourgogne en fin de XIXe siècle) ;
  • outre la Seine-Normandie, les rivières côtières salmonicoles sont présentes sur toute la façade atlantique de l'Aquitaine à l'Artois, et de grands bassins font l'objet de suivis et aménagements pour être rendus accessibles (Loire, Allier, Garonne, Dordogne, Adour, Somme, Rhin, etc.), donc le gain de linéaire sur la Sélune rapporté au potentiel salmonicole français est une quantité assez négligeable.
Pour le repreneur : choisir des mesures compensatoires au lieu d'améliorer marginalement le franchissement local
Dans l'hypothèse actuellement à l'étude d'une reprise des barrages en vue de poursuivre la production hydro-électrique, on a fait état de diverses hypothèses d'amélioration de la franchissabilité : transport en camion des poissons capturés à l'aval, ascenseurs à poissons, canaux de contournement.

Aucune des ces options ne nous semblent vraiment recevables : certaines ont un coût exorbitant, toutes ont une efficacité assez faible. Pour les raisons déjà énoncées : il ne faut pas seulement passer le barrage en montaison, mais encore trouver des habitats favorables ; le but est de rétablir le cycle complet, donc de garantir aussi une dévalaison dans de bonnes conditions, qui ne paraît pas à portée.

Si l'on conserve les barrages, il faut admettre comme donnée d'entrée que la partie amont de la Sélune ne sera pas accueillante aux migrateurs sur la durée de la concession, sans chercher des améliorations marginales. Des gains pour les milieux (dont les saumons) peuvent sans doute être obtenus par certaines méthodes de gestion, comme l'optimisation des débits turbinés en pointe ou les précautions sur les vidanges. Mais surtout, il nous paraît bien plus rationnel que le repreneur des barrages s'engage dans le principe de mesures compensatoires : abonder sur la durée de la concession un fonds dédié à libérer ailleurs sur le territoire un linéaire salmonicole équivalent à celui bloqué sur la Sélune.

Sur bon nombre des rivières, les obstacles au franchissement des saumons ne sont pas aussi radicaux que la Sélune. Par exemple sur le barrage de Poutès-Monistrol sur l'Allier, on n'a pas fait le choix de la destruction, mais plutôt d'un ré-aménagement qui conserve 90% du productible (pertes en pointe) et qui permet le franchissement par les saumons. Mieux vaut travailler ainsi à l'aménagement de rivières où les gains sont possibles, au lieu de s'acharner sur des sites impliquant des destructions prématurées d'ouvrage.

Conclusion
Les ouvrages de la Sélune sont objectivement infranchissables, l'amont du bassin est dégradé et les solutions alternatives de franchissement local ont un mauvais rapport coût-efficacité. L'effacement coûte au minimum 50 M€, probablement le double s'il faut rendre le bassin favorable aux saumons et gérer les conséquences défavorables. Si les ouvrages menaçaient ruine, leur démantèlement aurait du sens ; mais on a fait le choix basiquement absurde de casser des barrages en état correct et capables de produire l'électricité ni fossile ni fissile dont la transition énergétique française affirme par ailleurs l'urgente nécessité. En terme de rationalité de la dépense publique en faveur de la biodiversité, il paraît exorbitant de dépenser des sommes aussi considérables pour des gains aussi modestes: les citoyens n'ont pas à payer pour des symboles politiques flattant des positions extrêmes au terme d'arbitrages opaques. Il serait nettement préférable que le repreneur des barrages abonde un train de des mesures compensatoires libérant un linéaire salmonicole équivalent sur d'autres rivières normandes ou bretonnes, mais des rivières où les ouvrages plus modestes sont équipables en passes à poissons ou autres solutions efficaces de franchissement.

Illustrations : vallée de la Sélune, courtoisie des Amis du barrage ; pêche au saumon dessinée par Mesnel (1869).

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.

09/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (2) : bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel

Les deux barrages de la Sélune forment incontestablement des obstacles aux migrateurs et des altérations du flux sédimentaire. Mais on ne peut ignorer que le bassin versant de la Sélune, notamment sa zone amont, est dégradé de multiples manières : forte occupation agricole des sols, charge excédentaire de matières en suspension et de nitrates, dégradation hydromorphologique de la tête de bassin, présence de métaux et métalloïdes. Si certains points se sont améliorés depuis 10 ans, beaucoup reste à faire : le coût de la seule restauration physique de la tête de bassin (hors barrages donc, et hors pollution) a par exemple été estimé à 21 M€ supplémentaires. Un élément important a surtout été oublié ou négligé lors des études du projet d'effacement : le rôle épurateur des deux retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit, agissant comme des grands bassins de décantation et évitant le transfert des pollutions vers l'aval et vers la baie protégée du Mont-Saint-Michel. Un organisme public (Cerema) a évoqué en 2015 le risque de "marée verte"… sans aucun approfondissement. Assurer le passage des espèces vers des habitats dégradés et pollués a-t-il un sens? Et qui assumera la responsabilité si les zones à forte biodiversité de la baie se trouvent dégradées demain? Un effacement bouleverse les équilibres en place, c'est particulièrement évident pour deux barrages situés près d'un estuaire : on ne peut pas traiter la morphologie et la chimie comme des problèmes séparés.

Dans le dossier de la Sélune, l'attention s'est focalisée depuis 10 ans sur les deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit: on en a oublié que la qualité d'un bassin versant et de ses cours d'eau s'apprécie à d'autres facteurs que la présence de grands ouvrages.

Un bassin versant fortement dégradé à partir des 30 Glorieuses
En 1993, la vidange mal maîtrisée des barrages de la Sélune avait entraîné une pollution par sédiments de la zone aval jusqu'à l'estuaire. A l'époque, un rapport du Conseil général des Ponts-et-Chaussées (93-137, téléchargeable ici), déjà critique sur les deux ouvrages faut-il préciser, notait la dégradation profonde de l'ensemble du bassin :

"La comparaison d'études concernant les lieux à trente ans d'intervalle montre la profonde dégradation de la qualité des eaux par suite des modifications intervenues dans ce laps de temps sur le bassin versant : intensification agricole, développement des élevages hors sol, des industries et des populations agglomérées, augmentation de l'emploi de certains produits (détergents, pesticides)..... Les aménagements réalisés conjointement : développement de la voierie et des surfaces imperméabilisées, création et extension des réseaux d'égoût, suppression de haies et de fossés... ont accentué le phénomène en accélérant le transfert des éléments indésirables vers la Sélune et ses affluents.

La teneur en azote des eaux des retenues a ainsi été multipliée par 10 au cours des 20 dernières années, les phosphates, simplement présents à l'état de traces en 1961 atteignent actuellement des concentrations de l'ordre de 0,3 mg/l. Le fonctionnement du plan d'eau de Vezins s'est particulièrement détérioré en ce qui concerne la prolifération des algues, la teneur en oxygène, le caractère réducteur des sédiments et leur enrichissement en éléments toxiques (métaux, cyanures...). La mauvaise qualité des eaux restituées en aval de la Roche-qui-Boit affecte gravement les peuplements piscicoles de la Sélune aval depuis plusieurs années : variations brusques de débit, turbinage des eaux de fond désoxygénées... La situation est aggravée par des rejets industriels (cyanures, métaux), effectués directement ou à proximité de la retenue de Vezins".

L'image est donc celle d'un bassin versant dont la qualité de l'eau s'est considérablement altérée à compter des 30 Glorieuses, comme presque partout.

Ces pollutions, qui ne sont pas la responsabilité des barrages mais qui finissent souvent dans l'eau ou les sédiments de leurs retenues, ont-elles disparu depuis? Dans le dernier bulletin disponible du SAGE de la Sélune (données 2013, Bulletin n°14, 2014), on trouve cette carte de l'état physico-chimique du bassin (ci-dessous, cliquer pour agrandir). On constate que l'amont des ouvrages présent un état moyen à mauvais pour les nitrates (NO3) et les matières en suspension (MES). Le phosphore est également mauvais sur le Beuvron.


Dans la courbe ci-dessous issue du rapport Artelia 2014 (voir le dossier complet d'enquête publique), on voit les matières en suspension à l'amont (courbes rouge et bleu) et à l'aval (courbe verte) des barrages. "L’effet des retenues est clairement visible et permet une décantation des fines et un abaissement notable des concentrations en MES", observe le bureau d'études.

Le constat est le même pour cette courbe des concentrations moyennes mensuelles en phosphore (ci-dessous, cliquer pour agrandir). La dégradation de l'eau est plus sensible à l'amont qu'à l'aval, car les retenues stockent une partie des excédents en nutriments.

Secteur amont dégradé, rectifié, busé, érodé… 21 M€ de travaux à prévoir là aussi rien que pour l'hydromorphologie
Le programme de mesure Sélune amont (2012) de l'Agence de l'eau Seine-Normandie comporte divers témoignages et analyses utiles pour comprendre l'état actuel de la tête de bassin. L’économie locale est avant tout agricole : un peu plus de 900 exploitations et de 27 000 ha agricoles occupent 80 % du bassin de la Sélune amont. Le bassin a suivi le modèle national d'intensification de la production depuis 50 ans. Quelques constats :
  • "ce secteur présente l’une des plus faibles densités de haies du département de la Manche";
  • "près de 30% du linéaire des affluents du bassin a été rectifié, plus de 40% a été recalibré, et plus de 50% des parcelles riveraines ont été drainées (…) et plus de 1000 passages busés ont également aussi été recensés, altérant la continuité des affluents";
  • "cette intensification agricole et les travaux d’aménagements associés ont entrainé une augmentation du lessivage des intrants agricoles, une diminution de la capacité d’épuration du bassin et une altération des habitats aquatiques des affluents".
Une étude Hydroconcept / Fédération de pêche Manche réalisée en 2010 sur l'hydromorphologie du secteur amont a mis en évidence une dégradation importante des masses d'eau, ce qui sème le doute sur la capacité des cours d'eau (par ailleurs souvent soumis à des étiages sévères et de faible puissance spécifique) à remobiliser des substrats qui forment l'accueil des salmonidés. "Le coût des travaux de restauration hydromorphologique de tous les affluents du bassin de la Sélune amont plus ceux de 3 masses d’eau situées à l’aval immédiat a été estimé à 21 millions d’euros", est-il rappelé dans le document d'accompagnement du programme de mesures Sélune amont de l'Agence de l'eau.

