15/08/2016

Circulation des saumons, deux siècles d'aménagements problématiques sur l'Aulne (Le Calvez 2015)

Caroline Le Calvez, doctorante du laboratoire de géographie sociale à l'université Rennes 2, a choisi d'étudier l'Aulne canalisée, section aménagée d'un petit fleuve à saumons de Bretagne. Dans un article paru dans la revue Norois, elle dresse un bilan de deux siècles d'aménagements de la rivière et de projets de restauration de sa population de grands migrateurs. Ce cas concret a sa spécificité, mais bien des dimensions font écho à nos propres expériences et interrogations. Malgré plus d'un siècle d'actions et un soutien croissant des institutions, la situation du saumon n'est toujours pas bonne sur l'Aulne. L'expérimentation de "débarrage" à partir de 2010 a suscité de fortes oppositions et la restauration écologique de la rivière ne possède ni base sociale élargie, ni enjeu économique évident. En fait, sur l'Aulne comme ailleurs, il manque un vrai projet inclusif de territoire qui serait susceptible de justifier la remise en cause des usages et des paysages. Mais le discours actuel de "renaturation" est-il seulement capable de porter un tel projet, vu que son horizon programmatique est finalement de minimiser les interactions entre l'homme et la rivière? 



La Bretagne, région qui compte 25 cours d’eau fréquentés par le saumon atlantique, est depuis longtemps sensible à la question des grands migrateurs. Le fleuve côtier Aulne, choisi par Caroline Le Calvez (ESO-UMR 6590 CNRS, Université Rennes 2) pour son analyse historique et institutionnelle, est un bon reflet de ces préoccupations et de la difficulté de construire des consensus de gestion.

Après 1810, 28 barrages implantés sur l'Aulne pour la navigation
Les problèmes des saumons de l'Aulne ne viennent pas des moulins ni des pêcheries d'Ancien Régime mais, comme souvent, des aménagements plus récents. Ici, pour la navigation. Comme le relève la scientifique, "l’Aulne est un fleuve côtier anciennement aménagé par les populations locales pour la pêche au saumon (pêcheries) et l’utilisation de la force hydraulique (moulins). À partir des années 1810, la canalisation de l’aval de l’Aulne sur près de 70 km fait disparaître les habitats favorables à la reproduction du saumon et transforme les conditions d’accès aux sites de frai situés à l’amont sur l’Aulne rivière. (..) Le rehaussement du niveau d’eau pour la navigation est réalisé par l’implantation de 28 barrages, chacun équipé d'une écluse destinée au passage des bateaux, d'un déversoir droit ou en 'V' et d’un pertuis pour l’évacuation de l’eau notamment lors des vidanges d’entretien".

Le dépeuplement des saumons contrarie les pêcheurs qui, à la fin du XIXe siècle, se répartissent en pêche de subsistance, pêche commerciale et pêche sportive naissante. Un acteur local amodiataire de la pêche sur l’Aulne canalisée propose dans les années 1860 d'installer des échelles à poissons. "Ce premier projet se heurte à l’Administration qui reconnaît l’intérêt de la remontée des saumons mais remet en cause les échelles à poissons, considérées comme des dispositifs très onéreux et à l’efficacité incertaine. De plus, pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées ce ne sont pas les ouvrages du canal qui sont responsables du déclin des saumons mais la pêche en estuaire et le braconnage qui détruisent la ressource". On retrouve ici le scepticisme qui a accompagné la mise en oeuvre de la loi de 1865 (voir cet article). Une initiative privée mais soutenue par le Conseil général et par un député (lui-même amodiataire de lots de pêche) voit le jour au début du XXe siècle, sur 5 barrages. Entre 1906 et 1919, ce sont 14 échelles à poissons qui sont mises en place sur l’Aulne.

La pêche sportive devient le premier acteur militant, dans un contexte légal et réglementaire de plus en plus favorable
"Progressivement, remarque Caroline Le Calvez, l’enjeu se déplace d’un type de pêche à un autre pour se fixer sur la pêche sportive. Le tourisme de la pêche devient alors la justification majeure dans l’Entre-deux-guerres". Le cours d’eau est classé en "cours d’eau à migrateurs" au titre du décret du 31 janvier 1922 dressant la liste des cours d’eau où la libre circulation des espèces migratrices doit être garantie. Une nouvelle méthode est expérimentée puisque la Fédération de Pêche fait installer des échancrures dans les déversoirs de certains barrages. Cette disposition est alors facilitée par la raréfaction du transport fluvial sur la partie finistérienne du canal.

Malgré l’équipement en échelles à poissons et échancrures, le repeuplement artificiel, la réglementation plus sévères des pratiques halieutiques, le repeuplement du saumon n’est pas correctement assuré dans l'Aulne. Après-guerre, des ingénieurs du canal proposent une "suppression de toutes les installations du canal [pour favoriser] le rétablissement de l’Aulne dans son état naturel", mais cette option n'est pas retenue.

Vient ensuite une série d'évolutions régionales ou nationales:
  • loi sur l’eau de 1964 avec l’émergence de la "nature milieu", 
  • création en 1969 de l’Association pour la Protection et la Promotion du Saumon en Bretagne (APPSB), 
  • loi de protection de la nature de 1976 et premier Plan Saumon lancé la même année, 
  • premier plan quinquennal poissons migrateurs (1981-1985), 
  • Contrats de Plan Etat-Région en 1982, intégrant les migrateurs, 
  • loi sur la pêche de 1984, qualifiant le poisson de "bien commun" et rappelant l'obligation d'aménagement pour les migrateurs de 1922, 
  • création des Cogepomi (Comités de gestion des poissons migrateurs) et des Plagepomi (Plans de gestion des poissons migrateurs) en 1994,
  • directive cadre européenne sur l'eau de 2000 (transposée en droit français en 2004), citant la "continuité de la rivière" dans une annexe et posant le principe d'un "état de référence" du bon état écologique et chimique,
  • loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 réaffirmant la nécessité de restaurer la continuité écologique (piscicole et sédimentaire) sur des rivières classées, 
  • SDAGE 2010- 2015 Loire-Bretagne identifiant l'ouverture des axes migrateurs comme orientation fondamentale.

Des décennies d'investissement, avec des résultats jugés trop modestes par les pêcheurs
Qu'en est-il sur l'Aune ? "La succession des plans migrateurs depuis 1975 a conduit à l’équipement de 21 dispositifs de franchissement par le Syndicat mixte d’aménagement touristique de l’Aulne et de l’Hyères (SMATAH) en charge des travaux pour le compte de la Direction départementale de l’équipement. Des rénovations de passes à poissons sont réalisées sur certains ouvrages afin d’en améliorer la franchissabilité. Sur les barrages non équipés, des passes à poissons 'nouvelle génération' sont construites. Des dispositifs datant des années 1950-1960 sont conservés sur 7 barrages. Les campagnes des années 1990 visent à compléter l’équipement ou le rénover."

Ces choix occasionnent des coûts, relève Caroline Le Calvez : "les mesures prises pour restaurer et protéger la population de saumons représentent un effort financier très supérieur à celui consenti pour les autres espèces migratrices. Par ailleurs, c’est sur ce cours d’eau breton que se concentre l’effort financier régional. La libre circulation constitue en moyenne 24% des dépenses dans les différents plans et arrive en deuxième position après le soutien d’effectifs (Dartiguelongue, 2012)". Pourtant le résultat n'est pas au rendez-vous : "à la fin des années 1990, le constat d’une dégradation généralisée de l’état du canal fait réagir les acteurs locaux. La voie d’eau n’est presque plus empruntée sur l’ensemble de la section finistérienne faute d’entretien suffisant des aménagements, la pollution de l’Aulne est perçue comme problématique par les acteurs locaux. Pour les pêcheurs de saumon, la mauvaise qualité de l’eau est citée comme la principale cause limitant la qualité de la pêche devant l’impact de la canalisation (Salanié et al, 2004)".

Années 2000 : le SAGE relance le processus de débarage de l'Aulne
Le SAGE Aulne est lancé en 2001. Deux projets opposés voient le jour, "l’un organisé autour de l’Aulne comme voie de navigation fluviale et patrimoniale, l’autre en proposant de supprimer son caractère canalisé". Cette politique coïncide avec un projet de débarrage définitif qui remet en cause l’existence du canal. "Portée par la Fédération de Pêche et soutenue notamment par Eau et Rivières de Bretagne, cette suppression des barrages repose sur un argumentaire écologique : il s’agit d’apporter une réponse efficace à la problématique du saumon dans l’Aulne, améliorer la qualité paysagère de la vallée et retrouver une eau de qualité (Eau et Rivières de Bretagne, 1997)". Une étude de radiopistage du début des années 2000 montre que 3 à 4 % des saumons suivis parviennent sur les frayères à l’amont de la partie canalisée, proportion jugée insuffisante par les partisans du débarrage.

Du côté des institutions, des messages contradictoires sont envoyés : l’Aulne canalisée est classée en 2007 en "masse d’eau fortement modifiée" par le Comité de bassin de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne, une catégorie DCE permettant d'acter le changement anthropique profond d'un écoulement et l'impossibilité de revenir à un "état de référence" dans un court délai. Mais le programme Natura 2000 "vallée de l’Aulne" réaffirme de son côté la nécessité de garantir la circulation des poissons migrateurs.

Une expérience est alors menée : l’ouverture expérimentale des vannes des pertuis situés sur les barrages, pour former une "onde de migration temporaire et progressive aval-amont", deux fois par an (printemps et automne).

