07/02/2021

Des barrages en rivières alpines et pré-alpines ont des effets intéressants sur la température et les invertébrés (Petruzziello et al 2021)

Une équipe de chercheurs italiens a comparé des tronçons de rivières alpines et pré-alpines selon la présence ou l'absence de barrages. Contrairement aux idées reçues, les barrages réservoirs de tête de bassin ont montré des conditions favorables au maintien d'une température fraîche et à la diversité biologique des familles de macro-invertébrés. Cet effet ne se retrouve pas pour les barrages au fil de l'eau, dont l'impact est cependant faible car leur température reste proche de celle des tronçons naturels. Les ouvrages (réservoir ou fil de l'eau) tendent aussi à augmenter la productivité trophique et disponibilité des matériaux organiques. Etudier les milieux sans préjugé sur leur caractère "sauvage" ou "modifié" permet d'objectiver les réalités et de prendre les bonnes décisions à leur sujet. On espère que l'administration française de l'eau se convertira à cette démarche, au lieu d'instruire à charge le dossier des ouvrages hydrauliques... 



Les zones étudiées et comparées dans l'étude, sur les rivières Goglio et Sanguigno (Lombardie), de l'amont vers l'aval. Extrait de Petruziello et al 2021, art cit

L'étude d'Antonio Petruzziello et de ses collègues a été réalisée dans les vallées alpines du Goglio dans le nord de l'Italie. Le Sanguigno est le principal affluent gauche du Goglio. Les deux cours d'eau ont été sélectionnés car ils diffèrent principalement par la présence de réservoirs de haute altitude : le Goglio se caractérise par la présence de cinq réservoirs qui régulent le débit, tandis que le régime d'écoulement de Sanguigno est considéré comme "vierge" (il sert dans la recherche comme système de référence). Les réservoirs de haute altitude sont utilisés à des fins hydroélectriques et ne libèrent qu'un débit environnemental minimum dans le Goglio. En aval du confluent de Goglio et Sanguigno, les activités anthropiques dans le bassin versant deviennent plus importantes, avec la présence de peuplements urbains et de centrales hydroélectriques au fil de l'eau. La diversité des 7 sites étudiés de l'amont avers l'aval permet donc diverses comparaisons : zone vierge, zone à réservoir seul, zone à centrale au fil de l'eau et activités humaines, zone avec très peu de pollutions sur le versant (amont) et zone avec davantage de pollutions (aval). 

Nous traduisons ici la conclusion des chercheurs, qui ont étudié la température, l'hydrologie, les débris organiques et les macro-invertébrés des différentes zones : 

"La présence de centrales hydroélectriques (réservoirs de haute altitude ou centrales au fil de l'eau) modifie l'écosystème fluvial au regard de tous les aspects étudiés dans cette étude: composition des communautés de macroinvertébrés, dégradation de la matière organique et régime thermique.

Les communautés de macroinvertébrés qui habitent des sites vierges sont généralement moins diversifiées que dans d'autres sites et plus spécialisées pour les environnements hautement rhéophiles en raison de la forte influence des événements à haut débit. Dans notre étude de cas, le tronçon soumis à l'effet de barrage à haute altitude a montré les meilleures conditions pour la plupart des familles de macroinvertébrés en raison de l'abondance de nourriture (en particulier particules grossières de matière organique CPOM et bois mort) et la réduction du stress dû aux événements de débit élevé. Nous n'avons identifié aucune famille qui pourrait être considérée comme représentative de conditions non perturbées. Le manque observé de taxons représentatifs pour les sites non perturbés pourrait également être dû à la résolution taxonomique grossière (c'est-à-dire au niveau de la famille) et l'identification au niveau de la sous-famille pourrait avoir produit des réponses spécifiques différentes. Cela mettrait en évidence l'importance d'une résolution systématique et la nécessité de développer des mesures à échelle de communautés capables d'évaluer correctement ce type d'altérations.

Les communautés de macroinvertébrés dans le tronçon soumis à des altérations hydrologiques et chimiques ont été caractérisées par l'abondance de familles qui peuvent tolérer des conditions perturbées telles que les Leuctridae, Limoniidae et Simuliidae, soulignant que, comme souvent rapporté dans la littérature, les altérations dues aux charges polluantes anthropiques sont plus faciles à identifier que les altérations dues aux altérations hydrologiques.

La disponibilité de la matière organique est positivement affectée par les barrages à haute altitude. Dans les sites vierges, les sacs de feuilles étaient souvent retirés du lit de la rivière, ce qui réduisait la disponibilité de cette source de nourriture pour la communauté des macroinvertébrés. À l'inverse, les processus de dégradation ne semblaient être que légèrement modifiés par la présence du réservoir de haute altitude car les mailles et le temps de séjour étaient les deux seuls facteurs ayant un effet significatif sur les taux de rupture. De plus, nos résultats soulignent que l'apport estival de CPOM dans les cours d'eau de tête de bassin peut être une source alimentaire importante, comparable à l'apport hivernal de feuilles récemment tombées. Cela peut être d'une grande importance dans les sites vierges où les effets d'événements à haut débit raccourcissent le temps de séjour de la matière organique.

Le régime thermique est profondément modifié par les barrages à haute altitude et moins influencé par les conditions météorologiques. Les conséquences écologiques des altérations thermiques doivent être spécifiquement étudiées, en particulier avec des expériences de mésocosme ou des études de cas idéales qui permettent de démêler l'effet du régime thermique et du régime d'écoulement sur les populations biologiques. Ces altérations rendent les tronçons de cours d'eau moins soumis aux effets du changement climatique et surtout aux canicules qui deviennent de plus en plus fréquentes et intenses dans les milieux alpins et pré-alpins. Les réservoirs atténuent l'influence atmosphérique sur la température de l'eau des cours d'eau tandis que les sites au fil de l'eau la renforcent dans les tronçons détournés. Là où ces deux altérations étaient présentes, le régime thermique du cours d'eau était plus similaire à celui naturel que les tronçons soumis à un seul type d'altération et profondément influencés par les conditions météorologiques.

Cette recherche a fourni des éléments pour une meilleure compréhension de l'impact des retenues fluviales sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes fluviaux. Ces éléments peuvent être d'une grande utilité dans la planification des stratégies de gestion visant à protéger la qualité environnementale des cours d'eau affectés par la présence de centrales hydroélectriques, avec une référence particulière à l'importance croissante du changement climatique."

Ce schéma montre les variations de température des tronçons. 


On observe que les tronçons de cours d'eau bénéficiant de lâcher d'eau des barrages ont des conditions plus fraîches en été (mais moins froides en hiver).

Ce schéma montre la répartition des familles d'invertébrés aquatiques selon les tronçons. 


Comme l'exposent les chercheurs dans l'abstract de leur travail, "les tronçons altérés par des réservoirs de haute altitude ont les meilleures conditions pour la plupart des familles de macro-invertébrés en raison de conditions de débit plus stables".

Discussion
Une rivière modifiée par des ouvrages hydrauliques ne montre pas les mêmes propriétés chimiques, physiques et biologiques qu'une rivière non modifiée. Mais au-delà de ce constat trivial, est-ce un problème pour le vivant ou pour la société? Peut-on se contenter de généralités en présumant que toute modification est mauvaise car s'écartant d'une référence naturelle? Quelles sont les conséquences de nos choix sur les ouvrages dans une période marquée par un changement thermique et hydrologique rapide en lien au réchauffement climatique? 

La réponse à ces questions n'est pas tranchée, contrairement à ce qu'affirment en France des administrations et des lobbies ayant décidé que les ouvrages hydrauliques représentaient un problème majeur et justifiaient une politique de destruction sur argent public, contrairement au choix pluriséculaire d'aménager les cours d'eau. La manière dont la société juge les ouvrages hydrauliques dépend étroitement des métriques que l'on choisit pour les étudier. Si ces métriques sont conçues dès le départ pour calculer une différence entre un milieu naturel et un milieu modifié, puis pour qualifier de "mauvaise" cette différence, alors de toute évidence, on conclura très souvent que l'ouvrage est "mauvais". Si ces métriques sont neutres de jugement, si elles actent que la nature est aussi bien formée de zones vierges que de zones modifiées par les humains, si elles intègrent tous les paramètres par lesquels une société évalue son environnement et des riverains leur cadre de vie (non seulement écologiques, mais aussi sociaux et économiques), alors on s'obligera à observer les différences sans préjugé et à débattre démocratiquement de leur intérêt.

Référence : Petruzziello A et al (2021), Effects of high-altitude reservoirs on the structure and function of lotic ecosystems: a case study in Italy, Hydrobiologia, epub, doi.org/10.1007/s10750-020-04510-9

03/02/2021

L'Etat français condamné pour préjudice du fait de son action climatique insuffisante

Des associations regroupées sous le label l'Affaire du siècle, soutenues par 2,3 millions de citoyens, ont engagé un contentieux contre l'Etat français pour son incapacité à tenir les objectifs climatiques des lois et traités signés par lui. Par un jugement du 3 février 2021, le tribunal administratif de Paris reconnaît l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique. Il juge que la carence partielle de l’Etat français à respecter les objectifs qu’il s’est fixés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre engage sa responsabilité. Si le jugement de première instance doit encore être confirmé jusqu'au conseil d'Etat, c'est déjà une excellente nouvelle pour les associations de protection des ouvrages hydrauliques menacés de destruction et pour les syndicats d'hydro-électricité: les entraves à la relance énergétique voire les démantèlements de sites producteurs par des administrations sous la tutelle du ministère de l'écologie pourront être poursuivies en justice sur cette base nouvelle. La priorité donnée au climat signifie que la destruction du patrimoine hydraulique, de son potentiel énergétique et de ses milieux aquatiques doit cesser.


