22/09/2016

Avallon: le chantier "exemplaire" Life+ / Parc du Morvan commence mal

La pelleteuse s'active déjà en berge de la rivière Cousin, face au seuil du moulin Nageotte qui vit ses derniers jours, mais l'arrêté préfectoral autorisant les travaux est introuvable sur le site ou en mairie.  Pas vraiment l'idéal pour permettre aux citoyens de vérifier le bien-fondé et le bon déroulé du chantier.


Des berges défoncées par les engins mécaniques, des arbres coupés, c'est le lot commun des chantiers si "écologiques" de destruction de seuils en rivière. Nous verrons dans quelques années s'ils ont permis le retour de la truite et de la moule perlière dans les eaux polluées* du Cousin avallonnais. Pour l'instant, ils font surtout la joie des bureaux d'études et entreprises de BTP.

Mais ce 21 septembre 2016, à Cousin-le-Pont dans la commune d'Avallon, tout le monde est néanmoins surpris par la précipitation dans la mise en oeuvre: aucune signalétique de chantier, aucune publication de l'arrêté préfectoral autorisant les travaux sur le lieu où s'active déjà la pelleteuse. Les riverains ont bien cherché, mais aucun panneau n'est présent en berge, sur le parking attenant ou devant le lieu d'installation des engins et matériaux. Nous n'avons pas eu plus de chance en mairie : aucun affichage extérieur ni aucune copie de l'arrêté au service urbanisme (qui n'était pas au courant). Des propriétaires d'un moulin voisin se disent surpris vu la vigilance dont ils font l'objet pour de modestes curages d'entretien sans engin mécanique, alors que les travaux sont ici autrement impactants et ne concernent pas un canal privé, mais bien le lit et ses berges.


La DDT de l'Yonne, contactée par notre association, est elle aussi étonnée et préoccupée de cette absence de publicité de la décision préfectorale. Le Parc du Morvan, maître d'ouvrage par délégation, est responsable de la bonne tenue du chantier et de la bonne information du public. Les citoyens ne peuvent pas contrôler si le chantier respecte les pratiques fixées par l'arrêté préfectoral tant que ce dernier est enfermé dans un tiroir. Ou s'il est affiché dans un endroit très éloigné des travaux.

En berge, un pêcheur s'inquiète pour sa part de l'absence de pêche de sauvegarde, dont on lui aurait dit qu'elle ne "servait à rien". La DDT nous assure pourtant qu'elle est prévue pour bientôt… mais sur place, d'aucuns affirment que le démantèlement des seuils commencera dès le lendemain. Ce qui paraît un agenda compliqué à respecter.

Bref, une certaine confusion règne. On y mettra vite de la clarté, puisque si le chantier continue dans un telle opacité sur son fondement réglementaire et sur les prescriptions relatives aux travaux, plainte sera déposée en gendarmerie.


Pour rappel, Hydrauxois avait demandé dix jours plus tôt au Préfet une assurance que le chantier respecte les obligations d'urbanisme et de protection du patrimoine propres à la démolition d'un site en zone classée ZPPAUP et au nouvel alinéa IV de l'article L 214-17 CE. Aucune réponse à ce jour (fut-ce pour assurer que la démarche avait été faite), ni évidemment aucune transmission de l'introuvable arrêté d'effacement. Que la destruction ait lieu ou non, la copie de la saisine de l'ABF sera de nouveau demandée, ainsi que la réponse du service, puisque cet élément était une étape nécessaire à la légalité du chantier. A suivre.

(*) Sur la pollution, voici ce que dit l'état des lieux du contrat global Yonne-Cure-Cousin 2015-2020: "Les ruisseaux de Minimes et de Potots qui traversent le bourg d’Avallon sont fortement chargés en HAP, métaux lourds [arsenic, plomb], un insecticide et un phtalate. Leur état physico-chimique est mauvais. Des rejets domestiques arrivent directement sur ces cours d’eau." Il se trouve que le ruisseau des Minimes se jette dans la retenue du seuil Nageotte en voie de destruction. Ces pollutions pourront donc se diffuser plus librement dans le Cousin aval (on appelle cela la libre-circulation du poison). Les espèces-cibles de ces opérations de destruction du patrimoine hydraulique (truites, moules) sont connues pour être très polluosensibles. Pas grave, on fera des lâchers de surdensitaires pour soutenir la vente de cartes de pêche et entretenir l'illusion de la sauvage rivière morvandelle.

21/09/2016

Suppression des ouvrages et retenues: le Ministère persiste dans l'impasse

Les hauts fonctionnaires du Ministère de l'Environnement, qui fabriquent la politique des rivières et interprètent les lois dans leurs textes d'application, ont-ils compris le message déjà porté par plus d'une centaine d'interventions parlementaires sur le caractère problématique des choix actuels de continuité écologique, en particulier l'effacement prioritaire des ouvrages et de leurs retenues au lieu de leur aménagement et de leur gestion? Sont-ils réceptifs à l'appel répété de leur ministre de tutelle, Ségolène Royal, pour cesser la destruction des moulins et envisager plutôt désormais leur équipement? Il n'en est rien si l'on en juge la présentation faite avant l'été par la représentante de la Direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) de ce Ministère en conclusion d'un séminaire sur les trames verte et bleue. Le mot d'ordre reste la "suppression des retenues", au nom d'arguments incomplets et imprécis. Une attitude dogmatique qui ne manquera pas de braquer les principaux concernés au lieu de les inciter à s'engager dans des actions favorables à la qualité écologique des milieux et à la prévention du changement climatique.


Le séminaire avait pour objectif de former les gestionnaires des SAGE en vue de coordonner les attentes publiques sur le climat, la trame verte et bleue, l'eau et les milieux aquatiques. Le nom de l'auteure de cette conférence (téléchargeable ici) vous est peut-être familier: il s'agit de la même représentante de l'Etat qui appelait en 2010 à "encercler les récalcitrants" pour mieux effacer 90% des ouvrages "sans usage" de nos rivières (voir cet article). Au moins observe-t-on une certaine constance: aujourd'hui comme hier, on appelle à détruire.


