12/08/2019

Droit d'eau du moulin et ruine d'ouvrage, gare aux abus de pouvoir de l'administration

L'administration de l'eau et de la biodiversité a de plus en plus de mal à justifier la casse du patrimoine hydraulique français au nom de sa vision radicale et contestée de la continuité dite "écologique". Aussi recourt-elle à d'autres stratégies, comme l'abrogation des droits d'eau fondés en titre entraînant obligation de remise en état du site, notamment pour motif de ruine. Il ne se passe guère une semaine sans que notre association soit informée d'un cas par une consoeur, ou saisie par un propriétaire. L'abrogation de droit d'eau pour motif de ruine donne lieu à de nombreux abus de pouvoir des DDT-M. En effet, le conseil d'Etat se montre très exigeant dans la définition de la ruine, qui signifie concrètement la disparition quasi-totale des éléments utiles à la force motrice de l'eau et l'impossibilité à moins de lourds travaux d'exploiter une chute ou un débit. Un barrage ébréché même largement, des vannes absentes, un bief engravé ou encore une ruine du bâtiment du moulin ne signifient pas que le droit d'eau a disparu si la force motrice peut encore être mobilisée au prix de confortements et travaux d'entretien. Le point sur la jurisprudence pour savoir répondre à l'administration quand une ruine est alléguée. 



Le droit d'eau dans le cas des moulins et usines hydrauliques est un droit réel immobilier tenant à la capacité d'user de la force motrice de l'eau. Ce droit d'eau existe pour:
  • les usines hydrauliques de moins de 150 kW de puissance réglementées avant 1919,
  • les moulins en cours d'eau non domaniaux existant avant 1790,
  • les moulins  en cours d'eau domaniaux existant avant 1566.
Etangs et canaux d'irrigation ont aussi des régimes de droit d'eau, que nous ne détaillons pas ici.

Le droit d'eau dit fondé en titre (site existant avant 1790) ou sur titre (réglementé entre 1790 et 1919) d'un moulin ou d'une usine hydro-électrique est essentiellement attaché au génie civil du bien : à partir du moment où il est physiquement possible sur le site d'utiliser la force motrice de l'eau, le droit d'eau existe.

Le droit d'eau peut se perdre par la "ruine". Mais cette notion est complexe à apprécier. La préfecture (service de police de l'eau DDT-M, par défaut services de OFB, ex AFB-Onema) doit exposer matériellement un état de ruine. Il lui revient de démontrer l'exactitude de ses assertions factuelles et leur bonne interprétation au plan du droit.

Les arrêts du conseil d'Etat sur la notion de ruine depuis 15 ans
La jurisprudence du Conseil d'Etat exige une ruine complète qui empêche tout usage de la force motrice, et non pas une ruine partielle des divers éléments constitutif du droit d'eau (le barrage, le bief, la chambre d'eau, le coursier de roue, etc.). Les quinze derrières années ont vu une jurisprudence constante de la plus haute instance du droit administratif. (Rappelons que les interprétations du fond par le conseil d'Etat prévalent sur celles des cours de rang inférieur comme les tribunaux administratifs et cours d'appel administratives, donc que le plaignant doit si besoin faire appel puis cassation s'il estime que les cours inférieures ont mal jugé son cas).

L'arrêt "Laprade" (Conseil d'Etat, n°246929, 5 juillet 2004) a posé le principe d'interprétation qui prévaut et qui se trouve répété dans la plupart des arrêts ultérieurs: à savoir que "la force motrice produite par l'écoulement d'eaux courantes ne peut faire l'objet que d'un droit d'usage et en aucun cas d'un droit de propriété ; qu'il en résulte qu'un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d'eau n'est plus susceptible d'être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d'affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d'eau ; qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas été utilisés en tant que tels au cours d'une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit".

Dans cet arrêt "Laprade", le conseil d'Etat observe qu'une ruine alléguée de barrage, une obstruction partielle de canal d'amenée et une végétalisation partielle de canal de fuite ne permettent pas de valider une perte du droit d'eau :
"Considérant ainsi que la non-utilisation du moulin Vignau depuis 1928 n'est pas de nature à remettre en cause le droit d'usage de l'eau, fondé en titre, attaché à cette installation ; que si l'administration fait état de la ruine du barrage, elle n'apporte pas la preuve de cette allégation et, notamment, ne fournit aucune précision sur la nature des dommages subis à l'occasion de la crue centennale de 1928 ; qu'en revanche la SA LAPRADE ENERGIE fait valoir, sans être contredite sur ces différents points, que le canal d'amenée n'est qu'obstrué par les travaux de terrassement entrepris dans le cadre d'une autorisation préfectorale accordée le 8 juillet 1983 puis annulée par le juge administratif ; que le canal de fuite, s'il est envahi par la végétation, demeure tracé depuis le moulin jusqu'au point de restitution ; qu'il pourrait être remédié à la dégradation subie en son centre par la digue, qui consiste pour partie en un banc rocheux naturel, par un simple apport d'enrochement ; qu'ainsi, la possibilité d'utiliser la force motrice de l'ouvrage subsiste pour l'essentiel ; qu'il suit de là que c'est à tort que le préfet des Pyrénées-Atlantiques a considéré que le droit fondé en titre de la SA LAPRADE ENERGIE était éteint". 

