10/05/2021

Les ouvrages hydrauliques réchauffent ou refroidissent l'eau selon leur nature (Seyedhashemi et al 2021)

Une étude française sur le bassin de Loire montre que, par rapport à une rivière non fragmentée, la présence de grands barrages tend à diminuer la température estivale de l'eau de 2°C, celle de succession de retenues plus petites tend à l'augmenter de 2,3°C. Cette moyenne recouvre néanmoins des dispersions notables dans le cas des rivières avec ou sans retenue. 

Le barrage de Naussac, situé dans la zone d'étude (CC BY-SA 2.0, Dimitri)

Hanieh Seyedhashemi et ses collègues ont étudié dans le bassin de Loire la signature thermique des rivières selon la présence de grands barrages, de retenues de plus petites dimensions ou d'un style fluvial plus naturel. 

Ils introduisent ainsi l'objet de leur recherche : "Les corridors fluviaux stockent, transforment et transportent la masse et l'énergie depuis les sources vers les océans. Bien que les rivières soient généralement analysées comme des systèmes lotiques, la distribution des plans d'eau lentiques (p. ex. lacs, réservoirs, étangs) le long du continuum fluvial est récemment apparue comme un facteur critique dans l'élimination de l'azote (Harrison et al., 2009; Schmadel et al., 2018) et le stockage du phosphore (Grantz et al., 2014) et des sédiments (Vörösmarty et al., 2003). Une préoccupation émergente concerne les effets cumulatifs des systèmes lentiques sur la température de l'eau des cours d'eau et des rivières, qui est un paramètre critique affectant l'eutrophisation des plans d'eau (Minaudo et al., 2018; Le Moal et al., 2019) et la répartition des communautés aquatiques (Cox et Rutherford, 2000; Poole et Berman, 2001; Ducharne, 2008)."

Les effets des masses d'eau lentiques sur la température des cours d'eau dépendent fortement de leurs caractéristiques individuelles et de leurs distributions spatiales. Ce qui complique les échelles d'analyse. Les auteurs proposent d'étudier le rapport entre température de l'air et de l'eau dans les bassins pour comprendre la dynamique des échanges de chaleur selon que les rivières sont fragmentées par divers types de retenues. 

Voici le résumé de leur recherche :

"Les ouvrages anthropiques (par exemple les grands barrages, les petits réservoirs et les retenues) se multiplient à l'échelle mondiale, influençant les régimes de température en aval de diverses manières, qui dépendent de leur structure et de leur position le long du continuum fluvial. 

En raison des multiples réponses thermiques en aval, il y a peu d'études caractérisant les tailles d'effet cumulatif à l'échelle du bassin versant. Ici, nous introduisons cinq indicateurs thermiques basés sur la relation de la température eau-air qui, ensemble, peuvent identifier les signatures thermiques modifiées par des barrages et des retenues. Nous avons utilisé cette approche de signature thermique pour évaluer un ensemble de données régionales de 330 séries chronologiques quotidiennes de température des cours d'eau provenant de stations du bassin de la Loire, en France, de 2008 à 2018. Ce bassin (100000 km2) est l'un des plus grands bassins versants européens avec des caractéristiques anthropiques et naturelles contratsées. Les signatures thermiques dérivées ont été contre-validées avec plusieurs caractéristiques connues du bassin versant, qui ont fortement soutenu leur séparation en signatures de type barrages, retenues et naturelles. Nous caractérisons le régime thermique de chaque signature thermique et nous le contextualisons à l'aide d'un ensemble de métriques thermiques pertinentes sur le plan écologique. 

Les résultats indiquent que les grands barrages ont réduit la température estivale des cours d'eau de 2 ° C et retardé le pic annuel de température des cours d'eau de 23 jours par rapport aux régimes naturels. En revanche, les effets cumulatifs des retenues en amont ont augmenté la température estivale des cours d'eau de 2,3 ° C et accru la synchronisation avec les régimes de température de l'air. Ces signatures thermiques permettent ainsi d'identifier et de quantifier les influences thermiques et écologiques en aval de différents types d'infrastructures anthropiques, sans information préalable sur la source de modification et les conditions de température de l'eau en amont."