Les politiques publiques sont synthétisées dans cette diapositive ci-dessus, qui aurait plu à Courteline (voire à Orwell). On y retrouve l'énumération des sigles fort peu compréhensibles aux citoyens, émiettant l'action publique dans toutes sortes de "stratégies", "schémas", "planifications". L'administration y exprime sa manie de multiplier les boites rassurantes, sans que cette profusion se traduise par des avancées importantes dans le bon état chimique et écologique des masses d'eau ni au demeurant dans le rythme de progression des énergies renouvelables au sein du mix énergétique (voir par exemple notre article sur le greensplashing et le grand désordre de la politique de l'eau ; la récente analyse de l'OCDE sur les choix et résultats français en matière d'environnement; les nombreuses critiques venues de l'Europe sur notre politique de l'eau).

Quand on observe le sens des flèches dans le schéma ci-dessus, on comprend que la politique de l'eau, du climat, de la biodiversité est déclinée de manière autoritaire et verticale du plan européen au plan local : le citoyen qui la subit, bien loin d'avoir la capacité d'émettre des idées, de partager des expériences ou de poser des recommandations, est déjà écrasé par quatre échelons de travail de bureau où tout a été décidé dans le moindre détail, l'enjeu final étant de multiplier des stratégies de communication pour limiter la friction dans la machine (de fait, beaucoup de participants au séminaire ont parlé de cet angle, éduquer le citoyen au bonheur d'accepter les solutions technocratiques, dialoguer dans la limite de l'acceptation des objectifs et des moyens déjà posés, etc.)


La diapositive ci-dessus expose quelques arguments de fond de notre représentante de la DEB. Son contenu est assez navrant pour un séminaire à destination des gestionnaires (sur le fond, voir notamment cette idée reçue sur la question du réchauffement). Reprenons quelques éléments.

Rafraîchissement des eaux : quel est le différentiel de température, quel effet sur les organismes aquatiques, quelles espèces sensibles à la chaleur sur quels bassins? On ne sait pas. Certaines retenues peuvent rafraîchir l'eau de fond en été et pour parler d'eau "courante", encore faut-il que l'eau coure, ce qui n'est pas le cas dans toutes les rivières à l'étiage (et le sera de moins en moins en tendance sur certaines régions, vu le changement hydroclimatique en cours). Enfin, l'objectif d'eau toujours plus courante est contradictoire avec le reméandrage, qui ralentit l'écoulement.

Réduction d'évaporation : mêmes remarques que ci-dessus, les quelques estimations d'évaporation par retenues sur les bassins versants montrent des quantités négligeables par rapport au cycle hydrologique total et aux prélèvements quantitatifs de l'eau. On omet de signaler le caractère minime du bénéfice et d'évoquer le coût (social, économique, culturel, etc.) des solutions.

Capacité auto-épuratoire : ce mantra revient invariablement dans la communication du Ministère et de certains établissements publics, alors même que l'Irstea, l'Onema et l'Inra ont publié une expertise scientifique collective montrant qu'il n'est pas possible de tirer des assertions robustes de la recherche sur les retenues et qu'à tout prendre, cette recherche montre une épuration de l'azote et du phosphore à certaines conditions (voir aussi cette idée reçue sur l'épuration et ce travail français récent sur l'épuration des pesticides par les étangs). Le Ministère devrait s'inquiéter de ses résultats très perfectibles dans la lutte à la source contre les pollutions agricoles, industrielles et domestiques au lieu de fabriquer des cautères pour des jambes de bois.

Ralentissement écoulements : propos incompréhensible, puisque ce dernier point est clairement contradictoire des précédents.

Il y a ce que le Ministère dit et déforme, mais aussi ce qu'il ne dit pas sur le rôle des retenues (par seuil, digue, barrage) dans le changement climatique :
  • possibilité de produire une énergie locale bas carbone,
  • rôle de puits carbone (variable, à définir localement par un bilan biogéochimique),
  • rôle de puits azote et phosphore (idem),
  • zone refuge lors des étiages sévères,
  • oxygénation aval dans le sillage de la chute (compense la perte dans le retenue),
  • intérêt pour la biodiversité dans certains cas (inventaire nécessaire),
  • soutien de nappe amont, plutôt précieux en situation de réchauffement,
  • ralentissement de la cinétique de crue.


Quant à la diapositive suivante (ci-dessus), elle tire les conséquences logiques d'un diagnostic faussé : appel systématique à la "suppression des retenues", c'est-à-dire à la destruction des ouvrages.

Ce qui est quand même frappant, c'est le ton autoritaire et définitif de ces contenus. On pourrait avoir des messages (ô combien plus conformes à la réalité des conclusions de la recherche comme des échanges au bord des rivières) comme :
  • les mécanismes sont complexes, nos connaissances encore lacunaires, la prudence s'impose ;
  • en matière de biodiversité, l'examen au cas par cas doit être privilégié ;
  • une politique fondée sur la preuve s'appuie d'abord sur des diagnostics écologiques complets de chaque rivière ;
  • les rivières et les retenues n'ont pas que des enjeux écologiques ou énergétiques, d'autres angles doivent être intégrés dans une grille multi-critère (droit, culture, paysage, loisir) 
  • la question du changement climatique se pose à l'horizon du siècle, la remontée des espèces en altitude (moyenne = 13,7 m/décennie) et vers l'amont (moyenne = 0,6 km/décennie) conservant pour le moment des taux modestes ;
  • l'effet thermique d'une retenue, s'il est négatif pour le milieu concerné, peut être atténué par diverses solutions (moine, contournement), voire géré dans un sens favorable (rejet hypolimnique frais compensant une canicule par exemple). 
Mais non, la précipitation obsessionnelle à supprimer des ouvrages et retenues ne fait montre d'aucune prudence, d'aucune ouverture ni d'aucune proportion à la temporalité de l'enjeu.