Dans l'arrêt du Conseil d'Etat n°263010, 16 janvier 2006, le caractère partiellement délabré d'un site ne suffit pas à abroger son droit d'eau dès lors qu'il peut encore "être utilisé par son détenteur":
"Considérant qu'il résulte de l'instruction, et notamment des actes produits par l'intéressé, que le moulin situé sur la rivière Le Lausset, dans la commune d'Araujuzon, acquis par M. A, existait avant 1789 ; que si cet ouvrage est partiellement délabré, ses éléments essentiels ne sont pas dans un état de ruine tel qu'il ne soit plus susceptible d'être utilisé par son détenteur ; que, dès lors, il doit être regardé comme fondé en titre et qu'ainsi le moyen tiré de ce que son exploitation serait soumise à autorisation selon les règles de droit commun ne peut qu'être écarté"

Dans l'arrêt du Conseil d'État n°280373 du 7 février 2007, l'absence d''entretien d'un étang de retenue, son encombrement d'embâcle et son assèchement n'implique pas que le moulin attenant ne peut utiliser la force motrice si l'hydaulique originelle est rétablie, donc cela ne suffit pas à établir que le droit d'eau devrait être abrogé:
"qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas été utilisés en tant que tels au cours d'une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit de prise d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit ; Considérant qu'en se fondant, pour juger que l'étang situé sur la rivière 'Le Gouessant', à proximité du moulin dit de 'la Ville Angevin', ne pouvait être regardé comme fondé en titre, sur la circonstance que cet étang n'a pas été entretenu et est resté encombré de débris depuis au moins vingt ans, et se trouve actuellement asséché, sans rechercher si la force motrice de cet ouvrage était encore susceptible d'être utilisée par son détenteur, la cour administrative d'appel de Nantes a entaché l'arrêt attaqué d'erreur de droit ; que M. et Mme A sont fondés à en demander, pour ce motif, l'annulation"

Dans l'arrêt du Conseil d'État n°414211 du 11 avril 2019, arrêt important dit "moulin du Boeuf", des dégradations passées affectant le barrage et les vannes, de même que l'engravement par le temps du bief n'empêchent nullement le propriétaire de faire des travaux de réfection, de faire constater l'existence d'une puissance hydraulique exploitable et donc de voir reconnaître son droit d'eau (et de faire valoir indemnisation en cas de perte d'un droit réel immobilier par action administrative) :
"il ressort des appréciations souveraines de la cour non arguées de dénaturation que si les dégradations ayant par le passé affecté le barrage et les vannes ont eu pour conséquence une modification ponctuelle du lit naturel du cours d'eau, des travaux ont été réalisés par les propriétaires du moulin afin de retirer les végétaux, alluvions, pierres et débris entravant le barrage et de nettoyer les chambres d'eau et la chute du moulin des pierres et débris qui les encombraient, permettant à l'eau d'y circuler librement avec une hauteur de chute de quarante-cinq centimètres entre l'amont et l'aval du moulin, où une roue et une vanne récentes ont été installées. La cour, en jugeant que ces éléments caractérisaient un défaut d'entretien régulier des installations de ce moulin à la date de son arrêt, justifiant l'abrogation de l'autorisation d'exploitation du moulin distincte, ainsi qu'il a été dit, du droit d'usage de l'eau, a inexactement qualifié les faits de l'espèce."

Dans l'arrêt du Conseil d'État n°420764 du 24 avril 2019, le caractère ébréché d'un barrage, même assez largement pour restaurer un écoulement préférentiel en lit mineur, ne forme pas pour autant un état de ruine si la réfection n'implique pas "reconstruction complète":
"Par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation, la cour a tout d'abord relevé, que le barrage du moulin de Berdoues, qui s'étend sur une longueur de 25 mètres en travers du cours d'eau, comporte en son centre une brèche de 8 mètres de longueur pour une surface de près de 30 mètres carrés, puis relevé que si les travaux requis par l'état du barrage ne constitueraient pas une simple réparation, leur ampleur n'était pas telle " qu'ils devraient faire considérer l'ouvrage comme se trouvant en état de ruine ". Ayant ainsi nécessairement estimé que l'ouvrage ne nécessitait pas, pour permettre l'utilisation de la force motrice, une reconstruction complète, elle n'a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que le droit fondé en titre attaché au moulin n'était pas perdu dès lors que l'ouvrage ne se trouvait pas en l'état de ruine"

La philosophie commune qui anime l'ensemble de cette jurisprudence des conseillers d'Etat est claire: la ruine des éléments nécessaires à l'usage de la puissance de l'eau doit être telle qu'il est impossible d'exploiter cette puissance sauf à engager une reconstruction complète ou quasi-complète du site.

Les services de l'Etat sont donc en erreur d'appréciation et en excès de pouvoir quand ils tentent d'abroger des droits d'eau au motif d'un assec partiel, d'un barrage ébréché, de vannes manquantes, d'en engravement et végétalisation de bief, etc.

Procédure à suivre
Nous observons assez souvent des services instructeurs de la DDT-M qui ignorent ces dispositions et qui tentent d'imposer aux propriétaires un arrêté préfectoral d'abrogation du droit d'eau dans des cas ne le justifiant pas au plan des faits et du droit.

Les préfectures procèdent par constat sur site (soit de la DDT-M, soit de l'AFB-OFB), suivi d'un courrier au propriétaire avec projet d'arrêté d'abrogation.

En cas de désaccord avec la préfecture, vous devez suivre les étapes suivantes :

  • contester l'interprétation du constat de la préfecture (en citant les éléments de droit ci-dessus et en montrant par photos le bien en eau, donc en capacité d'user de la force motrice),
  • demander l'abandon de la procédure,
  • faire un recours gracieux si l'arrêté est malgré tout promulgué,
  • faire un recours contentieux si le recours gracieux est rejeté.

A noter qu'un syndicat de rivière ou une fédération de pêche ne dispose d'aucun pouvoir régalien en ce domaine du droit d'eau et ils doivent être dénoncés s'ils exercent des interprétations illégitimes du droit et des pressions indues sur un maître d'ouvrage (pour les récidivistes de l'abus d'autorité, une plainte pénale contre la personne prétendant à une fonction qu'elle n'a pas peut être déposée, au cas où le signalement au préfet du comportement abusif ne suffit pas à clarifier les rôles et stopper les abus).

