28/12/2018

A quoi pensent les poissons? Des réflexions sur la condition des animaux aquatiques

On tue aujourd'hui entre 1000 et 2700 milliards de poissons chaque année dans le monde, soit 97% des animaux exploités pour leur chair. Et pourtant, nos lointains cousins aquatiques suscitent moins d'intérêt que les mammifères ou les oiseaux quand il s'agit de protéger la condition animale ou la biodiversité. Le biologiste Jonathan Balcombe, spécialiste des poissons, a publié un essai pour comprendre cette indifférence, alors que la recherche récente a montré les étonnantes capacités cognitives et sociales des poissons, mais aussi leur capacité à fuir la douleur et rechercher le plaisir. Une lecture qui fait réfléchir.



Connaissez-vous le menhaden, nom donné à quatre espèces très proches pêchés pour la nourriture des poissons d'élevage, et appelés pour cette raison poissons-fourrage? Sans doute pas. Leur forme et leur couleur sont communes (photo ci-dessus), on les trouve dans les eaux de l'Atlantique et du Pacifique où ils se nourrissent de plancton. Pourtant, ces poisons à peu près inconnus du grand nombre ont été pêchés à hauteur de 1,2 milliards d'individus par an jusque récemment, où l'on a baissé le total autorisé de capture de 300 millions. Ce qui laisse de la marge...

Chaque année sur la planète, l'homme tue entre 1000 et 2700 milliards de poissons par la pêche commerciale, selon une étude d'Allison Mood fondée sur les chiffres de la FAO. A en croire un autre travail de Stephen Cooke et Ian Cowx, ce sont 47 milliards de poissons qui sont capturés chaque année pour la seule pêche de loisir, dont 17 milliards sont tués, et le reste rejeté à l'eau après divers traumatismes.

Ces chiffres indiquent combien l'exploitation des poissons par l'homme est massive, énorme : de très loin, ce sont les animaux les plus tués et les plus harcelés dans le monde. Et pourtant, ce phénomène suscite une certaine indifférence : les êtes humains semblent bien plus sensibles à la question des mammifères ou des oiseaux. Les campagnes de protestation contre la chasse en forêt sont fréquentes, celles contre la pêche en rivière assez rares! Quoique les choses évoluent peu à peu.

Biologiste spécialisé dans l’étude du comportement animal, Jonathan Balcombe a souhaité produire un livre de synthèse sur l'évolution de nos connaissances en ichtyologie. L'auteur nous fait voyager sous l’océan, dans les fleuves et les lacs, à travers les parois de l’aquarium de laboratoire pour révéler les surprenantes aptitudes des poissons. Capacité mentale et existence sensible, vie sociale et familiale, coopération pour la chasse, facultés d’adaptation souvent remarquables : les poissons ne méritent certainement pas l'indifférence que nourrissent leur absence d'expression faciale et leur caractère muet.

"On a beaucoup d’idées préconçues au sujet des poissons. La principale source de préjugés à leur égard est leur incapacité à exprimer leurs sentiments. Je voulais rétablir la vérité avec ce livre, science à l’appui", expose Jonathan Balcombe.

L'auteur a également une démarche engagée : il souhaiterait la reconnaissance d'un statut juridique particulier à l'animal. Cette dimension plus militante peut susciter des réserves si la démonstration scientifique devient plaidoyer moral ou politique. Certains sujets sont par exemple encore débattus chez les chercheurs, comme la notion de souffrance (douleur consciente et non simple nociception). Toutefois les expériences narrées par Balcombe suggèrent fortement que le poisson est bel et bien capable de ressentir cette souffrance, comme au demeurant de chercher du plaisir.

Le livre de Jonathan Balcombe est un exposé très vivant et très convaincant sur les facultés de nos lointains cousins aquatiques, et sur l'intérêt que les humains ont à réfléchir dans leur rapport au monde animal. C'est également un essai rappelant la nécessité de mieux protéger les océans et les rivières.

Référence : Joanathan Balcombe (2018), A quoi rêvent les poissons? La vie secrète de nos cousins sous-marins, La Plage, 348 p.

