24/07/2020

Les agences de l'eau planifient en coulisses la destruction "apaisée" des moulins, canaux, étangs et plans d'eau jusqu'en 2027 !

Après le décret scélérat du ministre de l'écologie faisant de la destruction des ouvrages et de leurs milieux une simple formalité de déclaration, les projets de SDAGE 2022-2027 en cours d'élaboration montrent que l'administration de l'eau et de la biodiversité entend donner la prime financière et règlementaire à l'effacement jusqu'en 2027. En inscrivant ainsi la préférence à la destruction des ouvrages dans les SDAGE s'imposant à échelle de tout le bassin, les syndicats de rivière et les collectivités GEMAPI auront ensuite un ordre clair : vous recevrez de l'argent si vous cassez tout, sinon il faudra chercher des moyens... qui n'existent généralement pas, puisque les agences de l'eau sont premiers payeurs des chantiers sur l'eau par les taxes des citoyens. Nous appelons à nouveau les représentants nationaux des moulins et riverains participant à la comédie de la continuité écologique "apaisée" à en tirer les conclusions : l'administration n'a rien changé de ses doubles discours et de ses manipulations, elle entend exercer sa pression maximale pour casser les ouvrages, faire disparaître leurs milieux, marginaliser leurs usages. C'est une aberration à l'aune des enjeux des transitions écologique, climatique et énergétique en cours. Les fédérations de moulins et de riverains veulent-elles être complices de ce scandale quand les pelleteuses viendront tout détruire? Il est temps de changer de ton et de méthode, car les associations et collectifs de terrain ne peuvent se retrouver seuls face au rouleau compresseur. 



L'argent des citoyens servira-t-il encore demain à détruire des moulins, étangs, canaux, barrages et plans d'eau? On s'y dirige pour les plus grands bassins hydrographiques du pays, à travers les choix de coulisses s'opérant en ce moment même dans les agences de l'eau.

Ces agences de l'eau sont en effet en train de discuter les schémas directeurs d'aménagement et de gestion de l'eau (SDAGE) sur la période 2022-2027. Les SDAGE sont des programmes quinquennaux essentiels dans la gestion de l'eau puisque :

  • ils prennent la forme d'un arrêté préfectoral de bassin opposable, faisant la pluie et le beau temps sur les projets recevables ou non (dimension normative des SDAGE),
  • ils distribuent la manne des taxes de l'eau (2 milliards € par an) en choisissant ce qu'ils financent ou non au nom de l'intérêt général (dimension économique des SDAGE).

En clair, si un SDAGE appelle à l'effacement prioritaire des ouvrages, il sera très difficile pour les acteurs d'avoir d'autres options à portée de financement pendant 5 ans.

Aujourd'hui, les moulins, les étangs, les protecteurs du patrimoine historique et paysager, les riverains sont exclus des comités de bassin des agences de l'eau, comme de leurs commissions techniques. Notre association a demandé à participer à la préparation des textes du SDAGE Seine-Normandie relatifs aux ouvrages : on nous a opposé une fin de non-recevoir. Le comité de bassin, nommé par le préfet et non élu, agit actuellement comme une chambre d'enregistrement de lobbies puissants et d'élus dociles, non représentative de la société et des acteurs de chaque rivière. C'est un déni massif de démocratie. On adopte des normes et on distribue l'argent public sans discuter avec ceux qui en subissent les conséquences, sans contrôler les choix par l'élection de ceux qui choisissent.

Nous avons réussi à obtenir des versions en cours de discussions des projets de SDAGE sur 3 bassins. Ces projets sont rédigés par les représentants de l'Etat et de l'administration au sein des agences de l'eau, donc placés sous tutelle du ministère de l'écologie ayant promis une "politique apaisée de continuité écologique".

Or, il n'en est rien, les textes analysés sur les bassins Seine-Normandie, Loire-Bretagne et Rhin-Meuse sont toujours médiocres au plan de l'intégration des conclusions de la recherche, et surtout orientés résolument vers la destruction des ouvrages :

  • aucun de ces SDAGE n'intègre des connaissances scientifiques récentes ayant montré la valeur des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux, ainsi que l'urgence à entendre les avis de la société sur la rivière de demain,
  • aucun de ces SDAGE ne développe de modèle d'hydro-écologie quantitative permettant de mesurer le poids réel de chacun des facteurs faisant varier l'état des eaux (pollution, morphologie etc.),
  • aucun de ces SDAGE n'exige de véritables grilles multi-critères permettant d'intégrer toutes les dimensions de l'eau et des ouvrages, en conformité au droit et à la connaissance scientifique actualisée,
  • trois SDAGE au moins, sur les plus grands linéaires hydrographiques du pays, appellent à l'effacement prioritaire des ouvrages, seule option qui reçoit le financement maximal de 80-90%.

Le scandale continue donc à l'identique : le "cas par cas" mis en avant par le plan de continuité apaisée n'est pas respecté, le choix a priori est d'effacer, cela vu d'un bureau et sans rien savoir de chaque ouvrage concerné par cette priorité. Les fonctionnaires doctrinaires de ces agences de l'eau persistent dans un programme de destruction massive et de chantage financier en faveur de cette seule solution solvabilisée par une subvention maximale.

Projet de SDAGE Seine-Normandie
Les maîtres d’ouvrage d’opération de restauration de la continuité écologique, de manière à atteindre les objectifs de réduction du taux d’étagement et de gain de linéaire accessible, s’attachent à privilégier les solutions, dans l’ordre de priorité suivant : - l’effacement, notamment pour les ouvrages transversaux abandonnés ou sans usages avérés ; - l’arasement partiel d’ouvrage et l’aménagement d’ouvertures, de petits seuils de substitution franchissables par conception
Projet de SDAGE Loire-Bretagne
La solution d’effacement total des ouvrages transversaux est, dans la plupart des cas, la plus efficace et la plus durable, car elle garantit la transparence migratoire pour toutes les espèces, la pérennité des résultats, ainsi que la récupération d’habitats fonctionnels et d’écoulements libres ; elle doit donc être privilégiée. 
Projet de SDAGE Rhin-Meuse
Préconiser, lorsque cela est possible, un abaissement, voire un effacement complet des ouvrages (barrages, seuils, digues, protections de berges, etc.) existants en zone de mobilité, assorti d’une étude des effets directs et indirects des actions envisagées sur le cours d’eau et sur son bassin versant.
Par ailleurs, plusieurs agences de l'eau prévoient d'adopter des indicateurs dénués de bases scientifiques sérieuses, comme le taux d'étagement ou le taux de fractionnement.




Nous en tirons deux conclusions.

- Les experts administratifs des agences de bassin agissent désormais explicitement comme des fonctionnaires militants n'en faisant qu'à leur tête et manipulant les normes en absence de toute légitimité démocratique à le faire, cela alors que la loi française n'a jamais envisagé l'effacement des ouvrages, mais leur gestion, entretien et équipement. On pouvait encore dans les années 2000 plaider l'ignorance et la bonne foi. Mais en 2020, après une décennie de contestations, d'échanges, d'envois d'argumentaires, d'intervention de scientifiques, de protestations des parlementaires, de réformes de la loi indiquant que les ouvrages ont de la valeur, de contentieux devant les tribunaux, il faut en tirer la conclusion qui s'impose : une fraction de l'appareil administratif poursuit un agenda purement idéologique sur cette question des ouvrages en rivière, en parfait mépris des citoyens concernés par le sujet et des lanceurs d'alerte. Nous en tirerons pour notre part les conséquences sur la manière dont il faudra demain désigner et traiter cette fraction militante des agences de l'eau si les arbitrages ne changent pas.

- Les acteurs nationaux des moulins et riverains ayant participé au processus de continuité dite "apaisée" (FFAM, FMDF, ARF) sont eux aussi appelés à tirer les conséquences des manipulations et doubles discours de l'Etat (car ce sont bien les représentants de l'Etat au sein des agences qui préparent les textes). La direction de l'eau et de la biodiversité fait toujours la même chose depuis 10 ans : considérer les représentants des ouvrages comme négligeables par rapport aux lobbies formant la clientèle de la direction centrale du ministère (DEB), enterrer les rapports d'audit qui la gênent (CGEDD 2012, CGEDD 2016), ignorer les interpellations innombrables des parlementaires, contourner les évolutions de la loi, ne pas un changer un iota du dogme central, à savoir que le bon ouvrage est l'ouvrage qui n'existe plus. Les acteurs nationaux des moulins et riverains doivent choisir : soit on défend les ouvrages, ce qui demande une dénonciation de l'abus de pouvoir permanent de l'administration de l'eau sur ce thème, soit on négocie leur destruction avec l'Etat, ce qui poserait évidemment question sur la raison d'être et la représentativité de ces acteurs.

La coordination nationale Eaux & rivières humaines engage pour sa part une saisine des préfets de bassin et des directions d'agences pour demander le retrait de ces mesures scandaleuses de prime à la destruction, en attendant la saisine du juge si cette demande n'est pas suivie d'effets. Et elle prépare chacune de ses associations à l'engagement de futurs contentieux de terrain contre les représentants de ces agences — qui ne seront évidemment pas les bienvenus au bord des biefs, retenues et plans d'eau s'ils y apportent encore un message de prime à la destruction.

L'association Hydrauxois a toujours respecté les autres acteurs des rivières aménagées, toujours souhaité (et participé à) des démarches unitaires et transversales comme celle de l'appel au moratoire sur les destructions d'ouvrages, entre 2015 et 2017. Nous arrivons à un tournant : si le décret scélérat du 30 juin 2020 n'est pas annulé (et ne fait pas l'objet d'une stratégie de réponse judiciaire sur le terrain en cas d'échec de l'annulation au conseil d'Etat), si ces projets de SDAGE passent dans leur état actuel, alors le rouleau compresseur de l'Etat effacera ouvrage par ouvrage le patrimoine hydraulique français, avec leurs services sociaux et écosystémiques associés. Nous ne serons jamais les complices de cette infamie, nous y résisterons aussi longtemps que nous en aurons l'énergie et les moyens, nous défendrons les cadres de vie menacés aux cotés de leurs riverains. Nous appelons chaque acteur à prendre la mesure de ses responsabilités, en particulier ceux qui prétendent à une représentation nationale de ces ouvrages menacés partout, et hélas déjà détruits sur de nombreuses rivières martyres qui ont été livrées aux casseurs.