Le débarrage perçu comme une politique imposée et hors-sol, des usagers et riverains s'y opposent
Cette expérimentation est l’objet d’une controverse et engendre un conflit impliquant des usagers du canal opposés au débarrage, réunis au sein de l’Association de Sauvegarde de l’Aulne Canalisée (ASAC) depuis 2013. Ces usagers "nient l’efficacité de l’opération pour la restauration du saumon et l’accusent de détruire l’écosystème en place depuis la création du canal pour favoriser une espèce qui n’est quasiment plus pêchée. Ils expriment la crainte que cette expérimentation soit un coup d’essai avant une suppression définitive du canal".

Caroline Le Calvez souligne le caractère déconnecté de cette expérimentation, "développée comme une émanation de la politique européenne et nationale, que l’on pourrait qualifier de 'hors-sol', d’autant plus exogène qu’elle n’a pas été l’occasion d’une concertation sur sa justification locale avec l’ensemble des acteurs. Actuellement, la reconquête du saumon sur l’Aulne est dissociée des questions économiques et touristiques qui étaient un principe et moteur de l’action au début du XXe siècle. Ainsi, en un siècle de politique en faveur de la remontée des saumons, un basculement s’est opéré dans la justification de l’aménagement des ouvrages. Alors que le caractère expérimental pourrait être un moment privilégié de réflexion et de détermination d’un projet partagé, le processus d’ouverture des pertuis reste une intervention confidentielle, impliquant matériellement quelques animateurs-techniciens et usagers intéressés".

Deux visions s'opposent sur le rapport à la rivière
Le débarrage cristallise l'opposition deux visions du monde, l'une centrée sur les écosystèmes et demandant l'adaptation voire la disparition des patrimoines et paysages en place ; l'autre centrée sur le canal existant, ses représentations et ses usages, considérant que l'inadaptation partielle du saumon au site anthropisé est un motif secondaire d'action publique. "Très profondément, note la scientifique, l’expérimentation d’ouverture des pertuis a déclenché la manifestation de blocages sociaux, avec la mobilisation de groupes rétifs à la négociation et au compromis ; s’y cristallisent des clivages politiques et idéologiques plus généraux sur la légitimité de l’application locale de politiques publiques nationales et européennes. In fine, derrière cette confrontation de visions territoriales, se pose la question de la préservation des 'patrimoines' et des 'paysages' construits, représentés par le canal et ses aménagements d’une part, par les espèces migratrices et leur écosystème d’autre part".

Caroline Le Calvez souligne également le caractère clivant et définitif du démantèlement des ouvrages, qui modifie tout un territoire: "l’effacement des ouvrages, même temporaire, se distingue de l’équipement en passes à poissons par son impact socio-spatial. Il entraîne une transformation fonctionnelle du cours d’eau avec une diversification des écoulements. La baisse du niveau de l’eau induit des changements paysagers en fond de vallée. Les usages de l’eau doivent s’adapter à la nouvelle configuration du cours d’eau. Ce nouveau mode d’aménagement entre en tension avec le paysage hérité auquel la population locale est attachée, tensions que les discours et les prises de position des acteurs de l’opération retranscrivent".

Une solution politique? En attente de porteurs d'une vision intégrative du territoire
Sur l'Aulne comme ailleurs, des "camps" se forment selon leur préférence pour telle ou telle option. Les observations et enquêtes de l'universitaire amènent à remarquer que "la pensée des écologues, biologistes et hydrologues tend à plaider pour la qualité des conditions d’épanouissement des espèces migratrices en l’absence d’ouvrages, tout en restant incertains sur l’effet potentiellement contre-productif de la restauration des débits sans barrages. Les riverains, l’organisme de gestion du canal tendent à considérer le canal comme un écosystème de qualité, avec ses rythmes, ses caractéristiques paysagères, son histoire, ses espèces de poissons blancs. Pour ces acteurs locaux, dont font partie certains élus, le saumon doit transiger avec l’existant, alors que la politique publique portée par le Conseil départemental, l’EPAGA et la Fédération de Pêche vise à l’inverse à adapter la voie d’eau au saumon sans pour autant approuver les propositions de débarrage définitif qui avaient été formulées à deux reprises au siècle précédent"

Au final, face à cette diversité des attentes, valeurs et intérêts, face au caractère potentiellement conflictuel des visions en présence, c'est une solution politique qui doit émerger, et une solution venant du territoire, pour le territoire : "Les prises de positions favorables ou à charge font glisser ces projets initialement écologiques vers une réflexion sur le devenir socio-économique des territoires. Ils ne peuvent faire l’économie d’une appréhension par le politique. Ainsi, les controverses qui se développent conduisent à penser que la restauration de la continuité écologique doit sortir des cercles scientifiques et techniques et dépasser l’approche écologique dominante qui conduit à faire des cours d’eau des linéaires déterritorialisés."


Discussion
L'analyse sur la longue durée de Caroline Le Calvez nous rappelle opportunément que les problèmes de continuité écologique, ici le franchissement des obstacles par des grands migrateurs salmonidés, ne datent pas d'hier. Son travail nous inspire les observations suivantes.

Prépondérance (mais déclin) du lobby de la pêche dans la problématique de continuité – Le milieu des pêcheurs a toujours été et reste aujourd'hui le fer de lance des demandes d'aménagement ou d'effacement d'ouvrages hydrauliques, en particulier sur les cours d'eau à salmonidés. Mais depuis son âge d'or après-guerre, ce milieu a largement perdu de son importance sociale et économique, malgré des soutiens publics forts et répétés à l'occasion des grandes lois sur l'eau ou des planifications régionales. Du même coup, les réformes de type continuité écologique ont du mal à prétendre à une large assise citoyenne ou à de forts enjeux d'usage, puisqu'elles sont portées par une minorité de sachants et pratiquants associés à des institutionnels, avec au passage une dommageable confusion entre le service instructeur référent de l'écologie et le monde des pêcheurs (puisque l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques créé en 2006 n'est autre que l'ancien Conseil supérieur de la pêche).

Le nécessaire bilan de la politique de restauration du saumon – Selon l'Observatoire Bretagne grands migrateurs (données 2015), malgré des déversements conséquents depuis 30 ans (centaines de milliers de juvéniles), malgré les aménagements des ouvrages et l'expérience de débarrage depuis 2010, la situation du saumon n'est toujours pas satisfaisante sur l'Aulne. Le niveau du recrutement en juvénile est très mauvais à passable, toujours très inférieur à la moyenne régionale, avec des retours de géniteurs insuffisants à la reconstitution d’un stock sauvage de saumon. Sur l'Aulne et au-delà, cela fait 40 ans qu'il existe une politique des grands migrateurs. On est en droit d'en attendre un bilan qui ne soit pas seulement écologique, mais aussi économique, social et politique. A notre connaissance, il n'existe pas. Quel est le coût annuel actuel et la somme des dépenses consenties? Quels sont les conflits d'usage (et/ou coûts indirects) dans la restauration migratoire? Quelles sont les tendances de long terme observées sur la recolonisation des grands migrateurs et le gain sur chaque bassin une fois débruitée la variabilité naturelle? Quel est l'effet cumulé et tendanciel sur le loisir pêche comme activité économique? Quels sont les succès et les échecs, comment les objective-t-on et quelles leçons en tire-t-on? A-t-on progressé dans la modélisation des repeuplements de saumons (grands migrateurs par extension) avec capacité de prédire des résultats? Quelles sont les perspectives et quel sera leur coût pour la collectivité? L'écologie est passée avec un grand enthousiasme d'une phase militante à une phase institutionnelle au cours des quatre décennies concernées. Elle devient conséquemment soumise à une évaluation plus rigoureuse des politiques publiques (y compris au sein des politiques écologiques de qualité de l'eau et des milieux, où les besoins sont plus importants que les capacités, donc où l'optimalité de la dépense publique doit être recherchée).

Démesure du classement de 15.000 ouvrages en 2012-2013 – Les précédents classements de rivière à fin migratoire ont dans l'ensemble connu des échecs ou des applications très lentes depuis 1865, et le cas de l'Aulne en est un bon exemple malgré une sensibilité et une mobilisation locales. Ce n'est pas une découverte mais un trait assez constant de la politique des rivières depuis 150 ans. Au vu de ces difficultés connues de longue date pour trouver des solutions consensuelles et mobiliser des porteurs de projet, au vu de l'ancienneté de la plupart des "obstacles à l'écoulement" (digues, écluses, seuils, barrages) et de leur place dans la lente construction des territoires français, le choix administratif de 2012-2013 consistant à classer 15.000 ouvrages à aménager en l'espace de 5 ans a été (selon la meilleure hypothèse) inconscient, irrationnel ou irresponsable. De toute évidence, une telle ambition demanderait plusieurs décennies d'engagement, à supposer qu'elle ait un sens sur des rivières où il n'existe pas d'enjeux grands migrateurs immédiats. Tant que le politique et le gestionnaire n'admettront pas que ce type de programme a pour temporalité le siècle (et non pas la prochaine ré-élection ou la planification quinquennale), nous produirons des effets d'annonce ou des pressions absurdes, suscitant la confusion et dépréciant finalement l'intérêt pour l'écologie des rivières.