Ceux des agriculteurs qui avaient soutenu le projet d'effacement des barrages en espérant "avoir la paix" sur les compartiments de l'eau qui les concernent ont probablement fait un mauvais calcul: la suppression des ouvrages ne rendrait que plus manifeste la dégradation de la tête de bassin et plus urgentes des mesures drastiques d'amélioration des milieux d'accueil de salmonidés à l'amont. Avec des coûts qui explosent pour les finances publiques et pour tous les acteurs du bassin...

Les métaux en rivière disparaissent par enchantement, selon l'avis "scientifique" du CSPNB
Dans un avis de 2015, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) évoque "les rejets d’une usine de traitement de surfaces dans l’Yvrande, un affluent qui se jette dans le lac" et affirme : "Ils se traduisent par l’accumulation dans les sédiments, en amont de la retenue, de substances dangereuses dont certaines teneurs dépassent les seuils réglementaires. C’est le cas pour le cadmium, le chrome, le cuivre, le nickel et le zinc. Le nickel et le cadmium se retrouvent également à des doses excessives dans la partie aval de la retenue. De plus, des teneurs en arsenic 13 fois supérieures à celles trouvées au débouché de l’affluent peuvent être détectées vers l’amont du lac. L’isolement des sédiments pollués et la suppression des barrages permettraient de retrouver une dilution des rejets qui les mettrait aux normes requises."

Il est assez étrange qu'un Conseil se disant "scientifique", ayant en charge le "patrimoine naturel" et la "biodiversité", puisse se satisfaire d'une très hypothétique "dilution" de métaux : ces derniers ne disparaissent évidemment pas d'un coup de baguette magique, ils sont simplement diffusés dans les milieux. Les métaux ne sont pas biodégradables et la plupart d'entre eux s'accumulent dans les êtres vivants. On retrouve ainsi régulièrement trace des métaux et métalloïdes dans les poissons, crustacés ou mollusques des zones contaminées. (Il est vrai que le même CSPNB apporte un soutien hâtif à l'effacement en soulignant notamment que les barrages produisent nettement moins que le futur EPR de Flamanville…. Nous laissons aux écologistes associés aux Amis de la Sélune qui brandissent fièrement de tels avis le soin de gérer leurs contradictions.)

L'analyse chimique de l'étude Artelia 2014 observe des qualités moyennes à mauvaise sur la Sélune et/ou l'Airon pour le cadmium, le cuivre, le mercure, le nickel, le zinc, et des pollutions ponctuelles dépassant les NQE pour le chrome et le plomb. L'indice Metox (qui calcule 8 métaux pondérés par leur biotoxicité) aboutit sur deux années de mesures à une charge cumulée de l'ordre de 120 à 160 µg/l pour la Sélune et l'Airon (schéma ci-dessous, Artelia 2014).


Avis réservé du CGEDD sur "l'auto-épuration" dans le dossier présenté en enquête publique (2014)
Le CGEDD, agissant comme autorité environnementale (Ae), a porté plusieurs jugements sur le projet d'effacement des barrages présenté par Artelia pour l'enquête publique de 2014.

La première réserve concerne la non-équivalence entre restauration de continuité et restauration du bon état écologique et chimique des masses d'eau. Le CGEDD douche quelque peu l'enthousiasme de ceux qui réduisent la rivière à sa morphologie en oubliant les autres altérations : "L’étude d’impact affirme page 68 du document 6 que 'Le cours d’eau de la Sélune retrouvera un écoulement naturel de sa source jusqu’à l’estuaire ce qui permettra de garantir l’atteinte du bon état écologique du milieu à l’horizon 2021.' sans plus d’explications. Or, la continuité écologique et l’eutrophisation ne sont pas seules en cause. On ignore notamment quel sera le devenir de la pollution par les nitrates, phosphates et pesticides utilisés par l’agriculture sur le bassin versant et qui pourraient compromettre les objectifs du projet. Pour l’Ae il conviendrait donc d’adopter une formulation plus prudente que le terme 'garantir' qui semble négliger d’autres enjeux de qualité des eaux."

La seconde réserve de l'Autorité environnementale, plus importante pour notre propos, rappelle que la soi-disant auto-épuration de la rivière une fois supprimés les barrages ne correspond à aucune démonstration scientifique: "La transformation de l’écosystème aquatique d’un système d’eau stagnante à un système d’eau courante devrait diminuer significativement le phénomène d’eutrophisation que l’on rencontre au sein des retenues. Les efflorescences de cyanobactéries ont également vocation à disparaître. En revanche, le document évoque, à propos d’un effet cumulé avec une ferme avicole l’hypothèse d’une 'amélioration de la capacité épuratrice des eaux liée au rétablissement du libre écoulement de la Sélune.' Cette hypothèse n’est cependant justifiée par aucune étude de la capacité d’auto-épuration du milieu. Si le temps de rétention de l’eau dans le bassin va diminuer, rien n’indique que la capacité d’auto-épuration du milieu augmentera. L’Ae recommande de justifier par des éléments scientifiques précis l’assertion selon laquelle la capacité d’auto-épuration du milieu aquatique augmentera."

Même si ces remarques noyées dans des centaines de pages n'ont pas donné lieu à grands changements dans le projet, on saura gré au CGEDD d'avoir mis en garde contre la "pensée magique" de l'auto-épuration des rivières, cette fable mise en avant par les aménageurs et gestionnaires pour détruire les ouvrages hydrauliques tout en excusant des décennies d'impuissance sur les pollutions. Avec ou sans barrage, la pollution altère les milieux. Quand on supprime un barrage près d'un estuaire, on augmente évidemment le risque de produire une charge sédimentaire régulièrement contaminée si le bassin versant reste altéré.

Marée verte : le Cerema reconnaît le danger potentiel en 2015, personne n'y prend garde
Dans la mission d'expertise de 2015 commanditée par Ségolène Royal au CGEIET/CGEDD (voir le rapport), le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) reconnaît en annexe que la suppression des barrages peut entraîner une baisse de l'épuration au niveau des deux retenues avec un risque de convergence des nutriments (et autres polluants ou MES non mentionnés) vers l'estuaire :

"Le chapitre 6 'effets résiduels du projet' [du projet soumis à enquête publique] n’aborde pas l’impact potentiel sur les phénomènes de marée verte qui pourraient survenir du fait de la suppression des deux retenues. Il est écrit dans l’étude que la charge en MES a fortement augmenté du fait de la mise en culture des terres en amont des retenues. Cette mise en culture s’accompagne, la plupart du temps, d’une augmentation des apports en azote et phosphore. Ces paramètres sont peu traités alors qu’ils sont à l’origine des proliférations algales observées dans les retenues. Le démantèlement des barrages aura pour conséquence de rendre son caractère naturel à la Sélune et de supprimer l’apparition de bloom à cyanobactéries. Cependant, il aura également pour effet de réduire les volumes d’eau et les surfaces de zone humides qui actuellement, jouent le rôle de pièges pour ces éléments nutritifs. Pour éviter que de grandes quantités d’azote et de phosphore ne se retrouvent dans l’estuaire, il est donc nécessaire d’associer à ce démantèlement, un projet de réductions des 'entrants' dans le milieu aquatique."

Une expertise évoque ainsi la possibilité d'une fréquence accrue de marée verte, mais comme toujours ce sont quelques lignes perdues dans de longs rapports, auxquelles on ne prête pas garde car toute l'attention est focalisée sur la destruction des barrages.

Pesticides : "il serait utile d'améliorer la connaissance sur ce sujet"...
Ajoutons pour finir ce tableau sommaire que l'on manque de données sur les pesticides dans la Sélune et le petite baie du Mont-Saint-Michel. Les informations produites par Artelia pour construire le projet d'effacement concernent les valeurs à la station de Saint-Aubin de Terregatte, située à l'aval des barrages. Elles montrent des molécules présentes, mais en dessous des normes de qualité (image ci-dessous).

Au total, il y a 41 contaminants dans les mesures obligatoires sur le compartiment chimique de la DCE 2000 et le réseau de surveillance de l'Agence de l'eau (au moins jusqu'en 2010) analyse 250 molécules différentes dont 193 avec des seuils de qualité. L'Agence de l'eau Seine-Normandie répute dans son état des lieux 2013 la Sélune et l'Airon en "bon état chimique" (l'état chimique étant celui des micropolluants, pas les nutriments et les métaux qui sont traités dans l'état écologique pour la DCE) tout en attribuant à ce score un niveau de confiance "faible". C'est un problème : les Agences ne rendent jamais publiques les données brutes des mesures, donc on ne connaît pas la fréquence des campagnes, leur localisation, leurs résultats. On ne sait donc pas en l'état si la mesure des pesticides est faite sur l'ensemble des masses d'eau du bassin (notamment celles de l'amont que ne montre pas Artelia) et on ne sait pas pourquoi la confiance dans les données chimiques est faible.