Nous avons déjà exposé les besoins, auxquels nous essayons de répondre dans la limite de notre bénévolat et des dons de nos adhérents : informer en permanence les parlementaires des enjeux et des dérives en cours, exprimer une tolérance zéro au plan juridique et organiser des contentieux sur les textes ou chantiers ne respectant pas la loi, offrir des aides juridiques standardisées à chaque ouvrage objet de chantage et d'abus de pouvoir, interpeller régulièrement des préfets de département et de bassin, exiger de participer aux choix techniques des agences sur les ouvrages... ce travail est-il fait par les acteurs nationaux, oui ou non?

22/07/2020

Un dossier de 100 références scientifiques pour faire connaître et protéger les ouvrages hydrauliques et leurs milieux

Un dossier complet de 8 chapitres thématiques et 100 références scientifiques avec citation des chercheurs vient d'être publié par la coordination nationale Eaux & rivières humaines. Ce travail démontre que la politique de destruction des ouvrages hydrauliques en France - plus largement la restauration écologique - a été légitimée par une expertise ayant écarté et ignoré un grand nombre de travaux de recherche. La technocratie de l'eau, de la pêche et de la biodiversité ne repose pas sur "le savoir", comme elle le prétend, mais sur une sélection de certains savoirs visant à conforter l'idéologie publique du moment, et abonder quelques-unes de ses clientèles. Ce document d'information libre d'usage doit être téléchargé par les propriétaires, les riverains et les associations, pour être diffusé massivement aux élus locaux ou nationaux, aux techniciens de bureaux d'études et de syndicats de rivières, aux agents OFB et fédérations de pêche, aux autorités administratives. Nous devons exiger désormais des expertises des ouvrages et des rivières menées selon les angles de toutes les disciplines de la recherche, sur tous les paramètres pertinents.


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Extrait de l'introduction.

100 travaux récents de la recherche française et européenne sur les ouvrages hydrauliques, en particulier les petits ouvrages, sur la restauration écologique des rivières et sur les nouveaux écosystèmes de nos bassins versants.

On entend ici par ouvrage hydraulique les seuils, déversoirs, vannages, barrages, digues qui modifient l’écoulement et la rétention de l’eau. Ces ouvrages définissent des milieux en eau : mares, étangs, petits plans d’eau, retenues, lacs, rigoles, biefs, canaux. Ils peuvent être associés à des zones humides annexes, notamment en raison des remontées locales de nappes ou des débordements intermittents.

La recherche scientifique française et européenne est active sur ces ouvrages, même si les petits ouvrages (privilégiés dans cette revue) sont encore peu analysés par rapport aux grands barrages. Cette recherche concerne l’hydrologie, l’écologie, la limnologie, la biologie. Mais aussi les sciences sociales et humaines de l’eau et de la restauration écologique. Les chercheurs comme les experts ne se fondent pas forcément sur les mêmes paradigmes pour juger des rivières et de leurs aménagements: l’enjeu est multidisciplinaire.

Les conclusions de cette recherche montrent la diversité et la complexité des analyses de la rivière aménagée. Nous l’exposons par une sélection d’une centaine de publications scientifiques parues dans la décennie écoulée.

Les travaux de recherche recensés dans ce dossier démontrent les points suivants :

  • Les milieux créés par les ouvrages hébergent de la biodiversité.
  • La biodiversité des bassins versants évolue depuis des millénaires sous influence humaine, dans le cadre d’une « socio-nature », rendant illusoire la définition administrative d’un « état de référence ».
  • Les ouvrages anciens et de petites dimensions ont souvent des impacts faibles à nuls sur le transit des sédiments ou la circulation des poissons grands migrateurs.
  • Les ouvrages, en particulier les chaines d’ouvrages de type moulins et étangs, assurent une retenue d’eau sur les bassins (surface, nappe), leur disparition altérant ce service environnemental.
  • Les pollutions et les usages des sols du bassin versant ont des effets beaucoup plus marqués sur la dégradation de l’eau que la morphologie du lit.
  • Au sein de la morphologie, les densités de barrages ont des effets faibles à nuls sur la qualité de l’eau et des milieux, voire un certain nombre d’effets positifs mesurés dans divers travaux (dépollution et hausse de biodiversité bêta du bassin en particulier).
  • La restauration écologique, et en particulier morphologique, des rivières est confrontée à des résultats incertains, parfois des échecs.
  • Les effacements d’ouvrages hydrauliques ont parfois des effets négatifs avérés : incision des lits, pertes de milieux (zones humides, ripisylves), pollutions, disparition d’aménités culturelles.
  • Les politiques de rivières sont en déficit de reconnaissance des aspirations des citoyens et des dimensions multiples de l’eau, avec certaines expertises qui ont des biais manifestes mais sont mises en avant sans débat par les gestionnaires.
  • Les résultats en écologie aquatique sont contextes-dépendants (contingents) et cela interdit de faire des prescriptions généralistes sur les ouvrages et leurs milieux, le cas par cas (vue intégrée par site, par rivière, par bassin) étant une absolue nécessité pour ne pas engager des résultats négatifs.

Ces conclusions exigent donc une redéfinition de certains choix publics sur l’eau en France, en particulier ceux de la continuité écologique en long et de la politique préférentielle de destruction des ouvrages hydrauliques.

Certaines prescriptions de cette politique sur de grands bassins hydrographiques vont avoir des effets négatifs sur la biodiversité, sur la ressource en eau, sur l’adaptation au changement climatique. En outre, elles ignorent la dimension sociale et démocratique des choix sur les rivières aménagées, comme la nécessaire confrontation des expertises et des disciplines de recherche.

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A utiliser en complément
Voici quelques semaines, la CNERH a également édité un guide multi-critères d'instruction pour les opérations en rivière modifiant les ouvrages hydrauliques et leurs milieux. Ce guide, opposable aux préfectures, syndicats, fédérations de pêcheurs, bureaux d'études et autres acteurs, est complémentaire du dossier scientifique. La science a démontré divers intérêts écologiques, hydrologiques, culturels et sociétaux associés aux ouvrages hydrauliques, ainsi que divers problèmes pouvant faire suite à leur destruction: toute intervention sur ces ouvrages doit donc être étudiée sérieusement et complètement, non bâclée en copier-coller au profit d'une approche limitée à quelques enjeux. Outre les impératifs de connaissance non biaisée des milieux sur lesquels on intervient, il y a des enjeux de droit: les destructions de milieux, les dols par informations incomplètes ou les remises en cause des droits des tiers peuvent faire l'objet de plaintes. Allez à ce lien pour télécharger ce guide.

21/07/2020

Analyse critique du démantèlement des ouvrages hydrauliques en France et aux Etats-Unis (Drapier 2019)

La thèse de Ludovic Drapier compare les démantèlements d'ouvrages hydrauliques sur différents terrains situés en Normandie (Sélune dans la Manche, Orne) et sur la côte Est des États-Unis (Mousam dans le Maine, Musconetcong dans le New Jersey, Wood-Pawcatuck dans le Rhode Island). Ses analyses très intéressantes confirment des traits que nous avions relevés empiriquement dans la politique française de continuité écologique, ici mise en contraste avec les choix nord-américains : rapport fréquent de contrainte règlementaire sur des propriétaires isolés et peu de projets inclusifs à échelle des tronçons ou bassins, centrage sur l'écologie au sens naturaliste et indifférence relative aux attentes sociales, place prépondérante des usagers pêcheurs dans les choix sur la rivière. Il y a tous les ingrédients pour expliquer le déraillement d'une réforme qui a été conçue dans des cercles trop restreints du pouvoir administratif et de ses clientèles, puis a voulu s'imposer uniformément à des propriétaires et riverains ayant des visions bien plus diverses de leurs rivières, leurs patrimoines et leurs usages. 


Paysages de rivière aménagée, l'Orne, extrait de Drapier 2019, thèse citée.

Combinant des entretiens semi-directifs avec les porteurs des projets et des habitants, une enquête par questionnaires auprès des riverains, une synthèse de la littérature internationale consacrée au sujet, la méthodologie choisie par Ludovic Drapier rend compte de la diversité des points de vue autour de la rivière. Elle analyse aussi les rapports de pouvoir qui s'expriment dans la mise en oeuvre de la continuité écologique:
"— Comment la connaissance sur l’eau est-elle construite? Ce questionnement mène à une réflexion sur les rapports de pouvoir qui fondent les définitions de l’eau et la manière dont cette connaissance varie dans l’espace et dans le temps (cf. Linton (2010), Bouleau (2014) ou Fernandez (2014)) ;
— Comment l’eau internalise-t-elle les relations sociales, de pouvoir et la technologie ? L’objectif est de centrer l’attention sur les structures de pouvoir, les relations sociales et la manière dont ces éléments participent à la (re)production d’une certaine instance de l’eau."

Les sciences humaines et sociales de l'eau (géographie, political ecology) mobilisées dans l'approche de cette thèse s'intéressent notamment aux discours de légitimation des acteurs, qui avancent certaines informations, certaines expertises, certaines visions et certains ressentis pour bâtir des "modèles de rivière".



Exemple de "modèles de rivière" mis en évidence par l'étude, extrait de Drapier 2019, thèse citée. Cliquer pour agrandir.

Voici quelques extraits des conclusions des différents chapitres de la thèse (les intertitres sont de notre fait).

Des acteurs publics omniprésents, les pêcheurs en usagers privilégiés
"Le premier constat que l’on peut tirer est l’omniprésence des acteurs publics dans les projets, et ce dans les deux pays. Si cette représentation importante est cohérente en France au vue de l’instauration de la restauration de la continuité au cœur de la politique de gestion de l’eau, elle peut apparaître comme plus surprenante aux États-Unis. Pourtant, l’absence de législation contraignante sur ce sujet ne prévient pas la suppression d’un grand nombre d’ouvrages par des institutions publiques. Ces dernières s’appuient sur une grande diversité de textes réglementaires et de grandes orientations afin d’intervenir sur ces aspects.

Le deuxième point à souligner est la prépondérance de ce que nous avons qualifié de «monde de la pêche». En effet, dans les deux pays, les groupes en charge des pêcheurs ou de la ressource en poissons, occupent une place majeure dans les projets. En particulier, le poids de ces acteurs révèle les poissons migrateurs en tant qu’acteurs eux mêmes. Par leurs conditions biologiques de migrateurs, ils contraignent dans une certaine mesure leurs gestionnaires à développer des stratégies de restauration de leur habitats.

Enfin, si les acteurs publics jouent un rôle majeur, les États-Unis se démarquent par le rôle des associations du point de vue opérationnel, stratégique et politique. Elles mènent des actions de communication autour de la restauration de la continuité, ont développé une expertise technique à même de les positionner en tant que porteurs de projets ou simplement en appui, et travaillent également à faire évoluer la législation. Les associations françaises sont bien moins engagées et se reposent sur l’existence d’une réglementation pour que des projets aboutissent."