Ce graphique montre la différence entre température de l'air (en gris) et température de l'eau dans les rivières à barrages (rouge), à retenues (vertes) ou de type naturel (bleu).

Extrait de Seyedhashemi et al 2021, art cit.


Cet autre graphique montre les variations observées selon les cours d'eau pour la température de l'eau en été (Tw summer), la température maximale mensuelle (maxTw), le nombre de jours à température > 20°C ou 15°C (DTw20), la différence maximale de température de l'eau dans l'année (max deltaTw), avec les mêmes codes couleur (rouge barrages, vert retenues, bleu naturel).


Extrait de Seyedhashemi et al 2021, art cit.

On observe au passage que les distributions de température d'été de l'eau (Tw) et températures maximales d'été (max Tw) se recoupent pour un grand nombre des sites naturels ou avec retenues. 

Concernant les retenues, les auteurs signalent notamment dans leur article que la couverture arborée a une influence négative notable sur la température. 

Discussion
Cette recherche confirme d'autres travaux ayant montré que les grands barrages tendent à refroidir l'eau quand les petits tendant à la réchauffer. Les déterminants sont notamment la hauteur de la colonne d'eau de retenue, la largeur de la surface de retenue, la présence ou non d'arbres en berge de la retenue. 

Il serait intéressant d'affiner le travail en précisant la nature des retenues. Le texte signale simplement une hauteur de moins de 15 m (pour les retenues hors barrage), mais cela laisse de la marge d'interprétation. Il existe en effet plusieurs dizaines de milliers d'ouvrages sur les rivières françaises, allant  de simples chaussées de moulins de 0,5m de hauteur à la retenue à peine perceptible jusqu'à des lacs de centaines d'hectares. Une prochaine étape pourrait être d'affiner le cas des rivières à retenue (le plus fréquent en France) pour analyser plus en détail les facteurs faisant varier la température, comme la densité, la surface, la spatialisation, la végétalisation de ces retenues sur le continuum.  

Référence :  Seyedhashemi H et al (2021), Thermal signatures identify the influence of dams and ponds on stream temperature at the regional scale, Science of the Total Environment, 766, 142667

07/05/2021

Déjà 30 000 citoyens demandent de sauver l'étang du Pont de Kerlouan menacé de destruction

Partout, l'application doctrinaire de la continuité écologique soulève le rejet et la colère des riverains, malgré les dénégations de Barbara Pompili, de ses services et des lobbies de la destruction d'ouvrages. Le Collectif de sauvegarde du site de l’étang du Pont-Kerlouan a lancé une pétition adressée à Communauté de communes de Lesneven et de la côte des légendes. A ce jour, plus de 30 000 citoyens la soutiennent: une remarquable mobilisation! Leur message : respectez les cadres de vie, améliorez les services écologiques et les agréments du plan d'eau, arrêtez le délire du retour à la nature sauvage programmée par des théoriciens depuis des bureaux administratifs. Nous sommes tous concernés par ces luttes riveraines qui défendent l'avenir de nos milieux aquatiques et humides comme de notre patrimoine historique et paysager, ainsi qu'un usage durable, local et partagé de l'eau. Nous devons demander à nos sénateurs d'inscrire dans la loi française le rejet définitif de la vision dogmatique et destructrice de la continuité écologique. Et nous devons soutenir ensemble ces mobilisations locales, qu'elles concernent des moulins, des étangs, des plans d'eau, des barrages réservoirs, des canaux d'irrigation ou tous les autres usages appréciés et bénéfiques des ouvrages. 


Voici le texte de la pétition

SITE NATUREL EN DANGER IMMÉDIAT !
L’étang du Pont est menacé de disparition 

Ce site au potentiel touristique, trait d’union entre les zones natura 2000 de Guisseny et Goulven, ayant un fort pouvoir filtrant, avec une forte présence ornithologique (faune, avifaune et flore remarquables) est en GRAND DANGER.

La Communauté de Communes de Lesneven et de la côte des légendes, propriétaire actuel depuis 2016, a décidé de l’ABANDONNER au titre d’une stricte application de la continuité écologique ! 

Et ceci en toute connaissance des rejets directs dans la baie de Guissény des eaux de la rivière QUILLIMADEC (concentrations chimique et bactériologique : algues vertes, plages interdites).