Nous insistons sur la nécessité de rejoindre des associations de moulins et riverains, ou de les créer si elle n'existe pas sur le bassin. En effet, les propriétaires ne subissent le harcèlement administratif que du fait de leur isolement, de leur manque d'information, de leur absence de position unitaire et solidaire. Comme la gestion du moulin implique de nombreuses obligations (pas seulement éviter la ruine), il est de toute façon préférable  que les propriétaires d'ouvrage reprennent l'habitude d'une gestion concertée sur chaque rivière, partagent les bonnes pratiques et adoptent des positions communes vis-à-vis de l'Etat comme des tiers (communes, région, pêcheurs, kayakistes, riverains etc.).

L'erreur la plus classique est le propriétaire mal informé qui appelle de bonne foi l'administration pour s'informer de ses obligations sur l'eau et qui se retrouve avec un procès-verbal de ruine, car il ignore que l'Etat mène une politique active et contestée de destruction des moulins, en commençant par l'abrogation de leurs droits d'eau. Les agents immobiliers comme les notaires devraient eux aussi consulter régulièrement les associations de moulins de leur département en cas de doute, afin d'éviter des erreurs dans les actes et dans le bon déroulement des transactions. (Il est aussi nécessaire de connaître les devoirs du propriétaire d'ouvrage, pas seulement ses droits, et ces éléments doivent être spécifiés à l'achat puisque le droit d'eau est un droit réel immobilier. Trop de moulins sont encore achetés comme résidences secondaires sans connaissance des obligations de bonne gestion).

Quand ces politiques abusives d'abrogation de droit d'eau sont observées, il convient également pour l'association de lever l'opacité délétère et d'en faire un objet de débat démocratique:
  • écrire au préfet pour demander que cessent les abus de pouvoir des fonctionnaires concernés,
  • écrire au député et sénateur de la circonscription avec copie de la lettre au préfet, pour leur demander de saisir le ministre de l'écologie sur la persistance de la volonté administrative de destruction des moulins, forges, étangs et autres éléments du patrimoine (contraire à l'esprit soi-disant ouvert et respectueux de la "continuité apaisée"),
  • saisir les médias pour que ces manoeuvres opaques deviennent connues, qu'elles fassent l'objet d'un débat public et que d'autres propriétaires soient alertés des mauvaises pratiques des fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité.
Aucune zone de confort ne doit être désormais laissée aux casseurs et harceleurs des ouvrages hydrauliques, qu'il s'agisse d'administrations, de collectivités ou de lobbies. Cette pression est nécessaire aussi longtemps que le ministère de l'écologie ne précisera pas formellement à tous ses agents que les ouvrages hydrauliques autorisés sont légitimes, que l'objectif n'est pas de les détruire, qu'ils n'ont pas à faire l'objet de harcèlement, mais bien d'un accompagnement de la part des services publics de l'eau et de la biodiversité.

Rappel : ce texte, comme tous ceux de ce site (en particulier ceux de la rubrique vademecum donnant des conseils précis) est libre d'usage. Il a vocation à être diffusé, réutilisé, simplifié, augmenté, etc. à la convenance du lecteur et selon les besoins. Il est très important que l'ensemble des propriétaires, collectifs, associations disposent des bonnes informations.

Illustration : une chaussée de moulin en voie de végétalisation. Cela peut arriver par négligence du propriétaire, ou par long intervalle de vente du moulin inhabité après une succession. Cette croissance d'arbustes puis arbres est mauvaise car elle fragilise l'ouvrage (dislocation progressive des empierrements par les racines). Mais en tout état de cause, elle ne constitue en rien un état de ruine et ne change pas le principe de diversion des eaux par la chaussée, permettant un usage de force motrice.

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10/08/2019

Voici un siècle, la controverse du barrage de Hetch Hetchy

Voici exactement un siècle commençait aux Etats-Unis la construction du barrage O'Shaughnessy dans la vallée de Hetch Hetchy (Sierra Nevada). Cet ouvrage, destiné à fournir de l'énergie et de l'eau potable à la ville de San Francisco, fut l'objet d'une vive controverse lancée par le naturaliste John Muir et le Sierra Club. De cette époque date une opposition politique aux barrages, mais aussi une division du mouvement de protection de la nature entre "préservationnistes" et "conservationnistes". Un siècle plus tard, des groupes continuent de demander la destruction du barrage et du lac réservoir de Hetch Hetchy, ce que les procédures judiciaires et les référendums locaux ont pour le moment rejeté. Retour sur cet épisode peu connu en France, qui aide à situer le jeu des acteurs sur la question des barrages, et qui rappelle combien certains thèmes pouvant paraître nouveau ne le sont pas du tout. 


Hetch Hetchy Side Canyon, I par William Keith (1838–1911), vers 1908.

Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.

La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.

Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.

Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.

Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).

Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.


Le site avant et après la construction du barrage de Hetch Hetchy.

Après préparation des accès au chantier, la construction du barrage proprement dit fut lancée le 1er août 1919. Elle s'acheva par un remplissage pour mise en service le 24 mai 1923. Dans ses dimensions finales, le barrage désormais appelé O'Shaughnessy (du nom de son ingénieur maître d'oeuvre) s'élève à 130 m au-dessus du socle de la vallée. Le lac réservoir fait 13 km de long, avec une capacité totale de 444,5 millions de m3 d'eau. La puissance hydro-électrique, exploitée sur deux sites en contrebas (Kirkwood, Moccasin), a été portée à 234 MW au total, pour environ un milliard de kWh annuels. Les habitants de la baie de San Francisco consomme 895.000 m3 d'eau par jour provenant du réservoir de Hetch Hetchy (85% de l'approvisionnement).