En France, une pression de la règlementation et un face-à-face avec le propriétaire isolé
"Tandis que les objectifs poursuivis et assumés sont les mêmes, la construction des projets renvoie elle à des logiques différentes. Bien qu’il ne faille pas tomber dans la caricature opposant une démarche top-down en France à une démarche bottom-up aux États-Unis, les cas d’études observés suggèrent des modèles opposés. Dans les deux pays, il existe une volonté nationale de restaurer la continuité des rivières. Cependant sa mise en œuvre locale fait appel à des processus profondément différents.

Les processus aboutissant à l’effacement des barrages en France contournent les outils territoriaux existants de gestion de l’eau. Cela conduit à une situation de négociation entre les porteurs de l’opération, qui s’inscrivent dans un projet d’envergure nationale, et le propriétaire de l’ouvrage. Cette base étroite dans la prise de décision ne permet pas de faire émerger des projets considérant les échelles en dehors du celle de chenal. De ce fait, le projet écologique ne peut réellement changer de dimension.

Outre-Atlantique, la réalisation du projet repose avant tout sur l’existence d’acteurs locaux à même de porter le projet autour desquels gravite une coalition de partenaires. Ce mode de fonctionnement découle de l’absence d’une réglementation précise gouvernant ces questions ainsi que de l’éclatement des sources de financement des opérations. Dans les deux cas, il y a eu, de la part du porteur du projet a, un effort important de publicisation du projet, notamment envers la communauté locale, même si l’intensité et les modalités de celle-ci peuvent varier en fonction des territoires et des acteurs en présence.

De l’analyse des cas non-conflictuels, nous proposons une lecture en termes de potentiels conflictuels. Dans la mesure où les projets français sont guidés par une réglementation contraignante, un rapport de force s’installe entre les propriétaires et les représentants de l’institution. Ce rapport, loin d’être équitable, est caractérisé par une domination, à la fois en termes juridiques et financiers, par les acteurs promouvant la restauration. Au contraire, l’absence de dispositions réglementaires tend davantage à la construction de projets par contractualisation entre l’ensemble des acteurs, y compris le propriétaire aux États-Unis. Le potentiel conflictuel semble plus important en Normandie au regard de la pression importante mise sur les propriétaires en ce qui concerne la mise en conformité de leurs ouvrages ainsi la difficulté d’inscrire le projet écologique dans un projet négocié par l’ensemble des acteurs du territoire. Le contexte nord-américain semble lui se caractériser par une prise en charge souvent concomitante des dimensions écologique et territoriale au sein des projets de démantèlement."

Une moindre prise en compte des avis des habitants en France
"Le sentiment d’avoir pu s’exprimer dans le cadre des projets est bien plus faible sur les trois cas normands qu’il ne l’est sur les sites américains. Malgré des singularités propres à chaque projet, l’analyse comparée des questionnaires renforce le constat d’une prise en compte  et d’une considération profondément différente des habitants dans le cadre des projets de démantèlement." 

Limiter les conflits en travaillant à la « connectivité sociale » des rivières
"L’enjeu de concerner les citoyens tient également à des considérations spatiales et ma- térielles : celles de l’accès à la rivière. En effet, le concernement ne peut qu’advenir qu’à la condition de l’établissement d’une relation régulière des citoyens aux cours d’eau. M. Kondolf et P. Pinto (2017) proposent la notion de connectivité sociale des rivières (« social connectivity ») afin d’appréhender les multiples dimensions (longitudinale, latérale, verti- cale) et modalités (visuelle, physique) par lesquelles les habitants entrent physiquement en interaction avec les rivières. Par exemple, sur la Vire, le chemin de halage qui longe le fleuve a été remobilisé en chemin de promenade dans le cadre de la promotion du tourisme vert, permettant alors aux promeneurs d’expérimenter cette continuité longitudinale (Germaine, 2017). Ironiquement, les projets de restauration de la continuité écologique sur le fleuve mettent directement en péril l’existence de cette connectivité sociale longitudinale dans la mesure où l’abaissement du niveau de l’eau suite à l’effacement de certains ouvrages viendrait mettre à mal la stabilité des berges et donc du sentier de promenade. D’ailleurs, les seuils constituent souvent également des espaces supports de développe- ment de la connectivité sociale des rivières. Sur l’Orne, les nombreux seuils qui existent encore servent de lieux de récréation et de détente pour les habitants ou les touristes de passage, et des aires de pique-nique ont été créés à proximité (figure 10.2). De la même manière outre-Atlantique, nombreux sont les témoignages d’utilisation des seuils comme espaces d’apprentissage de la baignade ou lieux de récréation pour les enfants (Fox et al., 2016). Il s’agit alors de tirer parti de ces configurations spatiales, et de ces usages parfois officieux, pour promouvoir une reconnexion des citoyens aux rivières au lieu de considérer les ouvrages uniquement au prisme de la continuité écologique."

Référence : Ludovic Drapier. Approche géographique comparée du démantèlement des seuils et des barrages sur les deux rives de l’Atlantique : projet écologique, politiques publiques et riverains (Sélune, Orne, Musconetcong, Wood-Pawcatuck, Mousam). Géographie. Université Paris Est, 2019. Français. tel- 02519110

Autres thèses à lire sur ce thème
Combler les lacunes des connaissances dans la restauration de rivière (Zingraff-Hamed 2018)
La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)
La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

20/07/2020

Lobby pêche et syndicat de rivière détruisent les seuils du Dessoubre sur argent public

Voici 3 ans, nous avions analysé la littérature disponible en ligne sur le Dessoubre pour montrer que les seuils anciens n'y représentent pas d'impact notoire, contrairement aux pollutions dont Jean Verneaux documentait déjà les effets dans les années 1970. Avec la continuité écologique "apaisée" (sic), on attendait un gel des opérations inutiles et coûteuses consistant à détruire sur argent public ces ouvrages hydrauliques, dont la présence pluriséculaire n'avait jamais empêché les rivières comtoises de devenir des références en populations salmonicoles. Mais il n'en est rien, puisque la presse annonce la poursuite cet été des opérations de démolition sur ce bassin, aux seuils Fleurey et Neuf-Gouffre. Syndicat de rivière et fédération de pêcheurs continuent donc de gâcher l'argent de l'écologie aquatique à une épuration culturelle et paysagère des rivières ne modifiant en rien les causes majeures de leur dégradation. Quant au Dessoubre réchauffé et pollué, nous verrons comment évolue sa population de truite. 


Le dossier d'autorisation est un modèle du genre, en matière de novlangue. Dans la rubrique "impacts sur le paysage et le patrimoine culturel", on apprend ainsi que "le dérasement du seuil de Fleurey sera soigné" (ouf) et que "l’impact de cet aménagement est neutre" (sic). Heureusement que le ministère de la culture et le ministère de l'écologie dialoguent depuis que la continuité écologique est "apaisée" et "multicritères". Mais on est rassuré : "le projet aura une incidence positive pour les pratiquants de la pêche sur tout le tronçon du Dessoubre restauré". Du moins est-ce la prédiction de ce rapport d'un bureau d'études ne faisant que copier-coller les mêmes généralités sans preuve d'un chantier l'autre. Au rythme où la France baisse son bilan carbone - notamment en détruisant des ouvrages hydrauliques au lieu de les équiper en énergie propre -, l'écotype des rivières et leur hydrologie devraient connaître des bouleversements majeurs en l'espace de quelques décennies.

18/07/2020

La fragmentation des habitats prédit moins la biodiversité que la quantité de ces habitats (Watling et al 2020)

L'importance donnée à la connectivité ou continuité écologique des milieux a-t-elle été exagérée? C'est la conclusion que l'on peut tirer du travail de 18 chercheurs venant de paraître. Ayant ré-analysé 35 études internationales portant sur 5675 espèces de 8 groupes taxonomiques (dont des amphibiens), ils montrent que la fragmentation de l'habitat ne prédit pas la biodiversité des aires étudiées, le facteur discriminant de la densité d'espèces étant la quantité totale d'habitat disponible, même s'il est fragmenté. Les chercheurs concluent que dans les politiques de conservation écologique, il faut préserver le maximum d'habitat d'intérêt, même petit et isolé, plutôt que privilégier les seuls habitats continus au prétexte de leur continuité. Ce travail renforce plusieurs autres études parues depuis 7 ans, renversant plusieurs décennies de présupposés en faveur de la défragmentation de milieux. Si la poursuite des recherches confirme ces résultats, il faudra réviser totalement la philosophie de certaines mesures comme les Trames verte et bleue en France: elles ont été construites par centrage sur la continuité écologique, et dans le cas de la Trame bleue, elles font parfois disparaître certains habitats. 

Dans la seconde moitié du 20e siècle a émergé l'idée que la fragmentation des milieux (discontinuités écologiques) est une cause importante de disparition des espèces et de baisse de la biodiversité. Mais depuis les années 2010, cette hypothèse est remise en question, notamment sur les milieux terrestres. La cause en est la difficulté à distinguer entre fragmentation et disparition d'habitats : quand on dit qu'un milieu a été fragmenté, c'est généralement qu'une partie de ce milieu a été artificialisée (par exemple, la construction de routes ou l'apparition de cultures dans un milieu forestier à l'origine). Mais le problème est-il alors dans la fragmentation en elle-même, ou simplement dans la disparition de parties de l'habitat, sans lien particulier au caractère discontinu du milieu?

Lenore Farhig et ses équipes ont déjà publié des travaux montrant que le facteur fragmentation est sans importance par rapport au facteur perte d'habitat (voir Fahrig 2017, 2019). Une nouvelle recherche publiée par 18 scientifiques appuie ces conclusions.

Ce schéma permet de comprendre les hypothèses à tester :
dans un paysage local (défini par le cercle), on a une certaine densité d'espèces (le carré noir). Mais les habitats au sein du paysage sont différents : un seul grand habitat continu (cercle a), la même surface d'habitat mais discontinue (cercle b), un petit habitat continu (cercle c), la même surface mais en habitat discontinu (cercle d).

D'après l'hypothèse de la fragmentation comme impact, les cercles a et c sont censés avoir davantage d'espèces que les cercles b et d. D'après l'hypothèse alternative des chercheurs (appelée hypothèse de la quantité d'habitat), les cercles a et b et les cercles c et d ont les mêmes densités d'espèces, ce qui compte est la quantité d'habitat disponible davantage que leur continuité (donc a et b auront davantage d'espèces que c et d).