Hydro-électricité face au changement climatique ? Connaît pas
Sur la question eau-climat-énergie-continuité, un thème-clé sera absent de cette conférence (alors que plus de la moitié de la consommation finale française d'énergie est encore fossile, de sorte que la prévention du réchauffement reste une problématique de premier plan par rapport à l'adaptation): l'hydro-électricité.

Pourtant, cette hydro-électricité est la première énergie renouvelable du mix bas carbone français, et celle qui a le meilleur bilan carbone en région tempérée; elle conserve un bon potentiel de développement sur les rivières et les littoraux, en particulier sur plus de 50.000 ouvrages déjà existants (voir cette synthèse, voir cet article sur le taux d'équipement), mais cette évolution est impossible si, au nom d'une vision extrémiste de la continuité écologique, on continue d'effacer ces ouvrages qui incarnent le potentiel de développement énergétique.

La solution de bon sens serait de soutenir le développement de l'énergie hydraulique bas carbone (comme le font nos voisin belges, anglais, etc.) tout en aménageant les sites pour améliorer leurs fonctionnalités écologiques, mais le Ministère a choisi depuis 10 ans de décourager les petites productions et d'encourager la destruction du patrimoine hydraulique.

Surdité complète aux objections et contestations
La Direction de l'eau et de la biodiversité reste donc sourde aux objections et contestations que suscite sa politique. Des propos rassurants sont certes distillés dans les réponses toutes faites et toutes factices aux parlementaires (voir cet exemple en mai 2016 et cet exemple en août 2016), sans qu'ils se traduisent cependant dans la pratique administrative telle qu'elle est définie par l'autorité de tutelle des agents. Celle-ci reste soumise à des orientations incomplètes et idéologiques, conduisant à des solutions dogmatiques et radicales pour le cas des ouvrages hydrauliques.

La continuité écologique a soulevé une vive opposition depuis le PARCE 2009? Peu importe, on avance sans rien entendre. De nombreuses publications scientifiques sont parues au cours des années 2000 et 2010? On les ignore en sélectionnant certaines conclusions de certaines synthèses de l'Onema, synthèses qui sont elles-mêmes déjà souvent des versions filtrées des conclusions de la recherche.

"Un peu de bon sens et moins de dogmatisme", demandait récemment l'hydrobiologiste Christian Lévêque: on n'en prend pas le chemin.

Des outils existent... mais qui les emploie au juste pour fonder les choix sur la preuve et la donnée?
Ce ton platement dogmatique des orientations du Ministère en conclusion du séminaire est d'autant plus dommageable que dans les mêmes journées de formation, il y a eu des interventions plutôt intéressantes: les outils scientifiques d'analyses de la connectivité par Kris Van Looy, Thierry Tormos et Sylvie Vanpeene (Onema, Irstea), les référentiels de diagostics par Karl Kreuzenberger (Onema), les analyses génétiques en lien à la franchissabilité de Simon Blanchet (Cnrs), cette dernière présentation étant très mesurée (voir les travaux des chercheurs sur le Célé et le Viaur).

Hélas, entre ces présentations de "pointe", ce que dit la direction de l'eau et de la biodiversité, ce que font les syndicats, parcs et EPTB sur le terrain, il y a un fossé, et parfois un gouffre. Assez typiquement, pourquoi les contrats de millions à dizaines de millions d'euros signés entre l'Agence de l'eau et les établissements gérant nos rivières (SICEC sur la Seine, Syndicat du Serein, Syndicat de l'Armançon, Parc du Morvan sur Yonne-Cure-Cousin) n'incluent pas une obligation préalable d'attribuer une partie des fonds à la mobilisation des outils présentés lors du séminaire, afin de faire de vrais diagnostics sur les pressions, les ruptures de connectivité, les priorités? Au lieu de cela, on dépense l'argent au cas par cas pour des bureaux d'études dont les travaux n'enrichissent pas vraiment le socle de connaissance commune de manière durable et n'exploitent pas de manière cohérente tous les référentiels disponibles à échelle station, tronçon et bassin (voir cet article sur le diagnostic écologique des rivières que nous attendons).

Conclusion
Une politique de l'eau, en particulier une politique de continuité écologique, se condamne à l'échec si les responsables de l'action publique au plan national persistent à adopter des argumentations aussi partiales que partielles et à imprimer des orientations aussi radicales. Il est tout à fait possible d'améliorer certains effets écologiques négatifs des ouvrages, mais aussi de les faire participer à la lutte contre le changement climatique: ce n'est pas en commençant par braquer tout le monde avec le dogme de l'effacement du maximum d'entre eux que l'on y parviendra. Que les fonctionnaires de la DEB ne le comprennent toujours pas en 2016 indique une très inquiétante incapacité à tenir compte de la réalité. Mais soyons-en sûr, celle-ci se rappellera à leur bon souvenir.

19/09/2016

Sur la Cure, deux poids deux mesures

Les moulins des tronçons de la Cure classés au titre de la continuité écologique doivent affronter toute la rigueur des contrôles administratifs et des exigences de mise en conformité. Pendant ce temps-là, les grands barrages de la rivière continuent d'impacter le franchissement piscicole, le transit sédimentaire, le régime des débits et la température de l'eau. Les associations de pêche sont quant à elles autorisées à déverser des poissons qui ne sont pas autochtones au bassin de Seine, curieuse conception de la défense de "l'intégrité biotique" affichée avec tant de détermination quand il s'agit d'autres usagers de l'eau. Les gestionnaires actuels de rivière (DDT, Onema, Fédération de pêche, Agence de l'eau, Parc du Morvan) ne sauraient cautionner indéfiniment cette rigueur à géométrie variable. Soit on admet que le bassin de la Cure est un hydrosystème anthropisé, et l'on respecte l'ensemble de son patrimoine et de ses usages tout en cherchant des bonnes pratiques consensuelles pour ne pas dégrader son environnement. Soit on prétend "renaturer" le milieu, et on montre l'exemple sur les ouvrages gérés par les entreprises à capitaux publics comme dans les pratiques des associations ayant un agrément public. Les riverains et les propriétaires d'ouvrages refusent d'être plus longtemps les victimes expiatoires de choix aussi irrationnels qu'inéquitables.