La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.

La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.

Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016Magilligan 2017Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.

07/08/2019

Redéfinition arbitraire d'un obstacle à la continuité écologique

En plein été (habitude de discrétion sans doute), le ministre de l'écologie modifie par décret la définition d'un obstacle à la continuité écologique en liste 1. Son objectif : empêcher toute construction d'ouvrages dans ces rivières et même les réfections d'ouvrages abîmés, au contraire de ce qu'était la jurisprudence du conseil d'Etat de 2015. Encore une volée de normes pointilleuses, en large partie ineptes, dont l'interprétation douteuse sera laissée à l'arbitraire de l'administration (on notera au passage que le barrage de castor contrevient à ces nouvelles règles...). C'est toujours le même processus à l'oeuvre: une bureaucratie non élue interprète comme elle veut les lois et détourne comme elle veut les avis de justice. Il lui suffit d'élaborer à son bon plaisir de nouveaux textes depuis un bureau. L'idée de "continuité apaisée" ne fait même plus sourire par son hypocrisie : cette anti-démocratie de l'eau sécrète les conflits par son arbitraire permanent, puisque le citoyen ne peut réellement compter ni sur le pouvoir parlementaire ni sur le pouvoir judiciaire pour réguler une bureaucratie aquatique hors-contrôle. 


Le décret qui vient d'être publié au JORF n'a tenu aucun compte des réserves formulées lors du recueil de l'avis du public. Son objectif est de contourner la jurisprudence du conseil d'Etat (défavorable au ministère de l'écologie) pour "geler" complètement les rivières en liste 1 et empêcher leur équipement hydro-électrique. Dans sa décision de 2015 (annulant une disposition d'une circulaire de 2013 sur le classement des cours d'eau), le conseil d'Etat avait demandé à l'administration de statuer sur chaque dépôt de projet hydro-électrique en liste 1 au lieu de prétendre que tout projet y est interdit par principe. Il n'y avait nul besoin de réécrire l'article R 214-109 du code de l'environnement pour satisfaire cette demande des conseillers d'Etat: il suffisait (par exemple) pour le ministère de l'écologie d'instruire les services de la nécessité d'accepter un projet pourvu qu'il prévoit un dispositif de dégravage, un dispositif de franchissement et un dispositif d'ichtyocmpatibilité sur les espèces cibles de la rivière. Mais ce n'est pas, bien entendu, l'idéologie du ministère.

Nous reproduisons ci-dessous un extrait du courrier que nous avions écrit à Edouard Philippe en 2017 lors du recueil d'avis du public (l'analyse vaut toujours) – une lettre sans effet, de même que notre saisine du Premier Ministre sur la Sélune. Résumons : la promesse d'arrêt de la complexification des normes: un mensonge; la promesse de respect des avis des populations locale suite à Notre-Dame-des-Landes: un mensonge; la promesse d'accélérer la transition énergétique: un mensonge. Si le comportement de l'Etat central est le même dans les domaines que ne suit pas notre association, on ne s'étonnera guère de la plongée abyssale de confiance envers les décideurs du système jacobin, de la multiplication des conflits et des contentieux, de la lente sécession des territoires...

Article R214-109 code environnement, version ancienne
Constitue un obstacle à la continuité écologique, au sens du 1° du I de l'article L. 214-17 et de l'article R. 214-1, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants :
1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ;
2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ;
4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques.

Article R214-109 code environnement, version nouvelle
I. Constituent un obstacle à la continuité écologique, dont la construction ne peut pas être autorisée sur les cours d’eau classés au titre du 1° du I de l’article L. 214-17, les ouvrages suivants :
1° les seuils ou les barrages en lit mineur de cours d'eau atteignant ou dépassant le seuil d'autorisation du 2° de la rubrique 3.1.1.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1, et tout autre ouvrage qui perturbe significativement la libre circulation des espèces biologiques vers les zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, y compris en faisant disparaître ces zones ;
Ne sont pas concernés les seuils ou barrages à construire pour la sécurisation des terrains en zone de montagne dont le diagnostic préalable du projet conclut à l’absence d’alternative ;
2° les ouvrages qui empêchent le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° les ouvrages qui interrompent les connexions latérales, avec les réservoirs biologiques, les frayères et les habitats des annexes hydrauliques, à l’exception de ceux relevant de la rubrique 3.2.6.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 en l’absence d’alternative permettant d’éviter cette interruption ;
4° les ouvrages qui affectent substantiellement l'hydrologie des cours d'eau, à savoir la quantité, la variabilité, la saisonnalité des débits et la vitesse des écoulements. Entrent dans cette catégorie, les ouvrages qui ne laissent à leur aval immédiat que le débit minimum biologique prévu à l’article L.214-18, une majeure partie de l’année.
II.-Est assimilée à la construction d'un nouvel ouvrage au sens du 1° du I de l'article L. 214-17 la reconstruction d'un ouvrage entrant dans l'un des cas mentionnés au I lorsque :
-soit l'ouvrage est abandonné ou ne fait plus l'objet d'un entretien régulier, et est dans un état de dégradation tel qu'il n'exerce plus qu'un effet négligeable sur la continuité écologique ; 
-soit l'ouvrage est fondé en titre et sa ruine est constatée en application de l'article R. 214-18-1.
 N'est pas assimilée à la construction d'un nouvel ouvrage la reconstruction d'un ouvrage détruit accidentellement et intervenant dans un délai raisonnable.

Par la simple longueur des textes, il est déjà manifeste que la nouvelle version est plus complexe que la précédente. Mais le diable se cache dans les détails, et la véritable complexité de cette disposition se situe dans les discrets ajouts normatifs qui y figurent.