Illustration : image par Bob Williams, domaine public.

20/12/2018

L'écrevisse à pattes blanches bénéficie de la fragmentation des cours d'eau par les chutes naturelles et artificielles (Manenti et al 2018)

Une équipe de chercheurs ayant analysé la situation de l'écrevisse à pattes blanches dans 196 rivières et zones humides du nord de l'Italie montre que la présence de chutes naturelles et artificielles en aval est un facteur prédictif de la conservation de l'espèce en tête de bassin. Les scientifiques appellent à prendre en compte cette complexité dans la gestion des bassins versants changés par l'homme, où des "discontinuités écologiques" peuvent aussi avoir des bénéfices pour le vivant. Ils écrivent notamment : "Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique". Le discours public des rivières en France (ministère de l'écologie et ses services) pose a priori le bénéfice écologique supérieur de la destruction de tout ouvrage en rivière. La recherche montre que les réalités sont plus complexes, dès lors qu'on prend le temps de les analyser. Etudions cette réalité du vivant sur chaque bassin, évitons les précipitations dans les programmations publiques, cessons de diffuser des vues simplistes et des choix dogmatiques dont le bilan réel pour la biodiversité n'est pas connu.



Raoul Manenti et ses collègues (université de Milan, université de Pavie, CNRS-LECA) ont utilisé des enquêtes à long terme pour évaluer l'influence du changement d'habitat, de la modification du paysage et des espèces invasives sur le risque d'extinction de l'écrevisse autochtone Austropotamobius pallipes (écrevisse à pattes blanches). Ils ont examiné la littérature existante pour évaluer les services écosystémiques menacés par l'extinction locale d'A. Pallipes et son remplacement par des écrevisses exotiques.

Les chercheurs résument ainsi leur travail :

"Compte tenu du déclin continu de nombreuses espèces, il est important de procéder à des analyses multifactorielles de l'état de conservation et d'évaluer les effets de l'extinction des espèces sur les services écosystémiques. (...)

Nous avons échantillonné 196 cours d'eau et zones humides dans le nord de l'Italie. Parmi ceux-ci, 117 ont reçu plusieurs enquêtes sur une période de 13 ans (2004-2017), permettant ainsi une mesure précise du taux d'extinction.

34% des populations d'A. Pallipes ont subi une extinction entre 2004 et 2017. La présence d'écrevisses exotiques dans le bassin versant et la croissance urbaine dans le paysage environnant des cours d'eau ont été associées à l'extinction d'A. Pallipes. La probabilité de persistance était significativement plus élevée dans les populations proches des sources de ruisseaux et séparées par des barrières physiques (notamment des chutes d’eau) qui les isolaient des bassins contenant des écrevisses exotiques.

L'extinction des écrevisses indigènes altère la structure de la communauté et compromet les services de régulation tels que la dégradation détritique et la régulation des nuisibles. Le remplacement par des écrevisses exotiques (Procambarus clarkii et Faxonius limosus) menace également les services de soutien et de régulation en modifiant le cycle des éléments nutritifs, les réseaux trophiques, les sédiments et l'érosion.

La mise en œuvre de pratiques de gestion qui contrôlent la connectivité des rivières à l'aide de barrières sélectives est nécessaire pour éviter une extinction locale supplémentaire des espèces indigènes. Intégrer les informations sur l'extinction à la connaissance des impacts sur les services écosystémiques est essentiel pour élaborer des politiques de conservation plus efficaces."