Notre association est engagée sur plusieurs chantiers de défense des ouvrages de la Cure, notamment la suppression indue du droit d'eau du moulin de Chastellux-sur-Cure et la résistance aux fortes pressions administratives pour l'effacement du plan d'eau et du déversoir de Bessy-sur-Cure.

L'acharnement de certaines parties prenantes de la politique de l'eau sur les ouvrages de petite hydraulique a de quoi surprendre.

D'abord, nombre d'ouvrages de moulins ont aujourd'hui disparu de la Cure ou sont échancrés, de sorte que leur impact (s'il existe) est plutôt en baisse tendancielle. Cette influence n'empêche pas la rivière d'avoir d'excellents scores sur les composantes biologiques de son état écologique tel qu'il est défini par la directive cadre européenne européenne sur l'eau.

Ensuite, la problématique de continuité longitudinale de la Cure a été décidée "à la carte" par l'administration, et non pas en fonction d'une logique purement environnementale. Que nous dit en effet le classement de décembre 2012 sur le bassin Seine-Normandie ?  La Cure a été classée en liste 2 au titre du L 214-17 CE de la manière suivante (voir l'arrêté, pdf) :
  • De sa source à la limite aval de la masse d’eau: [FRHR. 49A] la Cure de sa source à l’amont du lac des Settons (exclu)
  • De la limite amont de la masse d’eau : [FRHR. 49C] la Cure de l’aval du lac des Settons à l’amont de la retenue de Crescent (exclu) au point défini par les coordonnées L. 93 : X : 770998, Y : 6698207
  • Du point défini par les coordonnées L.93: X: 768404, Y : 6699076 à la confluence avec le cours d’eau principal : [F3--0200] L’Yonne
Un image aide à comprendre ce très étrange découpage, qui n'a évidemment rien d'écologique (ni de très honnête intellectuellement) : il s'agit des équipements hydro-électriques EDF sur le bassin.


Aménagements EDF en Morvan, citation extraite de la brochure "Les aménagements hydro-électriques du groupement Bourgogne", EDF. Sur la Cure on voit ici les barrages de Crescent et de Malassis, ainsi que le débit dérivé qui est exploité à Bois-de-Cure. L'ouvrage de Chaumeçon est sur un affluent, le Chalaux. Le lac des Settons, plus à l'amont, n'est pas représenté. 

Outre le barrage des Settons, qui dès le XIXe siècle a empêché la remontée du saumon vers les sources, la Cure est massivement modifiée par des grands ouvrages qui changent son hydrologie, sa franchissabilité piscicole, son transit sédimentaire et sa température. Mais ces ouvrages n'ont pas fait l'objet d'obligation de continuité, alors que de tels impacts sont justement au coeur de l'exploration scientifique de la notion de discontinuité de la rivière.

Enfin, en examinant le dernier rapport annuel de l'association Avallon Morvan pour la pêche (lien pdf), nous avons la surprise de lire cette information :
"Pour la 9 ème année consécutive, nous avons réalisé un alevinage de 2000 ombrets sur la moyenne Cure, en participation avec la Fédération de l’Yonne qui nous apporte toujours son soutien. Des poissons, dont la taille varie de 20 à 38 cm, sont régulièrement capturés entre le lac de Malassis et le Chalet du Montal."
Nous sommes surpris parce que l'ombre commun (Thymallus thymallus), originaire du Danube, est autochtone en France dans le Nord-Est et le Massif central, mais n'est nullement attestée sur le bassin de Seine. Sa présence y résulte d'introductions volontaires afin de satisfaire les pêcheurs. Il est pour le moins étonnant que les services instructeurs de l'Onema ou les services techniques des fédérations de pêche (qui ont un agrément public), connus pour développer des grilles de lecture "biotypologique" où chaque déviation par rapport au peuplement supposé "naturel" d'une rivière est déplorée comme une preuve d'altération, ne trouvent par ailleurs rien à redire quand on déverse des poissons exogènes dans la rivière pour satisfaire un loisir.

A dire vrai, cette "naturalité idéale" du peuplement piscicole paraît assez fantaisiste puisque le tiers de la diversité spécifique des poissons du bassin de Seine est d'ores et déjà composé d'espèces importées (voir les travaux du Piren 2009), et les lacs du Morvan sont abondamment peuplés de certains de ces nouveaux-venus, y compris quand ils sont gérés par des associations de pêche (voir des données d'histoire chez Belliard et al 2016).

En revanche, la moindre des choses est de ne pas tenir des doubles discours ni d'adopter des doubles standards : tolérer qu'on modifie un peuplement quand on est pêcheur, mais ne pas le tolérer quand il s'agit de l'effet local d'un seuil de moulin ; accepter des barrages de dizaines de mètres de hauteur et barrant le lit majeur, mais exiger la destruction des chaussées de moins de 2 m noyées en crue.

Cette politique à géométrie variable n'est pas tolérable. Et les citoyens sont de plus en plus nombreux à ne plus la tolérer, dès lors qu'ils en sont informés.

