09/04/2017

18 769 moulins en France? Un inventaire imprécis et un chiffre minimisé

Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique reprend le chiffre de 18 769 moulins en France (dont 5 811 menacés sur les rivières classées en liste 2). Nous rappelons dans cet article que les moulins ne sont pas les seuls éléments d'intérêt patrimonial, paysager ou esthétique des rivières. Nous montrons surtout que le système de comptage utilisé par l'AFB et le CGEDD (mention "moulin" dans la base ROE de l'Onema) n'intègre pas l'ensemble des anciennes chaussées de moulin sur les rivières. Il existait plus de 100 000 moulins à leur apogée du XIXe siècle, leur nombre exact aujourd'hui reste hélas inconnu. Plusieurs pistes sont proposées pour parvenir à un comptage plus réaliste.

Voici l'extrait du rapport CGEDD 2016 à ce sujet (p. 8 du rapport complet) :
Le Référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) constitue la seule base de données nationale permettant d'approcher la réalité des ouvrages transversaux sur les cours d'eau. Cette base a beaucoup progressé au cours des deux dernières années et le nombre d'ouvrages ainsi que la description de chacun d'entre eux vont encore être complétés à l'avenir.Au début de l'année 2016, le ROE identifiait 87 479 obstacles sur l'ensemble du linéaire des cours d'eau français, soit un obstacle tous les 5 km en moyenne. (…) 
Parmi ces obstacles, il est possible avec le ROE d'approcher le nombre de seuils de moulins ou d'anciens moulins, en comptabilisant les ouvrages dont le nom comprend le terme "moulin" : une certaine prudence est de mise pour utiliser ces résultats, mais il n'existe pas d'autre source au niveau national. Une telle définition du "moulin" est à la fois : 
• restrictive dans certains cas, puisqu'il existe aussi de véritables "moulins" qui possèdent d'autres dénominations, par exemple celles évoquant leurs usages (forges, filatures, scieries,...) ; 
• trop large dans d'autres cas, car si à l'origine la plupart des seuils en rivière ont été construits pour alimenter un moulin, de nombreuses installations ont par la suite évolué ou disparu pour dériver l'eau à des usages ne nécessitant plus la force motrice de l'eau (irrigation, eau potable, pisciculture, étang,...). 
Ces précautions d'interprétation étant prises, le ROE recense 18 769 "moulins" sur l'ensemble des cours d'eau dont 5 811 "moulins" sur ceux de la liste 2. L'annexe 6 détaille l'ensemble de ces données et les présente par bassins en fonction du classement des cours d'eau.

Avant d'examiner ces données, plusieurs remarques.

D'abord, la question du patrimoine hydraulique ne se réduit pas aux moulins strito sensu : les forges, étangs, lavoirs, douves, canaux, ponts, barrages, écluses, etc. ont également une dimension patrimoniale et esthétique. Le plus souvent, ces éléments existent par des obstacles à l'écoulement permettant de dériver l'eau d'une rivière ou représentent eux-mêmes un obstacle sur la rivière.

Ensuite, la transformation d'un moulin en un autre usage que sa destination originelle ne lui fait généralement pas perdre le statut originel de moulin au plan juridique ainsi qu'au plan du ressenti par son propriétaire. Des petites centrales hydro-électriques ou des demeures d'agrément sont aujourd'hui couramment perçues comme des moulins, ou bien s'inscrivent dans la ré-invention de ces moulins, montrant au passage que ce patrimoine est vivant et peut changer de destination au fil des époques.

Pour ce qui est des chiffres donnés par le CGEDD à la lumière des informations de l'AFB (ROE Onema), voici quelques raisons pour lesquelles le nombre exact de moulin est plus élevé que l'évaluation de 18.769 sites.