IL Y A POURTANT DES SOLUTIONS D'AMÉNAGEMENT dans le cadre d’une continuité écologique apaisée !

Rendons à ce site son état naturel si utile pour notre communauté : filtrage des nitrates, du phosphore, amélioration de la qualité bactériologique.

Sauvegardons un site naturel et patrimoine historique.

Ne laissons pas s’installer un désastre écologique et pour la santé.

Travaillons pour la transition énergétique : belle capacité d'hydroélectricité. 

06/05/2021

L'enjeu n'est pas le moulin, mais bien l'ouvrage, tous les ouvrages

Les débats sur la continuité écologique à l'occasion de la loi Climat et résilience vont reprendre au Sénat en juin, avec de fortes pressions du ministère de l'écologie et du lobby des casseurs d'ouvrages hydrauliques. La discussion s'est concentrée sur les moulins. Mais c'est une réduction du débat et une diversion du véritable enjeu : l'ouvrage est associé à des paysages, à des usages, à des milieux, à des fonctionnalités, à un principe historique de rivière lentement aménagée par les humains au fil des générations. C'est cela dont il faut débattre, sur des dizaines de milliers d'ouvrages allant bien au-delà du seul cas du moulin comme bâtiment. 


Pour les moulins comme pour tous les autres usages des rivières, de leurs annexes ou retenues, ce n'est pas le bâtiment qui importe mais bien la régulation de l'eau permise par l'ouvrage hydraulique. Arrêtons les faux débats et les esquives.

Dans les discussions avec les députés, puis avec les sénateurs qui viennent de reprendre, Barbara Pompili fait régulièrement diversion soit en minimisant le nombre de moulins concernés par la continuité (chiffre fantaisiste de 1500), soit en affirmant que l'on ne détruit pas le bâtiment même du moulin. 

Ce que la ministre de l'écologie ne dit pas : on détruit l'ouvrage, on détruit la retenue, on détruit le bief, donc justement on détruit l'essentiel, à la fois les usages possibles de l'eau, les milieux en eau et les fonctionnalités écologiques que crée l'ouvrage, ainsi que le paysage de la vallée. 

L'enjeu n'est pas le moulin, l'enjeu est bien l'ouvrage lui-même : c'est cela qui intéresse tout le monde, arrêtons de parler des choses secondaires. 

Centrer la discussion sur les moulins, c'est minimiser les nuisances de la continuité écologique destructrice, c'est permettre à Barbara Pompili et au lobby casseur de faire oublier que :
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages de moulins,
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages d'étangs,
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages de plans d'eau,
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages de centrales hydro-électriques,
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages de canaux.
- les riverains ne veulent pas voir disparaître les ouvrages de douves, lavoirs, piscicultures, etc.

En donnant toute la mesure de la réalité, on parle bien de dizaines de milliers de sites que le dogme de la continuité écologique destructrice et du retour à la rivière sauvage veut faire disparaître du paysage français et des usages de l'eau. 

Donc le choix des sénateurs est simple, c'est un choix d'orientation fondamentale de la politique publique: veulent-ils détruire ce patrimoine, ce paysage, ces milieux et ces usages attachés à l'ensemble des ouvrages hydrauliques? Ou veulent-ils proscrire cette destruction en demandant des solutions douces de continuité écologique, plutôt que le retour à la rivière sauvage et l'effacement des outils de régulation de l'eau? 

Les députés ont choisi. Nous espérons que les sénateurs iront dans la même direction. 

Chaque association, chaque collectif et chaque lecteur de ce site doit écrire à son sénateur dans le courant de ce mois de mai pour le sensibiliser à la question et lui faire comprendre les enjeux d'ici le vote de juin. En particulier, informer les sénateurs du chantage permanent à la destruction par l'administration, des conflits locaux et sociaux, du découragement à la relance des sites, du mépris pour l'avis des riverains, de la destruction des cadres de vie, de l'assèchement des vallées. Merci d'avance à tous, c'est important! Adresses de contact des sénateurs. 