On admire au passage quelques aberrations dignes d'un stagiaire davantage que d'un ministère, comme l'expression "espèces biologiques" (la libre circulation des espèces non biologiques de rivière est un mystère).

Sur le fond :

  • on passe dans le 1° d'un empêchement de circulation à diverses possibilités de perturbation significative (ce qui est opaque et sujet à interprétations sans fin);
  • on ajoute dans le 1° la notion d'une possible disparition de zone de reproduction, croissance, alimentation ou abri, disposition qui en soi peut empêcher toute construction d'ouvrage car l'hydrologie spécifique d'une zone de retenue (créée par cet ouvrage) sera toujours favorable à certaines espèces mais aussi défavorables à d'autres, même sur une surface modeste;
  • on ajoute dans le 3° à la notion de réservoirs biologiques (elle-même déjà très floue dans la pratique) la notion de connexion latérale à des frayères ou des annexes hydrauliques;
  • on intègre dans le 4° la notion de vitesse à la définition de la modification de l'hydrologie d'un cours d'eau, or par définition cette vitesse change toujours au droit d'un ouvrage, même de très petite dimension;
  • on élargit ce 4° à tout cours d'eau et non pas aux seuls réservoirs biologiques;
  • on crée un II dans lequel non seulement la construction d'un ouvrage est concernée, mais aussi désormais la réfection d'un ouvrage existant;
  • on reconduit dans ce processus les éléments déjà problématiques de la définition existante (par exemple, comment allons-nous nous accorder pour définir ce que serait un "bon déroulement" de limons, sables, graviers dans une rivière? Est-ce l'arbitraire interprétatif de l'agent instructeur qui va le définir? Ou alors l'Etat va-t-il publier un guide détaillé des volumes de sédiments transitant normalement au-dessus de chaque ouvrage ou dans chaque vanne, cela sur chaque rivière?)

La philosophie de cette démarche est donc déplorable : au lieu de dire clairement soit que l'on interdit tout nouvel ouvrage sur certaines rivières de haut intérêt écologique (ce qui peut se concevoir dans le cadre d'une réforme motivée de la loi), soit qu'on les autorise avec des mesures balisées (une passe à poissons, une vanne de dégravage), le ministère s'engage dans une casuistique obscure, qui fait manifestement tout pour décourager les initiatives mais sans le reconnaître expressément.

Quoiqu'il en soit, cette mesure d'expansion normative est évidemment de nature à augmenter la complexité des dossiers des porteurs de projet d'ouvrage hydrauliques, de même qu'elle aboutira à multiplier les conflits d'interprétation (déjà fort nombreux) entre l'administration, les usagers et les riverains.

Source : Décret n° 2019-827 du 3 août 2019 modifiant diverses dispositions du code de l'environnement relatives à la notion d'obstacle à la continuité écologique et au débit à laisser à l'aval des ouvrages en rivière

05/08/2019

Genèse de la continuité des rivières en France (3) : la loi de 2006

La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a introduit en droit français la notion de "continuité écologique", en particulier la continuité en long sur des rivières classées à cette fin pour assurer la circulation des poissons et le transit des sédiments. L'examen des discussions autour du texte de loi montre que les parlementaires n'avaient nulle volonté de détruire en masse des barrages, chaussées et digues afin d'engager une hypothétique "renaturation" des rivières. La loi vise simplement à gérer, le cas échéant équiper des ouvrages, cela sur des grands axes migrateurs. La conflictualité de la continuité en long naîtra quelques années plus tard d'une dérive antidémocratique au terme de laquelle des fonctionnaires non élus –l'administration centrale de l'eau et de la biodiversité, ses représentants en agences de l'eau, les experts de l'Onema (devenu OFB), les programmateurs d'établissements territoriaux de bassin – décident d'ajouter des dispositions absentes de la loi, notamment l'incitation administrative et la prime financière à la destruction des ouvrages pour un retour à une "naturalité" assez fantasmatique de la rivière. Cette trahison du texte et de l'esprit de la loi de 2006 a aussi révélé les jeux de pouvoir au sein de la puissance publique, montré l'influence de certains lobbies au ministère de l'écologie et alimenté la rupture de confiance des citoyens vis-à-vis des décideurs centraux, perceptible de manière diffuse dans tout le pays et sur de nombreux sujets. Nous ne sommes pas sortis aujourd'hui de cette défiance, faute d'un ré-équilibrage des pouvoirs, d'une transparence des décisions, d'une réelle concertation démocratique et d'une redéfinition de la doctrine publique des rivières.


Le vote de la loi sur l'eau de 2006 a installé la "continuité écologique" dans le droit français. Comme nous l'avions montré, cette introduction s'est faite dans la trajectoire des lois de 1865 et de 1984, qui concernaient avant tout certaines espèces spécialisées de poissons, dont celles prisées par une fraction des pêcheurs de loisir (salmonidés) aux lobbies très actifs auprès des services de l'Etat. Une autre sensibilité de la société, écologiste (au sens idéologique et non scientifique), s'opposait aussi aux barrages et à la poursuite de l'artificialisation des rivières, notamment à la suite des combats de Loire Vivante dans les années 1980. Enfin la directive cadre européenne sur l'eau de 2000, transposée en droit français en 2004, avait introduit dans ses annexes la notion de "continuité de la rivière": il est très exagéré de dire que la DCE 2000 accorde une grande importance à ce sujet, d'autant que cette continuité a quatre dimensions (longitudinale, latérale, verticale, temporelle) et qu'elle ne se réduit pas au problème des poissons migrateurs, mais le thème était dans l'air au début des années 2000.