Les études confirment l'hypothèse de la qualité d'habitat disponible. Voici le résumé de la recherche:

"Des décennies de recherche suggèrent que la richesse en espèces dépend des caractéristiques spatiales des parcelles d'habitat, en particulier de leur taille et de leur isolement. En revanche, l'hypothèse de la quantité d'habitat prédit que 
(1) la richesse en espèces dans des parcelles de taille fixe (densité d'espèces) est plus fortement et positivement liée à la quantité d'habitat autour de la parcelle qu'à la taille des parcelles ou à l'isolement; 
(2) la quantité d'habitat prédit mieux la densité des espèces que la taille des parcelles et l'isolement combinés, 
(3) il n'y a aucun effet de la fragmentation de l'habitat en soi sur la densité des espèces et 
(4) la taille des parcelles et les effets d'isolement ne deviennent pas plus forts avec la diminution de la quantité d'habitat. 
Les données sur huit groupes taxonomiques provenant de 35 études dans le monde corroborent ces prévisions. La conservation de la densité des espèces nécessite de minimiser la perte d'habitat, quelle que soit la configuration des parcelles dans lesquelles cet habitat est contenu."

Plus en détail, la fragmentation est non seulement sans effet significatif par rapport à la quantité d'habitat, mais dans certains cas associée à un gain de densité d'espèces :
"Nous n'avons trouvé aucune preuve d'effets négatifs cohérents de la fragmentation en soi sur la densité des espèces. La fragmentation en soi n'était pas incluse dans le modèle le plus plausible de densité des espèces dans plus de 85% des études examinées (29 sur 33 études). Dans les quatre études avec un effet détectable de la fragmentation en soi sur la densité des espèces, cet effet était positif (études 12, 14 et 15, toutes sur les plantes de la forêt atlantique du Brésil et étude 24 sur les amphibiens et les reptiles au Mexique). Ce résultat est globalement cohérent avec un examen des réponses à la fragmentation en soi (Fahrig 2017). Bien que nous ne disposions pas de données à partir desquelles nous pouvons déduire le ou les mécanismes sous-jacents à ces réponses à la fragmentation en soi, de nombreuses possibilités existent (voir la figure 3 dans Fahrig et al.2019), y compris les effets de bord positifs ou négatifs, la réduction ou l'amélioration du succès du mouvement et un risque réduit de perturbations spatialement autocorrélées. Cependant, étant donné que la fragmentation en soi n'était que rarement incluse dans certains modèles, il semble que ces mécanismes n'ont généralement pas d'effets importants sur le nombre d'espèces dans les placettes d'échantillonnage. Nos résultats soulignent la valeur de l'hypothèse de la quantité d'habitat en tant que modèle nul par rapport auquel les mécanismes de fragmentation de l'habitat (Fletcher et al.2018) peuvent être comparés. Les études devraient d'abord contrôler la quantité d'habitat avant d'invoquer des mécanismes alternatifs pour expliquer les changements dans la densité des espèces dans les paysages fragmentés (Fahrig 2003)."
Les chercheurs concluent sur la nécessité de réviser les politiques de conservation écologique en attachant d'abord de l'importance à la préservation des habitats (continus ou discontinus) pour le vivant:
"Les humains ont modifié plus de 40% de la superficie terrestre de la Terre (Barnosky et al. 2012), ce qui rend de plus en plus important l'identification d'actions de conservation pragmatiques qui atténuent la perte de biodiversité. L'hypothèse de que quantité d'habitat implique que pour maintenir la densité des espèces (diversité alpha), tout l'habitat est précieux pour la conservation, qu'il se trouve dans une petite parcelle ou isolée. Les stratégies de conservation telles que la restauration de l'habitat (Bernal et al.2018) et le paiement de services écosystémiques qui n'offrent des avantages qu'aux propriétaires fonciers préservant de grandes parcelles sapent la valeur cumulative économique et écologique des petites parcelles d'habitat (Banks-Leite et al.2012, Hern andez - Ruedas et al.2014). Préserver et restaurer autant d'habitat que possible est le meilleur moyen de minimiser les pertes d'espèces."
Discussion
Dans le domaine aquatique (et non terrestre comme cette étude), la continuité écologique (en long) a été valorisée selon deux angles assez différents: la fragmentation serait mauvaise pour des poissons spécialisés migrateurs (qui rencontrent des obstacles impossibles à franchir) et elle serait mauvaise en soi car produisant des habitats séparés. Si le premier angle reste exact (un poisson ne peut pas franchir un grand barrage), le second paraît désormais plus douteux. D'autres travaux ont montré qu'à l'échelle de l'évolution, la fragmentation est productrice de la biodiversité des poissons d'eau douce (Tedesco et al 2017) et des analyses de biodiversité ne montrent pas de lien clair à la densité de barrage à diverses échelles des bassins (Van Looy et al 2014Kuczynski et al 2018).

Par ailleurs, la mise en oeuvre de la continuité écologique en long par destruction de barrage entraîne aussi des destructions d'habitats en place : quand on efface un ouvrage hydraulique, on fait souvent disparaître une retenue, un canal de dérivation (bief) et donc on baisse toutes choses égales par ailleurs la surface en eau disponible pour le vivant. En ce cas, le choix a toute chance d'être mauvais pour la capacité d'accueil des espèces de milieux aquatiques ou humides, lesquelles ne se résument évidemment pas à la petite fraction du vivant que représentent des poissons spécialisés ayant besoin de migration. Cela ne signifie pas que la protection de ces poissons migrateurs est sans objet, en particulier quand l'espèce est menacée. Mais les choix de conservation devraient prendre en compte la globalité des milieux et espèces, pas juste l'optimisation pour certains taxons. Au demeurant, l'importance historique donnée aux poissons migrateurs ne doit pas tant à l'écologie qu'à l'halieutique et à l'existence d'usagers pêcheurs ayant attiré l'attention du gestionnaire sur cette cible particulière de l'action publique (par exemple Thomas et Germaine 2018).

Enfin, la nature des habitats concernés et des biodiversités analysées est à débattre : le milieu lentique ou quasi-lentique d'une retenue n'est pas le milieu lotique (courant) de la rivière. Les espèces adaptées au milieu lotique sont certes pénalisées localement par le changement de milieu, mais d'autres colonisent la retenue à laquelle elles sont mieux adaptées. On doit donc s'interroger sur l'échelle spatiale du bilan de biodiversité (Primack et al 2018), sur le choix de focaliser ou non sur des espèces endémiques (Schlaepfer 2018) ou encore le bilan réel en espèces des mesures (Neeson et al 2018).

Au final, l'écologie est une science qui connaît aujourd'hui un grand dynamisme, notamment grâce à l'acquisition de données massives sur les milieux et espèces, analysables en systèmes d'information géographique. Il peut en résulter des remises en question de paradigmes antérieurs, ce qui est le lot commun de la science. Méfions-nous des "fossilisations" gestionnaires où une strate des connaissances passées est érigée en principe intangible parce que l'on recherche des idées simples face à des réalités complexes. Comme l'écologie devient une politique publique, et que la restauration écologique de milieux gagne des fonds importants, il s'agit d'être en phase avec les conclusions de la recherche.

Référence : Watling JI et al (2020), Support for the habitat amount hypothesis from a global synthesis of species density studies, Ecology Letters, 23, 4, 674-681

16/07/2020

L'assèchement des étangs et marais, une politique publique (Dumont et Dumont 1845)

Assécher les eaux stagnantes, laisser filer les eaux courantes... ce programme est un fil directeur des aménagements du territoire mais aussi des politiques publiques en France depuis plusieurs siècles. Il est notamment à l'origine de la disparition de presque toutes les zones humides du pays, avec leur biodiversité. Nous publions un extrait d'un essai de deux publicistes du 19e siècle, Adrien Dumont et Aristide Dumont, permettant de comprendre l'idéal de santé publique et de la valorisation agricole qui présidait à cet objectif du point de vue de l'Etat et de ses hauts fonctionnaires. Egalement de comprendre la construction sociale et politique des paysages que nous connaissons — paysages réputés "naturels" au prix de notre ignorance de leur histoire longue. Même aujourd'hui, on trouve certaines réminiscences de cette période et de cet imaginaire dans la valorisation symbolique de l'eau courante, assimilée par divers acteurs à sa "qualité", en opposition à une eau stagnante que l'on suspecte d'être "dégradée".


Adrien Dumont (1813-1869), magistrat, avocat à la Cour de Paris, publiciste, et Aristide Dumont (1819-1902), ingénieur des Ponts et chaussées, ancien élève de l'école Polytechnique, ont publié en 1845 un ouvrage sur l'organisation légale des cours d'eau. Le document est intéressant pour l'histoire du droit, mais aussi pour l'histoire des institutions et la compréhension de la manière dont la haute fonction publique a de longue date orienté la gestion de la nature en France.

Les auteurs homonymes y expriment une idéologie administrative dominante à leur époque. Nous publions ici deux extraits représentatifs sur les marais et les étangs. Ces zones humides y sont dépréciées comme inutiles, de moindre rendement que l'agriculture, source d'insalubrité (épidémie, épizootie). Les marais doivent être desséchés pour les auteurs — ce qui correspond à une longue tradition. Cette doctrine sera poursuivie jusque dans les années 1980. Après le vote de la loi sur l'eau en 1992, le rapport du préfet Bernard (1994) constatera que les deux tiers des zones humides ont disparu en France entre la fin du 19e siècle et la fin du 20e siècle. Quant aux étangs, Dumont et Dumont se montrent à peine plus tolérants à leur égard que pour les marais. Ils regrettent que le préfet ne soit pas plus dirigiste dans leur création et leur interdiction, évoquant avec nostalgie la loi du 14 frimaire an II ordonnant que tous les étangs du pays soient mis à sec...

Extraits

Le mot marais s'applique aux lieux situés en fond de bassin, couverts d'eaux qui deviennent stagnantes faute de canaux d'écoulement.

La législation a toujours tendu à encourager le dessèchement des marais.

Ces desséchements - présentent, en effet, un double but d'intérêt public. En restituant à la culture de vastes terrains, ils détruisent une des causes qui nuisent à la santé des hommes et à la prospérité des végétaux.

Un édit du mois de janvier 1607 contenait quelques dispositions éminemment favorables aux dessèchements. Non seulement la noblesse et le clergé pouvaient sans déroger s'intéresser dans ces entreprises, mais encore on exemptait de tous droits les matériaux nécessaires à leur exécution. Les terres desséchées devenaient nobles, n'étaient frappées d'aucun impôt pendant vingt ans , et les étrangers qui venaient se fixer sur les terrains. assainis étaient naturalisés de plein droit.