En mars 2019, les associations Oxfam France, Notre Affaire à tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France ont introduit des requêtes contentieuses afin de faire reconnaître la carence de l’Etat français dans la lutte contre le changement climatique, d’obtenir sa condamnation à réparer le préjudice écologique et de mettre un terme aux manquements de l’Etat à ses obligations (voir notre précédent article).

Dans son jugement rendu le 3 février 2021, le tribunal souligne d'abord que "le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes doit être regardé comme établi", en rappelant les conclusions du GIEC et de  l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique. Le retard pris dans la baisse des émissions carbone accentue des impacts attendus :  accélération de la perte de masse des glaciers, aggravation de l’érosion côtière, risques de submersion, augmentation des phénomènes climatiques extrêmes, tels que les canicules, les sécheresses, les incendies de forêts, les précipitations extrêmes, les inondations et les ouragans - "risques auxquels sont exposés de manière forte 62 % de la population française".

Le tribunal note ensuite que par ses engagements internationaux (convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, accord de Paris), européens (Paquet énergie climat) et nationaux (Charte de l'environnement dans la Constitution, diverses lois de programmation énergétique), l'Etat s'est engagé lui-même à des objectifs contraignants:
"Il résulte de ces stipulations et dispositions que l’État français, qui a reconnu l’existence d’une « urgence » à lutter contre le dérèglement climatique en cours, a également reconnu sa capacité à agir effectivement sur ce phénomène pour en limiter les causes et en atténuer les conséquences néfastes. À cet effet, il a choisi de souscrire à des engagements internationaux et, à l’échelle nationale, d’exercer son pouvoir de réglementation, notamment en menant une politique publique de réduction des émissions de gaz à effet de serre émis depuis le territoire national, par laquelle il s’est engagé à atteindre, à des échéances précises et successives, un certain nombre d’objectifs dans ce domaine." 
Le tribunal souligne que la France ne respecte pas les objectifs carbone qu'elle s'est fixée sur la période 2015-2018, le fait de fixer de nouveaux objectifs plus ambitieux à horizon 2030 n'étant pas de nature à justifier le non-respect des engagements déjà actés :
"la circonstance que l’État pourrait atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % en 2030 par rapport à leur niveau de 1990 et de neutralité carbone à l’horizon 2050 n’est pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité dès lors que le non-respect de la trajectoire qu’il s’est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué". 
Au final, les juges retiennent que :
  • l’Etat doit être regardé comme responsable d’une partie du préjudice dès lors qu’il n’a pas respecté ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre,
  • les demandes de réparation pécuniaire des associations sont rejetées,
  • la réparation en nature du préjudice écologique est retenue, un supplément d’instruction est cependant prononcé, assorti d’un délai de deux mois fin de déterminer les mesures devant être ordonnées à l’Etat pour réparer le préjudice causé ou prévenir son aggravation,
  • le préjudice moral est reconnu avec versement de la somme d’un euro demandée par chacune des requérantes.
Notre commentaire
L'Etat français souffre d'un problème manifeste : il passe son temps à s'engager avec une haute ambition sur tous les sujets à la fois, en supposant que "l'intendance suivra" et que des moyens permettront de poursuivre tous ses objectifs en même temps. Pas de réflexion à long terme, pas de priorité, une accumulation de traités, directives, lois et règlements dans tous les sens. Au bout d'un moment, cette manière de gouverner ne tient plus et cogne dans le mur de la réalité : l'Etat est tenu par les actes auxquels il appose sa signature, il est l'objet de contentieux venant tant de l'Union européenne que de ses propres citoyens s'il ne respecte pas ses engagements. 

Dans le cas du climat, notre association et toutes ses consoeurs soulignent depuis 10 ans l'erreur manifeste et l'aberration intellectuelle consistant à mener une politique de démantèlement des barrages et usines hydro-électriques, de destruction et assèchement des retenues et des canaux, alors même que la prévention du réchauffement climatique et l'adaptation à ses effets exigent tout le contraire : préserver les ouvrages, équiper les ouvrages en production énergétique, améliorer les ouvrages en gestion de l'eau. 

Un Etat qui détruit le patrimoine hydraulique et le potentiel hydro-électrique de son pays en pleine phase de transition énergétique et adaptation climatique est devenu inaudible et illégitime. Nous appelons toutes nos consoeurs associatives et syndicales, tous les collectifs riverains, tous nos adhérents et sympathisants à s'engager pour la protection de sites hydrauliques menacés, à développer des projets de relances énergétiques et à promouvoir des rivières durables dans le cadre de la transition écologique. A la lueur de cette jurisprudence nouvelle, nous appelons également les fédérations nationales de moulins, les associations nationales de riverains et les syndicats de petite hydro-électricité à envisager avec nous l'ouverture d'un contentieux contre le ministère de la transition écologique et solidaire, dont les arbitrages sur les ouvrages en rivière aggravent la crise climatique et mènent à des résultats que le tribunal administratif de Paris vient de condamner. 

Source : jugements n°1904967, 1904668, 1904972, 1904976/4-1 du tribunal administratif de Paris, 3 février 2021

02/02/2021

Les parlementaires s'inquiètent de la préservation du patrimoine hydraulique, le ministère de l'écologie les égare

La destruction du patrimoine hydraulique des moulins, des étangs et des barrages continue de susciter l'indignation ou l'inquiétude des élus des citoyens, qui ne comprennent pas pourquoi l'argent public est dépensé à cette fin. Le sénateur Darnaud s'en alarmait l'été dernier après bien d'autres, face notamment à des rivières à sec qui n'ont plus aucune continuité. La réponse faite par le ministère de l'écologie est hélas à nouveau dilatoire. Nous appelons donc plus que jamais nos parlementaires à clarifier le statut de protection des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux à l'occasion de la prochaine loi Climat et résilience, mais surtout à mobiliser ces ouvrages au service de la transition écologique. 


Question écrite n° 17475 de Mathieu Darnaud (Ardèche - Les Républicains), publiée dans le JO Sénat du 30/07/2020 - page 3369 :

"M. Mathieu Darnaud attire l’attention de Mme la ministre de la transition écologique au sujet des inquiétudes exprimées sur la menace planant sur le patrimoine hydraulique de la France.

Il rappelle que l’article L. 214-17 du code de l’environnement dispose que l’entretien des ouvrages hydrauliques se fait en concertation avec les propriétaires ou exploitants.

Malgré cela on constate aujourd’hui de nombreuses destructions d’ouvrages tels moulins, barrages ou canaux. Ces dernières sont effectuées sans réelle réflexion sur l’importance patrimoniale de ces ouvrages, leur utilité économique et le rôle qu’ils jouent dans le maintien de la biodiversité, leur disparition provoquant dans certains territoires un assèchement des milieux aquatiques et humides.

Il demande donc si le Gouvernement entend prendre des mesures comme un moratoire sur la destruction de ces ouvrages, et s’il entend s’engager sur une politique générale de valorisation du patrimoine hydraulique de la France, aujourd’hui menacé."

Voici nos commentaires sur la réponse du ministère
"Face au double défi de l’effondrement de la biodiversité et d’un maintien de la qualité de l’eau, la restauration de la continuité écologique est une politique importante pour l’atteinte du bon état des cours d’eau et pour respecter nos engagements à préserver la biodiversité d’eau douce."
Il n'existe à ce jour aucune démonstration claire d'un lien entre d'une part la présence d'ouvrages sur une rivière, en particulier les ouvrages anciens majoritaires (moulins, forges, etc.), d'autre part le bon état écologique et chimique au sens de la directive cadre européenne sur l'eau. De nombreuses rivières de têtes de bassin ont des moulins et des étangs, pourtant elles sont aussi classées en bon état ou très bon état au titre de la DCE. De nombreux poissons migrateurs étaient encore présents sur un large linéaire de cours d'eau en 1850, pourtant quasiment tous les ouvrages de moulins et beaucoup d'ouvrages d'étangs en lit mineur étaient déjà là (voir Merg et al 2020). Les causes du déclin du vivant ne sont donc pas là. D'autres rivières ont vu leurs ouvrages disparaître, pourtant elles sont toujours déclassées en état mauvais ou moyen au titre de la DCE, pour d'autres raisons (souvent les pollutions, parfois les altérations hydrologiques). Des travaux de recherche ont par ailleurs montré que des hydrosystèmes artificiels car nés d'ouvrages humains peuvent abriter des espèces menacées d'extinction : le vivant ne se demande pas si une retenue et un bras en eau sont d'origine humaine ou naturelle dès lors qu'il peut s'y installer. La notion de continuité écologique est donc ici avancée comme un principe général de bon état écologique alors que dans la réalité, il convient d'évaluer au cas par cas les fonctionnalités et les biodiversités des cours d'eau et des plans d'eau, mais aussi de se demander quel type de nature nous voulons comme cadre de vie (voir ce dossier complet sur le sujet).