Les visions antagonistes de la rivière doivent amener à poser les vraies questions – Par rapport à l'étagement moyen des rivières françaises, l'Aulne canalisée est sans doute un cas extrême de discontinuité puisque toute la moitié aval du fleuve (70 km sur 145 km de linéaire) est formée d'une succession de biefs à écluses. Malgré cela, les antagonismes qui s'y dessinent peuvent être observés ailleurs. On ne saurait euphémiser ces antagonismes ou nier leur profondeur sous la forme d'un supposé "manque de pédagogie" (au sens où des citoyens ignares de l'écologie verraient nécessairement la lumière après une leçon donnée par une association environnementaliste, une fédération de pêche ou une agence de l'eau). Posé simplement, la question réduite à son enjeu piscicole est : à quoi consentent les citoyens (en dépense et en perte de l'existant) pour voir revenir le saumon (et d'autres migrateurs) en plus grand nombre sur le bassin supérieur de l'Aulne? La question élargie au territoire est : en dehors de la fonctionnalité du cours d'eau selon les "canons" de l'écologie, qui intéresse les spécialistes mais ne forme pas en soi une finalité politique, les gestionnaires ont-ils un projet de "renaturation" de l'Aulne canalisée qui produirait des services rendus aux riverains et susciterait leur adhésion? Enfin, la question la plus fondamentale pour la politique des rivières en France est : doit-on aujourd'hui et demain réduire pour l'essentiel l'aménagement de la rivière à un objectif de naturalité (convergence vers un "état de référence" peu anthropisé) ou doit-on assumer que la rivière n'est pas ou plus uniquement un fait naturel, car elle répond à une pluralité de valeurs, d'intérêts et d'actions (économie, paysage, patrimoine, loisir, etc.) modifiant son cours spontané, hier, aujourd'hui et (probablement) demain? Si l'on veut faire progresser la "démocratie de l'eau", les citoyens doivent avoir l'opportunité de se prononcer sur de telles questions à échelle de leurs territoires et sur la base d'enjeux concrets, de même que les élus doivent se saisir de la problématique sans langue de bois. Aujourd'hui, les normes, les objectifs et les procédures de la politique des rivières sont à la fois très complexes et non inclusives, même pour des élus et a fortiori pour de simples citoyens. L'effet "hors-sol" (technocratie coupée des gens) observé par Caroline Le Calvez en découle nécessairement. Ce n'est pas une fatalité.

Référence : Le Calvez C (2015), Rétablir la libre circulation piscicole dans les vallées fluviales : mise en perspective des enjeux et des aménagements à partir du cas de l’Aulne (XIXe-XXIe siècles), Norois, 237, 33-50

Illustrations : en haut, l'Aulne (Canal de Nantes à Brest) à Pont-Triffen (juste en aval de la confluence avec l'Hyères) ; en bas le moulin de la Roche (en ruine), en Cléden-Poher, sur les bords de l'Aulne, en amont de Pont-Triffen, photographies de Henri Moreau CC BY-SA 4.0

12/08/2016

Scandaleuses manoeuvres politiciennes: la protection législative du patrimoine hydraulique aura vécu… un mois

La loi "patrimoine" avait institué en juillet un principe général de protection du patrimoine hydraulique dans le cadre de la gestion durable et équilibrée de l'eau. Un mois plus tard jour pour jour, la loi "biodiversité" supprime cette disposition. Oui, vous avez bien lu, la défense du patrimoine hydraulique aura vécu 30 jours en France alors que la représentation nationale n'a évidemment pas changé dans l'intervalle… Retour sur cet incroyable chassé-croisé, qui a pour origine la pression des députés de la majorité de la Commission développement durable de l'Assemblée nationale – dont au passage M. Caullet, député-maire d'Avallon ayant entrepris de casser cet été (avec une certaine cohérence) les 3 ouvrages communaux de sa ville. Ce n'est que partie remise : ces joutes politiciennes ne changent pas les problèmes de fond de la continuité écologique, notamment l'intolérable et irrémédiable destruction des ouvrages hydrauliques anciens agrémentant le cours des rivières. Nous dénoncerons et combattrons ces pratiques sur le terrain, en attendant qu'une majorité parlementaire un peu moins doctrinaire et un peu plus pragmatique se rassemble pour engager les évolutions nécessaires sur la définition d'une gestion réellement durable et équilibrée de la rivière.



La loi "patrimoine, architecture et création", publiée le 8 juillet au Journal officiel, avait créé un nouvel alinéa pour l'article L 211-1 du Code de l'environnement.
Article 101
Le code de l'environnement est ainsi modifié :
1° L'article L. 211-1 est complété par un III ainsi rédigé :
«III.-La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l'utilisation de la force hydraulique des cours d'eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.»
Il s'agissait d'une avancée importante puisque la protection du patrimoine des rivières était reconnue comme un élément structurant de la gestion durable et équilibrée de l'eau.

La loi "biodiversité", publiée au Journal officiel un mois plus tard, a choisi d'abroger purement et simplement l'article à peine créé :
Article 119
Le III de l'article L. 211-1 du même code est abrogé.
C'est assez extraordinaire, et assez déplorable disons-le pour l'image renvoyée au public de la vie parlementaire: les mêmes assemblées élues adoptent un texte en juillet… pour le supprimer en août. La loi est censée être l'expression patiemment mûrie de la volonté générale, la voilà qui devient jetable comme tout le reste.

Jeux politiciens à la Commission développement durable
Cette abrogation résulte de l'amendement n°458 déposé par Geneviève Gaillard au nom de la Commission développement durable de l'Assemblée nationale (voir notre lettre ouverte à Mme Gaillard qui connaît mal ses dossiers), une Commission présidée par Jean-Paul Chanteguet. L'exposé sommaire nous dit: "cette disposition va à l'encontre de la volonté de favoriser la restauration des continuités écologiques exprimée par les députés, volonté  qui s'est traduite par l'adoption en deuxième lecture puis en commission en nouvelle lecture d'un amendement de suppression de l'article 51 undecies A."

Donc si l'on comprend bien et si l'on se contente d'inverser l'ordre de la proposition pour révéler tout son sens, selon ces députés majoritaires de la Commission développement durable, la restauration des continuités écologiques doit aller à l'encontre de la préservation du patrimoine!

On ne sera pas surpris au passage que M. Caullet, député-maire d'Avallon engageant en ce moment-même la casse de 3 ouvrages de la ville situés en zone protégée ZPPAUP, soit l'un des votants de cet amendement… Nous avons signalé au commissaire-enquêteur l'absence de rapport des autorités en charge de la culture et du paysage dans le projet avalonnais de destruction. Nous verrons ce qu'il en est.

Même sans cette protection du patrimoine, les effacements peuvent être combattus
La loi est la loi, même dans de telles conditions ubuesques où elle change tous les mois: les moulins ont perdu cette bataille face à une volonté essentiellement politicienne de détricoter des choix opérés par le Sénat. Ce n'est que partie remise, les cartes seront rebattues en juin 2017 et la mise en oeuvre actuelle de la continuité écologique a de toute façon besoin d'une réforme profonde, allant au-delà de la nécessaire critique de la destruction lamentable du patrimoine des rivières.

Cette mésaventure doit nous faire redoubler d'ardeur à combattre chaque effacement sur le terrain, puisqu'après tout la loi offre déjà de nombreuses options pour cela, et que les dossiers d'effacement sont généralement défaillants sur plusieurs dispositions obligatoires (voir et surtout utiliser ce vade-mecum).

N'oublions que le premier problème de la mise en oeuvre de la continuité écologique, avec son acharnement à détruire des ouvrages très modestes, c'est déjà son incroyable légèreté dans le domaine où elle prétend tirer sa légitimité, à savoir l'écologie de la rivière. Les diagnostics complets ne sont pas faits, donc on détruit sans être raisonnablement capable de démontrer l'existence d'un bénéficie chimique, physique ou biologique pour la qualité de l'eau et des milieux. En particulier, les destructions ne garantissent pas le principe du "zéro perte nette de biodiversité", qui est inscrit dans la loi nouvelle de biodiversité et que nous aurons à coeur d'opposer à chaque chantier, dont ceux en cours sur l'Armançon, le Cousin et l'Ource.

La lutte continue, il faut déconstruire la machine à décerveler mise en place par les idéologues
Le travail de sensibilisation des parlementaires (mené essentiellement par la FFAM sur ce texte) n'aura pas été inutile. D'une part, l'article L 214-17 CE a malgré tout été modifié pour intégrer un certain niveau de protection du patrimoine hydraulique, mais de portée moindre que celle garantie de manière si éphémère par l'article L 211-1 CE (nous y reviendrons dans un article dédié). D'autre part, un grand nombre d'élus reconnaît désormais que la continuité écologique va trop loin, promeut des solutions disproportionnées, provoque le conflit et la division au bord des rivières.

Les casseurs du patrimoine gagnent encore dans les coulisses de certaines Commissions parlementaires comme dans celles des Agences de l'eau et quelques autres lieux discrets, mais ils sont en train de perdre la bataille de l'opinion face aux révélations progressives sur l'absurdité de la continuité écologique dans sa mise en oeuvre française, unique au monde par sa brutalité, son autoritarisme et sa précipitation.

Il faut être lucide et patient : face à l'incroyable machine à décerveler mise en place depuis 10 ans par certains cadres de l'administration et par certains lobbies, l'opinion parlementaire ne va pas se renverser en si peu de temps. De plus, ces questions ont une grande complexité technique et les élus sont vite dépassés car ils ne peuvent avoir une expertise approfondie du sujet. Ce qui les rend sensibles comme tout le monde à des exagérations, dissimulations, simplifications et autres biais par lesquels la continuité a tenté de s'imposer. Pour faire évoluer les avis des décideurs, il faut un lent travail d'information et d'argumentation, mené tant au niveau local qu'au niveau national.

Une gestion soi-disant "équilibrée" qui ignore le patrimoine, le paysage, l'histoire… ce déni démocratique n'aura qu'un temps
Enfin, le patrimoine et l'écologie sont des notions assez lourdes de sens et de portée, toutes deux d'intérêt général, pas vraiment des poids plumes symboliques. Les voir ainsi mises en balance en si peu de temps par la représentation nationale, dans un sens puis dans l'autre, est révélateur selon nous d'un malaise assez profond lié à la mise en oeuvre des politiques de l'environnement. Ces politiques cherchent encore leur équilibre, entre l'indifférence d'hier et certains excès d'aujourd'hui.