Concernant le bénéfice des barrières naturelles ou artificielles, les scientifiques observent plus particulièrement dans leur article:

"Les barrières situées en aval étaient associées à la persistance des populations d'écrevisses indigènes. Les barrières physiques telles que les cascades naturelles et artificielles ont été particulièrement efficaces. Le rôle potentiellement positif joué par les barrières a été suggéré par d'autres études sur la conservation des écrevisses (Gil-Sanchez et Alba-Tercedor 2006; Manenti et al 2014). Ici, nous avons explicitement testé la relation entre les barrières de flux et l'extinction, en prenant en compte à la fois le nombre de différents types de barrières et le rôle relatif de chaque type. Nos résultats contestent l'idée selon laquelle la connectivité des habitats hydrologiques a toujours des effets positifs sur la biodiversité endémique. De profondes modifications de l'habitat ont modifié la manière dont les composants naturels interagissent (Crutzen 2006). Par conséquent, dans les paysages à dominance humaine, il est nécessaire de réévaluer les stratégies de gestion traditionnelles pour faire face aux nouveaux défis (Kueffer & Kaiser-Bunbury 2014). Les chutes d'eau peuvent entraver la propagation d'espèces étrangères d'écrevisses et également limiter le contact entre les écrevisses indigènes en aval et en amont, prévenant ainsi la propagation des maladies." 

La question est donc pressante à l'heure où plusieurs espèces d'écrevisses autochtones européennes sont menacés d'extinction et où les modèles indiquant les habitats seront de plus en plus favorables aux espèces exotiques :

"Les modèles de répartition des espèces prévoient que, dans les décennies à venir, l'intégralité de la répartition des écrevisses européennes conviendra à au moins une espèce d'écrevisse envahissante (Capinha, Larson, Tricarico, Olden et Gherardi 2013). Notre étude suggère que les populations d'écrevisses indigènes survivantes peuvent échapper aux principales menaces telles que les espèces exotiques et la peste des écrevisses si des obstacles naturels ou artificiels se dressent en aval."



Cette illustration (cliquer pour agrandir) compare les effets positifs ou négatifs de trois espèces d'écrevisses en terme de services rendus par les écosystèmes. Extrait de Manenti et al 2018 art cit, tous droits réservés. On remarquera au passage que des espèces autochtones peuvent avoir des effets jugés négatifs et que des espèces exotiques peuvent avoir des effets jugés positifs. Si conserver une espèce menacée a du sens pour éviter la disparition d'une lignée évolutive, valoriser systématiquement l'endémique par rapport à l'exotique doit faire l'objet d'une réflexion sur nos objectifs sociaux de gestion des milieux. 

Raoul Manenti et ses collègues ne dissimulent pas en conclusion que le choix entre continuité et discontinuité implique une gestion plus complexe que la simple "renaturation" des rivières modifiées par l'humain :

"L'utilité des barrières pour la conservation des écrevisses peut fortement compliquer la gestion des cours d'eau. Le rétablissement de la connectivité des cours d'eau en supprimant les barrages et les tronçons pollués peut reconstituer la dynamique de la métapopulation et apporter de précieux avantages écologiques aux poissons et aux invertébrés aquatiques (Jackson & Pringle 2010). Dans le même temps, la suppression des barrières pour permettre la reconstitution du poisson peut favoriser les mouvements d'écrevisses invasives en amont (Dana et al 2011), et le retour du poisson peut également propager la peste des écrevisses et d'autres maladies (Oidtmann 2012). Un large éventail de connaissances est nécessaire pour comprendre les effets écologiques de l'augmentation ou de la réduction de la connectivité hydrologique dans des paysages profondément façonnés par les activités humaines (Jackson et Pringle 2010). Pour ces raisons, nous suggérons que les mesures de gestion devraient (a) favoriser la connectivité des zones non envahies afin d'éviter l'isolement entre les populations indigènes; et (b) favoriser l'isolement des populations indigènes de celles des écrevisses exotiques."

Référence : Manenti R et al (2018), Causes and consequences of crayfish extinction: Stream connectivity, habitat changes, alien species and ecosystem services, Freshwater Biology, https://doi.org/10.1111/fwb.13215

Illustration en haut : Von Chucholl, Ch. - Travail personnel, CC BY 3.0.