Note sur l'étang de Bussières
Dans le même bilan de l'association Avallon Morvan pour la pêche, nous lisons : "A notre demande, la Fédération de pêche s'est portée acquéreur de l'étang de Bussières qui était à vendre. Cet étang, qui a des effets désastreux sur la rivière Romanée, devait être arasé dans le cadre de la continuité écologique. La vidange de l'étang est programmée sur plusieurs mois de sorte à permettre la végétalisation progressive des boues de sorte à ne pas envaser le lit de la Romanée." Notre association va bien entendu réclamer des explications à la Préfecture sur ce projet, et en particulier vérifier si un inventaire complet de biodiversité de l'étang a été réalisé. Des plans d'eau proches, comme par exemple l'étang de Marrault (co-géré par l'AAPPMA), sont en effet classés ZNIEFF en raison de leur intérêt pour la biodiversité, qui ne se résume nullement aux salmonidés si chers aux pêcheurs (les poissons en général représentent environ 2% de la biodiversité aquatique). Un projet d'aménagement doit prendre soin de vérifier qu'il n'entraîne pas de perte nette de cette biodiversité, et le fait que ce projet soit à prétention "écologique" ne signifie nullement qu'il respecte les bonnes pratiques (d'autant que certains confondent facilement enjeu écologique et enjeu halieutique).

Quant au Parc du Morvan, nous lui rappellerons les termes de sa charte : "Le Parc naturel régional véhicule une image forte, en tant que territoire reconnu pour ses qualités naturelles et paysagères. Le paysage est donc une des sources principales de l'image du Morvan pour la société actuelle (dans ses dimensions sociales et culturelles). Il est utilisé comme valeur de référence pour évoquer le Morvan et comme un atout économique pour l'attractivité du territoire (tourisme et nouveaux habitants)." Les plans d'eau font partie intégrante de ce paysage morvandiau, et l'on ne voit guère ce que leur destruction apporte aux riverains et aux visiteurs.


La chute après la digue de l'étang de Bussières.

16/09/2016

Des rivières, des experts et des services écosystémiques, mutations de l'hydropolitique (Lespez et al 2016)

Nous avons à plusieurs reprises déjà croisé les travaux de Laurent Lespez (Université de Paris Est-Créteil, département de géographie), Marie-Anne Germaine (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Mosaïques UMR Laboratoire Architecture Ville Urbanisme) et Régis Barraud (Université de Poitiers, Laboratoire Ruralités), trois chercheurs qui analysent notamment les représentations sociales et les enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans le devenir des rivières. Leur dernier article montre comment les projets d'aménagement se légitiment désormais par des analyses de "services écosystémiques" dont la mise en oeuvre est pour le moins difficile : biais manifestes dans la sélection des éléments à valoriser et dans l'objectivation de leur valeur, faible intégration des acteurs locaux, pouvoir de l'expert qui passe trop vite de la connaissance à la norme, méconnaissance du caractère hybride des rivières et de la "socio-nature", c'est-à-dire la co-évolution intrinsèque des sociétés et des milieux. Au final, un pouvoir produit toujours le discours de sa légitimité... discours que des contre-pouvoirs déconstruisent. Extraits de ce riche article et discussion.




L'approche par services écosystémiques, enfant de l'intervention publique - "Le renforcement récent de la législation (Directive cadre sur l’Eau (DCE) en 2000 ; la Loi sur Eau et les Milieux aquatiques (LEMA) en 2006 et la définition des Trames verte et bleue par le Grenelle de l’environnement en 2009) témoigne du renforcement des approches environnementalistes et d’une évolution plus interventionniste de la puissance publique et se traduit, par exemple, par la multiplication des opérations de restauration écologique (Germaine et Barraud, 2013a ; Lespez et al., 2015). Nous posons l’hypothèse que cette évolution accompagnée de la montée en puissance des évaluations économiques (Salvetti, 2013), et notamment des approches par les services écosystémiques (SE), favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion des rivières."

Changement de paradigme, montée de l'expertise en hydro-écologie et hydromorphologie - "la loi sur l’eau de 1992 et le développement de la gestion intégrée des eaux par bassin sont le symbole d’un changement de paradigme. Cette loi impose un cadre de gestion qui correspond à la dimension biophysique des systèmes et à la reconnaissance de leur complexité qui nécessite des cadres de délibération spécifiques pour définir l’intérêt général (SDAGE et SAGE). Progressivement, la qualité de l’environnement tient lieu de principe majeur dans la définition de l’intérêt général légitimant une approche plus interventionniste de la puissance publique. Elle se traduit par un projet enraciné dans le présent, mais dans lequel sont ressuscitées une historicité et une naturalité plus ou moins réinventées (Haghe, 2010). Elle s’appuie sur l’émergence des agences de bassin comme outil financier et politique principal de la conduite du projet de gestion de la rivière aménagée. Parallèlement, le renouvellement de l’expertise institutionnelle (ONEMA, Institut National de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture, IRSTEA) ou associative (fédérations de pêche) marque le basculement d’une approche hydraulicienne pure à une approche écologique. Le processus n’est d’ailleurs pas achevé et a suivi des spécialisations et des chemins d’organisation des savoirs variés. Par exemple, l’expertise du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP), d’abord centrée sur les savoirs halieutiques, a connu un premier tropisme hydro-biologique, désormais nuancé par la mise en avant de l’hydromorphologie. Couplés à la « continuité écologique », les principes de gestion physique des cours d’eau constituent depuis la mise en œuvre de la DCE le nouvel ancrage de l’expertise qui demeure polarisée par une approche piscicole de la qualité des cours d’eau."