Il est stupéfiant que la "gestion durable et équilibrée" de l'eau n'inclut pas en France des notions comme le patrimoine, le paysage, la culture, l'agrément, notions qui représentent une part essentielle de l'expérience concrète des riverains. Ces riverains sont dans leur immense majorité insensibles au fait de savoir s'il existe un déficit local de juvéniles de cyprinidés rhéophiles, un changement de granulométrie de la charge solide sableuse et autres questions n'intéressant que des spécialistes, des questions d'enjeux écologiques tout à fait minuscules quand elles concernent les ouvrages de l'hydraulique ancienne des moulins et étangs. En revanche, ces riverains veulent une rivière agréable à regarder, à arpenter et à vivre, une rivière qui ne charrie pas des pollutions, une rivière qui ne se réduit pas partout à un filet d'eau à l'étiage sous prétexte qu'il faudrait "renaturer" chacun de ses mètres carrés, etc. La prétention de la gestion écologique de la rivière à ignorer voire combattre les enjeux de sa gestion hydraulique et paysagère est un coup de force qui ne passe pas.

La restauration écologique des masses d'eau, en particulier la destruction des ouvrages anciens, est actuellement fondée sur ce déni démocratique massif, avec en toile de fond une représentation biaisée de la rivière comme étant uniquement un fait naturel (éventuellement exploitée par des activités économiques) alors qu'elle est aussi et surtout pour les gens un fait historique, esthétique, social et récréatif. Cette confiscation de la rivière par une représentation minoritaire n'est pas durable. Voilà pourquoi la loi devra évoluer demain, ce qui doit se préparer dès aujourd'hui en travaillant avec les nombreux parlementaires lucides sur la réalité des enjeux.

10/08/2016

Délai de 5 ans pour la mise en conformité à la continuité écologique: comment en profiter?

La loi "biodiversité" vient de modifier le régime de mise en oeuvre de la continuité écologique, en accordant un délai de 5 ans si des propositions ont été faites au service de police de l'eau. Cette mesurette est très loin de répondre aux modifications profondes que demande la réforme de continuité pour correspondre à un vrai intérêt général, et non comme aujourd'hui à la vision particulière de quelques lobbies minoritaires et idéologues administratifs, sans effet majeur sur la qualité chimique et écologique de nos rivières. Mais cette évolution de la loi, inspirée par la conscience croissante des députés et sénateurs de nombreux problèmes liés à  la continuité écologique, desserre au moins l'étau de l'urgence et atténue le chantage sur les propriétaires. Explications et premières lettres-types pour bénéficier de ce délai. (Mise à jour août 2017 : un paragraphe de précision sur la notion d'indemnité. Voir aussi l'article L 214-18-& CE qui exempte de continuité le moulin producteur, lire ici pour le vote de cette loi et ici pour l'interprétation du ministère). 




La loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages vient d'être publiée au Journal officiel.

Dans le domaine de la continuité écologique, et pour le cas des ouvrages hydrauliques classés en liste 2 au nom de l'article L 214-17 CE (voir notre lecture détaillée de cet article, à connaître impérativement), la loi institue un délai supplémentaire de 5 ans.

L'article 120 de cette loi "biodiversité" (qui modifie l'article L 214-17 CE) énonce en effet:
Article 120Le premier alinéa du III de l'article L. 214-17 du même code est complété par une phrase ainsi rédigée :«Lorsque les travaux permettant l'accomplissement des obligations résultant du 2° du I n'ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d'aménagement ou de changement de modalités de gestion de l'ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l'eau, le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant de l'ouvrage dispose d'un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser.»
Qu'est-ce que cela signifie ?
Les rivières ont été classées en liste 1 ou liste 2 par des arrêtés de bassin pris entre 2012 et 2013 (variable selon les régions, voir en bas de cet article les dates exactes). Il y avait initialement un délai de 5 ans pour exécuter la mise en conformité à la continuité écologique en liste 2 (soit 2017 ou 2018). Ce délai est rallongé de cinq années.

Pourquoi ce délai a-t-il été voté?
Car la kafkaïenne et brutale réforme de continuité n'est évidemment pas applicable, comme les précédentes en ce domaine depuis 1865. Il faut savoir qu'entre 10 et 20% seulement des ouvrages (selon les bassins) ont été mis en conformité à date (en commençant par des ouvrages publics, VNF, collectivités, ou des industriels n'ayant pas le choix), et que de nombreux autres chantiers sont bloqués car les propriétaires ne sont pas satisfaits des propositions qui leur sont faites (quand il y a proposition).

Ce délai de 5 ans est-il satisfaisant?
Non. Nous ne demandons pas la charité d'un délai de 5 ans, mais une révision complète de la mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique : choix prioritaire de bonnes mesures de gestion des ouvrages (ni casse ni passe), financement public intégral des dispositifs de franchissement, motivation sérieuse et non bâclée de la nécessité des chantiers, arrêt immédiat de la pression à l'effacement (voir la position des 12 partenaires nationaux du moratoire). Donc la mobilisation continuera et s'accentuera tant que l'idéologie administrative de la destruction d'ouvrage et de la dépense disproportionnée ne sera pas abandonnée.

Ce délai de 5 ans a-t-il quand même des avantages ?
Oui. Il desserre l'étau de la pseudo "urgence", argument utilisé par les DDT-M et Agences de l'eau pour pousser le propriétaire à des solutions précipitées et non réellement consenties. En général, le chantage s'exerce par la menace financière (les maigres subventions sont censées disparaître sous peu, disent toutes les agences de l'eau) et par la menace règlementaire (des mises en demeure seront faites et des amendes seront mises, promettent toutes les DDT-M).

Faut-il user de ce délai de 5 ans?
Oui, afin de limiter le risque d'une mise en demeure de la Préfecture. Une telle mise en demeure pourrait de toute façon être attaquée au tribunal administratif pour excès de pouvoir et défaut de motivation (voir cet article), mais autant prévenir et mettre toutes les chances de son côté. Par ailleurs, au rythme accéléré où les élus découvrent les problèmes de mise en application de la continuité, celle-ci va connaître assurément d'autres réformes dans les mois et années à venir. Donc, il est surtout urgent de ne pas se presser dans la confusion actuelle, où la Ministre de l'Environenment demande d'ores et déjà l'arrêt des effacements quand les établissements administratifs agissent encore à leur guise et en grand désordre.

Comment faire jouer le délai de 5 ans?
Notre association propose la démarche décrite ci-après. Elle demande évidemment une certaine rigueur de la part de chaque maître d'ouvrage. Il est préférable que les associations travaillent à faire des réponses groupées et coordonnées, afin que l'administration ne puisse exercer des pressions individuelles.

Quatre cas de figure existent
Dans les 4 cas ci-dessous, vous devez de toute façon :
  • envoyer un courrier recommandé avec accusé de réception (à conserver comme preuve),
  • écrire à la DDT-M de votre département (adresse sur site de la préfecture), qui est le seul service instructeur représentant l'Etat régalien (contrairement à l'Onema, à l'Agence de l'eau, aux syndicats),
  • donner comme objet et intitulé de votre courrier "dépôt auprès des services chargés de la police de l'eau des propositions d'aménagement ou de gestion de l'ouvrage", c'est-à-dire reprendre exactement le texte de la loi créant le délai (ce sera opposable au tribunal).

> Cas n°1 : votre ouvrage a fait l'objet d'une étude, vous êtes d'accord avec l'une des propositions et le financement est correct
C'est le cas le plus simple, mais aussi le plus rare pour les solutions non destructives. Dans cette hypothèse, pas de souci particulier : les travaux seront réalisés sur la proposition faite qui vous convient. Ce n'est pas grave s'ils débordent au-delà du délai légal initial de 5 ans, le caractère non problématique du chantier ne devrait pas pousser l'administration à une vigilance particulière. A noter: si votre choix est celui de l'effacement de l'ouvrage donc de la modification locale complète de l'écoulement, il faut encore s'assurer que le chantier, notamment la disparition du plan d'eau, ne contrevient pas aux droits des tiers, à la protection du patrimoine et du paysage, à la préservation de la qualité des milieux aquatiques. Vous devez également obtenir une décharge de responsabilité en cas de problèmes futurs liés au chantier (faute de quoi vous serez civilement et pénalement responsable si un voisin a une berge ou un bâti riverain qui s'effondre, si un ouvrage d'art est fragilisé, si le régime modifié d'inondation provoque des problèmes, etc.).