Il est intéressant de se pencher dans les archives du vote de cette loi de 2006, en particulier les dispositions de continuité écologique (création de l'article L 214-17 code de l'environnement)

Aménager des ouvrages pour protéger certains grands axes de poissons migrateurs: le projet de loi de 2005 est réaliste
La présentation du projet de loi n° 240, déposé le 10 mars 2005 pour sa première lecture au Sénat, énonce ainsi :
"L'article 4 [codifiant le L 214-17 CE] a pour objet de faciliter le «décloisonnement» écologique des cours d'eau. Il réforme les procédures de classement des rivières réservées au titre des poissons migrateurs avec pour objectifs majeurs : la préservation des cours d'eau quasi-naturels qui constituent une référence du très bon état des eaux et la protection des grands axes migrateurs tels que Loire, Dordogne, Garonne, Gave de Pau...
Il instaure une procédure unique de classement des cours d'eau au titre du cloisonnement écologique inscrite au code de l'environnement, et abroge l'alinéa correspondant de l'article 2 de la loi de 1919 ; cette nouvelle procédure a pour conséquence l'interdiction de nouveaux ouvrages et l'aménagement des règles de gestion des ouvrages existants.
Les classements existants à l'échelle des bassins seront réexaminés de façon à renforcer la cohérence du dispositif, notamment pour respecter les exigences de la directive cadre en matière de continuité biologique et de «bon état». L'ensemble des activités susceptibles d'avoir des impacts sur la morphologie et le régime hydraulique des cours d'eau devront être prises en compte.
La procédure de classement définie par décret en Conseil d'État prévoira une large concertation, notamment avec les organismes représentatifs de la pêche et les gestionnaires des ouvrages concernés."
On voit donc que :
  • c'est la "protection des grands axes migrateurs" qui est visée, et non la renaturation complète de dizaines de milliers de km de cours d'eau fort éloignés de ces axes,
  • un "aménagement des règles de gestion" est envisagé afin d'assister les grands migrateurs, certainement pas une destruction du patrimoine hydraulique du pays,
  • une "large concertation" devait associer les gestionnaires des ouvrages, ce qui ne fut jamais le cas pour l'immense majorité d'entre eux (les industriels de l'hydro-électricité ne représentent qu'une petite partie des ouvrages en rivière).
Ce projet de loi rappelle la première formulation du texte (qui sera modifiée par l'examen parlementaire) :
"Art. L. 214-17. I. - Aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages constituant un obstacle à la continuité écologique des cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux qui sont en très bon état écologique ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire. La continuité écologique est caractérisée par un transport suffisant des sédiments et par la circulation des espèces vivantes.
« Le renouvellement de la concession ou de l'autorisation des ouvrages existants, régulièrement installés sur ces cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux est subordonné à des prescriptions permettant d'assurer le très bon état écologique des eaux ou la protection des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée.
« II. - Les ouvrages situés sur des cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer un transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs sont gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés selon des règles définies avec l'autorité administrative."
Les ouvrages en liste 2 (obligation de continuité) devront être "gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés" dans l'esprit du législateur, mais en aucun cas détruits ni même systématiquement équipés de passes à poissons ou autres dispositifs.

La formulation définitive de la loi votée en décembre 2006 demandera "une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."

Députés et sénateurs ne souhaitaient en rien détruire les ouvrages, mais les gérer ou les équiper sans nuire au développement de l'hydro-électricité
Le rapport n° 271 déposé le 30 mars 2005 par Bruno Sido, au titre de la commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire, exprime le point de vue des sénateurs.

On y lit notamment :
"les ouvrages situés sur les cours d'eau sur lesquels il est nécessaire d'assurer un transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs devront être gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés selon des règles définies avec l'autorité administrative. Dans la pratique, cela signifie que les ouvrages hydrauliques situés sur ces cours d'eau devront comporter des dispositifs d'ouverture (des vannes de fond par exemple) afin de laisser passer les sédiments à des intervalles réguliers.
(...) Les préjudices liés à cette réforme ne pourront donner lieu à indemnisation que dans la mesure où les nouvelles obligations feraient peser sur l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général qu'elles poursuivent.
Votre rapporteur note que ces nouvelles dispositions permettront de rationaliser les classements existants en les faisant établir à une échelle plus pertinente, celle de l'unité hydrographique. Elles autoriseront ainsi le déclassement de cours d'eau pour lesquels l'application de ces critères ne présentait que peu d'intérêt et renforceront la protection des cours d'eau en bon état écologique."
Les sénateurs actent l'esprit de la loi et parlent d'ouverture de vannes, tout en rappelant que l'indemnisation des charges créées sera nécessaire si la dépense est exorbitante pour le maître d'ouvrage. Il est aussi souligné que la loi permet de déclasser des rivières classées suite à la loi pêche de 1984, dont l'application avait été dans l'ensemble un échec (déjà en raison des coûts des passes à poissons).

Le rapport n° 3070 déposé le 3 mai 2006 par André Flajolet (Assemblée nationale) commente à son tour le projet de loi amendé par les sénateurs après première lecture. Ce rapport ne mentionne pas la continuité écologique dans ses attendus généraux (elle est donc secondaire pour les parlementaires) : "Il semble en outre nécessaire de distinguer trois moyens de répondre aux besoins en eau dans notre pays : la protection qualitative de la ressource, qui vise à éviter qu'une pollution des eaux disponibles ne les rende impropres à la consommation, un développement quantitatif de la ressource, qui doit permettre de rendre disponible une quantité de masse d'eau présente dans la nature, et enfin le renforcement de l'épuration des eaux usées."