Dans le système des lois les plus anciennes, la moitié du fonds desséché était délaissée à l'entrepreneur du dessèchement; peu importait qu'il convînt au propriétaire de garder la totalité de ses terres, que l'amélioration n'eût été que d'une très-légère importance, cette inflexible proportion de la moitié ne se modifiait par aucun motif de convenance,

par aucune règle de justice. Les nombreuses difficultés survenues entre les concessionnaires de desséchement et les propriétaires de marais, ayant forcé d'avoir recours à d'autres moyens, on autorisa les entrepreneurs à exproprier les propriétaires à la charge de leur payer le prix des marais; mais il n'était que trop évident que cette expropriation heurtait directement toutes les habitudes , tous les droits de la propriété. D'ailleurs , cette faculté donnec t aux entrepreneurs n'était pas toujours pour eux un encouragement, car ils se trouvaient dans la nécessité de dépenser de grands capitaux au moment même Oll ils avaient besoin de toutes leurs ressources pour l'exécution des travaux.

L'assemblée nationale considéra les desséchements comme une mesure très-essentielle, et la loi du 5 janvier 1791 fut la preuve de toute sa sollicitude à cet égard ; mais cette loi ayant consacré de nouveau le principe de l'expropriation préalable, resta sans exécution, soit par l'effet du système vicieux qu'elle avait adopté, soit à cause des grands événements politiques qui la suivirent.

Cette législation exigeait d'autant plus une réforme qu'elle se lie intimement à l'intérêt général, à la santé, à la vie des hommes , et à l'accroissement des produits du territoire.

La loi du 16 septembre 1807 a été substituée à celle de 1791. Aujourd'hui, les entrepreneurs ne deviennent pas plus propriétaires d'une partie du terrain assaini qu'ils n'ont le pouvoir d'exproprier les marais à dessécher.

(...) Quoi qu'il en soit, il existe encore en France 800,000 hectares de marais ; c''est la quatre-vingt-septième partie du territoire ; ces terrains une fois assainis sont d'une qualité excellente, et on peut facilement en obtenir un revenu moyen de 100 fr. Supposons donc ces marais desséchés, et notre revenu agricole s'accroît immédiatement d'une somme de 80 millions; qui représente un capital de 2 milliards 500 millions. Si à cet accroissement de richesse on ajoute tous les avantages sanitaires qui doivent résulter des dessèchements, on aura la mesure de toute l'importance que le législateur doit y attacher. (...)



On appelle étang un amas d'eau réuni dans un terrain dont la partie inférieure est fermée par une digue ou une chaussée et dans lequel on nourrit ordinairement du poisson.

Sous l'empire des coutumes il était généralement permis de faire, de son autorité privée, des étangs sur son héritage, pourvu qu'on n'entreprît point sur les chemins ni sur les droits d'autrui.

Le projet du code rural apportait une restriction à cette liberté en prescrivant l'autorisation préalable du préfet dans le cas où la superficie de l'étang excéderait cinquante hectares, ou si la chaussée, quelle que fût la superficie de l'étang, devait être placée sur ou contre un chemin public. Dans cette double hypothèse le préfet était chargé de consulter le conseil municipal et les propriétaires intéressés.

Ce projet n'ayant pas été adopté, les étangs restent placés sous les règles du droit commun, en sorte que chacun a la faculté d'en établir sur son terrain à la seule condition de s'adresser au préfet pour faire fixer la hauteur de la chaussée ou du déversoir et de prendre des mesures telles que le gonflement des eaux ne puisse porter préjudice aux propriétaires supérieurs et que leur écoulement ait lieu sans nuire à ceux dont les fonds sont situés en aval.

Il est à regretter que l'autorisation de l'administration ne soit pas nécessaire pour l'établissement des étangs dont les émanations occasionnent trop souvent dans nos campagnes des maladies épizootiques; d'ailleurs ils occupent une étendue de terrain qui, livrée à la culture, donnerait de nouveaux éléments de prospérité à l'industrie agricole.

L'assemblée nationale avait compris combien la destruction des étangs est commandée dans l'intérêt de la salubrité et de l'agriculture. Aussi a-t-elle rendu une loi spéciale (Voy. la loi du 11 sept. 1792) pour autoriser les conseils généraux (aujourd'hui les préfets) à ordonner cette destruction , sur la demande formelle des conseils généraux des communes, et d'après les avis des administrateurs du district, lorsque les étangs peuvent occasionner, par la stagnation de leurs eaux, des maladies épidémiques ou épizootiques, ou que par leur position ils sont sujets à des inondations qui envahissent et ravagent les propriétés inférieures.

Bientôt le législateur fit un pas de plus. L'existence de cette sorte de propriété lui parut incompatible avec le salut des habitants et, par une loi du 14 frimaire an II, il ordonna que, sauf quelques exceptions, tous les étangs seraient mis à sec, sous peine de confiscation au profit des citoyens non propriétaires des communes où sont situés lesdits étangs.

Le sol des étangs desséchés devait être ensemencé en grains de mars ou planté en légumes propres à la subsistance de l'homme.

Mais cette dernière loi fut malheureusement rapportée par une autre du 13 messidor an III.

Cette nouvelle loi chargea les administrateurs du département de faire reconnaître par des agents les moyens de faire prospérer l'agriculture, et de rendre l'air plus salubre, dans les contrées connues ci-devant sous les noms de Sologne, Bresse et Brenne; d'y faire cesser, ainsi que dans toutes les autres parties de la république, les abus résultant de l'élévation des eaux pour le service des moulins; de donner aux rivières obstruées et encombrées un libre cours; d'indiquer les mesures les plus efficaces pour ordonner et faire maintenir les lois de police, tant sur le cours des eaux d'étangs que des marais qui se forment annuellement; d'ouvrir notamment dans les trois contrées ci-dessus désignées des canaux de navigation pour le tout être présenté au plus tard dans le délai de trois mois à la convention, et être statué par elle sur les mesures les plus efficaces pour chaque contrée.

Source : Dumont Adrien, Dumont Aristide (1845), De l'organisation légale des cours d'eau sous le triple point de vue de l'endiguement, de l'irrigation et du desséchement, ou Traité des endiguements, des alluvions naturelles et artificielles, des irrigations...: avec la jurisprudence, suivi d'un exposé de la législation lombarde, L. Mathias, paris, 535 p.

A lire aussi
La mémoire des étangs et marais (Derex 2017)
La mémoire des fleuves et rivières (Lévêque 2019)
Mille ans d'histoire des zones humides

15/07/2020

Les scientifiques appellent à explorer d'urgence les "trésors cachés" mais négligés des milieux aquatiques d'origine humaine (Koschorreck et al 2020)

Dix chercheurs européens tirent à leur tour la sonnette d'alarme : les milieux aquatiques et humides anthropiques (d'origine humaine), qui représentent 90% des plans d'eau et 30% des surfaces en eau de l'Europe, ont été purement et simplement effacés du radar de la directive cadre européenne sur l'eau et de sa mise en oeuvre par chaque pays. Or, quoique créés par les humains, ces milieux ont des effets sur les cycles biogéochimiques, sur les services écosystémiques et sur la biodiversité. Les chercheurs appellent à combler ce fossé alarmant et dommageable de connaissance sur ces nouveaux biotopes. Ce travail, comme de nombreux autres recensés sur notre site, montre que le mouvement des riverains est fondé à défendre partout en France des milieux aujourd'hui menacés d'assèchement et de destruction par des politiques publiques mal conçues et mal informées. Dépassons d'urgence certaines approches incomplètes de l'écologie aquatique, cessons de détruire sans savoir, informons les propriétaires et gestionnaires des règles de bonne gestion de ces milieux. 


Plan d'eau d'agrément (pêche) et d'abreuvement dans un fond de vallon à rû intermittent, dans une zone agricole de tête de bassin du Serein (Auxois), avec ses marges humides. Non seulement ces milieux ne sont pas analysés scientifiquement pour leurs peuplements et leurs services rendus, contrairement aux rivières, mais les directives administratives en France les considèrent a priori comme dégradation et encouragent leur destruction. Les sciences de l'eau condamnent désormais ces approches trop rudimentaires.


La directive cadre européenne sur l'eau a-t-elle oublié des milieux aquatiques essentiels à la compréhension de l'eau et des bassins versants en Europe? Matthias Koschorreck et 9 collègues européens le pensent. Voici le résumé de leur publication:

"Les plans d'eau artificiels comme les fossés, les étangs, les déversoirs, les réservoirs, les échelles à poissons et les canaux d'irrigation sont généralement construits et gérés de manière à optimiser leurs objectifs. Cependant, ces systèmes aquatiques créés par l'homme ont également des conséquences imprévues sur les services écosystémiques et les cycles biogéochimiques. Les connaissances sur leur fonctionnement et les éventuels services écosystémiques supplémentaires sont médiocres, en particulier par rapport aux écosystèmes naturels. 

Une analyse SIG indique qu'à l'heure actuelle, seuls ~10% des eaux de surface européennes sont couvertes par la directive-cadre européenne sur l'eau et qu'une fraction considérable des systèmes exclus sont probablement des systèmes aquatiques créés par l'homme. Il existe un décalage évident entre la possible importance élevée des plans d'eau d'origine humaine et leur faible représentation dans la recherche et les politiques scientifiques. 

Nous proposons un programme de recherche pour dresser un inventaire des écosystèmes aquatiques d'origine humaine, soutenir et faire avancer la recherche pour approfondir notre compréhension du rôle de ces systèmes dans les cycles biogéochimiques locaux et mondiaux ainsi que pour identifier d'autres avantages pour la société. Nous soulignons la nécessité d'études visant à optimiser la gestion des systèmes aquatiques d'origine humaine compte tenu de toutes leurs fonctions et à soutenir des programmes conçus pour surmonter les obstacles à l'adoption de stratégies de gestion optimisées."

Dans le détail, les chercheurs rappellent que la directive européenne sur l'eau (DCE) a centré ses analyses sur une fraction des écoulements naturels, mais du même coup ignoré l'analyse et le suivi de nombreuses réalités hydrologiques :
"la DCE ne couvre qu'une fraction des eaux de surface existantes. Une première estimation utilisant des bases de données publiques révèle qu'environ 90% des masses d'eau douce européennes (lacs, rivières, ruisseaux) ne relèvent pas de la DCE, ce qui indique un grand manque d'informations en termes de nombres, de superficie, de volumes, d'hydrologie , biogéochimie, écologie et services écosystémiques des systèmes d'eau douce. Notre analyse montre que les rapports de la DCE couvrent environ 70% de la superficie des eaux de surface européennes et ne parviennent pas spécifiquement à traiter les petits plans d'eau, qui sont connus pour avoir un impact conséquent sur les cycles biogéochimiques (Holgerson et Raymond 2016). Surtout, bien qu'il vise à inclure les fonctions et les exigences des écosystèmes écologiques et sociétaux, la DCE ne parvient pas à aborder certains aspects, tels que les processus fondés sur l'eau qui contribuent aux émissions de gaz à effet de serre (GES) (Moss et al. 2011). Le fait que les plans d'eau artificiels soient pour la plupart exclus de la proposition de règle américaine sur la qualité de l'eau (EPA 2015) montre que nos conclusions ne se limitent pas à l'Europe."