27/04/2021

Le WWF appelle à détruire les aménagements des rivières européennes, y compris les centrales à énergie bas-carbone

L'ONG de conservation WWF vient de publier une brochure sur la continuité des rivières en Europe, visant à inspirer la stratégie européenne de biodiversité 2030. On peut tirer deux enseignements de sa lecture. D'une part, les mesures proposées concernent vingt fois moins d'ouvrages hydrauliques en France que ceux classés par l'administration en 2012-2013, ce qui dit assez le caractère irréaliste de la continuité écologique à la française. D'autre part et plus gravement, le lobby de la nature sauvage exige désormais la destruction pure et simple des ouvrages des rivières européennes, y compris toutes les centrales hydro-électriques sous le seuil (arbitraire) de 10 MW. Alors que l'Europe ne sait toujours pas comment réussir son objectif zéro carbone 2050, alors que la préservation d'eau dans les lits et les bassins est incertaine avec le réchauffement climatique, alors que les approches destructrices de la continuité des rivières créent des conflits sociaux partout, cette position du WWF est extrémiste et indigne d'une association aussi reconnue. Il faut désormais exiger de nos élus que les politiques publiques se détachent de ces vues radicales et en dénoncent les excès. 


En 2020, le projet AMBER (financé par l'UE) a estimé qu'il existe plus de 600 000 ouvrages sur les rivières européennes, suggérant que leur nombre total pourrait être de l'ordre du million. Nous avions recensé la publication résultante, parue dans la revue Nature (Belletti et al 2020).

Dans le même temps, l'Europe a adopté une stratégie pour la biodiversité 2030, texte non contraignant, proposant notamment de restaurer la continuité fluviale sur environ 30 000 km de cours d'eau à échelle de l'Union. A titre de comparaison, le classement 2012-2013 de continuité écologique des seules rivières françaises, théoriquement réalisable en 5 ans seulement, concernait 46 600 km de cours d'eau pour notre pays. Cela permet de comprendre la dimension irréaliste des choix de l'administration française et des lobbies qui l'ont inspirée...

Le WWF vient de publier une brochure qui, s'inspirant des travaux AMBER et de la stratégie européenne 2030, propose de hiérarchiser les ouvrages à traiter. Le choix du WWF se fait selon le plus grand linéaire gagné, en commençant par les cours d'eau de taille grande à moyenne, qui sont notamment les axes d'entrée des poissons migrateurs. 

Dans ce travail, le WWF conclut pour la France à 103 ouvrages à haut effet de reconnexion, 832 ouvrages à bon effet, 981 ouvrages à effet modéré. Le classement français de 2012-2013 concerne quant à lui... 20600 ouvrages. Donc 20 fois plus que les chantiers à effet notable selon le WWF. Là encore, on comprend l'absence de mesure dont ont fait preuve les fonctionnaires français de l'eau et de la biodiversité!

Concernant les choix à faire, le WWF est clair. Nous citons la brochure :
"La restauration des rivières à écoulement libre nécessite l'élimination complète des obstacles physiques longitudinaux. L'équipement d'un obstacle avec une passe à poissons ne doit en aucun cas être considéré comme suffisant pour rétablir la connectivité. (...) 

Si l'élimination des obstacles est une étape importante vers la restauration des rivières à écoulement libre, elle nécessite également une action concertée pour éviter la construction de nouveaux obstacles."
En particulier, le WWF considère que toutes les centrales hydro-électriques de moins de 10MW peuvent être détruites (elles sont exclues de son modèle au-dessus de cette puissance). La brochure donne d'ailleurs des exemples, où l'ONG environnementaliste appelle les autorités à ne pas renouveler les concessions et à détruire les barrages. Mais c'est aussi vrai pour les autres usages des ouvrages, par exemple la navigation et la régulation si l'on parle des grandes rivières. 

Le message se clarifie peu à peu : le WWF et les groupes de pression favorables au retour de la nature sauvage ont un programme de destruction systématique de la plupart des ouvrages en rivière. Alors que les passes à poissons et la dépollution des eaux montrent le retour de poissons migrateurs, sans avoir à tout casser et à nuire aux autres dimensions des rivières aménagées, ces lobbies travaillent les bureaucraties nationales et européennes de l'environnement pour mener à bien leur projet radical. Ils sont indifférents aux usages associés aux ouvrages, en particulier à leur rôle dans la transition énergétique visant une Europe zéro carbone en 2050. Déjà en France, le WWF s'est associé au lobby des pêcheurs de saumon pour obtenir la destruction des lacs et barrages EDF de la Sélune, cela pour 50 millions d'euros d'argent public payés de la poche des contribuables. 