On y lit notamment :
"L'article 4 concerne deux problématiques distinctes, celle du classement des cours d'eau, et celle du débit réservé. Il vise tout d'abord à réviser les critères de classement des cours d'eau, en prévoyant que sur un certain nombre de cours d'eau, aucune autorisation ou concession ne pourra être accordée à des ouvrages nouveaux ci ceux-ci compromettent la continuité écologique dans le cours d'eau. Il précise également que sur d'autres cours d'eau, les ouvrages devront être gérés et équipés selon des règles établies par l'autorité administrative, afin de garantir le transport des sédiments et la circulation des poissons migrateurs amphihalins. S'agissant du débit réservé, débit minimal maintenu dans la rivière et mesuré au droit de l'ouvrage, le projet de loi réaffirme les objectifs affichés dans la loi sur l'eau de 1992, afin de garantir le respect des objectifs de la directive cadre sur l'eau. Le Sénat a profondément modifié cet article afin d'en atténuer les effets potentiellement négatifs sur le développement de l'hydroélectricité. En ce qui concerne le classement des cours d'eau, les critères retenus ont été affinés, afin de ne pas «geler», par l'application de règles trop générales, l'implantation d'ouvrages, ou de ne pas alourdir de manière trop importante les obligations pesant sur ces ouvrages. En ce qui concerne le débit réservé, le Sénat a souhaité prendre en compte la contribution essentielle de certains ouvrages à la production d'hydroélectricité pour prévoir des règles plus souples susceptibles de garantir la capacité de modulation immédiate de l'offre électrique à laquelle ils concourent."
Donc là encore, les députés actent de la nécessité de gérer ou d'équiper des ouvrages en ayant soin de pas geler l'hydro-électricité et ne pas alourdir la gestion des ouvrages.



L'incroyable dérive de l'administration et des lobbies: un plan de destruction systématique des ouvrages se met en place en 2009
Par la suite, à l'encontre de l'esprit et du texte de la loi, l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité a transformé cette "continuité écologique" en une véritable machine de guerre pour détruire les ouvrages hydrauliques :
  • plan d'actions pour la restauration de la continuité écologique des cours d'eau (Parce) en 2009, avec introduction arbitraire de la notion de "dénaturation des cours d’eau" et désignation de l'ouvrage en rivière comme problème en soi (donc à éliminer si possible), 
  • classement de 2011-2012  aboutissant à l'obligation de traiter plus de 20 000 ouvrages en 5 ans seulement, très loin de l'esprit initial des "grands axes migrateurs" puisque les têtes de bassin versant se retrouvent massivement classées en liste 2 malgré l'absence de grands migrateurs et aucune pression d'extinction connue sur les truites communes,
  • circulaire d'application du classement de 2013 indiquant que  "la mesure préférable à prendre, quand elle est techniquement possible, est la suppression de l’obstacle par réalisation de brèches, ouverture, arasement, dérasement complet de l’ouvrage lui-même",
  • les 9e puis 10e programmes d'intervention des agences de l'eau (définis par des fonctionnaires répondant de la tutelle du ministère de l'écologie) donnent la prime financière à l'effacement d'ouvrages hydrauliques, certaines agences (comme Seine-Normandie) allant même jusqu'à refuser toute aide publique à une autre solution si l'ouvrage n'est pas "structurant" (soit en fait un ouvrage public dans la majeure partie des cas),
  • multiplication des complexités administratives et des coûts économiques pour entraver au maximum la relance hydro-électrique des ouvrages (décret de juillet 2014 créant le "porté à connaissance" des fondés en titre au préfet, arrêté de septembre 2015 imposant des contraintes hors-sol au pétitionnaire), cela afin de converger vers la disparition du site comme solution la plus "sage" pour le propriétaire privé ou communal.
Le contraste avec les échanges parlementaires de  2006 est saisissant : l'administration de l'eau et de la biodiversité a totalement ignoré le texte et l'esprit de la loi en donnant la prime à la démolition plutôt qu'à la gestion, en alourdissant au maximum les contraintes du gestionnaire et en décourageant partout l'hydro-électricité.

Il importe de bien comprendre que tous ces actes réglementaires ou programmatiques ultérieurs à la loi de 2006 relèvent du choix idéologique d'une administration non élue: c'est une dérive antidémocratique permise par le pouvoir exorbitant dont jouissent le gouvernement et l'administration centrale d'Etat en France, au point de réécrire à leur convenance le sens des lois, comme on l'observe très précisément ici dans le cas (non isolé) de la continuité.

Face à cette idéologie de la destruction sortie du chapeau des fonctionnaires de l'eau, la réponse des propriétaires et riverains a été (logiquement) la multiplication des conflits et contentieux. Un grand nombre d'associations et de collectifs ont d'ailleurs émergé dans cette phase 2009-2013 (c'est le cas pour Hydrauxois), de sorte qu'un effet paradoxal des dérives administratives a été un regain d'intérêt pour les ouvrages en rivière dont la disparition était espérée par certains.

Outre des audits administratifs du CGEDD en 2012 et en 2017 ayant critiqué la mise en oeuvre de la loi de 2006 par les gouvernements successifs, les parlementaires ont déjà été obligés de recadrer l'action du ministère de l'écologie dans des lois en 2015 (loi rappelant le soutien d'étiage, l'usage de la ressource et la protection du patrimoine comme entrant dans la gestion durable de l'eau, créant un délai supplémentaire de 5 ans) et en 2017 (loi exemptant les ouvrages producteurs, protégeant le patrimoine). En décembre 2015, face à des interpellations permanentes de députés et sénateurs indignés par la destruction d'ouvrages dans leurs circonscriptions, Ségolène Royal écrit aux préfets de France pour leur demander de suspendre tout effacement contesté.