Données historiques - Depuis l'inventaire napoléonien (enquête sur les moulins à blé lancée par la Commission des subsistances, 1809) jusqu'aux statistiques de forces motrices, les recensements suggèrent la présence de 80.000 à 110.000 ouvrages hydrauliques que l'on peut aujourd'hui considérer comme d'intérêt historique et patrimonial pour ceux d'entre eux qui ont survécu (voir par exemple Nadault de Buffon 1841 vers leur probable maximum). Ces diverses statistiques avaient jusqu'en 1945 une vocation économique et industrielle, donc elles sont muettes sur les ouvrages encore présents mais ayant perdu leur vocation de production, parfois sur les ouvrages trop modestes pour que les taxes d'usage soient prélevées (abandon progressif de la "taxe de statistique" dans les années 1920 et 1930). Avec le temps (exode rural, déclin de la meunerie traditionnelle et de la proto-industrie à force hydraulique), ces ouvrages sans usage (donc absents des statistiques) sont progressivement devenus majoritaires. Par exemple, plus de 30.000 ouvrages hydrauliques produisaient encore au début des années 1930 (Statistique de le production de 1931), mais ce chiffrage économique ne correspond pas à la totalité du patrimoine historique alors en place sur les rivières. Il est raisonnable de penser qu'il y a eu de l'ordre de 100.000 moulins en France à leur apogée au XIXe siècle. On considère qu'il y a plus de 500.000 km de linéaire de cours d'eau en incluant tout le chevelu de tête de bassin, donc cela ferait une moyenne d'un moulin tous les 5 km (chiffre cohérent avec les observations, sachant que les rivières moyennes sont les plus densément équipées par rapport aux très petites rivières et aux fleuves). Une proportion de ces moulins a disparu par démolition ou par défaut d'entretien et destruction naturelle (crue), mais une disparition de 80% d'entre eux paraît très peu probable au regard de la bonne concordance (généralement supérieure à 50%) observée aujourd'hui entre les cartes anciennes d'Ancien Régime et les ouvrages toujours présents. En 2006, le rapport Dambrine sur la relance de l'hydro-électricité avait estimé à 30.000 le nombre de moulins encore présents et faciles à équiper au plan énergétique, sans fournir de chiffre global incluant les autres ouvrages de moindre intérêt énergétique. (A noter : si la disparition de 80% des ouvrages de moulins avait été avérée, cela aurait signifié un impact en très forte régression tendancielle, rendant encore plus douteuse leur implication dans la détérioration de la qualité des rivières au XXe siècle.)

Données ROE - Le CGEDD se fonde uniquement sur les informations fournies par l'Onema à travers le référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE). Or, l'examen des descripteurs du ROE montre que la mention "moulin" est loin de correspondre à une donnée précise ou exhaustive. Ainsi, le ROE mentionne souvent des notions comme "barrage", "digue", "radier", "écluse", "retenue", "déversoir", "vannage", "seuil" qui sont en fait pour certains des chaussées de moulin (sans que le mot "moulin" n'apparaisse pour autant). Le ROE choisit parfois des descriptions de moulins par leurs noms d'usage liés à une spécialisation ou à une électrification ("foulon", "scierie", "forge", "usine", "centrale"). Enfin, le ROE se contente aussi parfois d'une indication géographique sans précision d'origine ou d'usage ("seuil de …"), Donc, en terme de provenance des ouvrages au plan historique comme de droit d'eau au plan juridique, le ROE ne peut pas être considéré comme une source précise si l'on se contente de chercher la mention "moulin". A sa décharge, ce n'était pas sa fonction lors de sa création.

Données locales - Sur les cours d'eau que nous connaissons de manière directe par notre action associative (Armançon, Serein, Cousin, Seine amont et affluents), la majorité des obstacles transversaux encore présents aujourd'hui correspond à des seuils de moulins, forges ou étangs, qui sont déjà présents sur les cartes de Cassini ou les cartes de l'abbé Delagrive. Il n'y a pas lieu de penser que la Bourgogne diverge radicalement des autres régions françaises, même si elle présente des particularités historiques comme le flottage du bois dans sa partie sequanienne (création d'étangs).

Conclusion : intégrer un descripteur historique dans la base ROE, un enjeu de connaissance
La manière la plus rigoureuse d'estimer le nombre de moulins et étangs fondés en titre ou réglementés avant 1919 encore en place serait d'en demander l'inventaire aux DDT-M, puisque ces services ont en charge la gestion des droits et règlements d'eau, disposant au moins des archives pour les seconds (un droit d'eau fondé en titre n'a pas forcément d'autorisation administrative écrite, donc pas toujours de visibilité d'archivage). Lors du classement des rivières de 2012-2013, les services DDT-M ont adressé des courriers à chaque propriétaire, en précisant parfois la question du droit d'eau, ce qui signifie qu'ils disposent déjà d'une base de travail a priori plus précise que le ROE de l'Onema. Il serait souhaitable que le ministère de l'Ecologie procède à cet inventaire administratif, et il est dommage que le CGEDD n'en ait pas perçu la nécessité dans une visée patrimoniale pourtant mise en avant dans le rapport.