Ce que ne dit pas non plus le ministère : la continuité écologique en long concerne avant tout, depuis 150 ans de législation, quelques espèces de poissons migrateurs. L'intérêt très soutenu pour ces poissons, loin d'être les seules espèces menacées ou les seules espèces d'intérêt pour la société et pour les milieux, s'explique davantage par l'existence d'un public de pêcheurs que par un raisonnement de priorisation écologique. Les demandes sociales sont toutes légitimes, mais le législateur doit comprendre pourquoi on fait beaucoup de choses sur certains sujets et s'interroger sur la proportionnalité de cet engagement. Les budgets de l'écologie ne sont pas extensibles à l'infini, des phénomènes comme la disparition de 80% des zones humides depuis un siècle sont eux aussi très alarmants pour la diversité des milieux et des espèces, ainsi que pour le cycle de l'eau et la recharge locale des nappes. De plus, au sein des poissons migrateurs, certains sont réellement menacés d'extinction et demandent des efforts conséquents de sauvegarde, d'autres sont plus communs et ne devraient pas faire l'objet de mesures disproportionnées (on pense à de nombreux chantiers se justifiant par la truite fario, souvent sans que ce soit autre chose qu'une volonté de maximiser son abondance locale de frayères, en vue de la pêcher in fine, et sans démonstration que la truite a localement reculé du fait des ouvrages que l'on détruit). 
"L’importance de cette politique de restauration de la continuité écologique des cours d’eau a été réaffirmée en France par les Assises de l’eau en juin 2019 et le plan biodiversité qui prévoit de restaurer la continuité sur 50 000 km de cours d’eau d’ici à 2030. La stratégie biodiversité 2020 de la Commission européenne en fait également un enjeu majeur, elle inclut un objectif de restauration de 25 000 km de cours d’eau d’ici 2030."
Nous avons ici un cas flagrant de surtransposition française des choix européens: l'Union s'engage à assurer la continuité de 25.000 km en 10 ans sur l'ensemble du territoire européen, la France seule entend le faire sur 50.000 km et sur son seul territoire, en 5 ans (le délai de la loi). C'est un manque de réalisme : l'action publique française est incapable d'avoir les ambitions de ses moyens. Il en résulte la confusion observée, de grandes promesses, de fortes contraintes, mais pas assez de moyens financiers et humains pour les réaliser et les accompagner.
"La mise en œuvre de cette politique sur le terrain est toutefois délicate car elle doit être conciliée avec le déploiement des énergies renouvelables dont fait partie l’hydroélectricité, la préservation du patrimoine culturel et historique, ou encore le maintien d’activités sportives en eaux vives participant au développement de nos territoires."
Le problème de la mise en oeuvre "délicate" de la continuité écologique est très simple : depuis dix ans, la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie a indiqué à son administration (agence de l'eau, DREAL de bassin, DDT-M, office de la biodiversité ex Onema) que la solution privilégiée devait être la destruction des ouvrages. Ce choix, allant très au-delà de ce que dit la loi, vise la "renaturation" (en fait l'idéal de retour de la rivière "sauvage") et il n'est donc pas compatible avec les autres enjeux : hydro-électricité, patrimoine bâti et paysager, maintien de la ressource en eau (effet de retenue et diffusion de l'eau en sol et nappe), maintien des habitats aquatiques et humides d'origine humaine (retenues, biefs) qui forment de nouveaux biotopes depuis longtemps. 

Il existe d'autres solutions que la destruction : gestion des vannes, passes à poisson rustiques ou techniques, rivières de contournement. Mais ces solutions, conformes à la loi et conformes aux autres enjeux de l'eau, n'ont pas fait l'objet d'un financement public préférentiel ni d'une instruction administrative favorable. Tant que ce blocage-là persistera, la continuité ne sera pas apaisée. Dès que ce blocage sera levé, dès que l'administration sera donc au service de la préservation des ouvrages dans une logique de modernisation écologique et énergétique, les blocages disparaîtront.
"Par ailleurs, des difficultés persistent, par exemple en terme de financement de certaines solutions techniques d’intervention sur les ouvrages, points sur lesquels le ministère continue de travailler."
Le ministère n'a pas besoin de "travailler" beaucoup : il suffit que ses représentants au sein des agences de bassin, qui sont les primo-rédacteurs des SDAGE, engagent  les financements publics à 80-100% dans les solutions douces et non destructrices de continuité. Ce n'est toujours pas le cas aujourd'hui dans les plus grands bassins (voir cet article), les associations y sont en contentieux contre la "prime à la casse" mise en avant par des fonctionnaires (et quelques lobbies) poursuivant leur propre programme de renaturation non prévue dans la loi. 
"Répondant aux objectifs du Gouvernement de simplification administrative, et demandée par les collectivités gestionnaires des cours d’eau et milieux humides, la rubrique 3.3.5.0 relative aux travaux de restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques exclusivement soumise à déclaration au titre de la loi sur l’eau, créée par le décret n° 2020-828 du 30 juin 2020, vise principalement à faciliter la réalisation de travaux qui vont dans le sens d’un meilleur fonctionnement des écosystèmes naturels et de l’atteinte des objectifs de la directive cadre sur l’eau. Cette simplification ne met pas en péril le patrimoine et ne remet pas en cause le droit de propriété des riverains (droit à valeur constitutionnelle, qui n’est en rien modifié par les textes précités et demeure préservé par les mêmes dispositions qu’auparavant)."
Le ministère de l'écologie atteint ici un niveau orwellien de manipulation du langage. Le décret scélérat du 30 juin 2020 a pour but explicite de simplifier la destruction du patrimoine hydraulique en en faisant une simple déclaration sans enquête publique ni étude d'impact approfondie. Comment peut-on dire que cela ne "met pas en péril" un patrimoine quand le but affiché est d'accélérer sa disparition? 

Des associations dont Hydrauxois ont demandé l'annulation de ce décret au conseil d'Etat, mais aussi de plusieurs autres textes du ministère de l'écologie  depuis 2019 qui indiquent tout le contraire de la volonté d'apaisement affichée dans la novlangue ministérielle. Le gouvernement et son administration doivent arrêter de tordre les faits et de travestir les réalités : les citoyens sont désormais bien informés et pointent immédiatement ces manoeuvres.
"Dans la grande majorité des cas, la solution technique trouvée a consisté à aménager l’ouvrage (mise en place d’une passe à poisson, d’une rivière de contournement, abaissement du seuil…), sans qu’il n’y ait suppression du barrage ou du seuil."
En l'état de nos connaissances, cette assertion est mensongère. La seule source publique ayant essayé d'estimer la nature des chantiers de continuité écologique est le rapport d'audit du CGEDD 2016. Dans ce document, les rapporteurs indiquent que les bassins ayant le plus classé de cours d'eau sont aussi ceux où l'on observe le plus grand taux de destruction : 75% en Seine-Normandie, 74% en Artois-Picardie, 58% en Loire-Bretagne, 52% en Rhin-Meuse. Cela ne correspond nullement à la "grande majorité" des chantiers respectant les ouvrages, c'est exactement l'inverse.

Conclusion : les parlementaires sont de nouveaux égarés par la réponse de la ministre de l'écologie préparée par la direction eau et biodiversité. Une administration qui tient de tels discours est une administration dont l'action ne sera pas respectée, ce qui malheureusement n'est pas propre à l'eau en France. Nous appelons les parlementaires à restaurer la rigueur et la sincérité dans l'expression de l'Etat, à jouer pleinement leur rôle de contrôle de l'action publique et à supprimer dans la loi toute ambiguïté sur le désir de préserver le patrimoine hydraulique français. La continuité en long doit désormais être conforme à la diversité des attentes des citoyens et adaptée à tous les besoins de la transition écologique en cours.

29/01/2021

Les écrevisses signal changent rapidement les écosystèmes d'eau douce (Galib et al 2021)

En étudiant 18 cours d'eau du nord de l'Angleterre avec des données de long terme, trois chercheurs observent que l'écrevisse signal est associée à des variations significatives des poissons benthiques, des salmonidés et des invertébrés. Une espèce de chabot semble avoir totalement disparu des rivières concernées par l'invasion. L'étude menée avec des cas contrôles montre que ni les variations d'habitat ni les évolutions de pollution n'expliquent les effets observés, qui sont donc rapportés à la présence ou à l'absence de l'espèce invasive. Les premières années d'invasion touchent les invertébrés, surtout les moins mobiles, puis un effet sur les poissons est observé après 7-8 ans. Les espèces invasives ne sont pourtant pas intégrées dans la mise en oeuvre de la directive cadre sur l'eau comme facteur causal d'évolution des marqueurs biologiques des cours d'eau. 