Dans une réunion interSAGE du 7 juin 2013, on trouve dans le compte-rendu cette question intéressante et sa réponse lapidaire : "Les flux de pesticides dans les cours d’eau semblent toujours importants, a-t-on connaissance des teneurs dans les eaux de la baie? A priori, aucun indicateur n’a été mis en place sur les pesticides étant donnée la grande variété de produits utilisés. Il serait utile d’améliorer la connaissance sur ce sujet, les pesticides peuvent avoir des effets indirects trans-générationnels sur les populations."

Ne pas mesurer, c'est certainement le meilleur moyen de gérer les rivières, n'est-ce pas ? On ne peut évidemment pas dépenser des centaines de millions d'euros par an à faire de la restauration physique de masse d'eau en finançant dans le même temps un système de connaissance des milieux digne de ce nom. Et la France est logiquement blâmée par la Commission européenne pour la qualité très perfectible de son rapportage sur l'eau. En tout cas, ce flou permet aux gestionnaires de désigner tel ou tel impact comme prioritaire au gré des modes du moment davantage qu'au terme d'un diagnostic complet appuyé par un modèle.

Pas d'effacement sans garantie pour l'aval et la baie: l'Etat doit procéder à des analyses complémentaires
Les retenues des barrages de la Sélune totalisent plus de 200 ha en surface et 20,5 millions de m3 d'eau en volume. Située plutôt vers l'aval du bassin versant, elles agissent comme deux grands bacs de décantation, permettant de stocker une partie de la charge en nutriments, matières en suspension et polluants venant de l'amont. Le rôle épurateur des barrages a été abondamment reconnu dans la littérature scientifique internationale (voir cette synthèse, centrée sur les nutriments). L'effacement des barrages de la Sélune pose donc des questions non prises en compte sur le devenir des contaminants et le risque d'altération de la petite baie du Mont-Saint-Michel, exutoire de la Sélune. Le problème se pose aussi pour les terres agricoles et les captages situés à l'aval.

Dans l'hypothèse où l'Etat choisisse de confirmer l'effacement, ce point peut être motif à contentieux. En effet, autant les études se sont penchées en détail sur la gestion des sédiments stockées (notamment suite au mauvais souvenir de la vidange ratée de 1993), autant elles n'ont pas à notre connaissance procédé à des simulations du nouveau régime sédimentaire aval et du devenir des contaminants. Le risque de marée verte ou d'altération chimique aval lié à l'accumulation progressive vers la baie de toutes les substances aujourd'hui stockées dans les retenues a été ignoré dans les études d'impact du projet d'effacement. La baie du Mont-Saint-Michel étant un espace protégé à forte biodiversité (ainsi que la porte d'entrée des migrateurs), un projet ne peut se permettre cette légèreté. Nous ne pouvons que conseiller aux Amis du barrage de faire une demande officielle d'étude complémentaire en Préfecture.

Enfin, les pollutions du bassin amont de la Sélune, la dégradation de son fonctionnement hydromorphologique, la mobilisation difficile de substrats à granulométrie d'intérêt pour les frayères, les productions excessives de sédiments fins et les recrutements piscicoles plus faibles que ceux attendus ne sont pas sans poser problème pour la colonisation attendue des salmonidés. Ce n'est pas le tout de créer un passage, encore faut-il que ce passage mène à des habitats de bonne qualité. Nous verrons dans notre prochain article cette question des gains réels pour le saumon.

Conclusion : revenir à des choix raisonnables
Face à une rivière disposant d'enjeux morphologiques (deux grands ouvrages) et physico-chimique (des polluants et nutriments), le bon sens exige de traiter d'abord tous les problèmes de pollution et d'altération du bassin versant, ensuite seulement d'ouvrir les barrages vers des habitats de qualité à l'amont, sans risque de dégradation des zones à l'aval. C'était le scénario C du SAGE 2004, le plus clairvoyant et celui qui avait reçu le plus d'adhésion dans le premier vote. Il en a été ensuite décidé autrement, essentiellement pour des raisons politiques (voir notre premier article) : la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Onema, la Fédération de pêche et les groupes de pression écologistes exigeaient un "exemple" et un "symbole", abattre les barrages de Vezins et la Roche-qui-boit pour annoncer triomphalement la grande vague de restauration de la continuité écologique. Il est temps de sortir de cette pseudo-logique et de revenir à des solutions plus raisonnables.

Les barrages de la Sélune disparaîtront un jour, car aucun ouvrage de génie civil n'est éternel. Précipiter leur fin n'est pas une bonne solution tant qu'ils rendent des services aux populations et aux milieux tout en produisant une énergie bas-carbone, clé de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique.

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.

08/04/2016

Vallée de la Sélune en lutte (1) : le déni démocratique

Un SAGE qui procède à des arbitrages acrobatiques entre pollution agricole amont et restauration de continuité aval, une secrétaire d'Etat qui annonce des destructions d'ouvrages à distance et sans aucune information préalable des populations locales, une administration qui fait preuve d'opacité tant dans sa complaisance initiale vis-à-vis d'EDF que dans sa reprise en main autoritaire du chantier de la destruction imposée, des lobbies écologistes et pêcheurs sous-représentatifs mais sur-écoutés qui font voter jusqu'à leurs amis canadiens lors d'une enquête publique normande, des riverains quasi-unanimement opposés à la destruction de leur cadre de vie mais considérés comme des demeurés n'ayant rien compris à l'avenir des rivières… bienvenue dans le dossier de l'effacement des barrages de la Sélune, qui est aussi le dossier de l'échec catastrophique de la politique de "continuité écologique à la française". Dans ce premier article, nous nous penchons sur le caractère fort peu démocratique de la décision d'effacer. 

La construction de barrage donne lieu à des luttes sociales et citoyennes. Leur destruction aussi. Rappelons d'abord rapidement le contexte : la Sélune est un fleuve côtier de Normandie qui se jette dans la baie du Mont-Saint-Michel. Elle a connu la construction de deux barrages hydro-électriques à Vezins (hauteur 35 m, mise en service 1932) et la Roche qui boit (hauteur de 15 m, mise en service 1919). La rivière étant salmonicole et les barrages bloquant l'accès la partie amont, l'effacement des ouvrages a été annoncé en 2009 par le Ministère de l'Ecologie. Ségolène Royal vient toutefois d'autoriser la vidange des retenues et d'annoncer l'examen de l'offre d'un repreneur du site, sans destruction.

Dans une tribune récente critiquant la décision de Ségolène Royal de repousser l'effacement des ouvrages, les Amis de la Sélune écrivent : "Seule contre tous, une posture qu’elle affectionne, elle nie depuis décembre 2014 dix ans de travail de son ministère, des services déconcentrés de l’Etat, de l’Agence de l’eau Seine-Normandie, d’EDF, des ONG, des scientifiques, des nombreux élus qui ont travaillé sérieusement et conclu qu’il n’y avait pas d’alternative économiquement rentable aux effacements. (…) Intransigeante, s’appuyant sur une partie de la population locale mal informée et angoissée face au changement, la ministre de l’Environnement bloque cet investissement prometteur pour un territoire et sa biodiversité."

Le propos oppose d'un côté des instances administratives associées à des ONG et des élus "nombreux" quoique non comptabilisés, c'est-à-dire en clair une bureaucratie et des lobbies abondés par elle ; d'un autre côté "une partie de la population locale", elle aussi non comptabilisée, dont les convictions sont forcément "mal informées" car contraires à la volonté du premier camp. Une chose apparaît en creux : la continuité écologique produit du conflit et non du consensus, elle oppose camp contre camp au lieu de rassembler sur des objectifs partagés. Qu'en est-il exactement sur ce dossier de la Sélune?

Un problème ancien, sans solution viable
Le problème de l'aménagement des deux grands barrages de la Sélune n'est pas nouveau. Un décret du 23 février 1924 avait déjà classé des rivières normandes (dont la Sélune) en vue de garantir des aménagements de franchissement pour les migrateurs. Face à l'impossibilité technique, le Préfet s'était contenté de demander des mesures de compensation (alevinage). L'obligation est rappelée dans l'arrêté du 2 janvier 1986, avec injonction de procéder à un aménagement de continuité à 5 ans. Rien ne se passe pourtant en 1991, EDF continue d'exploiter.

Aucun de ces textes ne sera suivi d'effet au long de l'exploitation des barrages (par EDF à compter de 1946), pour la simple raison que les coûts économiques et la complexité technique sont disproportionnés à l'efficacité écologique de tels aménagements sur des barrages d'une certaine hauteur. C'est une constante depuis la loi sur les échelles à poisson de 1865 (voir déjà les débats parlementaires du XIXe siècle) : les décisions politiques et administratives donnent lieu à peu de chantiers car elles sous-estiment systématiquement les difficultés concrètes de mise en oeuvre. Ce qui ne paraît pas empêcher chaque nouvelle génération de "décideurs" de répéter l'erreur de la précédente tout en se plaignant ensuite de la mauvaise volonté à appliquer lois et règlements. Si ces lois et règlements étaient décidés au terme d'une vraie concertation associée à une vraie analyse historique de la problématique concernée et à une vraie évaluation du consentement à payer pour la biodiversité ou des services rendus par les écosystèmes "renaturés", de telles erreurs seraient opportunément évitées.

Chronique d'un effacement décidé contre l'avis des populations
Concernant la genèse de la décision récente d'effacement des barrages de la Sélune, un article intéressant de la revue en ligne Hypothèses (animée par des géographes et sociologues étudiant le projet) fournit des rappels utiles sur la séquence. Nous nous en inspirons en partie (pour une analyse approfondie des jeux d'acteurs, voir Germaine et Lespez 2014).