Il est temps d'alerter les élus sur la dérive de ce programme extrémiste, pour exiger qu'il cesse d'inspirer les politiques publiques en France et en Europe. Il est consternant de voir l'idéologie du sauvage et du mépris des usages humains de l'eau transformer cette fraction de l'écologie militante en caricature d'elle-même. Ces appels à détruire les sites énergétiques sont par ailleurs aux antipodes de l'urgence climatique. L'Etat français a déjà été condamné pour son action suffisante sur la décarbonation de l'énergie : faudra-t-il demain traîner devant les tribunaux les ONG inconscientes qui appellent à détruire les outils de production bas-carbone? 


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24/04/2021

Comment des lobbies ont inventé la légende de l'épuisement du potentiel hydro-électrique français

Au début des années 1990, l'équipement hydroélectrique de la France marque un coup d'arrêt. Depuis 30 ans, son évolution est quasi-gelée. Certains affirment que le potentiel de production hydro-électrique du pays est épuisé. Or c'est faux. De manière constante, les rapports publiés des années 1950 aux années 2010 montrent que le potentiel exploitable est de l'ordre de 100 TWh, bien au-dessus des 70 TWh actuels. En réalité, l'affirmation de l'épuisement du potentiel hydraulique français vient de lobbies pêcheurs et écologistes qui, dans les années 1980, ont organisé l'entrave des projets énergétiques. Avant de convaincre l'administration et les élus d'aller plus loin pour engager la destruction des ouvrages et revenir à la rivière sauvage. Mais le rejet de cette politique par les riverains, les doutes sur la valeur sociale et scientifique de l'idée de nature sauvage, la reconnaissance mondiale de l'urgence climatique sont en train de changer la donne dans les années 2020. La France doit renouer avec sa vocation hydro-électrique stoppée depuis 30 ans: elle dispose de plusieurs dizaines de milliers de sites équipables.


L'évolution de l'hydro-électricité en France montre une courbe étrange (image ci-dessus, source CRE 2020): croissance régulière des années 1950 aux années 1980, et... plus rien, un arrêt net au début des années 1990. Depuis environ 30 ans, la puissance installée se situe vers 25 GW, la production annuelle vers 70 TWh, la croissance est à peine perceptible tant elle est modeste. 

Pour justifier cela, certains affirment que le potentiel hydroélectrique français a été presque totalement exploité et qu'il ne reste plus grand chose à faire. France Nature Environnement écrit par exemple dans sa brochure 2016 sur l'énergie hydraulique : "Le parc hydroélectrique français est pourtant déjà développé à plus de 90 %". Cet élément de langage est fréquemment entendu. 

Mais c'est inexact. En réalité, cet argument est le fait des lobbies qui ont lutté contre cette énergie hydro-électrique, qui ont largement contribué à son arrêt dans les années 1990 et qui ont accentué leurs exigences dans les années 2000 et 2010, avec la politique de destruction pure et simple des ouvrages hydrauliques. 

Commençons par explorer la question du potentiel hydro-électrique français.

Les rapports d'étude montrent que le potentiel énergétique de l'eau n'est nullement épuisé
En 1975, suite au premier choc pétrolier, une commission présidée par le sénateur Pintat à la demande du ministère de l’industrie et de la recherche met en évidence comme potentiel hydraulique de la France:
  • un potentiel théorique de 266 TWh/an dont la moitié est peu utilisable, car cela conduirait à submerger d’importantes parties du territoire;
  • un potentiel techniquement rentable de 100 TWh/an (inventorié par EDF dès 1953, confirmé depuis par les différentes études);
  • un potentiel économiquement équipable variable selon la comparaison économique avec les moyens de production alternatifs;
  • un gisement de stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) de 20 000 MW.
Ces chiffres excluent toutefois le potentiel de la petite hydraulique en dessous de 2 MW, notamment car les petites chutes ne correspondent pas au schéma technique et financier de l'électricien national EDF (voir les précisions chez Rabaud et Catalan 1986). Par tradition, l'entreprise publique privilégie les projets de grandes centrales (charbon, nucléaire, hydraulique) mais ne s'y retrouve pas dans les schémas de petite hydraulique, qui sont pourtant, de très loin, les plus nombreux et les plus facilement actionnables sur les rivières françaises. La haute fonction publique aura tendance à s'aligner sur ces vues d'EDF, ce dont on trouve la trace aujourd'hui encore.