Le lieu d'étude, chevelu des rivières non domaniales de l'Ouest de la France, marqué par des siècles d'aménagement hydraulique - "Il s'agit pour les auteurs d'"appréhender les enjeux liés à l’émergence de ce nouveau paradigme de gestion des cours d’eau à partir de l’exemple des rivières ordinaires de l’ouest de la France. Celles-ci sont définies comme les cours d’eau non domaniaux, essentiellement soumis au droit privé de propriété, qui constituent l’essentiel du chevelu hydrographique dans l’ouest de la France. Insérées dans des espaces ruraux à l’écart des grands foyers urbains, elles proposent des environnements communs à l’ensemble des petits cours d’eau de la façade Atlantique européenne. Les hydrosystèmes concernés sont de petite ou moyenne dimensions (ordre inférieur à 6 selon la classification de Strahler) et possèdent une faible énergie. Même si beaucoup des cours d’eau étudiés sont des fleuves côtiers, nous n’évoquerons pas leurs parties estuariennes qui sont soumises à d’autres enjeux de gestion. Enfin, ces rivières partagent une matrice d’aménagement hydraulique héritée liée à la présence des moulins à eau. Il s’agit de proposer une réflexion sur l’évaluation par les SE et de la mettre en relation avec les rapports de force à l’œuvre dans le domaine de la gestion des cours d’eau."

L'oubli du caractère hybride des cours d'eau et de la "socio-nature" - "La décomposition (en composantes biotique, abiotique et socio-économique) issue des approches écologique et économique qui ont construit le protocole d’évaluation et qui sont transposées au cours d’eau (…) ne nous semble opérationnelle ni sur le plan scientifique, ni sur le plan technique, ni sur le plan pédagogique. En effet, les cours d’eau sont bien le support de flux biophysiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été depuis longtemps façonnées par les sociétés. Ainsi la plupart des cours d’eau ne sont pas « soumis à l’influence humaine » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 113), ils ne sont pas non plus le résultat d’interactions complexes entre sociétés et processus biophysiques, mais le fruit de leur hybridation complète (Latour, 1991) dans une histoire de longue durée qui montre que l’Anthropocène des cours d’eau ordinaires a débuté bien avant la révolution industrielle (Lespez et al., 2013 ; 2015). Il n’y a pas non plus de capital « naturel », mais des milieux hérités qui constituent un capital où l’écologique et le culturel sont indissociables, c’est-à-dire un capital « hybride » ou des fragments de socio-nature (Swyngedouw, 1999). Les rivières ordinaires de l’ouest de la France sont des infrastructures que l’on peut sans doute qualifier d’ « anthroposystème » (Lévêque et al., 2003 ; Armani, 2006). L’hybridation de la nature (Latour, 1991) et la naturalisation de nos artifices (Larrère et Larrère, 1997) n’ont pas été vraiment encore intégrées dans le champ opératoire et de ce point de vue, l’évaluation par les SE telle qu’elle est envisagée actuellement ne modifie pas les choses. Il faudrait pour cela qu’elle modifie sa base conceptuelle pour tenir compte de l’ontologie des milieux contemporains dont les rivières ordinaires sont un exemple parmi d’autres." 

Biais d'évaluation économique (1), exemple de l'hydro-électricité en Léon-Trégor - "Alors qu’une étude de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne (2007) avait conclu à la faiblesse du potentiel du SAGE Léon-Trégor dans les Côtes-d'Armor (637 kWh de potentiel productible, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 1 500 habitants sur un territoire qui en comptait alors 113 140), sous la pression des propriétaires d’ouvrages une nouvelle expertise a été commandée par Lannion Trégor Communauté en partenariat avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie en 2014 dans le contexte d’application de la DCE, mais aussi de l’adoption d’un Plan Climat Énergie Territorial. Sur un peu plus de 150 ouvrages existants, l’étude conclut à un potentiel théoriquement mobilisable de 2 660 MWh/an. Sous la pression des structures responsables de la gestion de l’eau, ce potentiel a été revu en fonction de la consistance légale des ouvrages (c’est-à-dire en tenant compte du droit de dérivation actuel) : 45 % des ouvrages sont mobilisables sous conditions strictes, tous situés sur le Léguer, ce qui représente un potentiel de 1 200 MWh/an. (…) Même si les méthodes ont fait l’objet d’une harmonisation (MEDDE, 2013), l’interprétation des résultats demeure encore sujette à controverse. Les mêmes valeurs sont considérées par les uns comme la preuve du caractère anecdotique de l’énergie produite par ces ouvrages et par les autres comme la raison suffisante pour justifier leur maintien : ils produisent peu, mais dans des lieux isolés qu’ils peuvent rendre autosuffisants énergétiquement et s’appuient sur des droits ancestraux qui sont un héritage personnel, mais aussi envisagé comme ayant une portée culturelle."

Biais d'évaluation économique (2), exemple de la pêche sur la Touques - "L’ambitieux programme de restauration de la rivière Touques en Basse-Normandie n’aurait peut-être pas été mis en œuvre dans les années 1990 si les élus n’avaient pas eu en tête les retombées économiques espérées du tourisme halieutique (Germaine, 2011). La remontée des truites de mer a en effet été envisagée comme un levier pour promouvoir la pêche sportive et générer des bénéfices qui devaient même alimenter à terme l’entretien des berges de la rivière. Le programme mené entre 1994 et la fin des années 2000 a consisté à araser, à abaisser ou ouvrir 33 ouvrages en travers, à équiper 38 autres, et à restaurer un linéaire d’une centaine de kilomètres de rives. C’est une réussite indéniable sur le plan piscicole comme en témoigne l’ouverture de 140 km de cours d’eau (contre 24 seulement en 1978) aux poissons et l’augmentation du stock de truites de mer de 1 400 en 2000 à près de 7 000 en 2008. L’annonce de retombées de la pêche estimées à 762 245 €/an (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis à 1 562 775 €/an (Bonnieux, 2000) a sans doute constitué un puissant moteur pour encourager les élus vers des programmes ambitieux de restauration. Cependant, si le nombre de cartes de pêche vendues et la fréquentation ont augmenté, ces chiffres n’ont jamais été atteints : en 2003, les bénéfices liés à l’activité pêche étaient estimés à 110 000 € par l’association PARAGES responsable de ce programme (Germaine, 2011). Basées sur la méthode des transferts de bénéfices utilisée à partir d’exemples nord-américains ou scandinaves (Salanié et al., 2004 ; Le Goffe et Salanié, 2004), dont les résultats sont peu transposables en l’état aux rivières de l’ouest de la France, les expertises économiques ont donc surévalué les bénéfices liés à la restauration de l’hydrosystème provoquant la défiance des élus et des institutions partenaires qui se sont retirés de l’association." 