A lire sur la biodiversité
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013) 
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 
La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018) 
La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017) 
Etudier et protéger la biodiversité des étangs piscicoles (Wezel et al 2014) 
Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017) 

Nos requêtes
Rapport demandant une analyse de la biodiversité et des fonctionnalités des ouvrages hydrauliques 
Guide de bonnes pratiques pour les projets d’effacement de seuils et barrages en rivière 

18/12/2018

Barbegal, première grande usine hydraulique de l'histoire et fabrique de biscuits (Sürmelihindi et al 2018)

L'aqueduc et les moulins de Barbegal constituent un complexe romain de meunerie hydraulique situé à Fontvieille, à proximité (7 km) de la ville d'Arles, non loin du moulin d'Alphonse Daudet. Cet ensemble a été construit au début du IIe siècle siècle de notre ère et forme la première grande usine hydraulique connue de l'histoire, avec 16 roues de moulins. Une équipe de chercheurs vient de suggérer que la production de cette usine à eau était probablement destinée à l'exportation de biscuits de mer (Panus nauticus) pour les marins, et non à la consommation locale. 



Le vallon des Arcs en amont du complexe de Barbegal est franchi par deux ponts aqueducs parallèles sur arches. Ce dispositif résulte de modifications sur l'aqueduc d'Arles, dont la branche orientale fut détournée pour alimenter la meunerie de Barbegal. L'eau conduite dans l'aqueduc actionnait deux séries de huit roues verticales à augets, disposées de part et d'autre d'une allée centrale. Il s'agissait de roue de dessus, fonctionnement par remplissage d'augets et utilisation de l'énergie gravitaire.

Les roues de Barbegal fournissaient l'énergie à des moulins à farine. L'usage cette mouture reste débattu (alimentation de la ville d'Arles, exportation pour des garnisons...).

Dans un travail venant de paraître, cinq chercheurs (Gül Sürmelihindi, Philippe Leveau, Christoph Spötl, Vincent Bernard et Cees W. Passchier) suggèrent une production de biscuits :

"Les dépôts de carbonate précipités à partir de l’eau pendant le fonctionnement des moulins, formant des moulages sur le bois. Ces moulages sont préservés et fournissent des informations uniques sur la fréquence d'utilisation et de maintenance des moulins, et même sur la structure des chambres de la roue hydraulique. Les séries chronologiques d'isotopes stables des gisements de carbonate révèlent que l'activité de l'usine était régulièrement interrompue pendant plusieurs mois. Cela suggère fortement que le complexe de la minoterie n'était pas utilisé pour fournir régulièrement de la farine à un grand centre de population, comme on le pensait auparavant, mais servait probablement à produire du biscuit de mer non périssable pour les ports à proximité."


Reconstitution du complexe de Barbegal, illustration in Sürmelihindi G et al (2018), art cit.

Barbegal a été désigné comme "la plus grande concentration connue de puissance mécanique du monde antique" (Greene 2000)

Et pourtant, selon nos critères modernes, cette usine antique avait une puissance très modeste.

Le débit de l'aqueduc a été estimé entre 240 et 1000 litres par seconde. Le dénivelé exploité par les moulins est de 18 mètres. La puissance maximale brute de l'aménagement devait être de l'ordre de 50 kW, la puissance nette encore moindre en raison de pertes de charge dans les goulottes d'amenée et les roues. Il a été proposé une puissance efficace de l'ordre de 32 kW et une capacité quotidienne de production de 4,5 tonnes de mouture (Sellin 1983).

A titre de comparaison, le barrage le plus puissant de France (Grand-Maison en Isère)  aune puissance de 1 800 000 kW, soit 30 000 fois supérieure. On voit combien nos économies modernes dépendent d'un usage intensif de l'énergie par rapport au monde antique, ou féodal (voir le remarquable essai de Smil 2017).

Références : 
Sürmelihindi G et al (2018),  The second century CE Roman watermills of Barbegal: Unraveling the enigma of one of the oldest industrial complexes, Science Advances,  DOI: 10.1126/sciadv.aar3620
Greene K (2000), Technological Innovation and Economic Progress in the Ancient World: M.I. Finley Re-Considered, The Economic History Review, New Series, 53, 1, 29-59.
Sellin RHJ (1983), The large Roman water mill at Barbegal (France), History of Technology, 8, 91-109
Smil V (2017), Energy and civilization. A history, MIT Press, 552 p.