L'écrevisse signal, dite aussi écrevisse de Californie ou écrevisse du Pacifique. Photo par  Astacoides, CC BY-SA 3.0.

Parmi les causes du déclin de la biodiversité endémique dans le monde, l'invasion biologique joue un rôle notable. Les espèces non indigènes entraînent une modification de la structure et du fonctionnement de l'écosystème récepteur. Les écrevisses sont considérées de ce point de vue comme une menace majeure pour les communautés endémique dans les habitats d'eau douce du monde entier: elles sont de grande taille, plutôt à longue durée de vie, omnivores (invertébrés, macrophytes, périphytes, détritus, poissons, autres écrevisses). Les écrevisses sont mêmes considérées par certains chercheurs comme des ingénieurs des écosystèmes, du fait de leur rôle dans la modification des taux de traitement détritique et des densités de certaines plantes.

L'écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus, Dana) est l'une de ces écrevisses envahissantes les plus répandues. Elle présente toutes les qualités requises pour un grand succès de colonisation: large tolérance physiologique et écologique, forte propension à la dispersion, croissance rapide, maturation précoce et  grande fécondité. Leur effet exact reste mal connu. Par exemple, à ce jour, aucune étude n'avait mesuré la relation entre les salmonidés jeunes de l'année (YoY) et l'écrevisse signal à l'état sauvage. 

Shams M. Galib et ses collègues ont mené une étude à la méthodologie soigneuse sur le rôle de l'écrevisse signal dans l'écosystème de tête de bassin (zone à truite) d'un fleuve côtier du nord de l'Angleterre, la Tees (située dans la chaîne montagneuse des Pennines). 

Voici la synthèse de leurs observations : 

"1. Les impacts de l'écrevisse signal invasive Pacifastacus leniusculus sur les espèces et les écosystèmes locaux sont largement reconnus, mais principalement à travers des études à petite échelle et des expériences en laboratoire qui ne reflètent pas toujours les impacts dans la nature. Les effets enregistrés de l'écrevisse signal sur les populations de poissons sont équivoques. Dans cette étude, utilisant les approches avant–après/contrôle–impact et contrôle-impact, les effets de l'invasion de l'écrevisse signal sur les poissons endémiques, en particulier les poissons benthiques et les salmonidés jeunes de l'année, et les communautés de macro-invertébrés, ont été déterminé à plusieurs échelles spatiales et temporelles au moyen de trois éléments d'étude corrélés (S1 – S3), dans les cours d'eau des têtes du bassin de la rivière Tees, en Angleterre.

2. En S1, nous avons échantillonné les poissons et les macro-invertébrés benthiques de 18 cours d'eau de la même manière en 2011 et 2018. Ces cours d'eau ont été classés en deux groupes: (1) non envahis (sans écrevisses signal dans les deux années d'échantillonnage; n = 7); et (2) les cours d'eau envahis (avec l'écrevisse signal), comprenant des cours d'eau pré-envahis (envahis avant 2011; n = 8) et nouvellement envahis (envahis entre 2011 et 2018, n = 3). Malgré des conditions d'habitat similaires les deux années (toutes les variables p> 0,05), les communautés de poissons et de macroinvertébrés ont changé au fil du temps dans les cours d'eau pré-envahis et par comparaison avec les cours d'eau non envahis. Un déclin de l'abondance des poissons benthiques et des salmonidés jeunes a été observé dans les cours d'eau pré-envahis et nouvellement envahis. La disparition complète du chabot fluviatile Cottus perifretum suite à l'invasion de l'écrevisse signal a été enregistrée dans deux cours d'eau pré-envahis.

3. Dans la deuxième étude, S2, nous avons évalué les différences intra-cours d'eau chez les poissons et les macroinvertébrés dans deux cours d'eau Tees en comparant des sections avec des écrevisses signal (envahies) et sans (non envahies). Par rapport aux sections non envahies, la richesse taxonomique et l'abondance des poissons et des macroinvertébrés étaient significativement plus faibles dans les sections envahies, et l'ensemble des communautés différaient également de manière significative.

4. En S3, des données à long terme (depuis 1990) de la qualité de l'eau et des macro-invertébrés de six cours d'eau Tees comprenant ceux envahis par les écrevisses signal (n = 3) et non envahies (n = 3) ont été analysées. La qualité de l'eau a montré peu de changement, ou une amélioration, au fil du temps, mais des changements importants dans la richesse taxinomique des macro-invertébrés et la structure de la communauté se sont produits après l'invasion des écrevisses. Les changements à long terme dans les communautés de macro-invertébrés dans les cours d'eau envahis étaient généralement dus au déclin des taxons plus sédentaires tels que les mollusques et les trichoptères à fourreau.

5. Une perturbation écologique généralisée et à long terme se produit en raison de l'invasion d'écrevisses signal dans les cours d'eau des hautes terres du bassin versant de Tees qui peut conduire à une disparition complète de certaines espèces de poissons benthiques, ainsi qu'à une réduction des densités de salmonidés jeunes et à un déplacement vers communautés de macro-invertébrés moins diversifiées, dominées par des taxons plus mobiles et résistants aux écrevisses."

Discussion
Plus les données de terrain s'accumulent, plus il est manifeste que les écosystèmes aquatiques peuvent changer sur des périodes de temps assez courtes, et pour des causes diverses. L'idée qu'il existe une stabilité de ces écosystèmes à l'équilibre était le paradigme encore dominant de l'écologie dans la seconde moitié du 20e siècle. Mais l'accumulation des preuves suggère qu'il faut plutôt y voir un manque de données de qualité à l'époque, ayant mené à des modèles qui sous-estimaient la dynamique des milieux. De surcroît, les pressions de l'Anthropocène se sont accélérées à partir des années 1940-1950 (voir Steffen et al 2015), donc le rythme d'évolution du vivant se modifie également.

Cette étude sur l'écrevisse signal souligne un point intéressant : des critères biologiques (invertébrés, poisons) peuvent changer sans que les paramètres pris en compte par la directive cadre européenne sur l'eau (habitat, pollution) soient concernés. Or, cette directive forme l'outil règlementaire à la base des métriques de qualité des rivières et plans d'eau, des analyses pression-impact et des choix d'action des gestionnaires. Il n'existe par exemple aucune mesure standardisée du taux de colonisation et invasion biologique des cours d'eau par des espèces non endémiques — non seulement pour les écrevisses, mais pour les nombreuses espèces qui circulent désormais, des microbes aux mammifères en passant par les plantes. On voit la difficulté de faire coïncider des approches technocratiques qui figent la connaissance à un instant donné avec la réalité du progrès rapide des observations et des connaissances.

Référence : Galib SM et l (2021), Strong impacts of signal crayfish invasion on upland stream fish and invertebrate communities, Freshwater Biology, 66, 2, 223-240

26/01/2021

La destruction des ouvrages et l'écologie du sauvage, un hold-up démocratique sur les rivières

L'écologie est à la mode... mais de quelle écologie parle-t-on au juste? Dans une tribune publiée sur le site The Conversation, le chercheur Raphaël Mathevet souligne qu'il existe aujourd'hui des représentations différentes de la nature, donc des aspirations et des horizons différents pour l'écologie. Il discerne 4 écologies possibles pour l'Anthropocène. Son analyse permet de comprendre que la destruction des ouvrages hydrauliques avec idéal de libre écoulement de la rivière non entravée par les humains répond à une "écologie du sauvage". Petit problème : jamais les élus des citoyens au parlement n'ont validé une telle définition de l'écologie comme inspiration de la politique publique de la nature. Et ce sont des instances non élues qui ont instillé ces idées dans des textes normatifs opposables aux citoyens. Non sans attirer une réaction immédiate de la société, les riverains ne partageant pas tous ces vues, loin de là. Quand va-t-on avoir des débats démocratiques de fond sur les politiques de la nature? 


Si tout le monde parle aujourd'hui d'écologie, cela ne signifie pas que cette notion est bien comprise, encore moins qu'elle est problématisée avec une certaine distance critique. Cela ne signifie pas non plus que cette notion renvoie aux mêmes idées de la nature ni aux mêmes préférences. On le voit couramment dans les débats entre citoyens. Pour certains, il est écologique d'édifier des éoliennes et des barrages car cela aide à prévenir le réchauffement climatique, premier problème de ce siècle pour l'environnement et la société. Pour d'autres, ces dispositifs nuisent aux oiseaux, aux chauve-souris et aux poissons, donc malgré leur bilan carbone, ils ne sont pas écologiques. Dans un cas, on s'inquiète de l'altération des conditions thermiques et hydrologiques de la planète, dans l'autre des artificialisations des milieux locaux et des pressions sur les espèces. 

Même si l'on en reste à la "protection de la nature" qui est le sens premier de l'écologie politique et philosophique, les choses ne sont pas évidentes. Les espèces d'un lac artificiel de barrage ont-elles plus ou moins de valeur que celles de la rivière au même emplacement si le lac n'existait pas? Un bief ou un étang créé pour un usage humain doit-il être vu comme milieu aquatique à part entière? Ne pas altérer la nature cela signifie-t-il confiner l'humain dans des espaces restreints et laisser le reste à la vie sauvage? Raphaël Mathevet (CNRS CEFE, Université de Montpellier) vient de rappeler cette complexité dans une tribune du site The Conversation. 