2003-2005, petits arrangements au sein du SAGE – La Sélune est dotée d'un SAGE depuis 1997, donc d'une Commission locale de l'eau, cette instance dont les membres sont nommés par le Préfet (et où les riverains sont non représentés, ou sous-représentés). Dès le premier bulletin du SAGE en 2002 (voir la liste ici à télécharger), la question des barrages est posée. Dans le deuxième bulletin de 2003, un premier scénario (BE Sepia 2002) montre que l'effacement est coûteux et nuit à divers services rendus par les barrages, outre leur production d'énergie. Le SAGE propose en 2003-2004 quatre scenarii, deux prévoyant une poursuite de la concession hydroélectrique, deux prévoyant sa fin avec effacement (remise en état de la rivière). Comme on peut le voir sur l'image ci-dessous (cliquer pour agrandir), les votes sont défavorables à toutes les options, mais la moins mal placée (scénario C) est celle qui prolonge le plus tard la concession (année 2024).
Aucun scénario ne se dégageant réellement en terme de vote, ils sont réduits à 2 options en 2005, mais comme le scénario alternatif à l'effacement prévoit des mesures drastiques contre les pollutions (limiter les intrants azotes, phosphore, pesticides, MES), les agriculteurs préfèrent voter avec les écologistes et les pêcheurs en faveur de la fin de concession. Comme l'observe la revue Hypothèses, "la légitimité du vote est difficile à apprécier du fait de la complexité de la procédure retenue (1er vote) et du nombre important d’absents notamment dans le collège des élus (2nd vote)". On note que l'Etat préfère ensuite reprendre le dossier en main et tenir le SAGE à l'écart, celui-ci étant perçu comme instance partisane.

2009, l'annonce à distance de Chantal Jouanno – Le 13 novembre 2009, à 150 km de la Sélune, sans avoir informé les acteurs locaux, Chantal Jouanno (secrétaire d'Etat à l'Ecologie) annonce que l'Etat ne renouvellera pas les concessions de la Sélune et que les barrages seront donc effacés. Le choix d'une annonce lointaine et sans concertation est mal vécu localement. Cette option du gouvernement résulte d'une inflexion de la politique des rivières depuis quelques années : la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a introduit la "continuité écologique" (que ne pose nullement la DCE 2000 comme obligation), les acteurs publics ont décidé de mettre en avant ce mode de gestion, notamment pour faire oublier les énormes retards dans la lutte contre la pollution – cela dans le cadre du Grenelle de l'environnement sous l'hyperprésidence Sarkozy, dont l'objectif est de jeter des miettes symboliques à divers lobbies écologistes (en compensation d'une non-remise en cause du programme électronucléaire, d'une poursuite de l'agriculture intensive à quelques évolutions marginales près, etc.). L'Etat était par ailleurs en discussion avec les industriels en vue d'une "charte pour une hydro-électricité durable" : la nécessité de mettre en avant certains effacements symboliques (comme ceux de la Sélune) a été posée comme condition par l'administration. Chantage usuel que cette même administration veut imposer aujourd'hui avec la Charte des moulins, et chantage vis-à-vis duquel nous ne saurions conseiller comme remède que la pleine transparence sur le contenu des échanges... ne dit-on pas par ailleurs que les Français ne supportent plus ces jeux de coulisses qui les dégoûtent de la pratique actuelle de la démocratie et rompent la confiance dans leurs représentants? Le sort des barrages de la Sélune est donc scellé comme symbole du plan national d’actions pour la restauration de la continuité écologique des cours d’eau  (PARCE 2009), plan qui a immédiatement suscité de très vives oppositions et donné lieu par la suite à un rapport critique du CGEDD en 2012.

2010-2014, la gouvernance inclusive réduite à son strict minimum – Après l'annonce de Chantal Jouanno, l'Etat reprend le pilotage du dossier, confié à la Préfecture de la Manche sous contrôle direct du Ministère.  Comme le montre l'analyse de la revue Hypothèses, trois instances jouent : "un groupe projet restreint composé de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL), d’EDF, de l’Agence de l’eau et de trois élus locaux : il commande les études; un comité de pilotage ouvert à d’autres élus, dont le président du SAGE, ainsi qu’aux administrations et établissements publics comme l’ONEMA : il valide les études et oriente éventuellement les travaux en cours ; une commission locale d’information, originellement étendue au grand public mais en réalité accessible sur invitation, réunie à quatre reprises seulement entre juillet 2009 et juillet 2014." Nous sommes ici dans le processus observé partout en France de confiscation des phases diagnostic et projet de la continuité écologique par une bureaucratie et une expertocratie très limitées. Que les réunions ouvertes à un public large (et encore sélectionné sur invitation) n'aient été qu'au nombre de quatre pour un projet ayant de telles conséquences sur la vie des gens en dit long sur l'incapacité de la continuité écologique à se confronter aux avis et aux envies des riverains.

2014, l'enquête publique où les lobbies mobilisent de (très) loin - Le projet de destruction des barrages de Vezins et de la Roche qui Boit a été élaboré (nous y reviendrons sur le fond dans d'autres articles), et l'enquête publique a lieu du 15 septembre au 17 octobre 2014. Les avis sont favorables à 53% contre 47%. L'examen détaillé des avis montre que les avis favorables ont été inscrits sur registre pour 6 d'entre eux (0,7%), exprimés par courriers pour 27 (3%) et envoyés par courriers électroniques pour 2386 (84,5%). La proportion est inverse pour les avis défavorables, dont 99,3% sont inscrits sur registre, par des gens vivant dans la vallée. Les lobbies pêcheurs et écologistes ont mobilisé à échelle régionale, nationale et même internationale pour faire de la destruction des barrages un symbole. Cette attitude approfondit le clivage entre une population qui s'estime méprisée et une "élite" administrative, associative, gestionnaire ou scientifique qui entend décider un destin local à la place des gens.

Juin 2015, le référendum local proposé, puis vite enterré – Ségolène Royal reçoit en juin 2015 les élus locaux, dont le très mobilisé Guénhaël Huet, député et président de la Communauté de communes Avranches Mont-Saint-Michel (CCAMSM). Elle suggère lors de la réunion l'idée d'un référendum local, mais quelques jours plus tard revient publiquement sur la question en affirmant que la solution ne serait pas envisageable. La CCAMSM émet elle aussi un avis négatif sur cette consultation. Les raisons avancées sont diverses (voir cet article), mais une surnage clairement: les élus ont peur qu'en cas de refus de l'effacement, l'Etat retire toute aide à la vallée. Ce chantage financier est une réalité, tous ceux qui ont eu affaire à l'Agence de l'eau Seine-Normandie le savent parfaitement. La menace est d'autant plus crédible que l'Etat (quoiqu'officiellement en suspension de la solution d'effacement à ce moment) et l'agence d'ingénierie touristique Maîtres du rêve présentent à la Préfecture en juillet 2015 un plan de valorisation socio-économique (voir cet article). Des photomontages montrent des gens heureux qui se promènent dans une vallée renaturée (ci-dessous, le bonheur est dans thalweg…). Coût public de ce seul volet : 19,68 M€.

Cette option du référendum a été vivement contestée par les Amis de la Sélune (voir leur communiqué de presse), qui ne sont manifestement pas les Amis de la démocratie participative et qui sont évidemment lucides sur l'absence de soutien à leur volonté d'effacement dans la vallée. Les Amis de la Sélune parlent de "vindicte populaire" tout en prétendant par ailleurs que l'effacement est l'avenir de la vallée et ne peut que séduire par ses nombreux atouts pour le territoire. Etrange manque de confiance dans la qualité du projet de destruction.

2015, la consultation locale montre l'opposition quasi-unanime (98,89%) - L'association les Amis du barrage décide d'organiser une consultation populaire du 6 septembre au 11 novembre 2015. Elle donne un total de 18 515 voix exprimées (96,05%) dont 206 oui (1,11%) et 18 309 non, soit 98,89% des votants opposés à la destruction des barrages de la Sélune. On retrouve les mêmes proportions que les inscriptions sur registre lors de l'enquête publique de 2014, sauf que cette fois les voix exprimées sont quatre fois plus nombreuses. Le message est clair : la vallée de la Sélune ne veut pas voir disparaître ses barrages.

Conclusion : la destruction des barrages de la Sélune, symbole de la gouvernance pervertie de la continuité écologique
Les partisans de l'effacement des ouvrages hydrauliques de la Sélune avaient voulu en faire un symbole. C'est réussi, sauf que le symbole fonctionne à l'exact opposé de l'intention initiale. On voit sur la Sélune ce que l'on voit sur les milliers de projets d'aménagement (plus modestes) engagés en France :
  • la démocratie locale de l'eau ne fonctionne pas, les instances de type CLE des Sage ne sont pas perçues comme représentatives des citoyens (de fait, leur composition est limitée) ni capables de légitimer des projets ambitieux ou d'organiser une vraie concertation politique (c'est aussi valable pour les SDAGE des Agences de bassin, machines administratives sans participation populaire à leur conception, produisant du verbiage indigeste et résultant de compromis avec les lobbies économiques les plus puissants dans le cadre d'une soumission de toute façon indiscutable à la définition normative préalablement posée du "bon état") ;
  • les lobbies minoritaires (pêcheurs et écologistes pour l'essentiel), quoique non représentatifs des populations locales, essaient de préempter les territoires de communication de la "société civile", ce qui est exploité par l'administration comme paravent démocratique dans les cas de figure où ces lobbies politiques et sectoriels convergent avec les bureaucraties ministérielles sans objection des lobbies économiques (agriculteurs, industriels);
  • l'administration fonctionne de manière continûment et remarquablement opaque et autoritaire, tant dans un premier temps par sa bienveillance vis-à-vis de l'exploitant EDF (entreprise à capitaux publics) en situation irrégulière vis-à-vis de la continuité que dans un second temps par sa volonté centralisée d'accélérer le dossier pour en faire un symbole national;
  • alors qu'absolument toute la littérature scientifique internationale en gestion des rivières insiste (depuis 15-20 ans déjà) sur la complexité des restaurations écologiques par effacement et la nécessité d'intégrer les parties prenantes dans une gouvernance ouverte sur la longue durée, l'Etat a manifestement sous-investi dans le dossier, imaginant peut-être que changer la vie de dizaines de milliers de riverains sur la Sélune (et de millions d'autres en rivières classées de France) pouvait se faire par le simple jeu opaque de décisions de bureaux et de programmes centrés sur le seul bénéfice écologique des opérations.