14/12/2018

A chacun sa rivière : diversité des perceptions sociales de l'Ain (Boyer et al 2018)

Un groupe de cinq chercheurs du CNRS et de l'université de Besançon s'est penché sur la diversité des perceptions de la rivière Ain, en particulier de sa qualité environnementale. L'Ain présente une grande diversité de faciès de l'amont vers l'aval, avec des zones très aménagées et d'autres présentant des habitats plus libres, moins marqués par l'homme. Il s'avère que les groupes sociaux (gestionnaires, pêcheurs, riverains) divergent dans le détail de leurs appréciations et attentes. Mais plus encore : les individus au sein des groupes divergent (ou parfois convergent) aussi et loin de se penser comme dépositaire d'un continuum fluvial, c'est la position géographique sur la rivière qui détermine des attentes très locales. La rivière est d'abord un "territoire hydrosocial" : il sera difficile de la gérer comme une rivière abstraite devant seulement répondre de normes technocratiques et écologiques. 


La rivière Ain prend sa source dans les montagnes du Jura français. Son bassin versant est de 3762 km2. L'Ain coule sur 200 km et rejoint le Rhône en amont de Lyon. Le régime des débits de pointe est sous l'influence de cinq barrages hydroélectriques gérés par EDF. Le seul barrage de Vouglans (construit en 1968, photo ci-dessus) contrôle 30% du bassin versant avec une capacité de stockage de 605 millions de m3 dans sa retenue (plus haut barrage et troisième plus grand réservoir de France).

Outre cette influence anthropique sur son écoulement, l'Ain présente un corridor à riche biodiversité : en amont ravins forestiers, sols calcaires et tourbières ; en aval, bancs de galets, des forêts alluviales et annexes hydrauliques variées. La confluence de l’Ain et de la Rhône est l’un des derniers deltas intérieurs encore intacts en Europe (zones protégées Natura 2000 et diverses protections nationales).

Anne-Lise Boyer et ses quatre collègues (CNRS, université de Franche-Comté - Besançon) ont analysé la dimension sociale de cette rivière, notamment la perception de sa qualité environnementale.

La rivière Ain est soumise à différents modes de gouvernance, sans intégration sur l’ensemble du corridor fluvial. Il y a dissociation des gestionnaires entre amont et aval, EDF se superposant en tant que partie prenante à forte influence (contrôle du niveau d'eau depuis le réservoir). Les principaux conflits surviennent durant la période estivale : les installations touristiques du lac de Vouglans (gérées par le département) attendent un niveau minimum d’eau pour des fins récréatives, ce qui induit des débits plus faibles en aval alors que le stress hydrique est important. Sur l'Ain, la production d'hydroélectricité et le tourisme sont les utilisations prioritaires de l'eau. "L’apparition de conflits liés à l’utilisation des cours d’eau montre que certaines parties prenantes tentent de remettre en question les relations de pouvoir qui façonnent la gestion actuelle du fleuve", soulignent les chercheurs.

Les chercheurs ont sondé trois catégories de parties prenantes  : dix gestionnaires de fleuve (gestionnaires de barrage, gestionnaires d'aires protégées, responsables locaux du plan de gestion et d'aménagement de l'eau, responsables de la politique de l'eau au département, représentants de l'Onema) ; huit pêcheurs, en particulier des membres d’associations de pêcheurs, acteurs de mobilisation autour du bassin ; douze habitants vivant dans des municipalités riveraines. Vingt-deux personnes interrogées étaient des hommes et huit des femmes, dont 80% entre 30 et 65 ans. La collecte d'information s'est faite par entretiens semi-structurés sur les perceptions de la qualité du paysage fluvial.

Le graphique ci-dessous montre par exemple la variété des réponses dans les 3 communautés quand on demande les critères de qualité de l'Ain. On voit que les pêcheurs sont avant tout sensibles aux algues, aux poissons et aux autres espèces. Les riverains sont davantage sensibles à la couleur de l'eau, aux déchets. Les niveaux d'eau intéressent également les 3 communautés, mais pas forcément pour les mêmes raisons (volonté d'avoir de l'eau dans le lac versus volonté d'en laisser à l'aval pour les milieux).