Le chercheur discerne des "lignes de partage" permettant de comprendre les différentes formes d'écologie. La première est de savoir s'il faut intégrer ou non l'humain dans la nature, "entre d’un côté les approches de la conservation qui s’inscrivent dans l’opposition entre nature et culture et celles qui cherchent à dépasser ce dualisme". La seconde ligne de partage s'intéresse au modèle économique moderne, que l'on peut qualifier de productiviste ou extractiviste, dans ses différentes variantes, avec "d’une part les approches qui s’inscrivent dans le modèle économique dominant ou dans sa réforme et celles qui cherchent à le transformer radicalement". Il en résulte notamment que la politique du vivant ne sera pas la même dans ses orientations, entre ceux qui veulent avant tout laisser la nature à elle-même et ceux qui veulent orienter la nature selon des états désirables  : "les régimes de gestion des espèces et des écosystèmes qui découlent de cette grille de lecture se développent le long d’un axe dont les deux pôles sont la libre évolution contre le contrôle de la nature".

Les 4 écologies de l'Anthropocène
Au final, Raphaël Mathevet propose quatre écologies de l'Anthropocène.

L’écologie de l’obstination : "L’écologie de l’obstination s’est entêtée depuis longtemps à préserver des écosystèmes et paysages à forte naturalité ainsi que des espèces sauvages emblématiques. Elle repose souvent sur une gestion qui cherche à protéger une nature généralement idéalisée, quitte à intervenir fortement par des réintroductions et des régulations d’espèces ou le contrôle de processus comme les feux ou les inondations. (...) Cette écologie cherche à défendre une nature sauvage en excluant autant que possible les activités humaines extractives et ne remet pas en cause le modèle économique dominant."

L’écologie de la réconciliation : "Courant devenu majoritaire dans les années 1990, l’écologie de la (ré)conciliation milite pour des aires protégées où les humains sont impliqués dans des approches participatives de conservation intégrée aux actions d’exploitation des ressources naturelles et de développement. Si elle se résout à accepter le modèle économique dominant, elle porte des modes de gestion adaptés au contexte local ainsi que des politiques réformistes et contractuelles qui invitent à prendre soin ou du moins faire bon usage de la nature."

L’écologie du renoncement : "l’écologie que nous qualifions d’écologie du renoncement – parce qu’elle a renoncé au dualisme entre nature et culture et à l’autonomie du vivant –, considère que les humains ont définitivement bouleversé le fonctionnement des écosystèmes. Selon cette posture, la biosphère est désormais une mosaïque de jardins plus ou moins ensauvagés et riches en promesses évolutives. Les humains peuvent aménager ces natures hybrides pour les rendre désirables et/ou plus productives."

L’écologie du sauvage : "Enfin, plus récente, l’écologie du sauvage cherche au contraire à promouvoir l’idée que la nature n’a pas besoin des humains. Les activités humaines doivent protéger ou coopérer avec le monde vivant, en laissant s’exprimer les forces autonomes et évolutives qui l’animent. Elle promeut l’idée que les processus devraient être en libre évolution sur les plus vastes espaces possible, peu importe leur naturalité initiale. Cette écologie transformative rejette souvent la structure de base du productivisme extractif au profit de systèmes collaboratifs et sobres."

L'écologie sauvage inspire la logique de destruction des ouvrages des rivières
Cette typologie est intéressante et permet de comprendre que sous le label "écologie" co-existent en réalité des représentations très diverses de la nature, du rapport de l'humain à la nature ou de l'évolution désirable de la nature.

On constate que l'idéologie de continuité écologique des rivières telle qu'elle est défendue en France par une partie de l'administration, des écologistes et des pêcheurs s'inscrit plutôt dans l'écologie du sauvage. En affirmant que la prime doit être accordée à la destruction des sites, cette idéologie révèle ses convictions profondes. Son horizon est de supprimer tous les obstacles à l'évolution autonome d'une rivière et de ses espèces, mais aussi de condamner toute intervention corrective ou extractive sur la rivière. Le cours d'eau idéal de ce point de vue serait le cours d'eau qui a été séparé des humains, qui disposerait d'un "espace de liberté" où la priorité doit être accordée au non-humain. L'idée que le cours d'eau transformé au fil de l'histoire par les ouvrages humains forme une nouvelle réalité biophysique, un nouvel écosystème, est aux antipodes de cette représentation écologique particulière. Pourtant, c'est une idée défendable par d'autres visions de l'écologie. 

Cette écologie du sauvage appliquée aux rivières ne vient pas de manière spontanée. Elle est inscrite dans des textes règlementaires, dans des méthodes d'instruction administrative, dans des métriques reconnues comme valides par l'Etat et dans des choix de subvention publique permettant d'orienter les acteurs vers certaines issues. Elle est donc politique ou idéologique: ce n'est pas "la science" ou "la nature" qui s'exprime en soi, c'est un certain choix de certains humains sur ce que doit être la rivière. 

Cela pose évidemment des questions démocratiques : comment se fait-il que cette représentation particulière de l'écologie du sauvage a pris un tel poids, sans aucun débat au parlement à ce sujet — et même, dans le cas des ouvrages hydrauliques, avec des débats au parlement ayant clairement indiqué que les élus des citoyens ne sont pas du tout sur cette ligne assez radicale? D'où vient que des personnels non élus d'administrations ont une capacité à instiller des choix normatifs lourds dans des textes règlementaires opposables, en échappant largement au contrôle démocratique? Pourquoi les représentants élus des citoyens, au lieu de simplement ajouter une touche "verte" à leur discours, ne proposent-ils pas davantage de réflexions de fond sur ces sujets, mais aussi des alternatives politiques?

A lire : Raphaël Mathevet, Les 4 écologies de l'Anthropocène, The Conversation, 13 janvier 2021 

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24/01/2021

Mobilisez vos députés et sénateurs pour inscrire les moulins et barrages dans la loi Climat et résilience

Après les travaux de la Convention citoyenne pour le climat, les parlementaires vont examiner dès le mois prochain une loi "Climat et résilience". Or, dans le même temps, l'administration de l'eau en plein dérive manipule les élus sur la continuité soi-disant "apaisée", détruit des ouvrages hydro-électriques, entrave le ré-équipement des moulins,  assèche des retenues et des biefs. Cette bureaucratie ne sert plus l'avenir du pays, mais une idéologie folle de la nature sauvage, en décalage complet de nos urgences et de nos attentes. Particuliers, associations, syndicats : nous demandons à tout le mouvement des ouvrages hydrauliques et de leurs patrimoines de saisir le député et le sénateur de leur circonscription afin de les sensibiliser à la nécessité d'inscrire dans la loi la promotion des moulins, étangs, lacs et canaux au service de la transition écologique.

Le Canard enchaîné a de nouveau révélé dans son édition de la semaine dernière les dérives de l'administration française de l'eau, engagée dans la destruction massive du patrimoine hydraulique et du potentiel hydro-électrique français. Parmi les innombrables scandales que notre site dénonce depuis 10 ans, le Canard rappelle la dernière prouesse en date de l'agence de l'eau Seine-Normandie : achat pour 1,25 million € de la centrale de Pont-Audemer en vue de la détruire et d'araser son barrage pour 4,7 millions € supplémentaires. L'argent public dilapidé, la production locale d'énergie propre démantelée...


En pleine transition énergétique, les fonctionnaires de l'eau font pression sur les élus pour détruire des outils de production bas-carbone parfaitement intégrés depuis des décennies et souvent des siècles. C'est révoltant. D'autant que ce cas n'en est qu'un parmi mille autres: partout on décourage à relancer l'électricité des moulins, partout on fait disparaître les ouvrages hydrauliques.

Dans le même temps, l'Etat français est assigné en justice par des associations en raison de sa carence fautive dans l'action climatique (Affaire du siècle). La presse nous apprend qu'en ce début d'année, le rapporteur public du tribunal de Paris a demandé de reconnaître la responsabilité de l'Etat dans cette carence. Et nous le savons bien sur la cause qui nous préoccupe: des centaines de millions € sont dépensés chaque année à empêcher l'équipement bas-carbone voire à détruire le patrimoine des rivières françaises! On marche sur la tête.

L'indignation ne suffit pas : il faut maintenant agir pour stopper la dérive bureaucratique d'une pseudo-écologie sectaire et pour engager la France dans les vrais enjeux écologiques de ce siècle.

Il se trouve que le gouvernement vient de présenter le projet de loi "Climat et résilience", issu des travaux de la convention citoyenne pour le climat. 

Chaque association, chaque syndicat, chaque riverain doit saisir directement son député et son sénateur, avec ses mots, pour le sensibiliser au scandale de la destruction des moulins et barrages, en exigeant au contraire des évolutions du droit pour les protéger des casseurs et pour les équiper au service de la transition énergétique. 