> Cas n°2 : votre ouvrage a fait l'objet d'une étude, vous êtes d'accord avec l'une des propositions mais le financement n'est pas correct et ces travaux sont inaccessibles
C'est un cas beaucoup plus fréquent. Aujourd'hui, les Agences de l'eau financent mal des passes à poissons et autres dispositifs de franchissement, le restant dû est trop élevé pour des particuliers, des petites exploitations ou des collectivités modestes propriétaires d'ouvrage. Vous envoyez alors un courrier de ce type:
Madame, Monsieur,
Je vous prie de noter par la présente que je souscris à l'une des propositions d'aménagement qui m'a été faite concernant l'ouvrage hydraulique dont je suis propriétaire. Il s'agit de [préciser la nature de cette proposition].
Conformément à l'évolution récente de l'article L 214-17 CE, je souhaite bénéficier d'un délai 5 ans supplémentaires pour la mise en conformité du site. En effet, et je vous prie d'en prendre note pour la suite, le coût de cet aménagement d'intérêt général excède mes capacités de financement et représente, selon les termes de l'articles L 214-17 CE, une "charge spéciale et exorbitante".
Je rappelle que la loi de 2006, contrairement à la loi de 1984 et à l’ancien article L 432- 6 CE que cette loi a abrogé, a expressément prévu une indemnisation du propriétaire ou de l’exploitant par l’Etat en cas de « charge spéciale et exorbitante ». Ce point a été défini par l’inspection générale de l’environnement en 2006 (IGE/05/052, Balland et Manfrédi 2006, p. 24) comme la condition de faisabilité de la réforme de continuité. Il va de soi que des travaux de continuité représentent une telle charge pour des particuliers, ce point ayant été reconnu par le rapport d’audit du CGEDD n°008036-03 de décembre 2016. 
Les travaux ne pourront donc être réalisés que si je bénéficie d'une "indemnité" comme prévu par ledit article. Au demeurant, des propriétaires d'ouvrages ont déjà bénéficié en France de subventions allant de 80 à 100% pour des aménagements similaires à celui envisagé dans mon cas, pour l'application du même article L 214-17 CE, donc l'égalité des citoyens devant la loi et les charges publiques doit être respectée. Dans le cas contraire, d'autres solutions moins coûteuses (comme une gestion de l'ouvrage en l'état) devraient être envisagées.
> Cas n°3 : votre ouvrage a fait l'objet d'une étude, vous êtes en désaccord avec l'ensemble des propositions faites
Ce cas de figure est plus délicat à traiter de manière standardisée (lettre-type) car il faut comprendre les raisons pour lesquelles le maître d'ouvrage est en désaccord avec les solutions proposées. Notre exemple de courrier ci-dessous reprend le cas le plus souvent observé, à savoir des solutions limitées à un arasement ou un dérasement. Mais dans ce cas (ouvrage étudié, désaccord complet), il vaudra mieux se rapprocher d'une association, d'un bureau d'études et/ou d'un avocat pour argumenter sur le fond le refus des propositions faites. Dans tous les cas, prenez date avant la fin de la première échéance règlementaire et proposez au moins une solution formelle, afin de faire jouer le délai de 5 ans supplémentaires.
Madame, Monsieur,
Suite au classement en liste 2 de la rivière [nom], l'ouvrage hydraulique dont je suis propriétaire a fait l'objet d'une étude visant à sa mise en conformité à la continuité écologique. Aucune des "solutions" proposées n'a mon agrément, car elles reviennent à effacer totalement ou partiellement l'ouvrage (ce que la loi ne prévoit pas dans l'article L 214-17 CE, puisque chaque ouvrage doit être "géré, équipé, entretenu" et non pas "arasé, dérasé").
Je vous prie donc de noter ma proposition alternative : bonne gestion du vannage et des niveaux en fonction du besoin des espèces et en conformité avec l'usage ancestral du bien, qui n'a pas historiquement impliqué le déclin d'espèces piscicoles ou autres.
Je reste à votre disposition s'il est nécessaire de préciser pour l'avenir ces règles de gestion.

> Cas n°4 : votre ouvrage n'a fait l'objet d'aucune étude et d'aucune proposition de l'administration
Ce cas est aussi fréquent, le nombre très important d'ouvrages classés en liste 2 excède largement la capacité de traitement de l'administration et des syndicats, parcs naturels régionaux et autres EPCI/EPTB en charge de la rivière. Vous envoyez alors un courrier de ce type:
Madame, Monsieur,
Suite au classement en liste 2 de la rivière [nom], je n'ai reçu à ce jour aucune proposition de votre part sur la continuité écologique au droit de mon ouvrage, alors que le texte de la loi fait obligation à votre administration de prescrire des "règles" de gestion, d'entretien et d'équipement : "Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant" (article L 214-17 CE).
J'en déduis, et cela correspond à ma propre interprétation, que l'ouvrage en l'état ne pose pas de problème majeur à la continuité écologique et n'appelle pas de modification de sa structure ni de sa gestion.
Dans le délai imparti par la loi, faute d'une étude démontrant la nécessité d'une alternative, je vous transmets donc par la présente et vous prie de noter ma proposition de gestion de l'ouvrage : poursuite de la gestion actuelle qui n'impacte pas les milieux.
Dans l'hypothèse où vous seriez en désaccord avec cette proposition de ma part, merci de m'adresser une étude complète motivant la nécessité et justifiant la faisabilité d'autres solutions, ainsi que le régime d'indemnité si ces solutions représentent une "charge spéciale et exorbitante" au sens donné par le législateur. Je précise que ces solutions que vous voudrez bien m'adresser excluent par avance tout effacement, arasement ou dérasement, car ces hypothèses sont non prévues par le texte de la loi, contreviennent à la consistance légale autorisée de mon bien et représenteraient en conséquence un excès de pouvoir dans l'interprétation de la volonté du législateur. 
Je rappelle enfin que la loi de 2006, contrairement à la loi de 1984 et à l’ancien article L 432- 6 CE que cette loi a abrogé, a expressément prévu une indemnisation du propriétaire ou de l’exploitant par l’Etat en cas de « charge spéciale et exorbitante ». Ce point a été défini par l’inspection générale de l’environnement en 2006 (IGE/05/052, Balland et Manfrédi 2006, p. 24) comme la condition de faisabilité de la réforme de continuité. Il va de soi que des travaux de continuité représentent une telle charge pour des particuliers, ce point ayant été reconnu par le rapport d’audit du CGEDD n°008036-03 de décembre 2016. Les seules études de faisabilité coûtent entre 5 et 20 k€ et sont inaccessibles à des particuliers.
Ces premières propositions sont publiques et libres de reproductions ou de modifications (conformément à la pratique générale de l'association Hydrauxois). Elles peuvent être discutées ici (utiliser la fonction commentaire ci-dessous) et chacun peut les adapter localement, proposer des améliorations, etc.

Nous attirons à nouveau l'attention des propriétaires et surtout de leurs associations sur l'intérêt d'une stratégie collective, unitaire et transparente, là où les casseurs d'ouvrages hydrauliques ont amplement démontré leur préférence pour des pressions individuelles, des manoeuvres opaques, des attitudes de fuite ou de contournement devant le nécessaire débat démocratique. Par ailleurs, et afin de créer ce débat qu'on nous refuse, les campagnes d'effacement doivent être combattues si elles sont bâclées ou résultent d'une mauvaise concertation, notamment avec les riverains et les associations (voir ce texte de synthèse, ce modèle de lettre à la Ministre pour l'inciter à exiger le respect de ses propres instructions aux préfets contre la démolition du patrimoine).

Date des arrêtés de classement liste 2 en métropole
Ces arrêtés font courir le délai initial de 5 ans. Vous devez solliciter le délai supplémentaire de 5 ans avant la date de première échéance réglementaire.
Bassin Loire Bretagne : 10 juillet 2012 (2017)
Bassin Seine Normandie : 18 décembre 2012 (2017)
Bassin Artois Picardie : 20 décembre 2012 (2017)
Bassin Rhin Meuse : 28 décembre 2012 (2017)
Bassin Rhône Méditerrannée Corse : 19 juillet 2013 (2018)
Bassin Adour Garonne : 7 octobre 2013 (2018)

07/08/2016

La biodiversité, la rivière et ses ouvrages

La France vient d'adopter une loi "pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages". Ce texte crée notamment l'Agence française pour la biodiversité, établissement public qui intègre plusieurs institutions existantes dont l'Onema. A cette occasion, nous revenons sur la notion de biodiversité, concept apparu voici une trentaine d'années, et nous approfondissons en particulier la question très actuelle du lien entre la biodiversité des rivières et les ouvrages hydrauliques.  L'écologie est un angle qui occupe une part croissante dans la gestion de l'eau et des milieux aquatiques, de manière légitime par rapport à l'évolution de nos connaissances. Il est important que les associations de moulins et de riverains disposent d'une bonne connaissance sur le sujet. Mais l'écologie est aussi un domaine récent au plan de son institutionnalisation, et un thème qui donne lieu à des dérives : croisades militantes peu fondées sur la science, propos alarmistes ou catastrophistes nuisant à l'intelligence du débat, affichage de bonnes intentions pensant s'exonérer d'un bilan rigoureux des actions engagées, difficulté à accepter le pluralisme moral et politique des visions de la nature, donc la nécessité du débat démocratique sur les attendus et les résultats des politiques de l'environnement. Le vote de la loi et la création de l'Agence pour la biodiversité doivent donc être l'occasion d'une réflexion sur nos pratiques et leurs enjeux.  


La biodiversité est une notion apparue au cours des années 1980. Elle est aussi parfois désignée comme diversité biologique (expression dont elle est à la contraction) ou diversité du vivant (pour des introductions générales en français, voir le classique de Wilson 1993, les manuels de Lévêque et Mounolou 2008, Gauthier-Clerc ed 2014).

Une notion intuitive, mais sans définition consensuelle
Il n'existe pas de définition universellement reconnue de la biodiversité, qui reste un sujet de débat scientifique. Son idée maîtresse est néanmoins assez simple à concevoir : l'évolution du vivant sur Terre a produit une grande diversité d'espèces. Cette diversité résulte en dernier ressort de la variabilité des habitats disponibles sur la planète et de l'évolution par sélection adaptative, faisant émerger sans cesse des formes de vie capables d'occuper presque tout l'espace disponible, y compris les zones qui paraissent les plus inhospitalières à la vie. Des déserts de glace aux déserts de sable en passant par les abysses océaniques, le vivant parvient à s'installer et se reproduire partout. Les zones bien pourvues en énergie et en eau (ceinture intertopicale) lui sont particulièrement favorables. Bien que la vie ait connu cinq extinctions massives au cours des 500 millions d'années écoulées, elle a toujours recolonisé la Terre. On considère d'après les archives fossiles que la biodiversité actuelle est supérieure (en nombre d'espèces) à celle de toutes les époques antérieures.