Extrait de Boyer et al 2018, art. cit.

Commentaire des chercheurs : "Les résultats montrent que les utilisateurs s'appuient principalement sur des critères visuels pour évaluer la qualité de la rivière. Leur évaluation mobilise fortement les sens et est façonnée par un attachement émotionnel à la rivière lié aux utilisations quotidiennes. Certains des indicateurs mentionnés par nos répondants ont été partagés entre les groupes de parties prenantes (par exemple, les communautés de poissons et la présence d'autres espèces sauvages), tandis que d'autres étaient vraiment spécifiques à un groupe (par exemple, la saleté sur les rives des rivières parmi les résidents locaux) ou interprétés de différentes manières (par exemple, problème de niveau d'eau)."

Anne-Lise Boyer et ses collègues relativisent cependant la division en trois catégories, qui ne se révèlent pas homogènes : "Nos résultats soulignent que les perceptions sont variées, en fonction des types d'intervenants que nous avons interrogés mais également au sein des différents groupes. Par conséquent, il semble difficile de classer les parties prenantes par catégorie. En effet, les parties prenantes que nous avons rencontrées n'appartenaient pas à un seul groupe (les gestionnaires de rivières, les pêcheurs à la ligne, les résidents), mais elles entretenaient des liens avec deux ou les trois groupes en même temps. La prise en compte des dimensions sociales dans l’évaluation de la qualité des paysages fluviaux la rend plus complexe"

Autre constat : "les perceptions du problème de la qualité du paysage aquatique varient spatialement le long du continuum amont / aval. Lorsqu'on perçoit l'Ain, l'emplacement est important parce que nos répondants ont considéré des zones très spécifiques auxquelles ils sont attachés. L’importance de l’échelle locale et de l’attachement aux sites locaux montre à quel point le fleuve est construit de façon naturelle, politique et sociale, ce qui peut être considéré comme un agencement de «territoires hydrosociaux»."

Conclusion des chercheurs : "notre étude confirme que si la rivière est considérée comme un corridor par les gestionnaires de l'eau et les scientifiques, elle devient un environnement diversifié et pluriel si les perceptions des résidents et des utilisateurs sont prises en compte."

Discussion
Les sciences de l'homme et la société sont souvent les grandes absentes de la politique publique de l'eau en France. Le tournant écologique marqué par l'évolution des lois françaises (1984, 1992, 2006) et directives européennes (2000) a été orienté sur la gestion de l'eau comme milieu naturel à travers des batteries d'indicateurs physiques, chimiques, biologiques (voir Morandi 2016 par exemple). Mais en fait, les "masses d'eau" de ce dialecte technocratique - rivières, étangs, lacs, canaux, estuaires - ne sont presque jamais vécues par les humains comme des milieux seulement naturels. Ce sont des usages, des expériences, des paysages, des plaisirs, des dangers aussi, registres qui n'auront pas comme critère de première appréciation l'état écologique au sens de l'expert. Au demeurant, en reconnaissant à partir des années 2000 la notion de services rendus par les écosystèmes, le gestionnaire s'est avisé que l'écologique doit s'intriquer dans l'économique et le social (comme le voulait la première définition du développement durable), et non pas se poser comme instance séparée des humains.

Le travail d'Anne-Lise Boyer et ses collègues a le mérite de montrer l'importance de ce regard de la société sur la rivière, mais aussi et surtout de souligner sa pluralité : pluralité des groupes d'acteurs, pluralité des individus, pluralité des échelles spatiales, pluralité des perceptions et des attentes.