La continuité écologique (l'écologie des rivières en général) passionne une petite minorité de personnes en France, mais à côté de cela, elle n'a aucune sanction démocratique réelle. Quand cette continuité implique la destruction de sites, elle doit engager des compensations et indemnisations vis-à-vis des intérêts lésés tout en développant des projets alternatifs de territoire. En d'autres termes, la continuité écologique est d'autant mieux tolérée qu'elle est… moins écologique, c'est-à-dire avant tout orientée vers une vision sociale, économique et paysagère de la vallée restaurée. Le discours public (ou celui des lobbies) consiste à dire qu'il s'agit là d'un déficit d'information, de compréhension, de pédagogie : les gens ne savent pas où se situe exactement leur intérêt véritable, et quand ils auront compris que le bien-être humain se confond avec celui du saumon, la lumière viendra. Bien que nous soyons plus soucieux que la moyenne du bien-être des saumons, nous ne partageons pas cette vision aussi condescendante que biocentrée: s'ils sont correctement informés, les gens ne sont pas spécialement disposés à sacrifier des propriétés, des loisirs, des cadres de vie, des paysages, des éléments du patrimoine et des outils de production énergétique pour un simple différentiel de poissons ou d'invertébrés dans un tronçon de rivière (espèces dont ils ignorent même l'existence pour beaucoup) et ils le sont d'autant moins que les pollutions chimiques de l'eau ne sont pas correctement traitées (ce qui se traduit sur la Sélune par des proliférations bactériennes dans les retenues). Les sciences sociales ont déjà largement défriché cette question des approches antagonistes dans la restauration de rivière, laquelle restauration ne peut plus être cantonnée au seul avis expert des sciences naturelles (voir par exemple Jørgensen et Renöfält 2012Rode 2015Druschke et al 2015Fox et al 2016).

Pour rendre démocratiquement tolérable la continuité écologique, il faut donc concevoir un projet plus vaste et plus inclusif, mais cela demande beaucoup plus de temps et d'argent qu'un simple chantier de travaux publics pour faire plaisir à des naturalistes et des pêcheurs. Pour ne pas l'avoir compris, l'Etat français est en train d'échouer complètement sur une politique de gestion des ouvrages hydrauliques et de restauration des rivières qu'il prétendait exemplaire en Europe. Nous payons sur la Sélune (et ailleurs) dix ans de dérives au cours desquels les services de la Direction de l'eau et de la biodiversité ont procédé à des interprétations maximalistes dans la lecture de la DCE 2000 comme de la LEMA 2006. Ségolène Royal est la première ministre de l'Environnement à l'avoir compris : il faut l'en féliciter, et non l'en blâmer ; et surtout souhaiter qu'elle sanctionne les responsables de cette dérive, ayant rendu à peu près ingérable ce dossier. Ceux qui s'imaginent qu'un départ de Ségolène Royal résoudrait la question et permettrait à la continuité écologique de reprendre son cours d'antan se trompent lourdement. Le message de la Sélune est d'ores et déjà clair : l'effacement répond à des logiques de bureaucraties et de lobbies contre l'avis des populations ; cette solution coûte très cher s'il faut réellement défendre l'intérêt général, qui ne se limite pas à l'intérêt des poissons dans notre République. Si les destructeurs voulaient passer en force dans la Manche, ce message n'en aurait que plus de portée nationale. D'autant que pour un effacement spectaculaire sur la Sélune, ce sont des milliers d'autres plus discrets qui passent tout aussi mal et qui ont déjà suscité une mobilisation sans précédent.

Alors que faire ? Comme dans tout projet fortement contesté, la première nécessité nous semble de reprendre une consultation publique dans de meilleures conditions, d'autant que les termes de la situation ont changé depuis 2014 (existence d'un repreneur, présentation d'un plan de valorisation socio-économique) et que plusieurs éléments importants ne figuraient pas clairement dans le premier projet (la question des crues modestes à l'aval, le risque de marée verte due à la fin du stockage des polluants et nutriments dans les retenues, etc. nous y reviendrons). Cela n'a rien d'exceptionnel : cela s'est passé ainsi pour le barrage de Sivens comme pour l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Cela ne préjuge d'ailleurs pas du résultat, la population locale peut très bien être séduite par le nouveau plan de valorisation.

Rappelons pour conclure que la DCE 2000 (avant elle les directives nitrates et eaux usées, après elle la directive pesticides) demande la lutte prioritaire contre les altérations chimiques et physico-chimiques de l'eau, permet de classer certaines rivières comme "masse d'eau fortement modifiée" (moindre exigence) et autorise à demander des exemptions à l'atteinte du bon état si le coût d'aménagement est trop important. L'Etat français a donc une vraie marge de manoeuvre sur ce dossier : la seule question est de savoir s'il veut une politique des rivières et des territoires réellement démocratique.

Nos articles sur la Sélune
(1) Le déni démocratique
(2) Bassin pollué et dégradé, risques sur la baie du Mont-Saint-Michel
(3) Le gain réel pour les saumons
(4) Le bilan coût-bénéfice déplorable de la destruction des barrages

Associations, élus, personnalités : comme déjà 2000 représentants des citoyens et de la société civile, nous vous demandons de vous engager aujourd'hui pour défendre les seuils et barrages de France menacés de destruction par une interprétation radicale et absurde de la continuité écologique. En demandant un moratoire sur la destruction des ouvrages, vous appellerez le gouvernement et son administration à cesser la gabegie d'argent public, à prendre en considération le véritable intérêt général au lieu de visions partisanes de la rivière, à chercher des solutions plus concertées pour l'avenir de nos cours d'eau, de leurs milieux et de leurs usages.

06/04/2016

La Seine, ses poissons et ses pollutions (Azimi et Rocher 2016)

Depuis 1990, la Seine francilienne a vu une augmentation de sa biodiversité piscicole totale (surtout dans la première partie de la période, stabilité depuis 12 ans), l'apparition d'espèces plus exigeantes en qualité de l'eau et une amélioration de son Indice d'intégrité biotique (IBI). Mais l'analyse des tissus des poissons montre une exposition persistante à certains métaux, aux PCB et aux pesticides. 

Le Siapp est un service public d'assainissement francilien. Ses ingénieurs viennent de publier une étude sur la qualité des eaux de la Seine et le peuplement des poissons.

Sur une période de 23 ans (1990-2013), les populations piscicoles ont été analysées sur 8 stations autour de Paris (Villeneuve-saint-Georges la plus en amont jusqu'à Triel-sur-Seine la plus en aval). L'Index d'intégrité biotique (IBI), qui mesure l'écart entre la population analysée et une population de référence a été analysé. Trois familles de polluants ont été cherchées ans les muscles des poissons (anguilles, gardons, chevesnes) : métaux, PCB et pesticides. Enfin, l'activité hépatique de l'ethoxyresorufine-O-de-éthylase (EROD) a été mesurée sur les chevesnes, cette enzyme étant considérée comme un marqueur généraliste de réponse à l'exposition aux toxiques.

Voici les principaux résultats de ce travail:

  • le nombre moyen d'espèces est passé de 14 à 21 (total 32 sur la période), avec une progression dans le premier tiers de la période, puis une quasi stagnation ensuite (à compter de 1999), ci-dessous évolution des captures ;



  • le nombre d'individus capturés n'a pas eu d'évolution significative (hors une pointe d'ablettes juvéniles en 1996);
  • les assemblages piscicoles ont vu davantage de limnophiles carnivores et de rhéophiles omnivores, avec une modeste apparition de rhéophiles carnivores et un renforcement d'espèces un peu plus exigeantes (grémille, sandre, chabot);
  • les contaminations des poissons au mercure, au zinc, au PCB ont été identifiées (mesure à compter de 2000), sans tendance claire (ci-dessous, contamination au PCB par kg de poids humide à gauche et de tissu gras à droite);


  • l'indice EROD a fluctué entre bon état et très mauvais état, avec notamment des mauvais résultats sur les années les plus récentes (ci-dessous, évolution EROD sur trois stations, plus la protéine est exprimée, plus forte est l'exposition aux toxiques).


Discussion
Les auteurs analysent l'augmentation du nombre d'espèces et l'apparition de poissons plus exigeants comme un signe d'amélioration de la qualité de l'eau, à la suite des investissements consentis sur les stations d'épuration (directive ERU - eaux résiduaires urbaines 1991).

La rivière a un état "bon" au regard de l'IBI. Cependant, il faudrait contrôler la pertinence de l'IBI, indice assez ancien des années 1980, plutôt conseillé sur des petites rivières que sur des fleuves, remplacé par l'IPR au début des années 2000 puis l'IPR+ quelques années plus tard. Comme les poissons exhibent toujours des marqueurs ou des traces d'une exposition aux toxiques, cela signale une faible sensibilité de cet indice à la détérioration chimique de l'eau ou des sédiments. La Seine restant massivement canalisée et ses berges aménagées, il est difficile de prédire une évolution de ses peuplements. L'apparition d'une plus grande biodiversité piscicole est une bonne nouvelle, mais la série est sans doute trop courte pour déceler avec quelque certitude des évolutions durables.