L'invocation de la biodiversité est généralement associée au souhait de sa conservation, à la fois parce que la diversité du vivant possède une valeur en soi (elle stocke les informations sur l'histoire de la vie, elle préserve des possibles pour des adaptations à venir) et parce que les sociétés humaines en ont des usages, actuels ou futurs (exploitation de richesses génétiques, de ressources alimentaires, de services fonctionnels rendus par certaines espèces ou certains milieux, d'agréments et de loisirs divers) (voir une revue chez Cardinale et al 2012). Toutes les formes de vie ne suscitent cependant pas le même intérêt de conservation (les microbes sont par exemple très largement majoritaires sur la planète, mais encore assez peu étudiés en dehors des approches en santé humaine ou animale).

La Convention sur la diversité biologique de Rio (1992), considérée comme un tournant du droit international de l'environnement et célébrée de manière consensuelle par les grands acteurs de la question, a défini ainsi la diversité biologique : "Variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes."


Les évaluations de la biodiversité
Le Millenium Ecosystem Assessment (2005), autre initiative internationale ayant connu une forte mobilisation, a rappelé que la biodiversité est un "concept multidimensionnel" qui "pose de formidables défis pour sa mesure". Qu'en est-il?

L'approche la plus couramment utilisée pour évaluer la biodiversité est de réaliser l'inventaire des espèces ou taxons sur un espace donné (qui peut être de dimension très variable), soit la richesse spécifique ou taxonomique. On parle alors de trois formes de diversité biologique.
  • Diversité alpha : nombre d'espèces d'un habitat au moment de l'échantillonnage.
  • Diversité bêta : variation des espèces sur un milieu contigu, formé de plusieurs habitats, climats, etc.
  • Diversité gamma : variation des espèces à un niveau plus régional, par comparaison des peuplements d'habitats similaires mais séparés.
On peut également caractériser la biodiversité par le niveau d'observation du vivant et des milieux.
  • Diversité génétique : la variété des composantes moléculaires d'une population, d'une espèce ou d'un ensemble d'espèces.
  • Diversité spécifique : la variété des espèces dans une aire donnée (voir ci-dessus).
  • Diversité écosystémique : la variété des habitats (biotopes) et des assemblages biologiques (biocénoses) dans un territoire donné.
  • Diversité fonctionnelle : la variété des fonctions accomplies par le vivant ou par un écosystème (par exemple prédation, mutualisme, filtration, oxygénation, pollinisation, etc.).
  • Diversité structurelle : la variété des relations entre les organismes et les flux d'énergie, les cycles biogéochimiques de la matière, les réseaux trophiques (ou chaînes alimentaires).
Ces approches peuvent se cumuler dans la caractérisation des milieux. Elles n'ont pas forcément les mêmes conséquences sur les choix d'action. Par exemple, si l'on privilégie la diversité fonctionnelle, on peut tolérer des disparitions d'espèces pourvu que les fonctions essentielles du vivant soient toujours accomplies par les espèces survivantes. Si l'on privilégie la diversité spécifique, on sera porté à une approche conservationniste plus stricte visant à lutter contre toute extinction, quand bien même l'écosystème montre des redondances fonctionnelles.


L'action humaine et la biodiversité
L'action des hommes peut créer des formes de biodiversité: par exemple, l'apparition des espèces domestiques n'existant pas à l'état naturel ou l'introduction locale d'une espèce nouvelle, ce qui accompagne les migrations depuis toujours. Mais le bilan de la colonisation humaine de la Terre est plutôt un déclin de la biodiversité. Ce déclin a été causé par la prédation et la surexploitation (chasse, pêche, braconnage, trafic), par l'occupation des sols (brûlis, déforestation, agriculture, urbanisation), par les pollutions et destructions d'habitats, par l'introduction d'espèces concurrentes ou de pathogènes. A ces causes locales s'ajoutent désormais des causes globales comme le changement climatique sur un laps de temps court (quelques siècles) au regard des durées propres à l'évolution biologique (voir par exemple Steffen at al 2015 sur l'accélération des pressions anthropiques ; voir Dudgeon et al 2006 pour une revue sur la biodiversité des milieux aquatiques d'eaux douces et les menaces qui pèsent sur elle).

Malgré cela, la biodiversité ne se confond pas avec l'intégrité ou la naturalité d'un milieu vierge, un milieu qui serait exempt de l'influence humaine (idée d'une nature "sauvage" ou "pristine"). Cette situation n'existe plus aujourd'hui, même face à des paysages qui semblent peu anthropisés (l'influence humaine ayant de longue date modifié les écosystèmes terrestres et leurs composants, voir par exemple Boivin et al 2016 sur 200 millénaires de changement des milieux; dans le cas particulier des bassins versants, voir par exemple Walter et Merritts 2008 ou Lespez et al 2015 sur les modifications anciennes des régimes sédimentaires et morphologiques, donc des écosystèmes fluviaux). Les choses ne changeront pas dans un avenir prévisible, bien au contraire : la croissance démographique humaine devrait continuer et se stabiliser à un niveau élevé d'habitants sur Terre (11 milliards d'habitants vers 2100, dont 9 milliards dans les zones Asie et Afrique à fort enjeu de biodiversité, ONU 2015).




Les sujets en débat ou en travaux chez les chercheurs et les gestionnaires
L'écologie est une discipline scientifique relativement jeune, n'ayant émergé que progressivement à l'interface d'autres champs de recherche (la zoologie, la botanique, la géographie, la géologie, la génétique, la théorie de l'évolution, etc.). Au sein de l'écologie, des sous-domaines sont d'émergence encore plus récente, avec des visées tantôt fondamentales tantôt applicatives (comme l'écologie de la conservation ou de la restauration, apparue dans le sillage de l'intérêt pour la biodiversité, soit au début des années 1980).

Il existe un corpus de connaissances écologiques diffus et en très forte croissance, mais inégal dans la qualité des données et la maturité de modèles, divers également dans certains choix épistémologiques quand on en vient à des recherches appliquées ayant des implications politiques, sociales ou culturelles (voir Lévêque 2013 sur certaines de ces ambiguïtés de l'écologie entre science, gestion et militance). La création en 2012 de l'IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), sur le modèle du GIEC pour le climat, a notamment pour but de produire des synthèses sur l'état actuel des connaissances, par une communauté internationale de chercheurs.

Voici par exemple quelques grands débats en cours sur la biodiversité, n'ayant pas à ce jour de réponse consensuelle chez les scientifiques ni dans la société.

Quelle est la bonne définition de la biodiversité? Nous l'avons vu, il n'y a pas vraiment de définition unanime. Mais ce point n'est pas rédhibitoire en science, où la définition exacte des concepts est assez secondaire par rapport aux relations de cause à effet que l'on peut mettre en lumière dans les phénomènes de la nature (décrire, expliquer, prédire). Par exemple, il n'y a pas non plus de strict consensus sur ce qu'est un gène, pourtant la génétique produit d'énormes avancées depuis un siècle. Les chercheurs préfèrent en fait utiliser des indicateurs reproductibles de qualité des milieux plus fins que le concept "étendard" de biodiversité. Ils laissent aux gestionnaires le soin de juger ce qui est important et ne l'est pas (aussi ce qui est implémentable et ne l'est pas) dans une politique destinée à améliorer les milieux.

Comment évaluer au mieux la biodiversité? L'estimation de la biodiversité (perte ou gain, effet des pressions) dépend des traits retenus, de l'espace et de la durée, avec des résultats variables selon les bases de données utilisées, la référence spatiale choisie, l'information historique disponible. On peut lire par exemple beaucoup de débats récents pour clarifier la réponse des écosystèmes ou des espèces aux impacts humains, et pour savoir notamment s'il existe ou non de "pertes nettes locales moyennes" de biodiversité (Vellend et al 2013, Hudson et al 2014, Dornelas et al 2014, Elahi et al 2015, Newbold et al 2015, Gonzalez et al 2016). Il ne nous revient pas de trancher sur cette discussion très technique, elle rappelle simplement que le choix du référentiel et de l'outil statistique peut aboutir à des conclusions divergentes, voire opposées. Cela pose parfois un problème pour la décision publique (sa légitimité, son efficacité) car on attend des conclusions robustes et des directions claires... ce que l'écologie scientifique n'est pas toujours assez avancée pour produire

Quel est le rythme de disparition de la biodiversité? Les chercheurs pensent de manière quasi-certaine que les espèces disparaissent beaucoup plus vite aujourd'hui que leur rythme moyen d'extinction dans l'évolution pré-humaine (hors grande crise d'origine cosmique ou géo-climatique), au point que certains parlent d'une "sixième extinction" massive. Mais l'estimation de l'ampleur du phénomène peut varier d'au moins un ordre de grandeur (extinction 100 à 1000 fois plus rapide). On peut retenir l'estimation actuelle de 100 E/MSY (extinctions / millions d'espèces et par an, voir Pimm et al 2014 pour une revue). Au demeurant, on ne sait pas non plus le nombre total d'espèces, l'estimation varie cette fois de plusieurs ordres de grandeur (de 8,7 millions au global selon Mora et al 2011 à… 1000 milliards rien que pour les microbes selon Locey  et al 2016).