En 2006, le Rapport sur les perspectives de développement de la production hydro-électrique en France, dit "rapport Dambrine" du nom de son premier auteur, rappelle ces données et les considère comme toujours valides, modulo l'interprétation des règles françaises et européennes de protection environnementale.

Ce rapport précise cependant le désintérêt de l'Etat et de son administration pour l'hydro-électricité, ainsi que la réalité de conflits : 
"Le potentiel hydroélectrique dépend de la géographie et de la pluviométrie, mais également de l’évolution des techniques de production et surtout de la place que la société entend donner à l’utilisation de l’eau à des fins énergétiques parmi tous les autres usages : eau laissée «sauvage» pour la préservation de l’environnement et des sites, eau pour la pêche, eau pour l’agriculture, eau pour le tourisme, etc. (...) Pour autant, peut-être en raison de son ancienneté (elle existe depuis la fin du XIXe siècle), mais surtout de ses impacts sur les paysages et de la concurrence avec les autres usages de l’eau, l’hydroélectricité a, au fil du temps, perdu de son prestige dans notre pays. Au niveau local, les autorités publiques, et notamment les préfets et les élus locaux, ne pensent plus spontanément à développer l’hydroélectricité. Certains peuvent même la considérer comme «démodée» par rapport à l’éolien ou au photovoltaïque ou bien qu’elle ne vaut plus la peine d’ouvrir des conflits avec les défenseurs des autres usages de l’eau."
Sept ans après le rapport Dambrine, le rapport UFE/Ministère de l'écologie de 2013 estime que le potentiel est le suivant :
  • 2,9 GW et 10 TWh/an en création de nouveaux sites.
  • 0.5 GW et 1,7 Twh/an en équipement de sites existants.
Toutefois, ce rapport reste incomplet et inégal selon les territoires. Il exclut les sites de moins de 100 kW de puissance, qui sont des dizaines de milliers en France. Il correspond également à la doctrine du ministère de l'écologie de l'époque, qui considérait les rivières en liste 1 de continuité écologique comme exclues du potentiel : or, le conseil d'Etat a censuré le ministère sur ce sujet (voir Conseil d'Etat 2015, Conseil d'Etat 2021). 

Selon le travail de Punys et al 2019 (mission européenne RESTOR HYDRO), les seuls petits sites anciens de moulins et forges représentent en France un potentiel de 3,3 TWh au sein des 4,3 TWh mobilisables en très petite hydro-électricité. On est donc au-dessus des chiffres de la mission UFE/Ministère de l'écologie de 2013. Les chiffres de Punys et al 2019 sont en revanche cohérents avec les rapports antérieurs.

Donc la réalité n'est pas du tout celle d'un épuisement du potentiel hydro-électrique français:
  • les rapports EDF des années 1950 et jusqu'au rapport Dambrine 2006 estiment que l'on peut produire 100 TWh (une hausse de 50% de la production actuelle),
  • les données UEF 2013 (non complètes) et Punys 2029 suggèrent que l'on peut produire 85 TWh (une hausse de 20% de la production actuelle),
  • outre de nouveaux projets, la plupart des 110 000 sites recensés dans le référentiel des obstacles à l'écoulement ne produisent pas d'énergie, mais beaucoup pourraient le faire, pourvu qu'il existe une politique nationale et locale d'équipement. 
Mais alors, d'où vient l'idée que l'on ne peut plus produire grand chose en hydroélectricité? La mention des "conflits" dans le rapport Dambrine donne la bonne piste.

Car en réalité, cette idée a été promue par les lobbies qui ont lutté contre cette hydro-électricité, à savoir des pêcheurs de loisir visant des salmonidés, des groupes conservationnistes comme le WWF et des associations écologistes comme France Nature Environnement. Ces lobbies ont non seulement mis un frein au développement hydro-électrique de la France dans les années 1980, mais ils ont su s'attirer les faveurs et les arbitrages de diverses administrations de l'eau (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, agences de l'eau, office français de la biodiversité, héritier du conseil supérieur de la pêche). 