Une option complémentaire serait d'enrichir le ROE de l'Onema (AFB aujourd'hui) de descripteurs historiques et patrimoniaux, à partir d'une méthodologie construite à cette fin avec les Drac, les Dreal et l'AFB. Cette hypothèse s'inscrit dans la logique du rapport du CGEDD visant à intégrer le patrimoine dans la politique publique. En mode participatif (si la méthode retenue le permet), il serait possible d'associer les fédérations de moulins et leurs associations adhérentes dans ce processus d'inventaire plus complet. Cette option aurait aussi des avantages pour la recherche écologique en histoire de l'environnement, car un descripteur d'ancienneté des ouvrages peut aider à modéliser l'évolution des populations piscicoles (par exemple, comparer des rivières très anciennement fragmentées avec des rivières sans obstacles et des rivières à obstacles récents, pour analyser s'il existe des différences significatives). Il pourrait également être utile de signaler les ouvrages connus jadis mais disparus, pour les mêmes raisons de compréhension dynamique des évolutions morphologiques et biologiques au fil du temps.

Illustration : la forge de Quemigny-sur-Seine (en cours de restauration) et son étang. Les moulins ne sont pas les seuls éléments patrimoniaux d'intérêt des rivières.

7 commentaires:

  1. Peut-être serait-il temps aussi, comme vous le proposez plus ou moins, d'arrêter de se focaliser sur le terme de "moulin", qui n'a pas de définition juridique. Considérant que le patrimoine hydraulique ne se limite pas aux moulins, et qu'il existe des moulins ou anciens moulins qui n'ont rien de patrimonial, il serait judicieux peut-être de se focaliser sur ce qui a un intérêt (patrimonial, paysager, économique, etc...), et d'essayer de progresser sur une approche partagée de cet intérêt plutôt que sur le terme de "moulin" lui-même.

    Quant à demander aux DDT d'aller faire des inventaires des moulins, ou du patrimoine hydraulique, c'est totalement irréaliste. A moins de mettre à disposition des moyens dédiés. Mais ce serait plutôt le rôle des services de l'Etat en charge du patrimoine.

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    1. DDT : chez nous ils ont du personnel dédié aux ouvrages (sans doute pas assez, mais ce sont les gens qui suivent la question de près et connaissent sans doute le mieux chaque dossier de droit d'eau / règlement d'eau, ce qui est la première base pour retrouver les moulins ou étangs). Après, ce peut être les services du patrimoine mais leurs inventaires sont sans doute moins complets (et la culture n'est pas franchement plus riche que l'environnement en terme de financement public).

      Au-delà des moulins : assez d'accord avec vous, ce n'est pas notre angle et le mot "moulin" désigne en fait toutes les usines à eau proto-industrielles, celles qui faisaient de la mouture ne résumant pas à tous les usages (il y a eu des enquêtes sur les forges par exemple). Après, le mot est rentré dans l'usage et aussi souvent dans la toponymie.

      "Rien de patrimonial" : c'est le moins évident pour la suite, il y a des cas clairement patrimoniaux, des cas clairement non-patrimoniaux, un vaste entre-deux où le patrimoine est dans l'oeil de celui qui le regarde (ou qui a un projet). Un peu comme la naturalité de la rivière d'ailleurs, il y a des rivières franchement anthropisées, d'autre quasiment pas impactées, et au milieu des niveaux de modification lit mineur / majeur variables, pas toujours évidents à caractériser.

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  2. La discussion montre combien l'article L214-8-1 est mal rédigé et va conduire à une explosion de contentieux... la caractérisation du bon état découle parfaitement des objectifs des SADGE et de leurs programme de mesures... les fonds sont là dans les agences pour la restauration de la continuité et ces fonds s'écoulent normalement dans des travaux... quand à la caractérisation du caractère patrimonial et bien que les services concernés s'en occupent avec leurs fonds et leurs moyens ... pas question que le produits des redevances se perdent dans des questions étrangères au domaine de l'eau et pour des intérêts qui, comme le fait remarquait le rapport Brandeis Michel ne contribuent pas aux budgets des agences ...

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    1. L 214-18-1 CE : nous avons été assez critiques sur le choix des parlementaires, en effet. Cela dit, la loi est la loi, le contenu de cet article est pour nous assez clair, et il n'y a aura pas de problème à déposer des contentieux contre les DDT qui en refuseraient l'exécution. Ce sera même assez simple de faire une plainte standardisée sur la base de cet article, alors que le L 214-17 CE est moins aisé à interpréter (mais les plaintes standardisées sont aussi prêtes!).