La biodiversité d'un écosystème est-elle garante de stabilité ou résilience? L'un des premiers arguments d'alerte de l'écologie (vers le milieu du XXe siècle) a été que la diversité et la complexité d'un écosystème serait la garantie de sa stabilité (aussi appelée résistance, résilience ou robustesse depuis). Inversement, l'appauvrissement pourrait être le prélude à un effondrement, par la perte de fonctions essentielles. Cette idée a ensuite été remise en question (dans les années 1970 et 1980) par des modèles théoriques, montrant que les systèmes trop complexes sont au contraire les plus fragiles. Finalement, ni la théorie ni l'observation ne permet aujourd'hui de trancher clairement la question du lien entre diversité et stabilité d'un écosystème, et l'on s'accorde plutôt à considérer que la problématique a été posée trop grossièrement par rapport aux différentes manières de caractériser la réponse du vivant aux impacts (des revues chez Montoya et al 2006Ives et Carpenter 2007, Donohue et al 2016, une synthèse chez Hooper  et al 2005)

La biodiversité artificielle vaut-elle la biodiversité naturelle? L'action humaine peut augmenter localement le nombre d'espèces par création de variétés de culture, d'élevage ou d'agrément, introduction accidentelle d'espèces exotiques, ré-introduction volontaire d'espèces endémiques, hybridation, etc. Les avancées de l'ingénierie procréative et de la biologie de synthèse ouvre des perspectives encore plus étonnantes (re-recréation d'espèces disparues, production d'espèces entièrement nouvelles). Il n'y a pas unanimité chez les chercheurs ni les gestionnaires sur cette tendance. Certains considèrent qu'un gain d'espèces ou de fonctions est toujours un gain de biodiversité quelle qu'en soit la cause, d'autres que la biodiversité doit s'interpréter comme conservation d'écosystèmes le moins anthropisés possible, donc le plus conforme à leur fonctionnement et peuplement spontanés, sans impact humain. Mais la transformation humaine des milieux est déjà tellement avancée qu'elle est considérée comme une donnée d'entrée de toute analyse des espèces et des écosystèmes. Pour la même raison, certains appellent à repenser la notion d'espèces "invasives" ou "indésirables" (voir en France des éléments dans l'essai de Tassin 2014 ; voir la tribune débattue de Thomas 2013).

Quelle est la meilleure stratégie de protection de la biodiversité? Le sujet a suscité de nombreux échanges entre les partisans des hot spots (concentrer les efforts sur certaines zones à très grande richesse faunistique et floristique de nature endémique) et des cold spots (disséminer plutôt les efforts de conservation sur tous les territoires). Autre question : comment faut-il justifier le choix entre une approche de prévention (éviter, réduire, compenser les impacts sur la biodiversité) ou une approche d'interdiction  (exclure un projet, un produit ou une activité) ? De même, face à l'impossibilité de sauver toutes les espèces menacées d'extinction à court terme (estimées à 20.000 selon l'IUCN 2015, doublement depuis 2000), les critères de priorisation des actions (quelles espèces, quels écosystèmes) sont débattus. Il est admis que les zones les plus importantes en enjeu immédiat de biodiversité (pays pauvres en développement rapide, transformation importante de milieux relativement préservés à forte densité d'espèces) sont celles où l'on dispose des données les moins fiables et des leviers sociopolitiques les plus délicats (antagonismes développement-environnement, reproche d'antériorité de la croissance des pays riches, conflits culturels dans la représentation du vivant).

Quelle est la valeur de la biodiversité? En dernier ressort, l'action humaine est motivée par la valeur qu'elle donne à ses objectifs ou ses résultats. Mais les représentations de la nature, et donc de la biodiversité, sont très différentes parmi les humains en raison de leurs croyances, leurs cultures, leurs intérêts, etc (voir Lévêque et van Der Leeuw ed 2003 sur la "socio-écologie"). On a pu distinguer par grande famille des approches écocentrique (protéger toute la nature vivante et non vivante), biocentrique (protéger le vivant seul pour sa valeur intrinsèque), anthropocentrique (protéger le vivant dans la mesure où il procure une utilité ou un plaisir à l'homme), mais avec beaucoup d'options philosophiques dans chaque école de pensée, voir le volume collectif récent de Roche P et al 2016. La valeur de la biodiversité nourrit également beaucoup de discussions sur la validité des outils d'évaluation des politiques publiques, quand il faut comparer les coûts-bénéfices de plusieurs actions possibles ou estimer un consentement à payer des citoyens.


Biodiversité des rivières et ouvrages hydrauliques: le caractère préliminaire de nos connaissances
On peut examiner la question de la biodiversité à travers un cas particulier qui est au coeur de notre action associative : les ouvrages hydrauliques ont-ils un effet positif ou négatif sur la biodiversité des rivières, et s'il est négatif, comment peut-on évaluer sa gravité relative?

Au regard de ce qui précède, la réponse à cette question sous un angle scientifique nous paraît difficile aujourd'hui. Ceux qui lancent des affirmations tranchées (le plus souvent pour affirmer que les ouvrages détruisent massivement la biodiversité) le font de manière plus idéologique qu'autre chose, ou alors ils ont la sauvegarde d'une espèce précise en tête, ce qui ne se confond pas en soi avec la promotion de la biodiversité (même si cela y contribue dans le cas général).

Voici en premier lieu quelques observations non pas sur des résultats de recherche, mais sur les limites observables dans les protocoles permettant d'obtenir ces résultats :
  • les vrais bilans de biodiversité des systèmes d'eaux douces sont rarissimes, on a le plus souvent des approches centrées sur certains assemblages de poissons, au mieux intégrant également des insectes et des plantes (voir ce point sur le biais halieutique et les données de Balian 2008 en Europe);
  • un autre biais d'analyse est que l'on étudie parfois non pas la biodiversité en soi de l'hydrosystème fragmenté, mais plutôt son écart (en fonctionnement ou peuplement) par rapport à un idéal-type non fragmenté (une "intégrité" biotique ou abiotique, un "glissement typologique" par rapport à ce que "devrait être" le milieu), cette approche étant de notre point de vue plus normative que proprement scientifique (en raison de ses présupposés entre un "bon" et un "mauvais" milieu, des espèces "désirables" ou "indésirables") et conduisant à des conclusions évidentes par construction (un système fragmenté par l'homme est toujours différent de son équivalent naturel, le problème est plutôt d'objectiver une gravité de cette différence);
  • l'impact des ouvrages n'est presque jamais isolé sur les bassins versants, donc l'attribution d'une cause de variation biologique à un seul facteur parmi d'autres est un exercice difficile, que l'on peut approcher par des analyses quantitatives multivariées à condition d'avoir des données assez nombreuses sur des descripteurs assez complets (voir par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015);
  • les fragmentations ou discontinuités induites par les ouvrages sont de natures diverses (longitudinale, latérale, verticale), avec peu d'études de terrain et de long terme avant-après, ou peu de comparaison système fragmenté-système libre ("peu" signifie ici de l'ordre de quelques centaines de travaux internationaux en littérature revue par les pairs, ce qui n'est pas beaucoup compte tenu de la forte variabilité des milieux, des espèces, des ouvrages, des autres impacts, ainsi que de la complexité des échelles spatiales et temporelles d'évaluation, cf infra);
  • les impacts sont nécessairement variables selon les ouvrages eux-mêmes et leur gestion (une chaussée de moulin n'est pas un grand barrage industriel, une buse de fossé n'est pas une digue d'étang, une retenue collinaire n'est pas une mare agricole, etc.), selon le caractère cumulé ou non des ouvrages sur un même lit, selon les propriétés physico-chimiques et morphologiques de la rivière en son bassin versant (donc les contraintes locales sur le peuplement dulçaquicole), ce qui défie la généralisation des conclusions à partir d'un site isolé ou d'un bassin (majorité des études);
  • le temps de relaxation du milieu est le plus souvent inconnu et les données historiques fiables sont encore plus rares que les données actuelles d'inventaire, donc on ne sait généralement pas si le milieu étudié est aujourd'hui à l'équilibre autour d'une variabilité interannuelle / interdécennale ou non (par exemple, il peut être en dette d'extinction avec raréfaction tendancielle de populations sur le long terme);
  • l'échelle spatiale de l'analyse est aussi fondamentale que l'échelle temporelle pour l'évaluation de la biodiversité, les études complètes étant à peu près inexistantes (c'est-à-dire par exemple les calculs de richesses spécifiques alpha, bêta, gamma avec des mesures complètes de terrain aux échelles station, tronçon, bassin versant, sur une granularité assez fine pour estimer les dynamiques des espèces présentes).

Des effets variables des ouvrages sur la biodiversité selon les critères considérés
En ayant à l'esprit les réserves précédemment émises, on peut classer les effets des ouvrages hydrauliques sur la biodiversité selon trois catégories : positif, négatif et ambigu (pour des synthèses sur la fragmentation, voir par exemple Rosernberg et al 2000Poff et Hart 2002, Nilsson et al 2005Poff et al 2007Fuller et al 2015).

En général, l'effet écologique est d'autant plus marqué (en positif comme en négatif) que l'ouvrage est de grande dimension, sachant que la plus grande part de la littérature sur la fragmentation longitudinale concerne des barrages (plus de 5 m) et souvent des grands barrages (plus de 15 m), de sorte que les effets de la petite hydraulique sont une quasi-inconnue scientifique (ce qui suffit notons-le à remettre en question la programmation française actuelle sur ces petits ouvrages, conçue dans un vide de données et de modèles voir cette histoire de la continuité, cet exemple sur un rapport très incomplet alimentant des choix publics, cette synthèse sur les diagnostics écologiques qui devraient être réalisés mais ne le sont pas).