Nous allons retracer sommairement quelques grande étapes de ce processus.


Dynamitage du barrage de Saint-Etiennne-du-Vigan, photo Roberto Epple, ERN, droits réservés.

Comment les lobbies ont gelé l'hydro-électricité et promu la rivière sauvage auprès des administrations
Profitant de faveur du gouvernement de l'époque en quête de soutiens dans une passe difficile, le milieu agréé des pêcheurs obtient le vote de la loi pêche en 1984, qui contient notamment un renforcement des dispositions sur le franchissement piscicole, qui ne s'appelle pas encore la continuité écologique, et une protection accrue de certaines rivières contre des projets hydro-électriques (voir cet article). Les pêcheurs avaient déjà bénéficié des premiers plans migrateurs lancés dans les années 1970 sur le bassin Loire-Allier.

Toujours dans les années 1980, en opposition à un projet de création de barrages sur le bassin de la Loire, le groupe Loire vivante (WWF, Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature qui allait devenir France Nature Environnement, acteurs de la société civile) lance une occupation de site et une lutte judiciaire. Avec le Larzac, c'est l'ancêtre des ZAD. Cette mobilisation réussit au-delà des espérances, les projets sont annulés et le gouvernement lance le plan Loire grandeur nature. Le mythe de la Loire "dernier fleuve sauvage d'Europe" est lancé (mythe car la Loire a une longue histoire humaine et n'a rien de sauvage, voir par exemple Di Pietro et al 2017). Mais surtout les associations profitent de la reconnaissance par l'Etat pour prendre un plus grand rôle dans les agences de bassin et auprès des hauts fonctionnaires du ministère de l'environnement. France Nature Environnement, assez lourdement subventionnée, deviendra une courroie de transmission privilégiée du ministère, selon une gouvernance clientéliste assez classique de la bureaucratie française (voir à ce sujet des informations dans l'ouvrage de Marc Laimé sur le lobby de l'eau, et sur le site de cet analyste).

De cette époque date le coup d'arrêt aux projets hydro-électriques d'envergure en France. Comme nous sommes dans une période de contre-choc pétrolier avec une énergie fossile bon marché et comme les questions climatiques ne sont pas encore à l'ordre du jour (les rapports du GIEC restent assez confidentiels jusqu'au troisième d'entre eux, en 2001), l'administration se désintéresse de la question. Les porteurs de projets se voient de plus en plus souvent opposer des contestations et des procédures judiciaires, en particulier après le vote de la loi pêche de 1984, puis de la loi sur l'eau de 1992.  

Les agences de l'eau changent de paradigme dans les années 1990, passant de la gestion hydraulique à la gestion hydro-écologique des bassins (Morandi et al 2016). Certaines d'entre elles (en particulier l'agence Loire-Bretagne héritant d'un terrain favorable) veulent aller plus loin et lancent des projets de destructions d'ouvrage (destructions du barrage de Maisns-Rouges, destruction du barrage de Saint-Etienne-du-Vigan, faisant partie du programme Loire grandeur nature). L'idée est non seulement d'arrêter la construction de barrages, mais aussi de les effacer pour faire revenir une rivière sauvage. Cette vue est favorisée par le fait que les comités de bassin de ces agences, nommés par préfet et non pas élus, comme leurs commissions techniques sur les milieux donnent désormais un poids important aux acteurs de la pêche et de l'environnementalisme, alors que de nombreux usagers en sont exclus (dont la petite hydraulique). Les schémas directeurs (SDAGE) créés par la loi sur l'eau de 1992 vont refléter ce rapport de force, qui reste opaque pour le grand public mais détermine pourtant l'évolution des choix sur l'eau, et sur l'énergie.