Cette recherche met en relief une difficulté de la gestion publique de l'eau en France. Après avoir connu dans les années 1960 une démarche plutôt novatrice visant à la décentraliser et à la rattacher à la logique (hydrographique et sociologique) de chaque bassin versant (création des agences de l'eau en 1964), elle s'est progressivement re-centralisée, avec un poids très dominant des normes nationales et européennes laissant peu de jeu aux acteurs dans les choix programmatiques et financiers. Du même coup, la diversité des "territoires hydrosociaux" est gommée, voire niée, dans la nécessité d'appliquer les mêmes priorités et les mêmes solutions partout (déjà de penser l'action publique comme un couple problème-solution avec une exigence d'efficacité en vue de parvenir à une référence qui n'est pas pensée ni débattue). Mais si elles donnent (imposent) un langage commun à tous les acteurs, cette verticalité et cette homogénéité trouvent leur limite : une rivière est aussi ce que les riverains en attendent et en font. L'oubli technocratique des dimensions locales et humaines se heurte au refus de la dépossession par divers acteurs.

Référence : Boyer AL et al (2018), The social dimensions of a river’s environmental quality assessment, Ambio, DOI:10.1007/s13280-018-1089-9

11/12/2018

Aux Eyzies, les dérives des bureaucraties empêchent les moulins de tourner

Un projet de relance de moulins dans la vallée de l’Homme, en Dordogne, vient d'être abandonné par les acteurs locaux, pourtant impliqués dans la transition énergétique. L'Etat voulait y imposer des mesures hors sol de continuité écologique, tuant toute faisabilité. Sans parler du mécanisme pervers des subventions publiques qui complexifient sans cesse les cahiers des charges, ôtent tout réalisme aux projets hydro-électriques locaux et mènent à une inertie complète, faute de visibilité ou de rentabilité. Voilà comment on fabrique des gilets jaunes, par le matraquage réglementaire permanent d'une administration prisonnière de visées idéologiques ou technocratiques, oubliant qu'elle existe pour rendre service aux populations, et non pas les punir ou les harceler. Il faut sortir de cet étouffoir bureaucratique des territoires. Vite. 

C'est le journal Sud-Ouest qui révèle l'affaire dans son édition locale. La communauté de communes de la vallée de l’Homme (CCVH) avait signé une convention dans le cadre de l'appel d'offres lancé par Ségolène Royal en 2017. La CCVH devait alors toucher 504 000 euros pour remettre en fonction deux moulins du Bugue et des Eyzies pour la production d’énergie hydroélectrique.

La CCVH est reconnue "territoire à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV)" et très impliquée dans la prévention du réchauffement climatique.

Nous avions mis en garde dès 2016, à propos de cet appel d'offres de l'Etat sur l'hydro-électricité. L'intention de Ségolène Royal était bonne, mais l'administration centrale tend à perdre toute mesure et tout bon sens dans ses attentes. Nous écrivions à l'époque: "Il reste cependant beaucoup de progrès à faire : l'administration française est traditionnellement plus à l'aise avec la grande industrie qu'avec les petits producteurs, elle a du mal à dimensionner ses exigences et ses réglementations à la réalité des chutes les plus modestes."

Les faits nous ont ici donné raison.


Pourquoi le projet de la CCVH a-t-il capoté ?

Le journal observe : "Très ancien, le moulin sur la Beune, aux Eyzies, est devenu producteur d’énergie dès le début du XXe siècle avec 17,8 kW/h pour un débit de 360 litres par seconde. Le nouveau projet prévoyait l’installation de deux turbines de 14 kW/h, celles-ci ayant une meilleure efficacité. D’un coût de 220 000 euros, il bénéficiait d’une subvention de 100 000 euros. La préfecture avait accepté ce dossier, mais la Direction départementale des territoires, qui assure la police de l’eau, a imposé des conditions, comme la création d’une passe à poissons (bien que cette retenue soit submergée régulièrement par les crues de la Vézère), d’un coût de 150 000 euros, et la limitation du prélèvement d’eau, réduisant la production électrique."

De plus, comme le projet avait une aide pour la partie électrique, les nouvelles réglementations font qu'il n’est plus éligible à celle associée à la continuité écologique (60 % au départ). Au final, le projet est abandonné.