Des méthodologies loin d'être stabilisées, une inclusion problématique des acteurs concernés - "L’évaluation monétaire des services marchands repose en réalité sur des choix de valeurs à discuter qui révèlent l’existence de visions divergentes de certains services ou usages. Elle renvoie à la nécessité de bien identifier en amont les bénéficiaires des dits services qu’on entend évaluer, ce qui est rarement fait par les bureaux d’études, mais qui sera l’enjeu de la plupart des discussions avec les acteurs concernés. Comme l’ont montré les expériences conduites sur la Vire ou le Léguer, loin de faciliter les choix d’aménagement ou de désaménagement, elle suppose de reporter la concertation dès la phase de diagnostic si l’on souhaite une vision la plus partagée possible de la définition de la valeur qui servira de support à la décision. (…) La multiplication des dossiers environnementaux à traiter et surtout la complexité des études économiques à conduire dans le cadre des SE est problématique, car « les protocoles d’évaluation des services écologiques sont encore loin d’être stabilisés tant au plan scientifique qu’opérationnel » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 42) et que nos connaissances sur le fonctionnement des systèmes fluviaux concernés demeurent encore insuffisantes. Cette situation est d’autant plus délicate que la fixation de la valeur des activités récréatives par les méthodes des évaluations contingentes est difficile et demande des enquêtes spécifiques pour lesquelles les bureaux d’études, souvent généralistes, qui interviennent sur les cours d’eau et les zones humides ordinaires n’ont pas encore développé de compétences. (…) toutes les expériences conduites soulignent la difficulté pratique d’intégrer les riverains et les populations locales dans le processus de co-construction du fait de la multiplicité des intérêts et des agendas professionnels et de problèmes méthodologiques comme l’inégal accès à l’outil informatique de plus en plus utilisé pour les prises de contact ou la conduite de l’enquête"

Quelle évaluation pour les services culturels ? Limites de "l'esthétique verte" - "En pratique, l’évaluation est difficile et pose des questions fondamentales. Nous savons que les paysages de la rivière aménagée sont un mélange de motifs élémentaires (ripisylve, berge, fossé, prairie, mare, etc.) correspondant plus ou moins à des écosystèmes. Mais comme le font remarquer de nombreux chercheurs, il est bien rare que l’activité de contemplation se limite à un objet élémentaire : c’est le plus souvent l’ensemble qui compte aux yeux des riverains (Kirchhoff, 2012). Dès lors, on peut douter que cette activité de contemplation s’appuie seulement sur la dimension visible d’un écosystème. De notre point de vue, elle repose sur l’appréciation d’un héritage hybride, le paysage, fruit d’une réorganisation par les hommes des systèmes fluviaux et de leurs écosystèmes. Selon les méthodes économiques en vigueur, on pourrait sans doute en calculer une valeur, mais il ne nous semble pas, sauf peut-être pour certains écologues informés et sensibilisés à une esthétique verte (Fel, 2009), qu’elle puisse être uniquement attribuée aux écosystèmes."

Le rôle de l'expertise questionné - "Les experts ont souvent beaucoup de mal à sortir d’une vision normative liée à leur représentation de l’inégalité des savoirs et à leur sentiment d’incarner l’intérêt général. Cette inflation du poids d’une expertise « source de normativité décisionnelle » (Lascoumes, 1994) caractérise la prise en charge actuelle de la gestion des cours d’eau étudiés et contribue à limiter les capacités délibératives des acteurs locaux. La critique du pouvoir de l’expert (Callon et al., 2001) devient implicitement ou explicitement un des enjeux des débats. Le rôle, qui pourrait être crucial des gestionnaires de terrain, a bien évolué en même temps que leur nombre a considérablement augmenté. Ils assurent souvent encore un rôle d’intermédiaire entre la sphère nationale et locale. En jouant pour le plus grand nombre un rôle de traducteur de l’expertise environnementale et de l’approche par les SE, ils sont les garants d’une certaine diffusion des savoirs alors que leur connaissance familière des cours d’eau leur permet de faire remonter les savoirs issus du terrain. Mais après avoir bénéficié d’un élargissement de leurs compétences, ils sont de plus en plus écartelés entre des injonctions distantes et quantifiées et les réalités humaines et politiques quotidiennes. La multiplication des projets et de leurs responsabilités alors que se développe une expertise plus standardisée et basée sur la production d’indicateurs fait craindre une dérive bureaucratique (Bouleau et Gramaglia, 2015) qui les éloigne progressivement du terrain et de leur rôle dans la formation de savoirs d’échelle locale."

La démocratie locale pour gérer les rivières ordinaires - "Au bilan, l’approche par les SE est lourde, difficile à réaliser et est rarement utilisée de la sorte (Blancher et al., 2013). Si l’on souhaite s’y engager et ne pas définitivement acter l’hypertrophie de l’expertise et la fin d’une délibération locale, il paraît indispensable que la prescription au nom de l’intérêt général ne fixe pas les calendriers et les objectifs a priori et que l’évaluation associe les acteurs locaux dans la définition des services et des valeurs ou, qu’a minima, soient clairement identifiés les usagers, qui exercent des pressions ou au contraire participent au maintien de la fonctionnalité des écosystèmes, ainsi que les bénéficiaires des services. La démocratie locale pourrait alors retrouver sa place pour gérer des environnements ordinaires aux enjeux écologiques modestes."