      Caractérisation du bon état dans les SDAGE : il faut voir de quoi vous parlez. L'état bon, mauvais ou moyen se caractérise par des bio-indicateurs et des données toxicologiques. Donc a priori c'est simple (sauf que certains SDAGE admettent que les données manquent sur des masses d'eau, on a quand même voté le dernier SDAGE LB sans les données chimiques, scandale qui n'étouffe pas la bureaucratie de l'eau et n'émeut pas que cela les élus du comité de bassin). Ensuite, la caractérisation des causes du mauvais état écologiqu, là c'est différente et c'est tout à fait inexact de prétendre qu'elle figure dans les SDAGE. Faire des tableurs juxtaposés, ce n'est pas définir des causes d'un état donné des milieux, et fort heureusement peu de politiques publiques procèdent avec ce genre d'amateurisme. Vous imaginez une politique de santé où l'on prétendrait lutter contre les cancers en se contentant d'aligner des graphiques et tableurs, sans aller au coeur de la question (quels sont les types de tumeurs, les causes génétiques, les causes environnementales, la hiérarchie / la synergie épidémiologique des causes, le processus biologique et pathologique, la méthode diagnostique et pronostique, l'efficacité connue des traitements, etc.)? Eh bien dans le domaine de l'environnement, pareil, cela relève des sciences spécialisées et il faut arrêter de faire croire qu'on pourrait décider dans un bureau la nature des problèmes et celle des remèdes sans base sérieuse d'investigation scientifique, sans preuve des assertions que l'on avance et sans garantie des résultats que l'on promet.

      Produits des redevances : vous avez raison, des réformes sont nécessaires. Par exemple, pas question que cet argent public se perde à faire plaisir à des sociétés de pêche pour des chantiers à enjeu dérisoire par rapport aux réels besoins écologiques du bassin. On parle de centaines de millions d'euros déjà dépensés pour la continuité depuis 2007 et d'un coût potentiel de 2 milliards pour l'ensemble de la liste 2 : croyez-nous, on ne va pas laisser cet argent filer sans exiger un très sérieux ré-examen de la réforme! Ce qui est la principale conclusion du CGEDD, il faut remettre à plat pas mal de choses.

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  3. "les fonds sont là dans les agences pour la restauration de la continuité et ces fonds s'écoulent normalement dans des travaux"

    C'est assez révélateur comme argument, vous vous rassurez avec le constat d'une sorte de fonctionnement normal de la machinerie administrative, sans vous inquiéter du fait que la réforme soulève un peu partout des contestations sociales ni du fait qu'elle est politiquement à l'agonie (aucun parlementaire ni aucun ministre n'en défend avec vigueur le succès ni même la nécessité, presque tous font des critiques et émettent des réserves).

    C'est quand même un grand mystère pour nous et aussi pour les rapporteurs du CGEDD qui en font l'observation : les agences de l'eau dialoguent et concertent avec les usagers depuis 50 ans, cherchent toujours des compromis et des temporisations au point d'ailleurs qu'elles perdent leur efficacité sur certaines pollutions (agricoles en particulier), au terme de quel blocage psychologique (ou politique) refusent-elles d'admettre que, sur la question de la continuité, leurs choix actuels doivent être repensés et révisés vu les réactions suscitées? Faut-il s'appeler FNSEA ou EDF pour que les grands seigneurs publics de l'eau daignent vous considérer comme leurs égaux et vous entendre? Faut-il attendre de recevoir l'ordre écrit et exprès de la DEB ou de la DGALN pour sortir du blocage, alors que l'on affirme faire de la gestion locale proche du terrain et des humains? On ne comprend pas.

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  4. Charles Ségalen12 avril 2017 à 11:48

    Il y a en effet de bonnes raisons de douter du nombre de moulins avancé par le CGEDD :
    Le recensement ordonné par Napoléon 1ier « Energie et subsistances : enquête sur les moulins à blé, an II – 1809 » fait l’état des moulins à eau et à vent (département par département et par catégorie) avec un total de 81379 moulins à eau. C’est sans compter les forges, les scieries, les moulins à papier, à tan et à foulon.
    Ces chiffres sont repris dans une étude sociologique publiée dans la Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, « Divisions géographiques indiquées par une analyse des moulins en 1809 », Rivals, 1984. http://www.persee.fr/doc/rgpso_0035-3221_1984_num_55_3_4611
    On sait par ailleurs qu’à la faveur de la « nationalisation » du droit d’eau résultant de l’abolition des privilèges, la construction de moulins « fondés sur titre » va connaître un essor important : on compte en 1860 160 000 moulins à eau ( je n’ai pas les sources).

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  5. La houille blanche c'est stratégique .

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