L'administration française doit changer sa doctrine des ouvrages hydrauliques et cesser ses abus de pouvoir
En 2018, la gouvernement a adopté un plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique qui reste tout à fait insatisfaisant, puisque l'administration centrale d'Etat prétend y avaliser son idéologie de renaturation des rivières, se contentant en réalité de prioriser les moyens de l'Etat et des agences de l'eau sur des ouvrages à la priorité arbitrairement définie par elle. Ces manières ne sont pas acceptables tant elles sont loin des analyses de blocage faites depuis 2009, et elles ne sont logiquement pas acceptées par les associations mobilisées sur le sujet. Nicolas Hulot puis François de Rugy avaient espéré "blanchir" leur administration au bénéfice de l'alternance de 2017 et couvrir les critiques de fond des parlementaires comme celles des audits administratifs: ce sera encore un échec, Elisabeth Borne héritant d'un dossier qui n'est pas apaisé du tout.

La continuité écologique ne sera apaisée que dans le respect de la loi de 2006, et de l'ensemble des dispositions sur l'eau :
  • les ouvrages hydrauliques légalement installés sont légitimes et l'incitation à leur destruction relève de l'abus de pouvoir (sauf exceptions prévues par la loi); 
  • la continuité écologique doit d'abord se concentrer sur des axes à grands migrateurs, sans prétendre reprofiler des dizaines de milliers de kilomètres de rivières ; 
  • les ouvrages concourent de diverses manières à la gestion équilibrée et durable de l'eau (valorisation de la ressource, soutien d'étiage, recharge de nappe, atténuation de crue, patrimoine culturel, agrément paysager, énergie bas carbone, création de zones humides, épuration de certains intrants); 
  • leur impact sur certains poissons spécialisés ou sur le transit local de sédiments doit être corrigé de manière proportionnée à l'enjeu, à condition que cet enjeu soit déjà objectivé et qu'il réponde à un intérêt général (non pas simplement varier des densités locales d'espèces, mais protéger des espèces clairement menacées sans mettre d'autres en danger); 
  • la politique publique doit élargir sa réflexion au-delà des enjeux purement halieutiques des siècles passés et prendre en compte la biodiversité réelle des sites (peu importe leur origine naturelle ou artificielle), sans se limiter aux poissons et sans verser dans une idéologie de la renaturation dont les attendus sont douteux, les coûts élevés et les résultats incertains. 
Députés et sénateurs auront très probablement à légiférer de nouveau sur l'eau dans les années à venir. Le mouvement des ouvrages hydrauliques - que ce soit des barrages, des moulins, des étangs, des plans d'eau, des retenues et canaux d'irrigation, des éléments du patrimoine rural - doit non seulement les informer des enjeux des rivières, mais aussi penser l'avenir des ouvrages à la lumière de la protection des biens communs que sont l'eau, le climat, le vivant, le paysage et le patrimoine. Une réflexion des parlementaires sur la responsabilisation et la représentation des ouvrages de particuliers (majoritaires) ainsi que sur leur intégration dans les délibérations sur la vie des rivières serait bénéfique.

Illustration : peu après le classement des rivières, destruction de la chaussée du moulin de La Motte sur l'Ellé (2013), par l'action coordonnée du lobby des pêcheurs de salmonidés et de leurs comparses au sein de l'ancien conseil supérieur de la pêche (l'Onema, devenu AFB puis OFB), avec la tolérance de la DDT-M et l'argent public de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, cela au nom de mesures de destruction jamais envisagées dans la loi de 2006. Ces images désolantes se sont multipliées et ont nourri la colère face aux abus de pouvoir de lobbies à agrément public (comme les fédérations de pêcheurs) et d'administrations, avec le constat d'une violence institutionnelle et d'une dépossession brutale de la capacité des riverains à décider de leur cadre de vie. Aucune continuité ne sera "apaisée" sans dénonciation explicite de telles pratiques, sans reconnaissance de la légitimité de principe de tous les ouvrages autorisés et sans association étroite des riverains aux choix sur les rivières.

A lire également
Genèse de la continuité des rivières en France (1) : la loi de 1865
Genèse de la continuité des rivières en France (2) : la loi de 1984

03/08/2019

Une pêche aux aloses au pied du moulin, en 1835

Les moulins du début du XIXe siècle n'empêchaient pas l'alose feinte du bassin rhodannien de suivre son cycle de vie entre la mer et les fleuves. Le peintre Garneray a immortalisé une belle scène de pêche au pied d'un moulin de l'Hérault, en 1835. A l'époque, l'alose feinte remontait jusqu'en Bourgogne.

(Cliquer pour agrandir)

Ambroise Louis Garneray (1783-1857) fut corsaire, peintre, dessinateur, graveur et écrivain. On lui doit des peintures de marine, mais aussi toute une série de "pêche" dont cette pêche aux aloses, huile sur toile de 1835. Un catalogue d'époque dit que cette vue est "prise en amont de la ville d'Agde sur la rive gauche de l'Hérault". Il pourrait s'agit du moulin des évêques, bâti en 1175 et ayant connu de multiples ré-aménagements jusqu'à nos jours (voir Nepipvoda 2018). La toile montre une dizaine de pêcheurs qui ont étendu filets et nasses à l'exutoire d'un moulin à deux roues. D'autres s'affairent sur la chaussée empierrée à blocs grossiers du moulin. L'espèce concernée serait l'alose feinte du Rhône (Alosa Fallax rhodanensis), une sous-espèce d’Alosa fallax. Endémique au bassin méditerranéen, elle vit en mer et remonte dans les cours d’eau pour se reproduire. Elle parcourait à l'origine l'axe rhodanien jusqu'au lac du Bourget et au bassin Saône-Doubs (voir Lebel et al 2001), où elle est encore documentée en première partie de XXe siècle. Les grands barrages du Rhône ont par la suite limité sa répartition aux portions aval des fleuves côtiers.

Merci à Christian Lévêque qui nous a signalé lors des rencontres estivales de l'association cette belle oeuvre, que l'on peut voir reproduite avec d'autres dans son livre sur la mémoire des fleuves et des rivières.