Nous rappelons les grands principes à défendre qui devraient être inscrits dans le droit:
  • les retenues, plans d’eau, lacs, étangs, canaux biefs, apportent des services écosystémiques aujourd’hui indispensables. Les ouvrages assurent préservation de l’eau à l’étiage, régulation de crue, dépollution locale par épuration, réservoir de biodiversité, puits carbone, agrément paysager, énergie bas-carbone, alimentation des nappes et zones humides. Il en résulte que les hydrosystèmes d'origine humaine doivent être protégés par le droit de l'environnement, en particulier au vu de leur menace de destruction et assèchement.
  • l'équipement hydro-électrique de moulins présents sur les cours d'eau jouit d'une forte popularité en particulier dans les communes rurales qui comportent souvent plusieurs sites potentiels et chez des particuliers pouvant développer de l’autoconsommation ou des contrats de petites injections à moins de 36 KVA. La recherche scientifique a montré l'existence de plusieurs dizaines de milliers de sites équipables en France, représentant l'équivalent d'une tranche nucléaire, ou de tout l'éclairage public du pays. Cette énergie bas-carbone et locale apporte une contribution non négligeable à la transition énergétique : elle doit être simplifiée, accélérée et encouragée par les pouvoirs publics, au lieu d'être freinée voire combattue comme aujourd'hui. 
Le projet de loi va être examiné par le parlement à compter de février. Nous demandons à tout le mouvement des ouvrages hydrauliques de faire entendre auprès de leur député et de leur sénateur la voix des riverains et l'urgence à mobiliser par la loi les moulins, étangs, barrages dans la transition écologique. 

L'avenir de nos rivières et de leurs patrimoines passe par la mobilisation de chacun. C'est à vous de jouer pour que la loi protège notre avenir commun.

Des dossiers pour affiner vos argumentaires et diffuser aux élus

19/01/2021

Controverse sur le déclin des insectes aquatiques

Une publication dans la revue Science analysant 166 travaux dans le monde trouve que les insectes aquatiques, loin de décliner, sont plutôt en augmentation. Mais cette méta-analyse est contestée dans sa méthode par d'autres chercheurs. En France, des travaux avaient aussi montré une hausse de la diversité des invertébrés des rivières depuis 25 ans. Ces querelles de chiffres montrent que les experts ne sont pas encore d'accord entre eux, donc que l'écologie comme science doit stabiliser certaines de ses méthodes et certains de ses résultats. Au-delà, il s'agit aussi de savoir ce que l'on mesure. Si l'on pose qu'il y a des bons et des mauvais milieux selon qu'ils sont naturels ou artificiels, qu'il y a de bonnes et mauvaises espèces selon qu'elles sont endémiques ou exotiques, alors on tend à mélanger un peu la science de la nature et l'opinion sur la nature, les jugements de fait et les jugements de valeur. Et on oublie que les citoyens sont attachés à des expériences personnelles et sociales de la nature qui ne sont pas forcément une "naturalité" idéale ou originelle telle qu'elle est vue par certains scientifiques.  

Ephémère Rhithrogena germanica, photographie par Richard Bartz, Creative Commons.

Le journal Le Monde (édition en ligne du 18/01/2021) signale une controverse entre chercheurs sur le taux de déclin des insectes. 

Dans une méta-analyse publiée dans la revue de référence Science, Roel van Klink et Jonathan Chase (Centre allemand pour la recherche intégrative sur la biodiversité, à Leipzig) ont repris 166 études sur l'évolution des invertébrés dans le monde, à travers 1676 sites (Van Klink et al 2020). Ils concluent qu'il existe un déclin d'environ 9% par décennie des insectes terrestres, mais une augmentation des insectes aquatiques d'environ 11% par décennie.

Ces chiffres sont très en deçà des baisses d'insectes terrestres de 80% rapportées dans les médias à l'occasion de certaines études locales. Mais surtout, ils surprennent pour les insectes aquatiques, montrant une hausse.

Dans l'article du Monde, d'autres chercheurs expriment leur scepticisme. Marion Desquilbet (Inrae) fait observer : "Un problème fondamental est qu’un tiers des 166 études vise en réalité à évaluer l’effet d’une perturbation spécifique sur un milieu donné. Par exemple, lorsque vous créez des mares artificielles et que vous observez leur colonisation par des libellules, vous obtenez mécaniquement une tendance à la hausse de leur abondance. C’est la même chose lorsque vous commencez à compter les insectes après un feu de forêt, vous allez observer leur retour, du fait de la fin d’une perturbation ponctuelle. Ou encore, si vous commencez à dénombrer des moustiques après la fin de l’utilisation d’insecticide… Tout cela ne dit rien de l’évolution de l’abondance générale des insectes dans l’environnement !".

Ce point nous paraît discutable, du moins tel qu'il est formulé dans la restitution du journaliste. Si les humains créent des milieux artificiels comme des mares, des réservoirs, des lacs, des canaux, et si les chercheurs observent que ces milieux font l'objet d'une colonisation par des invertébrés aquatiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces réalités ne font pas partie de "l'abondance générale des insectes dans l'environnement". Sauf à redéfinir l'écologie comme science des écosystèmes non impactés par l'humain, et non pas science des écosystèmes tout court (allant de milieux très peu impactés par l'Homme à des milieux créés par l'Homme). 

En revanche, l'écologie étant par nature contingente (toujours liée à des milieux différents dans leurs propriétés et leurs histoires), on peut légitimement douter de la valeur très informative d'une synthèse par méta-analyse de lieux très différents. Cela signifie aussi qu'il ne faut pas faire de généralités, mais d'abord constituer de nombreuses bases de données sur les espèces et les milieux, ensuite observer au sein de ces bases ce qui baisse et ce qui augmente, en essayant de comprendre pourquoi, en agissant s'il y a une demande sociale pour agir. 

En France, les invertébrés aquatiques ont aussi fait l'objet d'une analyse à long terme menée par l'équipe de Yves Souchon, que nous avions recensée (Van Looy et al 2016). Les données d'entrée étaient de bonne qualité, avec des méthodologies constantes sur des points de mesure constants. Les scientifiques y montraient que la richesse taxonomique des macro-invertébrés (comme les insectes) a augmenté de 42% entre 1987 et 2012, sur 91 sites étudiés par des séries longues et homogènes. Une première tendance est liée à la hausse progressive des espèces polluosensibles, ce qui est encourageant. Mais un tournant a eu lieu dans la période 1997-2003, et cette seconde tendance superposée paraît d'origine climatique, avec une hausse de la productivité primaire des rivières et une intensification de la chaîne trophique. 

Pour conclure, ces controverses dans les milieux scientifiques indiquent le besoin de clarifier les attendus, les méthodes et les objectifs quand on analyse la biodiversité. C'est d'autant plus nécessaire que les décideurs entendent accélérer les politiques dédiées à cette biodiversité (cf One Planet Summit de janvier 2021), mais ils ne peuvent le faire que sur des connaissances assez robustes et des orientations dont l'issue est approuvée par les populations. Le cas des milieux aquatiques l'a montré depuis plus de 10 ans : si l'écologie consiste à promouvoir une rivière sauvage sans humain pour retrouver des espèces de jadis tout en niant la présence des espèces installées autour des ouvrages humains, elle rencontre vite l'hostilité des riverains et des usagers, qui ne partagent pas les présupposés sur ce que serait un "bon" milieu aquatique ni sur la hiérarchie des espèces qu'il s'agirait de valoriser ou de dévaloriser. 

17/01/2021

Le climat change, la migration des poissons aussi (Legrand et al 2020)

Aloses, truites de mer, saumons, anguilles et lamproies marines commencent à modifier leurs périodes de migration en réponse aux signaux du changement climatique sur les régimes océaniques, la température et le débit des fleuves. Telle est la conclusion d'une équipe de chercheurs ayant étudié ces poissons en France, sur 40 points de mesure et pendant trois décennies. Les plans de gestion des migrateurs doivent donc intégrer ces évolutions en cours ainsi que les diverses hypothèses de réchauffement, qui va modifier le régime des cours d'eau français au cours de ce siècle. 


Le changement climatique en cours est une source de stress pour certains organismes qui sont déjà confrontés à d'autres pressions comme la pollution, l'introduction d'espèces ou les agents pathogènes. On observe pour de nombreuses espèces des évolutions dans l'aire de répartition et dans la phénologie de certains événements de la vie (migration, reproduction). Mais aussi parfois la baisse importante de la population, à l'instar des récifs coralliens. 

Marion Legrand et ses collègues ont étudiés en France l'évolution de la migration des poissons amphihalins (ou diadromes) en rapport avec des données climatiques et hydrologiques. Comme les auteurs l'expliquent : "Les poissons, et en particulier les poissons diadromes (par exemple les anguillidés, les salmonidés), sont des espèces présentant un intérêt culturel, économique et scientifique. Les poissons diadromes effectuent un cycle de vie complexe avec du temps passé en eau douce et du temps passé en mer. Comme la migration des poissons nécessite beaucoup d'énergie, elle se produit principalement lorsque les conditions environnementales sont optimales (Visser et Both, 2005). Par conséquent, toute modification de l'environnement (en particulier du débit et de la température) devrait entraîner une modification du moment de la migration des poissons (Anderson et al., 2013)." Des observations en ce sens sont déjà disponibles pour le saumon du Pacifique et celui de l'Atlantique. Mais on n'avait pas fait de travail en France sur l'étude empirique de plusieurs espèces à la fois dans une même aire géographique.