Exemple sur une analyse altimétrique: tous les plans d'eau en jaune sont ignorés des bases de données de la directive cadre européenne. Or, ces réseaux de plans d'eau sont par exemple connus pour avoir une importance dans la biodiversité bêta et gamma des invertébrés et des plantes. Extrait de Koschorreck et al 2020, art cit. 

Les chercheurs soulignent que le caractère artificiel d'un plan d'eau et son usage initial (irrigation, énergie, agrément...) ne préjugent pas de sa valeur écologique et des services associés.

A propos des étangs, ils soulignent par exemple :
"Bien que le but principal des étangs d'aquaculture soit la production, ils fournissent également diverses autres fonctions de l'écosystème telles que la régulation des inondations, la régulation du climat, le maintien de la complexité structurelle et la biodiversité dans le paysage et / ou la rétention des sédiments, de la matière organique, des nutriments et micro-polluants et peuvent être utilisés pour les loisirs (Boyd et al. 2010; Gaillard et al. 2016; Four et al. 2017). Les objectifs de chaque étang peuvent entrer en conflit les uns avec les autres, le compromis le plus courant entre les besoins de maximiser la production de poisson et les besoins de bonne qualité de l'eau, les manipulations de l'eau et les services écosystémiques (Pechar 2000; Verdegem et Bosma 2009)."
Ou encore à propos des seuils (déversoirs) et petits barrages :
"les petits plans d'eau artificiels dérivés des déversoirs sont extrêmement actifs en termes de processus biogéochimiques, modifiant profondément la structure et le fonctionnement des écosystèmes fluviaux loin en aval de leur emplacement (Fencl et al. 2015). Ils abritent un certain nombre de services écosystémiques offrant des avantages à la société comme la production d'électricité, les infrastructures d'irrigation ou les loisirs (Winemiller et al. 2016). Cela est particulièrement vrai dans les pays arides et semi-arides, où les lacs naturels de plaine sont rares, et les écosystèmes créés par l'homme tels que les déversoirs sont souvent les seules caractéristiques lacustres du paysage."
Au final, les chercheurs observent une carence des connaissances scientifiques sur ces milieux aquatiques artificiels
"Nous avons identifié ici un certain nombre de lacunes importantes dans les connaissances:
- Les informations sur l'abondance et la couverture surfacique de ces systèmes sont encore insuffisantes. Ces informations sont à la base d'une mise à l'échelle des effets.
- Les informations sur le cycle biogéochimique dans ces systèmes sont médiocres. On ne sait pas dans quelle mesure le fonctionnement biogéochimique de ces systèmes de plans d'eau artificiels est comparable ou s'écarte des systèmes naturels.
- Les multiples services socio-écologiques fournis par les différents plans d'eau créés par l'homme doivent être identifiés.
- Les options de gestion et leur interaction avec et effet sur la biogéochimie ne sont pas suffisamment explorées."
Pour y remédier, les auteurs insistent sur la nécessité de développer une analyse scientifique rigoureuse:
"Sur la base de cette analyse, nous proposons un programme de recherche:
- Soutenir la construction d'un inventaire des différents systèmes. Les approches prometteuses sont l'utilisation de bases de données publiques intégrant des données de télédétection et des flux de travail, et des réseaux de capteurs distribués in situ.
- Soutenir et faire avancer la recherche pour approfondir notre compréhension de la biogéochimie des systèmes d'eau artificiels. Les études sur les émissions de gaz à effet de serre et la dynamique des nutriments sont particulièrement pertinentes.
- Soutenir la recherche sur l'identification des avantages pour la société, y compris les pêcheurs, les agriculteurs, l'industrie, les agences gouvernementales, les utilisateurs récréatifs et les visiteurs qui ne relèvent pas de la fonctionnalité immédiate de ces systèmes.
- Soutien sécurisé aux études visant à l'optimisation de la gestion des systèmes d'eau d'origine humaine compte tenu de la fonctionnalité immédiate de ces systèmes ainsi que de leurs autres services.
- Soutenir et faire progresser les programmes conçus pour surmonter les obstacles à l'adoption de stratégies de gestion optimisées."
Discussion
Le travail de Matthias Koschorreck et de ses collègues n'est pas isolé. Un nombre croissant de chercheurs pointe que les représentations ayant alimenté le directive cadre sur l'eau de 2000 en Europe (ou la loi sur l'eau de 2006 en France) sont incomplètes. Le paradigme de l'eau comme milieu naturel devant se comprendre par approche biophysique exclusive est défaillant à inspirer une politique publique équilibrée. D'une part, il ignore la dimension sociale de l'eau et des services rendus par des écosystèmes. D'autre part, il méconnaît plusieurs millénaires d'occupation des bassins versants ayant non seulement modifié les fonctionnements naturels des rivières, mais aussi créé d'innombrables milieux anthropiques, que l'on appelle souvent des "nouveaux écosystèmes" (voir par exemple Chester et Robson 2013, Sneddon et al 2017, Hill et al 2018, Clifford et Hefferman 2018, Evans et Davis 2018, Mooij et al 2019, Touchart et Bartout 2020).

L'ignorance de ces milieux aquatiques et humides d'origine humaine est problématique car elle prive leurs propriétaires privés comme les gestionnaires publics d'informations qui pourraient être utiles à une meilleure gestion au plan de préservation de l'eau, du bilan carbone, de la dépollution ou encore de la conservation de la biodiversité. Elle est encore plus critique dans des pays comme la France où une politique d'Etat autoritaire a considéré que tout ouvrage hydraulique est un problème a priori au regard d'une naturalité ou fonctionnalité idéale des cours d'eau, ce qui a produit à partir de 2009 un engagement public (financier et règlementaire) en faveur de la destruction de ces ouvrages et de leurs milieux (réforme dite de "continuité écologique").

A de multiples reprises, nous avons alerté les préfets, les agences de l'eau, l'office de la biodiversité, le ministère de l'écologie et les parlementaires sur le manque de connaissance de ces milieux et sur le caractère bâclé des études d'impact qui en sont faites (voir ce guide pour des études de terrain plus conformes aux observations de la science contemporaine et non à des vues essentiellement halieutiques, voir cet article sur les biais d'expertise qui n'intègrent pas les dimensions multiples de l'eau). Certains font évoluer peu à peu leur discours, comme des agences de l'eau cessant de considérer tout ouvrage hydraulique comme problème en soi (à défaut d'engager activement leur analyse socio-écologique, hélas). D'autres se braquent au contraire sur des choix faits dans les années 1990 dont on mesure pourtant les limites épistémologiques et les oppositions suscitées. Il est temps de remettre à jour la politique de l'eau en France, en l'adaptant aux connaissances en évolution rapide. C'est d'autant plus nécessaire que le changement climatique, plus intense que prévu selon certains modèles, est en train d'imposer son agenda et de faire de l'eau un enjeu majeur en Europe. Face à ce défi, le programme consistant à simplement valoriser un état antérieur de la nature et à condamner toute artificialisation est insatisfaisant. Et dangereux.

Référence : Koschorreck M (2020), Hidden treasures: Human-made aquatic ecosystems harbour unexplored opportunities, Ambio, 49, 531–540

13/07/2020

La cour administrative de Bordeaux condamne aux dépens les fonctionnaires casseurs de droit d'eau

La cour d'appel de Bordeaux donne tort au ministère de l'écologie qui voulait casser un droit d'eau fondé en titre pour motif de ruine partielle de l'ouvrage. Dans ce cas, le droit d'eau avait aussi été associé à une autorisation ultérieure (en 1939) et limitée dans le temps, mais les juges rappellent que cette limite était nulle car contraire au caractère perpétuel des droits fondés en titre. Cette affaire rappelle la réalité: les responsables du ministère de l'écologie ne cessent de harceler les moulins et étangs en essayant de contester leur existence légale ou de décourager leur remise en service, afin de les détruire ensuite comme "sans usage". Il est urgent que tous les propriétaires et riverains rejoignent des associations combatives pour répondre à ces abus de pouvoir, au lieu parfois de plier par méconnaissance du droit. Quant à l'idée d'une "politique apaisée" de continuité écologique, elle demande manifestement d'opérer une révolution culturelle chez certains fonctionnaires. Ou bien de confier le dossier à d'autres que ceux l'ayant fait échouer dans la brutalité et la défiance. Il est vain de nier la réalité des ouvrages ou d'espérer leur disparition, mais urgent de leur donner un sens conforme aux attentes de la gestion durable de l'eau et de la transition écologique.


Les faits
Une société a demandé au tribunal administratif de Toulouse d'annuler l'arrêté du préfet de l'Ariège du 28 octobre 2014 déclarant un moulin déchu de son droit fondé en titre, de reconnaître le droit fondé en titre attaché au moulin et de fixer sa consistance légale à 67 KW.

La procédure
Par un jugement n°1405931 du 20 janvier 2017, le tribunal administratif de Toulouse a annulé l'arrêté préfectoral du 28 octobre 2014 et reconnu le droit fondé en titre du moulin. Mais le ministère de la transition écologique et solidaire a fait appel.