Discussion
La rivière est un enjeu de pouvoir et donc un territoire de lutte, aussi lointainement que nos sociétés sédentarisées sont devenues par nécessité des sociétés hydrauliques. Il y a le pouvoir de maîtrise du flot et de son accès en vue des usages (pour l'alimentation, l'irrigation, la navigation, l'énergie, le loisir), puis les luttes de ces usages respectifs dans la délibération et la décision publiques. Cette hydropolitique n'est pas un régime d'exception, simplement l'expression appliquée à la rivière de la diversité des valeurs, des intérêts et des goûts propre aux sociétés humaines. Nous n'attendons pas tous la même chose de la rivière. Nos attentes varient selon les personnes et les groupes, mais aussi et les auteurs le soulignent, ces attentes peuvent varier dans le temps (par exemple qui parlait de l'intérêt de puits carbone il y a 30 ans?) et dans l'espace (une production énergétique négligeable au plan régional ou national l'est-elle encore au plan local?).

Comme le remarquent les trois chercheurs, la notion moderne d'intérêt général a été l'outil normatif de l'Etat pour coordonner et apaiser des intérêts particuliers en conflit potentiel. Mais cet intérêt général a lui-même fluctué dans sa définition et ses orientations sur les rivières – il était (reste parfois) aménageur agricole ou industriel avant de devenir restaurateur écologique depuis peu. A partir du moment où il n'existe pas de consensus a priori parmi les riverains et les usagers, et vu que les rivières forment des réalités territoriales assez diverses selon l'occupation de leurs berges, l'exploitation de leurs cours et l'histoire de leurs vallées, il paraît peu probable que la rhétorique de cet "intérêt général" ou le recours à d'autres notions abstraites surplombantes donne la moindre clef utile pour produire une gestion consensuelle.

Il en va de même pour les concepts issus de l'écologie, puisque derrière l'adhésion de façade sur la "qualité de l'environnement" ou le "bon état de l'eau", on trouve vite des désaccords sur les obligations et contraintes qui en découlent. Plus largement, la réduction à la "rivière-nature" (dite aussi "sauvage", libre", etc.) dans le discours écologique dominant échoue à créer le consensus naïf qu'elle espérait sans doute (puisqu'invoquer la "nature" chez les adeptes de cette vision revient généralement à invoquer un ordre désirable devant lequel la volonté humaine doit plier). La négation des formes hybrides des cours d'eau (outre la rivière-nature, la rivière-société, la rivière-histoire, la rivière-économie, etc.) attise au contraire les conflits symboliques.

Plutôt que de s'échiner à nier les divergences de vue sur la rivière, il faudrait poser la reconnaissance de cette diversité et favoriser son expression dans le cadre du débat démocratique. Nous en sommes loin puisque :

  • les normes sont décidées par des comités d'experts lointains et fermés (exemple la conception de la DCE par la Commission européenne), on laisse aux échelons inférieurs du pouvoir quelques miettes de jeu dans l'application de ces normes ;
  • les instances délibératives de la gestion intégrée de l'eau (en France comité de bassin des SDAGE et commission locale de l'eau des SAGE) souffrent de dysfonctionnements patents (faible représentativité de la diversité des acteurs de l'eau, participation souvent limitée au vote de dossiers préparés de A à Z par des techniciens du pouvoir central après échanges avec les lobbies les plus actifs dans les commissions techniques) ;
  • le lourd régime des planifications pluri-annuelles sur base d'objectifs (généralement hors-sol, cf bilan des SDAGE en comparaison des annonces 5 ans plus tôt) ne parvient pas à se muter en gestion adaptative et intégrative plus souple et plus ouverte ;
  • l'action publique crée de manière artificielle une temporalité d'urgence ("sauver la rivière", "atteindre l'objectif dans X années") déconnectée de la temporalité réelle des hydrosystèmes (qui évoluent lentement et pas toujours de manière prédictible) et des attentes dominantes des riverains (qui souhaitent rarement des bouleversements de leur cadre de vie, plutôt des réponses ponctuelles à des problèmes concrets) ;
  • l'expertocratie triomphe à tous les niveaux, le moindre chantier suscitant désormais des études de faisabilité pour affronter la complexité des contraintes techniques et réglementaires, avec souvent une robustesse moyenne des connaissances scientifiques ouvrant des batailles d'experts sur des systèmes non déterministes (évolution biologique d'une rivière par exemple).

En France, le transfert en cours de la compétence GEMAPI (gestion de l'eau, des milieux aquatiques, de prévention des inondations) à la commune et aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre sera l'occasion de reposer ces problèmes.

Référence : Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable ?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, en ligne, hors-série 25, DOI : 10.4000/vertigo.17443

Illustrations : forges d'Aisy-sur-Armançon (en haut), moulin de Saint-Rémy sur la Brenne (en bas). Les aménagements de petite hydraulique, dont l'âge d'or se situe entre le XIe et le XVIIIe siècles, ont structuré les vallées. Après avoir été dépourvus de leur usage premier de production (généralement entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle), les sites sont réinvestis d'autres significations, souvent patrimoniales et paysagères. Ces lieux de mémoire deviennent lieux de conflit quand un nouvel ordre normatif entreprend de les désigner comme des obstacles à une naturalité idéale, et in fine d'en faire disparaître le plus grand nombre. Il est à noter que ces deux sites ici représentés sont pourvus d'une turbine et produisent encore une énergie à usage local, ce qui est l'exception plutôt que la règle. Pour le moment du moins, mais qui peut préjuger des enjeux énergétiques dans 20, 50 ou 100 ans? La temporalité des ouvrages est multiséculaire, tout comme celle des milieux aquatiques qu'ils modifient. L'action publique, avec ses grilles de résultats à 5 ans, peine à s'adapter à cette réalité.