Voici les 40 points d'observation des migrations utilisés par les auteurs :
Extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Voici le résumé de leur travail :

"1. De nombreuses études ont documenté un changement dans la phénologie de la migration des poissons diadromes en réponse au changement climatique. Cependant, seules quelques études ont été menées simultanément pour plusieurs espèces et à grande échelle spatiale.

2. Nous avons étudié le changement du moment de la migration en amont des espèces de poissons diadromes en France. Nous avons utilisé un ensemble de données original, collecté à partir de 40 appareils de comptage de poissons dans 28 rivières françaises sur 10 à 30 ans pour cinq taxons diadromes: Alosa spp., Anguilla anguilla (avec une distinction entre la civelle et l'anguille jaune), Petromyzon marinus, Salmo salar, et Salmo trutta.

3. À l'exception de la civelle, nous avons constaté que les taxons déplaçaient leur migration vers des dates d'arrivée antérieures. Ce résultat est cohérent avec de nombreuses études faisant état de l'avancement de la phénologie des événements de vie des espèces. En moyenne, nous avons mis en évidence un changement phénologique de −2,3 jours par décennie (min = −0,2, max = −3,7). De plus, l'indice d'oscillation nord-atlantique (NAO), la température de surface de la mer, la température de l'air et le débit fluvial expliquent le moment de la montaison des taxons de poissons diadromes, soulignant l'importance des facteurs agissant à différentes échelles spatiales.

4. Compte tenu des changements phénologiques importants observés dans notre étude et plus largement dans la littérature scientifique, nous recommandons aux gestionnaires d'intégrer ces changements dans les règles de gestion; en particulier, dans le cas des barrages dont la transparence minimale (c'est-à-dire la possibilité pour les poissons de traverser le barrage) est assurée par une gestion adaptative de l'eau et des opérations de vannes.

5. Cette étude a bénéficié d'un suivi à grande échelle de la phénologie migratoire de plusieurs espèces et de variables environnementales. Ces données de surveillance sont précieuses et pourraient permettre une meilleure modélisation prédictive de la réponse des espèces aux changements climatiques."

Référence : Legrand M et al (2020), Diadromous fish modified timing of upstream migration over the last 30 years in France, Freshwater Biology, doi.org/10.1111/fwb.13638

12/01/2021

Controverse sur les étangs du Limousin, la réponse des scientifiques

Une association naturaliste a attaqué avec virulence des travaux universitaires qui avaient démontré qu'une zone humide naturelle peut évaporer autant ou davantage qu'un étang, contrairement aux idées reçues. Les chercheurs incriminés répondent. 


Etang de la Tuillière, CC-SA 4.0

L'association Sources et rivières du Limousin avait publié en septembre dernier une vigoureuse attaque contre les étangs de sa région, accusés d'aggraver les sécheresses. Le texte comportait un certain nombre de critiques virulentes de travaux scientifiques menés à l'université d'Orléans par les équipes de Laurent Touchart et Pascal Bartout, notamment la thèse de M. Aldomany que nous avons recensée (voir aussi l'article d'étude sur l'évaporation des étangs Aldomany et al 2020).

Les chercheurs incriminés répondent aujourd'hui (lien pdf) :

Sur le fond du sujet, nous attendons que le bilan hydrologique des bassins versants soit fait sérieusement, ce à quoi s'attellent notamment les recherches de terrain de MM. Touchart, Bartout et Aldomany. Il faut pour cela que le limnosystème (l'ensemble des plans d'eau) fasse lui aussi l'objet de travaux d'étude, ce qui n'a pas été le cas à hauteur des besoins de connaissances. Alors que l'on ne compte plus les dépenses publiques (plus ou moins utiles) sur les seules rivières, comme si le demi-million de plans d'eau que comporte notre pays n'existait pas et n'avait pas un rôle dans les services écosystémiques. Pour ces raisons, le rapport d'étude sur l'effet cumulé des retenues commandité à l'Irstea (aujourd'hui Inrae) avait conclu au manque de mesures de terrain et à la nécessité d'en acquérir. 

Comme trop souvent en France, le débat public sur l'eau, ses usages et ses ouvrages s'irrigue davantage de conjectures voire de postures et de slogans que de faits et de preuves.

Certains proclament que les "solutions fondées sur la nature" vont permettre de stocker l'eau dans les nappes et les sols, mais on ne voit pas tellement de mesures sur les quantités concernées (et la disponibilité de cette eau pour la société) ni de preuves de concept sur des chantiers témoins (où la nature comme la société y trouveraient leur compte, ce qui est le but des "solutions" répondant aussi à des attentes humaines). D'autres affirment que les retenues diminuent l'eau disponible, ce qui est passablement contre-intuitif, mais là encore de telles assertions sont fondées sur peu de données, souvent des méta-analyses internationales de réalités très différentes et non pas des analyses in situ. De telles analyses in situ ne donnent pas toujours un résultat brillant sur le régime de l'eau dans le cas de la suppression ou la fin d'activité des moulins et étangs (voire par exemple Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Par ailleurs, il arrive que l'on oublie de vulgariser tout ce qui est réellement dit dans un travail — par exemple, Wan et al 2017 qui n'avaient pas montré un effet négatif des retenues en situation de changement climatique, mais seulement un effet négatif sur des zones très sèches ou surexploitées, alors que la bonne gestion des retenues pourrait effectivement atténuer les effets du réchauffement sur tous les autres bassins. 

Il est donc nécessaire que ces questions hydrologiques et écologiques prenant aujourd'hui tant d'importance soient désormais l'objet en amont de démarches scientifiques pluridisciplinaires, rigoureuses, collectives, ouvertes, mais aussi en aval de débats sociaux et politiques sur la nature que nous voulons réellement pour ce 21e siècle. Car cette nature en France et en Europe est une co-construction de la société, pas une entité métaphysique qui aurait une réalité indépendante des actions et des choix des humains. 

08/01/2021

La France échoue à assurer la qualité écologique et chimique de ses eaux

Les agences des grands bassins hydrographiques français s'apprêtent à adopter leur dernier programme d'action (SDAGE) avant la date-butoir de 2027 où la directive européenne sur l'eau de 2000 exigeait le bon état chimique et écologique de 100% des masses d'eau. Or, les états des lieux des bassins publiés au cours de l'année 2020 révèlent un échec majeur : nous sommes entre 23% et 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique. Avec même des régressions par rapport à 5 ans plus tôt, car l'Europe s'est montrée plus exigeante sur la prise en compte de certains polluants. Pourquoi en sommes-nous là? 


Dans le rapport n° 271 (2004-2005) déposé le 30 mars 2005 en préparation de la loi sur l'eau de 2006, les parlementaires observaient "des résultats concrets mitigés" de la politique publique de l'eau depuis 1964:
"Face à ces enjeux communautaires [de la directive eau 2000], et malgré le dispositif mis en place par les lois sur l'eau ou la pêche du 16 décembre 1964, du 29 juin 1984 et du 3 janvier 1992, force est de constater que la situation en France n'est pas entièrement satisfaisante, même si par certains de ses aspects la directive cadre sur l'eau est inspirée en partie du modèle français.
En effet, la qualité des eaux n'atteint encore pas le bon état requis par la directive du fait des pollutions ponctuelles ou surtout diffuses insuffisamment maîtrisées, qui compromettent la préservation des ressources en eau destinées à l'alimentation humaine et les activités liées à l'eau ainsi que l'atteinte du bon état écologique des milieux.
L'objectif de bon état écologique des eaux n'est atteint actuellement que sur environ la moitié des points de suivi de la qualité des eaux superficielle"
50 à 77% des eaux en état écologique moyen à mauvais
Quinze ans après ce constat, il est temps que nos parlementaires se réveillent: dans le dernier état des lieux des SDAGE (schéma des agences de l'eau) réalisé en 2019 en vue de l'adoption des futurs SDAGE 2022, un seul bassin français atteint les 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique cités dans ce rapport de 2005, la plupart des autres en sont loin.
  • En Adour-Garonne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 50% des cas.
  • En Artois-Picardie, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 23% des cas.
  • En Loire-Bretagne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 24% des cas.
  • En Rhin-Meuse, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 29% des cas.
  • En Rhône Méditerranée, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 48% des cas.
  • En Seine-Normandie, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 32% des cas.
Ces données doivent encore être rapportées à l'Europe et validées par la Commission dans le suivi de la Directive eau 2000. Aucun des grands bassins français ne dépasse le bon état écologique de la moitié de ses eaux cité dans le rapport de 2005, la plupart sont entre le quart et le tiers. Or, la directive cadre européenne (DCE) 2000 sur l'eau exige en théorie 100% des masses d'eau ayant le bon état écologique et chimique en 2027.