La persistance des PCB dans les analyses, malgré leur interdiction depuis 1987, indique qu'il sera long de liquider l'héritage des pollutions passées. Il est dommage que les pointes récentes de marqueurs d'exposition aux toxiques ne reçoivent pas d'explication claire.

Référence : Azimi S, V Rocher (2016), Influence of the water quality improvement on fish population in the Seine River (Paris, France) over the 19902013 period, Science of the Total Environment, 542, 955964

05/04/2016

Déclin mondial et séculaire des migrateurs diadromes en rivière (Limburg et Waldman 2009)

Agir sur la rivière au plan écologique, ce n'est pas déployer un catalogue de bons sentiments ni engager un répertoire d'actions désordonnées entretenant l'illusion trompeuse d'une "renaturation" à portée de main, à forte visibilité et à grands services rendus. La dynamique des espèces dans leurs milieux s'inscrit toujours dans le long terme des temps géologiques, biologiques et historiques. Il s'y dessine des tendances et des contraintes, dont la compréhension est complémentaire de l'analyse plus théorique (structurelle et fonctionnelle) du vivant. L'histoire est aussi une leçon de prudence et un garde-fou précieux: mieux on la connaît, plus on apprend de ses erreurs, plus on évite également l'illusion néfaste et narcissique de la toute-puissance du présent. C'est en ayant cela à l'esprit que l'on lira avec profit l'article de Limburg et Waldman sur la reconstruction de données historiques des grands migrateurs en rivières du bassin atlantique, suggérant la variabilité passée de leurs stocks couplée à une tendance lourde au déclin, avec des niveaux aujourd'hui historiquement et mondialement bas.

Les espèces diadromes vivent dans deux milieux (eaux douces et eaux salées) avec une phase migratoire sur une plus ou moins longue distance. Elles sont dites anadromes si la reproduction se passe en rivière, catadromes si elle se déroule en mer. Ces espèces représentent 1% de la faune mondiale de poissons, mais beaucoup ont ou ont eu une valeur importante pour les populations humaines : anguille et saumon en Europe, alose savoureuse (Alosa sapidissima, American shad) en Amérique du Nord, esturgeon, etc.

Karine E Limburg et Joh R Waldman (Université de New York) ont collecté les données sur 24 espèces diadromes, 3 communes au bassin Atlantique, 12 restreintes à l'Amérique du Nord, 9 à l'Europe et l'Afrique. Sur 35 séries historiques reconstituées, dont certaines remontent au début du XIXe siècle, les auteurs documentent 3 tendances à la hausse et 32 au déclin. Les niveaux atteints à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle sont historiquement bas. Sur les 35 séries, on observe une perte de 98% du maximum historique pour 13 d'entre elles, et d'environ 90% pour 11 autres.

De manière intéressante, on peut voir ci-dessous quelques courbes (esturgeon, alose savoureuse, grande alose, alose feinte, anguille, saumon, bar rayé).

Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

On observe que :
  • les courbes convergent pour la plupart avec une chute marquée dans la seconde moitié du XXe siècle, surtout à compter des années 1960-1970;
  • les courbes sont souvent très similaires de part et d'autre de l'Atlantique;
  • les courbes ne montrent pas forcément des recrutements constants aux époques antérieures (voir par exemple la courbe du saumon sur le Rhin au XIXe siècle ou celle de l'alose feinte aux Pays-Bas dans la première partie du XXe siècle, dans les deux cas une croissance à partir d'un état initial faible);
  • l'existence d'une variabilité interannuelle et pluridécennale marquée (d'origine incertaine, naturelle ou anthropique) doit inciter à développer des approches sur le long terme pour en comprendre les causes;
  • le niveau atteint dans la période récente est au plus bas.

Parmi les causes de ce déclin, les auteurs mettent en avant:
  • la construction des grands barrages, forcément impactante pour la phase migratoire, bloquant complètement les habitats amont de croissance (catadrome) ou de reproduction (anadrome), surtout dans la période 1920-1970 (pic de construction en Europe et aux Etats-Unis);
  • la surpêche, surtout dans la période 1850-1950 pour la phase dulçaquicole, ensuite pour la phase maritime, cette prédation ayant fait complètement disparaître certaines populations comme l'esturgeon et ayant un rôle majeur dans le déclin de l'anguille prélevée dès la phase juvénile;
  • les aménagements des fleuves (endiguement, canalisation), les artificailisations des berges et bassins versants, les extractions de granulat;
  • la pollution ou l'altération des eaux et des substrats (effluents agricoles, pollutions industrielles, domestiques et sanitaires, matière fine en suspension liés aux changement d'usages des sols, pluies acides), surtout à compter des années 1940-1960; 
  • le changement climatique, qui inclut la variation naturelle (passage du petit âge glaciaire des XIVe-XVIIIe siècle au réchauffement moderne pré-anthropique), la hausse forcée de température des rivières et les événements extrêmes plus fréquents (sécheresses, crues) mais aussi les impacts des changements océaniques de salinité, de circulation et de productivité du bassin Atlantique Nord;
  • les effets de l'aquaculture et des essais anarchiques de repeuplement sur certaines espèces (émergence de pathogènes, introgression génétique).

Limburg et Waldman proposent finalement une courbe "illustrative" des deux derniers siècles pour les espèces diadromes (images ci-dessous) où l'on voit des conditions correctes d'abondance jusqu'au XVIIe siècle, une tendance au déclin à compter du XVIIIe siècle, qui s'accélère ensuite nettement avec la hausse des pressions décrites ci-dessus et la perte d'intérêt pour les espèces diadromes. Les auteurs parlent en conclusion d'une "anomie sociale" comme étant à la fois cause et effet du déclin : les stocks diminuent, les pêcheries disparaissent, l'indifférence s'installe et renforce (à tout le moins laisse agir) les facteurs de déclin des stocks. Mais cet argument mériterait d'être discuté plus largement, car si certains écosystèmes ne rendent effectivement plus de services sociaux et économiques majeurs dans les sociétés industrialisées, il devient artificiel d'invoquer dans la sphère publique ces mêmes services comme supposé motif de restauration.


Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

Discusion
Un point que nous retiendrons en premier lieu pour discuter de cette étude, c'est l'impact quasi-nul de l'ancienne hydraulique dans le déclin historique des migrateurs diadromes. Rien dans les données rassemblées ne suggère que les aménagements modestes des rivières jusqu'au XVIIIe siècle (notamment la plupart des moulins) auraient une part notable dans la baisse de ces espèces de poissons, surtout marquée à compter du XXe siècle. Au demeurant, ce point est confirmé par des études plus fines de bassin permettant de comprendre quels aménagements ou contaminations ont entraîné des régressions historiques (voir par exemple cet article sur le saumon, cette recherche sur l'anguille) – sachant que des rehausses de moulins couplées à la surpêche vivrière pouvaient effectivement provoquer localement des raréfactions de migrateurs, notamment à partir du milieu du XIXe siècle. Quant à l'effet relatif de chacun des facteurs énumérés ci-dessus, il reste encore à déterminer pour la plupart des espèces. La suppression des barrages ré-ouvre "mécaniquement" des zones de fraie et de nourricerie mais à diverses conditions limitantes (si la rivière n'est pas polluée, ses substrats non colmatés, son eau en quantité suffisante et à température idoine, etc.), sans que l'on dispose d'un retour suffisant pour évaluer un effet à long terme sur la population globale des espèces.

Si l'on en devait en croire le protocole ICE de l'Onema, un obstacle de quelques dizaines de centimètres suffirait à représenter une grave entrave à la quasi-totalité des espèces mobiles ou migratrices. Les savants calculs hydrauliques et halieutiques de nos ingénieurs paraissent assez théoriques par rapport à la dynamique du vivant en situation réelle, car s'il fallait des conditions aussi drastiques de franchissabilité pour garantir la transparence migratoire et/ou la régénération des populations locales, nos rivières seraient dépeuplées de très longue date (même les castors ont fait des obstacles plus élevés pendant quelques millions d'années). Il paraît donc urgent de développer l'histoire de l'environnement (archéologie halieutique, analyse d'archives, phylogénie moléculaire) pour disposer de longues séries indispensables à la compréhension de l'évolution des populations et des milieux comme pour produire des données exploitables à échelle des bassins versants que l'on veut aménager.

Au regard du déclin mondial et moderne des stocks de grands migrateurs diadromes comme du coût public des politiques de rivières, il convient aussi de prendre du recul et de réfléchir au niveau de biodiversité que l'on peut et veut retrouver dans des bassins versants, sachant que l'on ne reviendra pas aux conditions pré-industrielles à horizon prévisible. Même si le retour d'espèces à forte symbolique sociale est un motif d'action partagé, on doit être capable de dresser une analyse critique sur les résultats réels des premières décennies d'effort pour recoloniser certains bassins.

La gestion écologique de la rivière est une nécessité née de notre meilleure connaissance des milieux. Mais cette écologie doit d'abord être une science appuyée sur des modélisations robustes, des expérimentations rigoureuses et des assertions prudentes, pas une politique administrative précipitée et encore moins une idéologie confuse de la renaturation.