Le jugement
La cour d'appel note que le déchaussement d'une partie du barrage par une crue n'empêche pas sa reconstruction et que les autres éléments nécessaires à l'usage de l'eau sont tous présents :
"Il résulte de l'instruction, et notamment du dossier établi par un bureau d'études et remis par la société au préfet en vue de l'établissement de la consistance légale du droit d'eau et de la déclaration des travaux nécessaires à la remise en eau du moulin, qu'après la crue de 1996, le barrage, d'une longueur initiale de 21,35 mètres, a été détruit dans sa partie aval sur un linéaire de 11 mètres et que la vanne de prise d'eau a disparu, de sorte que le Saurat a retrouvé son cours naturel et que le canal d'amenée a été en partie comblé. Il résulte toutefois également de l'instruction et notamment du dossier présenté par la société, que l'ouvrage de prise d'eau peut être restauré par la reconstruction des 11 mètres détruits, par l'installation d'une vanne d'entrée et d'une vanne de décharge et par une légère reprise de la crête de la partie subsistante du barrage. Il n'est par ailleurs pas contesté qu'ainsi qu'il est indiqué dans le dossier de la société, le tracé du canal d'amenée, d'une longueur de 255 mètres, est encore nettement marqué, que les bajoyers maçonnés de ce canal d'amenée, présents sur une longueur de 165 mètres, le reste du canal étant simplement creusé dans le terrain naturel, sont en place, que le canal de fuite est également en état, que le tracé du chenal de décharge est lui aussi visible, que la remise en eau ne nécessitera d'un curage des canaux, une restauration du fond et un retalutage et que l'une des deux roues à aubes présentes dans l'usine est encore en place. Dans ces conditions, comme l'a jugé le tribunal, et alors même qu'environ la moitié de l'ouvrage de prise d'eau doit être reconstruit et que l'exploitant projette de restaurer le bâtiment de l'usine, de refaire le bassin de mise en charge situé à l'amont immédiat de l'usine et d'installer une vis hydrodynamique, il ne peut être considéré que les dégradations subies par le moulin, quel que soit le coût des réparations, impliquent la reconstruction complète des éléments essentiels de l'ouvrage et qu'elles caractériseraient un état de ruine permettant de justifier la perte du droit fondé en titre."

Le juge note aussi qu'un précédent arrêté préfectoral de 1939 ayant limité l'autorisation dans le temps ne peut être opposé, car le caractère perpétuel du droit d'eau a préséance :
"L'installation a fait l'objet d'un arrêté préfectoral du 13 juillet 1939 qui prévoit une durée d'autorisation d'exploitation de 75 ans expirant le 13 juillet 2014 et pour une puissance maximale de 67 KW. L'article 19 de cet arrêté prévoyait que l'administration pouvait prononcer la déchéance de l'autorisation si l'exploitation cessait pendant cinq ans. Mais ainsi que l'ont estimé les premiers juges, en se fondant également sur les dispositions de l'arrêté du 13 juillet 1939 qui fixaient une durée d'utilisation du droit à 75 ans alors que le droit fondé en titre n'est pas limité dans le temps, le préfet de l'Ariège a entaché sa décision d'une erreur de droit."
Au final, "le ministre n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal a annulé l'arrêté du 28 octobre 2014, a reconnu l'existence du droit fondé en titre du moulin (...) et a fixé sa consistance légale".

Ici, le propriétaire du moulin ne s'en est pas laissé conter. Il avait les moyens psychologiques et économiques de résister à ce qu'il percevait à raison comme une erreur d'appréciation voire un abus de pouvoir. Mais combien de maîtres d'ouvrage isolés, connaissant mal le droit, croyant naïvement que l'autorité publique est sincère, ont été soumis à de telles pressions et ont abandonné, perdant et leur droit d'eau et leur ouvrage hydraulique dans la foulée? Toutes les associations locales doivent proposer une aide juridique aux moulins et autres ouvrages de leur rivière, afin de faire cesser ce genre de dérive et d'opposer un front uni aux administrations de l'eau. En particulier sur les cours d'eau classées en liste 2 au titre de la continuité écologique, où tous les ouvrages doivent être au bon niveau d'information par rapport à la loi, aux administrations, aux syndicats de bassin et aux fédérations de pêche.

Référence : CAA de Bordeaux, arrêt N°18BX00755, 16 juin 2020

12/07/2020

La France doit réviser d'urgence sa gestion de l'eau et cesser de détruire les retenues

La France métropolitaine reçoit 500 milliards de m³ d'eau apportés par la pluie et la neige, l'évaporation représente de 300 milliards de m³, 10 milliards de m³ viennent des pays voisins, soit un volume annuel total des eaux renouvelables de l'ordre de 200 milliards de m³. Or, les prélèvements en eau douce en France représentent environ 30 milliards de m3 par an, soit sept fois moins. Pourquoi, en dehors des zones arides, souffrons-nous de sécheresses à répétition, d'assecs et de restrictions? Car l'eau est mal gérée. Nous ne la retenons pas assez dans des zones humides naturelles et artificielles des bassins versants, nous bétonnons au lieu de végétaliser et d'assurer le cycle local de l'eau, les eaux urbaines sont ré-injectées vers la mer avec de surcroît des pollutions. A l'heure des risques climatiques qui seront croissants au cours du siècle, nous devons changer notre culture de l'eau, bien précieux pour le vivant et la société. Ou plutôt la retrouver, car les générations précédentes devaient déjà affronter l'incertitude faite d'excès ou de rareté selon les saisons. Nous publions ci-dessous le point de vue de l'association Culture Nature 71, qui déplore notamment l'aberration de la destruction actuelle des retenues par l'administration et de certains "écologistes" manifestement égarés dans des impasses. 



Des catastrophes imputées au réchauffement climatique pourraient être évitées par une gestion appropriée des ressources naturelles. A commencer par l'eau, le bien commun le plus précieux, garant de la vie. Et dont le cycle en relation avec le couvert végétal est un puissant régulateur du climat.

Un paradoxe qui s'accentue : trop d'eau par moment, manque d'eau à d'autres moments
L'alternance de sécheresses et d'inondations depuis 20 ans a une cause rarement évoquée : la très mauvaise gestion des précipitations ! En France métropolitaine, cela représente 503 milliards de m³ d'eau, provenant des chutes de pluie et de neige réparties sur 70 à 200 journées, selon les régions.

Cependant, une pluie même forte n'est pas un raz de marée. Depuis le 4 novembre 2019 [et jusqu'au 27 janvier 2020), La Garonne a évacué plus de 3 milliards de m3 d'eau douce vers la mer (mesure de débit effectué à Tonneins (cf vigiecrue.fr). Cela représente deux fois le volume de la consommation totale de toute la région Nouvelle Aquitaine (potable, agricole et industrie). Comment, dans ces conditions, peut-on manquer d'eau à certains moments de l'année ?

Annuellement, les rejets en mer d'eau douce par les rivières de Nouvelle Aquitaine sont supérieurs à 15 milliards de m3 ... pour une consommation totale de 1.5 milliards. Par le captage de seulement 10% des crues, il y aurait moins d'inondation; mais surtout plus jamais de déficit en eau. Les départements les plus touchés par les inondations et les fortes crues sont ceux qui étaient en manque d'eau l'été dernier.

Et c'est tout à fait logique : c'est justement parce que dans ces départements, il n'y a pas de retenue de l'eau des précipitations hivernales que les crues sont gigantesques. Et n'ayant procédé à aucune retenue d'eau l'hiver, ces mêmes départements manque d'eau en été … Consternant mais logique !

Pour réguler les crues il faut créer des bassins d'expansion et des retenues… les fameuses retenues que les DDT font détruire massivement sur toute la France (le projet est à 100 000 destructions d'ouvrage…) au nom de la continuité écologique des cours d'eau. Les inondations sont provoquées par des ruissellements sur des surfaces étanches ou saturées en eau, en captant les ruissellements le plus en amont possible des bassins versants :
on évite les inondations en aval et les pollutions de rivières dues au lessivages des sols,
on régule le débit des rivières (moins d'étiage), et
on favorise les infiltrations.

Une pluie même forte ne provoque pas d'inondations quand le ruissellement est géré le plus en amont possible des bassins versants ; c'est quand on ne régule pas que des inondations se produisent.

Depuis les années 2000 la situation hydrologique française ne fait que se dégrader : d'année en année, on cumule des restrictions d'eau de plus en plus longues, alors que la consommation d'eau (potable, agricole et industrie) ne représente que 2.5% des pluies !

2019 a été une année record : toute la France était en restriction d'eau ou en crise majeure d'approvisionnement.

La planète n'a pas perdu une goutte d'eau depuis sa création. On ne consomme pas l'eau, on l'utilise. Elle est recyclée à 100%.

Le problème n'est pas la quantité disponible mais la mauvaise gestion de l'eau : si on passe trois saisons consécutives sans rétention de l'eau de pluie, forcément, il y a inondation l'hiver et pénurie d'eau l'été.

La mauvaise gestion de l'eau par non respect des lois de son cycle
L'eau est un bien commun, la nature nous l'apporte à tous de la même façon : en surface et à domicile. Il faut appréhender correctement le rôle des surfaces d'exposition et cycle naturel de l'eau: précipitations et évaporation. Sur les continents, 70% des précipitations proviennent de l'évapotranspiration (de la végétation) et seulement 30% de l'évaporation en mer. Pas d'évaporation, pas de pluie. C'est pour cela qu'il ne pleut pas dans les déserts.

Les campagnes alimentent les nappes phréatiques alors que le béton des villes détourne massivement l'eau vers la mer via les rivières. Et, surtout, les eaux usées, une fois assainies sont également rejetées dans les rivières où elles regagnent la mer, donc sans être recyclées pour la végétation.

Nous sommes dans une situation de crise parce que l'on gère une quantité alors qu'on doit gérer un flux. La logique n'est pas du tout la même : pour avoir de l'eau, il faut entretenir le cycle à la « source » : précipitations et évaporation.

Les forets de feuillus utilisent 70% des pluies et en infiltrent seulement 30%. Comme on a défriché pour cultiver, on a coupé ce cycle l'été. En végétalisant un maximum de surfaces l'été, ce qui peut nécessiter d'irriguer, on va rétablir le cycle. A surface égale, une foret de feuillus évapore 2 à 3 fois plus d'eau qu'un simple plan d'eau ; d'où l'extrême importance de végétaliser toutes les surfaces (villes et campagnes) l'été. Les forets de conifères évaporent deux fois moins d'eau. Elles apportent deux fois moins de pluies et donc brûlent tous les étés.

Les ruissellements de surfaces provoquent des inondations, un manque d'infiltration et des pollutions. En les captant avec des réserves collinaires, on résout ces trois problèmes et on puise moins fortement dans les nappes l'été.

Les erreurs commises dans les zones urbanisées
Les grandes zones urbaines puisent l'eau dans des nappes phréatiques dont elles ont bloqué l'alimentation par l'artificialisation des sols. Elles rejettent les eaux usées, après retraitement (dans le meilleur des cas), dans les cours d'eau qui les emportent dans la mer au lieu de la ré-infiltrer ou de la recycler pour des usages non domestiques comme l'arrosage. En zones habitées, l'eau de pluie est captée pour être évacuée. Les nouvelles zones artificialisées sont aux normes, mais c'est très insuffisant.