Outre l'état écologique, qui mesure certains polluants spécifiques, il y a également dans le jargon de la DCE l'état chimique qui en mesure de nombreux autres. Or, si l'on tient compte des polluants dits "ubiquistes", c'est-à-dire présents un peu partout comme les résidus de combustion HAP, la plupart des masses d'eau ne sont pas non plus en bon état chimique. Certaines restent lourdement polluées. Et les substances surveillées ne représentent qu'une fraction des toxiques qui circulent réellement dans les eaux.

Pourquoi de si piètres résultats?
Vingt ans après l'adoption de la directive cadre sur l'eau, bientôt 60 ans après la création des agences de bassin, ce médiocre résultat pose question. 

Une partie des causes se situent dans le fait que la DCE 2000 a construit une hypothétique "condition de référence" de la masse d'eau bâtie sur les rivières et plans d'eau ayant le moins d'impact humain, ce qui est manifestement une condition très difficile à atteindre dès lors qu'il a des occupations humaines dans les bassins versants. Le choix était donné aux pays européens de classer les masses d'eau comme "fortement modifiées" (c'est-à-dire fortement changées par les activités humaines passées et présentes)ou "artificielles", mais la France a refusé d'y recourir dans 90% des cas. Elle se retrouve donc avec des objectifs hors de portée en ayant classé ses masses d'eau comme "naturelles", ce qui impose des objectifs beaucoup plus ambitieux. Bizarrement, le gestionnaire public de l'eau pointe que les rivières ont de nombreuses pressions humaines, et depuis longtemps, mais il refuse de qualifier en ce cas la rivière comme anthropisée, ce qu'elle est de manière objective. L'illusion que tous les impacts disparaîtraient rapidement doit être levée, car les chiffres disent le contraire et la faible progression de ces chiffres depuis 20 ans ne laisse aucun doute sur l'impossibilité d'atteindre les objectifs de 2027. Un certain nombre de chercheurs suggèrent que la directive européenne 2000 a été adoptée sur la base d'une erreur majeure de perspective concernant la naturalité des cours d'eau et plans d'eau, avec des métriques "technocratiques" qui pourraient objectiver cette naturalité ou des mesures qui permettraient aisément de la restaurer (voir par exemple récemment Linton et Krueger 2020, ou précédemment Bouleau et Pont 2015).

Une autre partie des causes de l'échec tient dans la conduite des politiques publiques, en lien aux intérêts privés représentés dans les comités de bassin. L'affaire de la continuité écologique destructrice en a donné l'exemple depuis 10 ans. Environ 10% des budgets des agences de l'eau filent dans la destruction aberrante des moulins et étangs d'Ancien Régime, parfois de grands barrages, alors que les données scientifiques et les témoignages des riverains convergent pour dire que l'eau et ses milieux se sont nettement dégradés au cours des 30 glorieuses pour d'autres causes: montée brutale des pollutions agricoles, industrielles, domestiques, curage et recalibrage des lits, drainage des zones humides et suppression des annexes latérales, extraction des granulats et incision, artificialisation et érosion des sols. Dans les études d'hydro-écologie quantitative (Dahm 2013, Villeneuve 2015, Villeneuve 2018), où l'on compare avec un minimum de sérieux les causes de dégradation biologiques, ce sont toujours les usages du bassin versant qui sont les premiers corrélats du mauvais état, pas la densité des ouvrages transversaux (seuils, barrages). Et encore ces études manquent de données solides sur les polluants qui circulent dans les eaux. 

Mais le juge est partie dans cette affaire: cette vaste dégradation de l'eau après la Seconde Guerre mondiale a malheureusement été accompagnée (voire dans certains cas financée) par les agences de bassin entre les lois de 1964 et 1992. Le changement de cap opéré à partie des lois de 1992 puis de 2006 est lent à opérer, et le subterfuge de la destruction des ouvrages hydrauliques sert trop souvent de cache-misère à la difficulté d'agir pour changer les pratiques. Pire encore, cette diabolisation des retenues survient quand le changement climatique s'accélère: en faisant filer le plus vite possible l'eau à la mer, en supprimant les diversions d'eau, on baisse les recharges de nappes et on augmente le risque d'assec. Comme les lits ont déjà souvent creusés par des extractions, calibrages et curages en excès, les bassins versants risquent de subir avec une sévérité accrue les sécheresses et canicules à venir.

Redéfinir la politique publique de l'eau
Les parlementaires sont les élus des citoyens ayant en charge le contrôle de l'action publique du gouvernement et de son administration. Ils doivent se saisir d'un sujet qui a été trop longtemps confisqué par des experts administratifs discutant en vase clos avec des lobbies, pour des résultats insatisfaisants et un risque d'amendes à la clé, comme la France en a déjà été menacée sur le dossier des nitrates.

D'ores et déjà, il est certain que la France n'atteindre pas en 2027 les objectifs supposément contraignants de la directive européenne sur l'eau 2000. Il est aussi certain que les rivières françaises ne vont pas retrouver en l'espace d'une ou deux générations une "condition de référence" représentant un état qu'elles pouvaient avoir quand il y avait beaucoup moins d'habitants et que la société industrielle moderne n'existait pas. Il est enfin probable que le changement climatique va intensifier la pression sur les ressources en eau de la société et les milieux naturels. Nous avons donc besoin de prendre le temps d'une réflexion de fond sur l'eau, au lieu d'une fuite en avant dans des métriques qui révèlent notre impuissance et des politiques qui dispersent voire dilapident l'argent public sans réelle priorisation. 

06/01/2021

Les castors créent des habitats lentiques et modifient les peuplements de la rivière (Wojton et Kukuła 2020)

Deux chercheurs analysant sept retenues de barrages de castor sur des rivières de plaine montrent que les ouvrages des rongeurs modifient les peuplements d'insectes et autres invertébrés, grâce à la création de zones lentiques. C'est exactement ce qui est reproché en France aux ouvrages des humains. Comme si la rivière ne devait être qu'un écoulement rapide et sans obstacle de la source à la mer...


Andrzej Wojton et Krzysztof Kukuła (université de Rzeszów) ont étudié l'évolution des invertébrés sur des rivières de plaine peuplées par des castors européens (Castor fiber) y ayant construit des barrages.

Voici le résumé de leur étude :

"Les castors sont une exception parmi les animaux en termes d'ampleur des transformations environnementales qu'ils réalisent. Cette étude a examiné les principaux facteurs environnementaux influençant la présence d'invertébrés aquatiques dans les cours d'eau de plaines habités par le castor eurasien. 

L'étude a été menée dans deux ruisseaux forestiers habités par des castors et dans un ruisseau inhabité. Dans les ruisseaux habités par des castors, l'étude a couvert sept retenues. Des sections avec de l'eau courante ont également été analysées en aval et en amont des retenues. Des échantillons de benthos et d'eau ont été prélevés sur chaque site. La concentration et la saturation en oxygène dissous (OD) étaient les seuls paramètres physico-chimiques indiquant une diminution de la qualité de l'eau dans les retenues de castors. Les communautés benthiques des différentes retenues de castors étaient similaires. 

Les taxons qui ont exercé la plus grande influence sur la similitude de la faune d'invertébrés dans les retenues étaient les Oligochaeta et Chironomidae. Les ostracodes étaient également abondants dans les retenues, alors qu'ils étaient peu nombreux dans les sections courantes. Les éphémères (Cloeon) et les trichoptères appartenant à la famille des Phryganeidae étaient également étroitement associées aux retenues. Les trichoptère Plectrocnemiea et Sericostoma, les éphémères Baetis et les mouches des pierres Nemourella et Leuctra présentaient la corrélation la plus élevée avec les concentrations d'OD, ce qui est typique des sections courantes, et évitaient les fragments de cours d'eau endigués par les castors. Les bivalves (Pisidium) était également abondants dans chacun des cours d'eau le long des sections courantes. Le plus grand nombre de taxons et la plus grande diversité taxonomique ont été observés dans les sections s'écoulant sous les retenues de castors. 

L'activité d'ingénierie des castors a transformé les cours d'eau de plaine étudiés, entraînant le développement de communautés rhéophiles et stagnophiles d'invertébrés aquatiques, respectivement dans des sections à écoulement libre et endigué."

Discussion
Sans surprise, on observe que les barrages des castors créent des habitats lentiques avec une faune invertébrée s'adaptant à ces nouvelles conditions, tandis que les zones lotiques du bassin divergent dans leurs assemblages d'espèces. Il se passe exactement la même chose avec certains barrages des humains, en particulier les chaussées modestes et anciennes, qui ont de nombreux traits communs avec les ouvrages des rongeurs aquatiques. La soi-disant "dégradation" des milieux de la rivière au droit de ces ouvrages y est bien souvent une variation locale de peuplement en réponse à des variations d'écoulement, sédiment, hauteur et largeur de lit. Pourquoi se féliciter des effets des ouvrages de castors (qui étaient des dizaines de millions en Eurasie avant leur extermination, mais qui reviennent aujourd'hui du fait de leur protection) pour déplorer ceux des ouvrages humains? 

Référence : Wojton A et K Kukula (2020), Transformation of benthic communities in forest lowland streams colonised by Eurasian beaver Castor fiber (L.), Int Rev Hydrobiology, doi:10.1002/iroh.202002043