Référence
Limburg KE, JR Waldman (2009), Dramatic declines in North Atlantic diadromous fishes, BioScience, 59, 11, 955-965

04/04/2016

Les barrages stockent 12% des excès mondiaux de phosphore (Maavara et al 2016)

L'Onema et les Agences de l'eau prétendent que les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration des rivières, argument pour mieux les effacer. Les chercheurs préfèrent s'intéresser à la réalité, à savoir l'exact opposé de la propagande administrative française : le rôle des barrages dans l'épuration des eaux polluées de divers effluents d'origine humaine. Une nouvelle étude de Taylor Maavara et sept collègues parue dans les PNAS établit ainsi qu'à l'échelle mondiale, 12% de la charge totale en phosphore sont éliminés par les barrages, chiffre qui pourrait atteindre 17% en 2030. Le phosphore est l'un des principaux responsables de l'eutrophisation des bassins aval, des lacs, des estuaires et des baies. Supprimer les barrages, c'est donc aggraver le bilan chimique de qualité de l'eau, ce qu'interdit la DCE 2000. 

L'activité humaine moderne perturbe à échelle planétaire les grands cycles naturels : eau, carbone, azote, phosphore, etc. Les fertilisants agricoles, l'érosion ou le lessivage des sols et les effluents des stations d'épuration induisent un excès de composés phosphorés dans l'eau. La charge globale en phosphore a ainsi doublé depuis l'époque pré-humaine, c'est-à-dire que plus de la moitié du phosphore circulant dans les masses d'eau est d'origine anthropique.

Le phosphore est rare dans la nature, et donc très vite assimilé dans les écoystèmes. Etant l'un des principaux facteurs limitants de la productivité primaire des milieux aquatiques, ses excès entraînent une eutrophisation des milieux. Si les barrages sont reconnus comme étant eux aussi un impact anthropique sur les rivières, ils interagissent avec le phosphore dans un sens plutôt favorable, en retenant, stockant ou éliminant une partie de la charge qui se trouve ainsi soustraite du continuum fluvial.

Pour évaluer le phénomène, Taylor Maavara et ses collègues ont produit un modèle de bilan de masse en séparant le phosphore total (PT) en quatre composantes : phosphore total dissous (TDP), phosphore organique particulaire (POP), phosphore échangeable (EP, les orthophosphates) et phosphore particulaire non réactif (UPP). La part biodisponible du phosphore (celle qui peut changer l'équilibre nutritif et que l'on nomme sa fraction réactive) concerne les trois premières formes. Le modèle consiste à estimer la part retenue par les barrages dans chaque compartiment, en fonction des autres paramètres d'efficacité de la séquestration comme le temps de résidence hydraulique (ci-dessous, représentation simplifiée des flux entrants et sortants du modèle).



Extrait de Maavra et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Résultat de ce travail : les grands barrages retiennent en moyenne environ 40% de la charge de phosphore qu'ils reçoivent. Mais à l'échelle globale, compte-tenu de l'absence de barrages sur un grand nombre de rivières et de leurs dimensions variables, la proportion effectivement retenue serait de 12% de la charge totale de phosphore en 2000. Au regard des projets hydro-électriques annoncés dans les pays émergents d'Amérique du Sud, Afrique et Asie (3700 ouvrages programmés), ce chiffre pourrait monter à 17% en 2030.

Malgré ce rôle positif des ouvrages hydrauliques, la séquestration n'est donc pas suffisante pour contenir les excès de nutriments dont souffrent les milieux aquatiques. Cela suppose d'agir à la source des émissions ou sur d'autres modes de rétention dans les bassins versants.

Conclusion
Cette nouvelle étude vient après bien d'autres pour montrer le rôle positif des barrages dans la régulation des pollutions chimiques de l'eau (voir cette synthèse et notre rubrique auto-épuration) Pour quelle raison la France met-elle en avant la mystification de "l'auto-épuration des cours d'eau", comme si les contaminants disparaissaient magiquement des milieux une fois supprimés les seuils et barrages? Il faut probablement y voir la enième pseudo-rationalisation administrative de notre incapacité à lutter contre les pollutions à la source. Cette question est à mettre en avant dans tout projet d'effacement, car la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) telle qu'elle est interprétée par la Cour de justice de l'Union européenne interdit tout projet dont on sait à l'avance qu'il peut dégrader l'un des compartiments de qualité de l'eau. Par exemple, alors que les pêcheurs de saumons et autres improbables "amis de la nature" trépignent pour effacer les barrages de la Sélune au profit de leur loisir auto-proclamé d'intérêt général, a-t-on au moins modélisé l'effet futur sur la baie du Mont Saint-Michel, sachant que le bassin versant de la rivière est très dégradé?

Référence : Maavara T et al (2016), Global phosphorus retention by river damming, PNAS, 112, 51, 15603–15608

03/04/2016

Michel Le Scouarnec: classement des rivières et harassement des seuils des moulins

Le sénateur Michel Le Scouarnec écrit aux Ministres de l'Environnement et de la Culture et leur demande quelles actions sont envisagées pour sortir du blocage complet de la politique de continuité écologique, en particulier de la pression sur la destruction des ouvrages de moulins. Rappelons que malgré les annonces, les Agences de l'eau continuent de financer la destruction du patrimoine historique et de son potentiel énergétique (lui donnant même des scandaleuses primes à 100% d'argent public en Adour-Garonne), les services DDT continuent d'envoyer aux maîtres d'ouvrage des menaces de mise en demeure au nom du L 214-17 CE, les services Onema continuent d'exiger des aménagements pharaoniques pour des gains minuscules, les syndicats de rivière continuent de détruire des seuils en rivière à état piscicole bon ou excellent (exemples à Nod-sur-Seine, à Tonnerre) ou en rivière massivement dégradée par d'autres facteurs que les moulins (exemple  à Champlost). La politique autoritaire de harassement des ouvrages hydrauliques est un naufrage au plan démocratique, une gabegie au plan économique et une absurdité au plan écologique : elle n'appelle plus des belles paroles ni des mesurettes symboliques, mais un complet changement de cap

Madame la Ministre,

Les moulins présents sur l’ensemble de notre territoire constituent une véritable richesse patrimoniale mais aussi environnementale. Pourtant, leur situation est source d’inquiétudes depuis plusieurs années, notamment en ce qui concerne les enjeux de la destruction des seuils.

En effet, la Directive cadre européenne 2000 sur l’eau (DCE2000), oblige les Etats membres à obtenir le bon état écologique et chimique des rivières et des masses d’eau. Pourtant, l’application de la loi dite LEMA de 2006, suite à l’application de la circulaire du 25 janvier 2010 dite Borloo, a remis en cause le principe de continuité écologique sur plusieurs points concernant particulièrement la gestion de l’eau. Les exemples sont nombreux en la matière entre le potentiel hydroélectrique délaissé, ou la perte de fonction des réserves d’eau, l’absence de garanties concernant les risques en aval… Cette circulaire Borloo prône même l’effacement systématique des ouvrages et des seuils des moulins.

De nombreux propriétaires ou professionnels du secteur s’interrogent sur le devenir de leur structure ou de leur ouvrage. Tous reconnaissent l’importance de la continuité écologique. Ils demandent simplement de mieux prendre en compte la réalité des milieux aquatiques.

Notre pays s’est engagé dans la transition énergétique avec une loi portant la volonté d’un nouveau mode de consommation et de production de notre énergie. Lors des débats, nous avions l’occasion d’échanger sur le sujet afin de trouver des solutions entre la gestion équilibrée de la ressource en eau et la préservation du patrimoine.

Par ailleurs, l’examen de la loi CAP n’a pas apporté de réponse satisfaisante pour le moment. Mais la prochaine lecture de ce texte permettra peut-être de construire une solution concertée et satisfaisante pour toutes les parties.

Aussi, je sais pouvoir compter sur toute votre bienveillance pour veiller à une conciliation harmonieuse des différents usages de l’eau dans le respect du patrimoine et des obligations de notre pays dans le cadre de la DCE2000.

Je vous prie de croire, Madame la Ministre, en l’assurance de mes sincères salutations.

Elus, associations, personnalités : rejoignez la campagne nationale pour un moratoire sur les effacements d'ouvrages et une politique raisonnée de continuité écologique. Près de 2000 soutiens dont 1000 élus et 275 associations représentant plus de 100.000 personnes en rivière classée.

01/04/2016

Impact écologique des moulins: cessons de tromper le public

Imaginons une politique de santé faisant grand cas des rhumes, une politique climatique s'acharnant sur les feux de cheminée ou une politique de prévention routière s'alarmant de la saleté des pare-brises. Ce serait jugé ridicule et inefficace. En politique des rivières, sans doute parce que le sujet est moins familier, on parvient pourtant à produire des idées aussi loufoques. L'une d'entre elles : les moulins d'Ancien Régime auraient un impact majeur dans la dégradation des milieux aquatiques et leur effacement produirait une amélioration significative des mêmes milieux. Dans la "continuité écologique à la française", on applique ainsi à l'hydraulique ancienne et modeste des moulins à eau des concepts et méthodes qui ont été conçus à l'origine pour analyser des impacts majeurs sur les hydrosystèmes (grands barrages réservoirs ou hydro-électriques, recalibrages des fleuves, endiguements des plaines d'inondation, etc.). Cette confusion doit se dissiper car derrière les termes compliqués des bureaux d'études et des services instructeurs de l'administration, on s'aperçoit que le dossier de l'impact écologique des moulins est presque vide. S'ils ne veulent pas être confondus avec des militants et perdre la confiance des citoyens, les "sachants" ont un devoir d'honnêteté intellectuelle: celle-ci commande de reconnaître que les altérations de la petite hydraulique des moulins, quand elles existent, sont minuscules par rapport aux facteurs ayant modifié les propriétés physiques, chimiques et biologiques de l'eau depuis 2 siècles, particulièrement après les années 1950.