Ce cas résume les effets pervers du système actuel trop jacobin, trop complexe, trop hors-sol.
  • Le ministère lance des appels à projets "petite hydro-électricité" en pensant qu'un site artisanal de petite puissance peut répondre aux mêmes cahiers de charges qu'un grand barrage d'industriels à forte capacité capitalistique. C'est évidemment décalé et, sauf cas très favorable de sites demandant peu de travaux, impossible. L'Etat français raisonne depuis Paris par et pour les "gros", il charge sans cesse la barque des exigences, il rend du même coup la vie impossible aux "petits".
  • Les subventions des agences de l'eau (dont les programmations sont largement le fait des services des préfectures de bassin préparant tous les textes) sont prioritairement orientées vers la casse du patrimoine hydraulique, l'argent public des Français nourrit un idéal intégriste de la "rivière sans humain" qui n'est nullement partagée dans le corps social et ne représente en rien une forme d'intérêt général, juste une vision particulière avancée par certains lobbies.  Sans grande surprise, l'argent public que l'on préfère dépenser pour les besoins des poissons manque ensuite pour les projets des humains. 
  • Les mesures dites de continuité écologique représentent une ruine pour les particuliers et pour les petits producteurs : sans subvention publique à 80 ou 100%, elles sont inapplicables. Le revenu moyen d'un petit site hydro-électrique (par les tarifs de rachat aux ENR bas carbone), c'est environ 800 € du kW de puissance nette installée.  Cela veut dire qu'un moulin d'une puissance de 20 kW (cas assez commun) ne pourra espérer qu'un revenu de l'ordre de 16 k€ par an. Revenu annuel sur 20 ans de contrat de rachat, mais sur lequel il faut bien sûr payer les impôts, les taxes, rembourser le matériel (turbine, génératrice) ainsi que le coût de chantier (génie civil raccordement). Les marges sont donc en général faibles, les 10 voire 15 premières années servent à payer le projet. Or, les demandes de l'administration sont de l'orde de 10 ans de chiffres d'affaires : aucun secteur ne peut évidement affronter de telles règles, c'est un non-sens économique complet. En proportion, c'est comme si l'on demandait à la division EDF Hydro de dépenser 50 milliards € pour la continuité écologique! 
  • Au final, rien ne se passe. Au lieu de chercher des projets simples, en financement privé ou en partenariat privé-public, avec des demandes écologiques proportionnées à l'impact et au chiffre d'affaires (donc modestes dans le cas des moulins), on monte des usines à gaz qui se perdent en réunions et en rapports sans fin, pour s'achever dans l'inaction, avec de l'argent et du temps dépensés à pure perte. 
Depuis 10 ans, le ministère de l'écologie veut tuer la petite hydro-électricité en France, en essayant d'imposer des normes d'une rigueur, d'une complexité et d'un coût qui ne sont exigés d'aucune autre activité économique, tout en réduisant au minimum les subventions publiques en face de ces exigences. C'est un travail mené consciemment par des fonctionnaires de la direction de l'eau et de la biodiversité ainsi que de certains établissements publics et services déconcentrés, au nom d'une idéologie intégriste de la "renaturation" des rivières déformant le texte et l'esprit des lois françaises. La dénonciation de ces excès a été constante, répétée. Les interpellations du ministère par les parlementaires ont été incessantes. Deux appels des citoyens, des associations et des élus locaux ont été adressés au ministère en janvier  2018 et en septembre 2018.

Rien n'y fait, rien ne change.

L'administration centrale continue d'ergoter des changements de détail pour une réforme rejetée sur de nombreux sites pour ses nuisances.

Faut-il désormais enfiler un gilet jaune et occuper les préfectures pour que de telles dérives cessent?

Si cette technocratie jacobine ne se réforme pas de toute urgence et n'arrive pas à entendre les objections des citoyens, de leurs associations et de leurs élus, le pays court vers une aggravation majeure des fractures territoriales sur fond de perte de légitimité de l'Etat. Tous ceux qui, depuis l'administration centrale et ses représentations en régions, poussent les gens à bout de leur patience en porteront la responsabilité.