Le code de l'environnement impose un traitement et une infiltration de tous les rejets (pluies et eaux usées pour les villes, les maisons individuelles, et l'industrie) pour ne pas perturber le cycle de rechargement des nappes phréatiques. Quand les infiltrations ne sont pas possibles, l'eau doit être recyclée pour des usages non domestiques comme l'arrosage (irrigation). Si le code était appliqué par les villes et l'industrie, les nappes ne s'épuiseraient pas.

Notre réseau de distribution d'eau potable date des années 1950. Auparavant, tout le monde faisait des réserves pour avoir de l'eau l'été. Et, si d'aventure, on manquait d'eau, on construisait des structure pouvant accueillir de nouvelles réserves … Question de bon sens!

On détruit les retenues au nom de la continuité écologique des cours d'eau. Les anciens construisaient des retenues pour avoir de l'eau et de l'énergie « propre ». On les détruit alors qu'on manque d'eau et qu'on voudrait sortir du nucléaire… Une retenue permet de réguler les crues, donc de limiter les inondations et d'améliorer les infiltrations.

Pourquoi toucher aux barrages tant qu'on n'a pas résolu nos problèmes d'eau et d'énergie ? Peut-être faudrait-il même en construire ! Si le débit de la Seine n'était pas régulé par quatre grands réservoirs (lac-réservoirs d'Amance-Aube, de Pannecière-Yonne, d'Orient-Seine et du Der-Marne), Paris serait inondée tous les hivers et en déficit tous les étés…! Les crues sont provoquées uniquement par les ruissellements et la seule façon de prévenir les crues, c'est de réguler le débit de la rivière le plus en amont possible du bassin versant avec des réserves collinaires.

Les erreurs commises dans les zones agricoles
Il faut changer de paradigme : la végétation ne consomme pas d'eau ; elle apporte des pluies. Le bilan hydrique des surfaces végétales est toujours positif. C'est pourquoi, l'eau agricole ne doit pas être intégrée à l'eau économique, parce qu'elle entretient le cycle. Couper l'irrigation c'est comme couper la pompe à eau des continents.

Dans les années 2000, on a finit par épuiser les nappes l'été. La répartition des prélèvements était la suivante : 46% agricole, 34% potable et 12% industrie. Il était facile d'accuser l'agriculture et de lui couper l'eau. Mais, ce qui aurait du rester une mesure provisoire s'est transformé en moyen de gestion de la ressource. Dès que les nappes baissent, on coupe l'irrigation sans jamais rechercher de compensation donc sans jamais résoudre le vrai problème : le détournement massif et illégal de l'eau douce par les villes non conformes au code de l'environnement.

D'après le calcul suivant : 34% + 12% = 46%, si l'eau potable et industrielle était recyclée dans les champs, on diviserait par deux les prélèvements dans les nappes phréatiques. Et, si on y ajoute l'eau qui ruisselle sur le béton des villes, on pourrait irriguer la totalité de la surface agricole utile de la région Nouvelle Aquitaine (781 000 hectares de béton qui détournent annuellement 5 milliards de m3 d'eau douce vers la mer au lieu de l'infiltrer, c'est 3 fois la consommation trois de toute la région en eau potable, à usage agricole et industriel).

Les coupures systématiques de l'irrigation, dès que les nappes baissent l'été ont ancré dans l'opinion publique, la croyance dans l'idée que l'irrigation est le problème; en occultant le fait que les villes rejettent 10 fois plus d'eau dans les rivières, et que les prélèvements agricoles représentent seulement 1% des précipitations annuelles.

Et, surtout, on oublie le fait, crucial, pour l'alimentation du cycle de l'eau que la végétation est notre pompe à eau.

Alors, effectivement, en coupant la pompe, on n'a plus de ponction dans les réserve, mais on n'a non plus de ré-alimentation de ses réserves … Si les agriculteurs avaient pu constituer des réserves l'hiver pour irriguer l'été, le détournement des villes serait passé inaperçu (hormis les problèmes de pollution). Mais comme l'irrigation a été désignée responsable des pénuries d'eau , les « écologistes » ont bloqué la construction de réserve (Sivens, Caussade, etc ..) et même poussé à la réduction de 10% par an des surfaces irriguées depuis 20 ans.

Bilan de l'opération : on s'enfonce d'année en année dans les problèmes, faute de comprendre qu'au lieu de réparer la fuite en ville on coupe la pompe dans les campagnes. Ceci a, de plus, de graves conséquences sur le climat, la biodiversité et notre sécurité alimentaire !

Les nappes phréatiques profondes sont alimentées par les nappes superficielles, elles mêmes alimentées par les pluies et c'est la végétation qui alimentent les pluies.

Le drainage de certaines surfaces agricoles ne pose pas de problème à condition que les fossés collecteurs soient raccordés à des bassins de rétentions pour utiliser l'eau l'été ou l'infiltrer dans les nappes. Les fossés ont été creusés pour capter les ruissellements et à ce titre ils ne doivent pas rejoindre les rivières ou de manière exceptionnelle.

Le cycle de l'eau comme régulateur du climat
On devrait remplacer le mot irrigation par « entretien du climat ». A surface égale, un champ irrigué l'été évapore autant d'eau qu'une foret de feuillus. Et, un champ irrigué ne pourra jamais utiliser plus d'eau l'été qu'il n'a reçu l'hiver.

Il faut savoir que la différence de température l'été entre un champ vert et un champ sec est de 20°C. Sur des millions d'hectares l'impact sur le climat est énorme. Depuis des années, la Nouvelle Aquitaine ressemble à un désert l'été pendant que les villes continuent à déverser de l'eau douce dans la mer (pour la métropole de Bordeaux, ça représente une moyenne annuelle de 1 millions de m3 par jour …de quoi irriguer 180 000 hectares).

Végétaliser et arroser l'été pour refroidir et hydrater est parfaitement normal; et, ne pas le faire pose problème. Pour cela, il faut anticiper le besoin en été et prévoir des réserves en conséquence l'hiver !

La moitié de l'énergie solaire est évacuée par l'évaporation de l'eau (entropie). Sans, la chaleur est stockée dans les sols et les canicules s'installent. Les villes commencent à comprendre qu'il faut végétaliser l'été; mais, en même temps, on laisse sécher des millions d'hectares de terres nourricières…

Le cycle de l'eau comme garant de la biodiversité et de la production alimentaire
La base de toutes les chaines alimentaires se trouve dans la biodiversité des sols. Les micro-organismes des sols sont indispensables à toute la vie sur la planète. Or, un sol sec, c'est un sol mort, c'est pourquoi il est indispensable de maintenir une couverture végétale vivante, sur les sols agricoles, l'été.

Ce principe est d'ailleurs imposé par la PAC, mais non respecté dans les pratiques, à cause d'une mauvaise gestion de l'eau. En laissant sécher les champs l'été, non seulement, on nuit gravement à notre sécurité alimentaire mais on coupe le cycle des pluies et les rivières sèchent.

Si les sols agricoles se minéralisent et se dégradent c'est par une exposition de plus en plus longue au soleil l'été. La température des sols peut monter à plus de 50°C ce qui est fatal aux micro-organismes. Ceci explique une grande partie de l'effondrement de la biodiversité; et, notamment des populations d'oiseaux qui sont insectivores. Dans le bocage de Gatine, il y a des haies, pas de labour et pas de pesticide; pourtant, la biodiversité disparait tous les étés sur des périodes de plus en plus longues. Même les éleveurs disparaissent !… Alors qu'il suffirait de pouvoir puiser dans les nappes phréatiques reconstituées par les infiltrations ou des réserves constitué par retenue des ruissellement de l'hiver. Il faut créer d'urgence les fameuses réserves collinaires évoquées par le Ministre de l'agriculture… Mais pas dans 10 ans, cet hiver !

On aura sauvé le climat et la biodiversité quand les campagnes seront vertes l'été. Nos saisons sont dictées par les forets de feuillus : les forets sont vertes l'été, il faut que nos champs le soient aussi !

Reprendre politiquement en considération le cycle de l'eau
On ne se soucie plus, au quotidien d'où vient l'eau et comment fonctionne le cycle de l'eau. On utilise l'eau, comme on consomme toutes sortes de ressources sans se soucier de leur renouvellement.

Le sujet du cycle de l'eau revient sur le tapi avec les perturbations qu'entrainent les erreurs commises dans sa gestion, comme nous venons de le voir. Le changement climatique accentue la gravité des conséquences de ces erreurs ; et, rend encore plus impératif la nécessité d'y remédier.

On ne peut pas dissocier climat, eau et biodiversité, tout est intimement lié. Pas d'eau pas de vie !

Pour trouver des leviers d'action, nous allons sortir de l'Hexagone et faire une excursion en Inde, dans la région du Rajastan, où la situation hydrique est précaire depuis bien plus longtemps qu'en France.

Lors de la colonisation par les Anglais, la gestion ancestrale, qui comprenait l'aménagement de bassins d'infiltration, a été abandonnée à la faveur de la création des réseaux de distribution d'eau et d'assainissement. Les Européens ont imposé leur technologie et leur insouciance à l'égard du cycle de l'eau.

Dans certaines régions, les nappes phréatiques sont devenues déficitaires, les cours d'eau se sont taris et les terres sont devenues progressivement arides… dans l'indifférence générale des technocrates et politiques en place. Jusqu'à ce que les populations locales, elles-mêmes, se retroussent les manches et remettent en place, avec les moyens du bord, les bassins de rétentions et d'infiltration que leurs ancêtres avaient prévus. Il a fallu un mouvement citoyen et solidaire pour rétablir en quelques années le cycle de l'eau (rechargement des nappes phréatiques superficielles et profondes, réalimentant les cours d'eau) qui a permis, à nouveau, de végétaliser les terres agricoles et rétablir leur production.

Cette gestion démocratique de la ressource en eau, c'est faite à l'insu du pouvoir en place, qui manifestement n'a ni la compétence pour animer un mouvement vraiment démocratique, ni la motivation même, car aucun prestige personnel, ni gain financier n'est à la clé.

Cette expérience est rapportée par Bénédicte Manier, journaliste dans son livre «Un million de révolutions tranquilles», paru en 2012 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Cette expérience peut nous inspirer, si nous voulons nous agir pour la gestion des biens communs, dont l'eau, source de toute vie en est l'emblème.

Yves Robert et Denise, association Culture Nature 71

Illustrations : les béalières de l'Ardèche, source et droits Noz Infos. Le nom de ces systèmes d'irrigation traditionnelle vient du gaulois Bedul, qui a aussi donné le bief en langue d'oil. Ces petits canaux sillonnant les collines sont abreuvés par les eaux de pluie ou de rivière.