La rivière est un flux d'eau, d'énergie, de matière, de vie. L'approche par la morphologie consiste à savoir dans quelle mesure un obstacle à l'écoulement contrarie ce flux au plan énergétique, hydrologique et sédimentaire. L'approche par les habitats consiste à savoir si l'hydrosystème du moulin (retenue, bief) a un impact sur le vivant à travers les niches écologiques qu'il colonise.

Pour les seuils, chaussées ou petits barrages des moulins, on peut généralement observer les points suivants :

- l'effet sur le débit est quasi-nul, il n'y a pas de capacité de stockage dans la retenue donc tout le débit entrant est restitué à l'aval, l'ouvrage ne barre pas le lit majeur et n'empêche pas la connexion à des annexes ou à une plaine d'inondation, l'ouvrage ne procède pas à des éclusées qui "scrappent" les substrats. Ci-dessous, on voit un seuil à Guillon sur le Serein, l'eau n'est évidemment pas retenue à l'amont comme dans certains grands barrages réservoirs ;


- l'effet sur les sédiments est très faible, il n'y a pas non plus de forte capacité de stockage, les crues emportent sans difficulté les matériaux vers l'aval (des limons et sables en suspension pour les faibles crues jusqu'au galets et blocs en charriage pour des fortes crues), les retenues non curées sont atterries (comblées) et retrouvent l'équilibre sédimentaire de part et d'autre de la chute, les ouvrages sont presque toujours ennoyés quand la crue atteint des propriétés morphogènes, on n'observe pas ou peu de phénomène d'incision et de pavage du lit. Ci-dessous, on voit par exemple en haut l'aval du seuil de Flamerey sur l'Armançon après la crue de 2013 (les dépôts conséquents de sables et graviers au premier plan montrent que la retenue amont a été vidée d'une partie de sa charge solide) et en bas le seuil de l'Hopital à Montbard sur la Brenne, haut de 2 m mais complètement noyé (donc invisible et franchissable) lors la même crue de 2013 ;


- l'effet sur les habitats revient le plus souvent à créer des formes nouvelles et naturellement inexistantes dans les rivières à débits faibles à modérés où sont implantés les moulins, soit une fosse plus ou moins profonde à eau lente, fond souvent limoneux ou vaseux, milieu eutrophe (retenue ou remous liquide à l'amont du barrage) et, quand le moulin n'est pas au fil de l'eau, un chenal à l'écoulement plus ou moins simple (le bief, tantôt canal rectiligne à écoulement fluvial, tantôt paysagé et de formes variées). Il est souvent dit à tort que cet habitat artificiel né du moulin est "banalisé" ou "simplifié", simplement parce que la retenue ne présente pas les formes d'écoulement naturel (radiers, plats, mouilles, etc.) de la rivière. Mais cette retenue ne fait qu'ajouter un nouvel habitat à ceux qui pré-existent et le vivant s'adapte aux propriétés physiques de l'écoulement et du substrat ainsi créés. Donc les populations (algues, planctons, plantes, insectes, vers, nématodes, poissons, mollusques, crustacés, etc. ainsi que les espèces de rives) jouissant d'une retenue seront différentes de celles d'une eau rapide à l'amont ou à l'aval de cette retenue. Ce n'est pas une perte de biodiversité de l'hydrosystème retenue-bief-rivière, on peut au contraire trouver dans une retenue de moulin des espèces qui ne vivraient pas ailleurs sur le cours d'eau (inversement, on y trouvera plus difficilement certaines espèces spécialisées de ce cours d'eau, par exemple celles d'eaux vives et froides). Ci-dessous ces images montrent l'habitat lentique à l'amont du seuil de Montzeron sur le Serein (en haut), et les quatre autres vues des habitats naturels variés que l'on trouve à l'aval et l'amont du remous de ce seuil. La retenue du seuil est un biotope parmi les autres, et n'empêche pas l'existence sur la même rivière de zones à propriétés hydrologiques, rhéologiques ou thermiques variées.


L'impact des moulins est donc faible : ils modifient les milieux, mais avec un effet modeste en proportion des modestes hauteur et largeur de leurs ouvrages hydrauliques. Il faudrait au demeurant écrire qu'ils ont modifié les milieux, car leur influence dure depuis une dizaine de siècles : ce sont les aménagements les plus anciens de rivière dont on conserve trace aujourd'hui, outre quelques vestiges de l'hydraulique romaine. Le vivant n'a cessé d'évoluer dans l'intervalle. La biodiversité n'est pas un concept statique, fixe, une sorte de musée où chaque espèce devrait être à sa place ad vitam aeternam. Au cours des deux derniers siècles, on a par exemple introduit davantage de nouvelles espèces de poissons dans les eaux françaises qu'on en a fait disparaître depuis l'époque romaine. Comment soutenir l'idée d"une "intégrité biotique" dans ces conditions? Comment oublier l'idée de base de la biologie évolutionniste, à savoir que le vivant a lui aussi une histoire, des trajectoires sans retour dictées par le hasard et la nécessité, par les mutations des gènes et les transformations des milieux comme par la sélection des traits les plus adaptatifs? Quelle est cette écologie fantasmée où l'on voudrait produire une sorte de quota administratif de "bonnes" espèces et de "bons" habitats en supposant une évolution naturelle déconnectée de l'influence humaine?

Au demeurant, si les moulins sont la cible de quelques idéologues ayant nourri l'idée qu'on pourrait en détruire un grand nombre sur argent public, ils n'ont jamais été au centre de la littérature scientifique internationale sur la connectivité des hydrosystèmes. Les chercheurs s'intéressent aux altérations majeures des débits liquides et charges solides liées pour l'essentiel aux aménagements des XIXe et surtout XXe siècles : construction de grands barrages, endiguement et canalisation de fleuves, déconnexion de la plaine d'inondation, enfoncement des lits par extraction industrielle de granulats, changements des propriétés érosives du bassin par emprise ou déprise agricole, etc. Il est patent d'observer dans cette littérature scientifique que les discontinuités latérales (suppression des divagations vers la plaine d'inondation du lit majeur et les écotones associés) produisent des pertes locales de biodiversité bien plus substantielles que les discontinuités longitudinales.

Qui aura l'honnêteté intellectuelle de reconnaître que nous faisons fausse route sur le dossier des moulins et de la continuité écologique?
Une mauvaise habitude a été prise en France depuis une dizaine d'années : les bureaux d'études appliquent "mécaniquement" des concepts construits pour étudier les grands aménagements à la très petite hydraulique des moulins. Il en résulte des diagnostics faussés car ne donnant aux parties prenantes aucune intelligence de l'impact réel des ouvrages étudiés. Exemple lu récemment : "Des conditions d’habitats pour la faune aquatique du tronçon fortement dégradées sur environ 2,7 km du fait du remous en amont des ouvrages et de la simplification de l’hydrosystème". Un tel propos ne dit rien s'il n'est pas démontré a) que la faune aquatique du tronçon souffre effectivement (et non théoriquement) de la présence d'un remous, b) que le remous n'abrite pas une faune et une flore spécifiques, c) que le remous ne joue pas un rôle protecteur de la faune ou de la flore à certaines conditions de débit. Un tel diagnostic complet (qui n'existe hélas pas) produirait logiquement des objectifs de résultats précis (qui n'existent hélas pas davantage), et non pas des engagements flous comme "renaturer la rivière" ou "restaurer l'habitat" ou "récréer des fonctionnalités",  toutes choses dont l'abstraction masque mal la difficulté à présenter aux citoyens des effets réellement délétères liés aux moulins.

Pareillement, les services techniques de l'Onema ou des Fédérations de pêche ne font pas des analyses réelles de biodiversité sur le tronçon (incluant ses stations artificielles comme ses stations naturelles), plutôt du scoring sur certaines espèces (poissons le plus souvent) et selon des indices normalisés (IPR, IBD, I2M2, etc.) ou des biotypologies (Huet, Verneaux) dont l'objectif par construction n'est pas un inventaire complet. Il manque donc dans tous les dossiers l'information essentielle : à échelle de la rivière ou du tronçon de rivière, le vivant est-il réellement affecté dans sa diversité, dans sa résilience et dans sa capacité à faire émerger de nouvelles formes  par la fragmentation du lit? Et que nous dit l'histoire singulière de cette rivière, de ses écoulements et de ses peuplements?

En conclusion, il faut souhaiter que cesse la confusion entre la très petite hydraulique, dont l'implantation est ancienne et l'effet modeste, et les grands aménagements ayant substantiellement modifié le fonctionnement de certains cours d'eau et des plaines alluviales. Cela ne veut pas dire qu'il faut refuser tout objectif de continuité et conserver tous les moulins, simplement arrêter de s'acharner à les détruire en prétendant qu'il y aura un effet majeur sur la rivière et des gains écologiques justifiant la liquidation du patrimoine historique et paysager. Le principal enjeu hydro-écologique d'un ouvrage de moulin est généralement sa franchissabilité piscicole s'il existe à son amont des déficits avérés de populations migratrices ou à forte mobilité, et à l'aval un pool de population suffisant pour recoloniser le lit. En se concentrant sur cet objectif, en procédant de manière progressive et concertée sur les linéaires à fort enjeu de continuité longitudinale, en améliorant les modèles écologiques des rivières pour être plus sélectif sur les interventions, on diminuera le coût et la complexité des instructions, des études, des chantiers. On pourra surtout faire des moulins les partenaires d'une écologie raisonnée des rivières, au lieu de les désigner comme des adversaires et de dissoudre dans la confusion idéologique toute envie d'agir ensemble.

A lire pour aller plus loin :
Du continuum fluvial à la continuité écologique, réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières
Différentes manières de regarder la même rivière (ou l'origine de certains malentendus)