La loi sur l'eau de 2006 voit la création de la continuité écologique sous l'incitation des administrations et lobbies ayant commencé ces programmes locaux, avec l'ambition de "geler" 30% du linéaire de rivière en listes 1 (127623 km classés en 2012-2013) et d'y ajouter des listes 2 où le but est de détruire le maximum de sites (46615 km classés). Les hauts fonctionnaire du ministère de l'écologie ne cachent plus leurs intentions dans les séminaires de FNE, comme nous l'avions montré. Mais le bouchon a cette fois été poussé un peu trop loin, puisque cette réforme de continuité écologique voit se lever une vigoureuse opposition riveraine (voir Germaine et Barraud 2017, Lévêque et Bravard 2020). On commence à s'aviser que la vision d'une rivière rendue sauvage de la source à la mer intéresse des groupes militants (naturalistes ou pêcheurs) mais ne répond pas à des attentes sociales larges et qu'elle nuit par ailleurs à beaucoup d'autres usages de la rivière, pas seulement énergétiques. Si des écologues et biologistes de la conservation ont soutenu le mouvement des rivières sauvages dès les années 1980 et 1990, lui donnant une dimension scientifique qui a séduit le décideur, la recherche universitaire se fait aussi plus critique avec le temps et souligne que la naturalité relève d'une vue idéologique ou de choix épistémologiques (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019, Linton et Krueger 2020).

Au long des années 2000 et 2010, la question climatique prend un caractère d'urgence mondiale de plus en plus appuyée, ce qui se traduira par les accords de Paris en 2015. Les Etats sont sommés d'agir, y compris désormais devant la justice, comme l'Etat français ayant perdu récemment un contentieux pour action climatique insuffisante. Du même coup, la politique d'entrave à l'hydro-électricité devient à contre-emploi : les agences de l'eau dépensent l'argent du contribuable à détruire des grands barrages producteurs (comme ceux de la Sélune) et à liquider le patrimoine séculaire formant un potentiel de petite hydro-électricité. 

En conclusion : revenir à des rivières sauvages ou équiper des ouvrages pour la transition, il faut choisir
  • le potentiel hydro-électrique français en métropole n'est nullement épuisé, on peut ajouter une à trois dizaines de TWh de production d'électricité bas-carbone (équivalent de une à quatre tranches nucléaires), sans compter les hydrauliennes fluviales et systèmes marémoteurs, 
  • les revendications de retour à la nature sauvage et l'organisation d'une opposition aux barrages sont à l'origine du gel du potentiel hydro-électrique dans les années 1990, avec l'appui de la corporation des pêcheurs de salmonidés engagée de la longue date sur le sujet,
  • l'évolution du droit de l'environnement depuis 30 ans s'est inspirée de notions diverses et peu réfléchies dans leur globalité, tantôt une écologie de conservation et restauration qui vise la préservation de la nature sauvage ou le retour à une nature sauvage, tantôt une écologie de gestion raisonnée qui vise à baisser des impacts, en particulier les impacts carbone ces 10 dernières années (ce schéma est classique des questions écologiques, voir l'opposition déjà structurée depuis longtemps aux Etats-Unis, voir les débats sur la nouvelle conservation de la biodiversité),
  • nous arrivons à un point de contradiction de ces écologies, car toutes les énergies renouvelables (pas que l'hydraulique) sont fondées sur l'exploitation de sources naturelles et sur l'occupation de l'espace, de même au demeurant que l'idéal de relocalisation des activités économiques (ce qui implique aussi de reprendre sur le territoire national des extractions et transformations qui avaient été délocalisées). Les politiques publiques ne peuvent plus simplement dire qu'elles font de l'écologie, elles doivent préciser de quelle écologie il est question, comment elle se finance et en quoi elle est cohérente (voir par exemple les alarmes de la CRE 2020, faisant suite à d'autres, comme la Cour des comptes 2013),
  • concernant le climat et l'énergie, 70% de l'énergie finale consommée en France est d'origine fossile, le bilan carbone des Français dépasse les 11 tonnes d'émission CO2 par habitat quand on inclut les importations. Ces chiffres sont censés être réduits à zéro en 30 ans seulement, une génération. Cela demande une action massive, systématique, année après année. A-t-on les moyens de tenir les engagements climatiques sans assurer l'expansion de toutes les ressources renouvelables, incluant les quelques dizaines de TWh que peut apporter l'énergie hydraulique? Plus encore, face à l'ampleur des investissements d'urgence, a-t-on les moyens et l'intérêt de détruire les ouvrages hydrauliques du pays, politique dont le bilan carbone et hydrique comme les effets sur l'adaptation locale au changement climatique n'ont jamais été mesurés sérieusement? Poser ces questions, c'est sans doute y répondre.