Effets potentiellement négatifs
  • l'impact négatif le plus documenté des ouvrages sur la biodiversité concerne la raréfaction tendancielle des espèces migratrices, en particulier celles qui accomplissent des migrations de montaison à longue distance entre l'eau salée et l'eau douce, avec nécessité d'examiner la franchissabilité des ouvrages et les données historiques pour évaluer leur bilan (voir cet exemple sur le saumon);
  • les ouvrages tendent à produire des barrières reproductives entre populations, ce qui peut amener dans la meilleure hypothèse (la plus rare a priori) une émergence d'espèce par isolement reproductif et dérive (sur la fragmentation et la spéciation voir Dias et al 2013), mais plus souvent à une pression locale d'extinction si les reproducteurs ne sont plus assez nombreux;
  • les ouvrages dont la gestion provoque des altérations importantes du débit naturel ont généralement des effets perturbateurs sur le régime hydrologique et morphologique, par extension sur les populations vivant à aval (lissage des crues et des étiages dont l'alternance produit de la diversité, effet de lessivage en cas de forts lâchers en débits de pointe, altération sédimentaire et pavage du lit sur une longue distance, etc.);
Effets ambigus
  • les retenues de barrages tendent à favoriser les espèces exotiques ou envahissantes (ce point est qualifié d'ambigu pour trois raisons : les successions de barrages ont l'effet inverse de prévention de certaines invasions, voir les références citées dans ce texte; une espèce exotique peut être un gain de biodiversité si elle ne conduit pas à une pullulation et un remplacement des espèces existantes; ce n'est pas l'ouvrage qui introduit l'espèce, mais des usages qui lui sont ou non associés, par exemple la pêche de loisir en retenue pour les poissons);
  • les habitats créés par les ouvrages sont généralement différents des habitats naturels (profondeur, largeur, vitesse, substrat), d'un côté ils sont plus homogènes ("banalisés") en analyse stationnelle (quand on compare linéaire à linéaire un écoulement naturel et une retenue), mais d'un autre côté ils créent des conditions originales qui ne pré-existaient pas sur le tronçon (lentique versus lotique, substrat organique plutôt que minéral, etc.) et qui peuvent accueillir d'autres espèces que celles endémiques aux rivières concernées (voir cet article ; voir la corrélation positive entre richesse spécifique et densité de barrage chez Van Looy et 2014, malgré les altérations fonctionnelles pour la classe des espèces rhéophiles);
  • pour les poissons (de loin les plus étudiés), les ouvrages créent des habitats plutôt favorables à des espèces ubiquistes et peu exigeantes en milieu (adaptées à des variations thermiques, chimiques, physiques) mais plutôt défavorables à des espèces spécialisées (eaux vives, substrat sable-gravier), avec un effet généralement plus marqué en tête de bassin (ce qui se retrouve en études quantitatives chez Wang et al 2011, Van Looy et al 2014, Cooper et al 2015). Là encore le résultat est dans notre rubrique "ambigu" car du point de vue de la diversité biologique d'une masse d'eau, et à partir du moment où la fragmentation ne produit pas d'extinction d'espèces endémiques, la co-existence d'assemblages piscicoles différents (lentiques / lotiques, eurythermes / sténothermes, limnophiles / lithophiles, etc.) peut difficilement être considérée comme un problème grave de diversité biologique et une altération prioritaire à corriger pour le gestionnaire (les richesses alpha et bêta sont augmentées, les propriétés fonctionnelles du milieu ne sont pas remises en question);
Effets potentiellement positifs
  • les ouvrages hydrauliques augmentent la surface et le volume instantanés d'eau douce disponible sur les continents (profondeur des retenues, canaux et biefs de dérivations, etc), donc toutes choses égales par ailleurs, ils augmentent les habitats offerts au vivant par rapport au système antérieur. Les hydrosystèmes comme les lacs et les étangs profitent à des espèces diverses (pas seulement aquatiques) et sont parfois de ce fait considérés comme des réservoirs de biodiversité (classement ZNIEFF ou Natura 2000 en France), ce qui peut même valoir pour des canaux dans la reproduction d'espèces menacées (par exemple Aspe et al 2014) et concerne aussi bien des hydrosystèmes très anthropisés dans leur conception et leur gestion (par exemple marais poitevin, Camargue, etc.);
  • les retenues tendent à accumuler de l'énergie et des nutriments nécessaires à la productivité primaire, ce qui accroît la capacité à héberger du vivant et à alimenter des réseaux trophiques plus importants (voir par exemple à partir d'un autre angle d'observation que le cas des ouvrages, mais sur le même mécanisme Van Looy et al 2016).
Au final, si la littérature en écologie de la conservation et de la restauration (notamment nord-américaine) tend à dresser un bilan négatif des ouvrages hydrauliques en raison des dysfonctionnements qu'ils produisent par rapport à un système naturel non fragmenté et posé comme référence,  leur bilan réel sur la biodiversité ne paraît pas clairement établi à ce jour. Ce bilan va presque toujours dépendre du contexte local, de l'ancienneté de la fragmentation, de la densité et de la nature des obstacles à l'écoulement, de la présence d'espèces endémiques menacées en lien avec les effets des obstacles, de l'approche choisie (richesse spécifique, richesse fonctionnelle, etc.).


Pour conclure : quelques propositions sur la biodiversité et la politique des rivières

Un patrimoine naturel à léguer - D'apparition récente, le souci de la biodiversité est légitime, c'est un progrès dans la représentation de leur environnement par les sociétés humaines. On peut définir la biodiversité comme un patrimoine naturel que l'on veut léguer aux générations futures, au même titre que le patrimoine culturel.

Un choix politique ouvert au débat démocratique - La préservation de la biodiversité est avant tout une volonté politique, pas une obligation morale ou métaphysique s'imposant d'elle-même. Elle a un coût immédiat, pour des bénéfices généralement indirects ou différés. Par ailleurs, l'adaptation des nombreuses activités humaines ayant un impact sur la biodiversité est contraignante. Tout n'est pas possible et ces limites à notre action impliquent des choix. L'arbitrage doit en être démocratique, sans refuser les débats de fond impliqués par les représentations différentes de la nature et par la nécessité de préserver des équilibres sociaux (outre les équilibres naturels).

Ni catastrophisme ni extrémisme - L'enjeu de la biodiversité est parfois présenté sous un angle alarmiste voire catastrophiste, ou bien comme un réquisitoire général et radical contre la société actuelle. C'est contre-productif car les excès rhétoriques n'ont pas de pouvoir durable de mobilisation, et finissent par nourrir l'indifférence ou l'incapacité de discernement sur les vrais problèmes. L'écologie n'est plus une révolte militante annonçant l'effondrement prochain du monde moderne, mais un choix institutionnel devant assumer la complexité des décisions.

Valorisation(s) de la nature - La modification de l'ensemble des milieux de la planète et l'extinction locale d'espèces accompagnent l'expansion d'Homo sapiens depuis 200 millénaires. La transformation de la nature est consubstantielle à la stratégie de construction de niche de l'espèce humaine. La question posée par la biodiversité n'est donc pas celle d'une improbable valorisation de la "nature vierge" sans humains ni impacts humains, mais bien celle d'une nouvelle valorisation du vivant et des milieux au sein des choix de développement humain.

Des données robustes sont indispensables - La priorité n°1 du chercheur comme du gestionnaire est la donnée sur cette biodiversité, en quantité et en qualité : cette information est nécessaire pour alimenter le débat sur nos choix publics et pour adresser correctement la réalité du vivant. L'acquisition de données doit être un pré-requis des politiques publiques de l'environnement, de la rivière en particulier.

Des modèles fiables pour agir avec discernement - Les données concernent les espèces et les écosystèmes, ainsi que les impacts les perturbant, afin de construire des modèles de la biodiversité. C'est la priorité n°2 car sans modèle, une programmation ne sera pas capable de définir les bonnes mesures, c'est-à-dire les mesures susceptibles de maximiser la biodiversité à coût minimal et contrainte acceptable. Agir pour la biodiversité n'est pas en soi un blanc-seing de qualité et d'efficacité de l'action, l'analyse critique est nécessaire en ce domaine comme en d'autres.

Priorité et vulnérabilité - Concernant les rivières françaises, l'enjeu le plus évident de la biodiversité est constitué par les espèces endémiques en danger d'extinction. Les interventions doivent de manière générale être motivée et objectivée par un indice de vulnérabilité, afin de ne pas divertir les efforts sur des préoccupations mineures, c'est-à-dire des espèces assez largement réparties ou des écosystèmes ne présentant pas de dysfonctionnements tels que leur biodiversité est menacée.

Restaurer les continuités en conciliant les usages - L'amélioration des corridors pour les poissons migrateurs (franchissabilité en continuité longitudinale) ou des berges pour les espèces à besoins spécifiques (annexes hydrauliques en continuité latérale) est une action légitime au regard de l'impact de certains aménagements hydrauliques passés. Les diagnostics comme les remèdes doivent être individualisés, concertés et progressifs, leur analyse coût-bénéfice doit être réalisée, avec une recherche de conciliation des usages et des représentations de la rivière.

La biodiversité aquatique au-delà des poissons - Le centrage parfois exclusif des préoccupations de biodiversité aquatique sur les poissons répond à un prisme halieutique d'un autre âge, à l'époque où la pêche d'eau douce était un enjeu social et économique fort. D'une part, le tiers de la biodiversité pisciaire est déjà d'origine artificielle en France (ce qui rend malvenue l'invocation d'une "naturalité" sur ces populations en particulier) ; d'autre part la biodiversité aquatique concerne dans 98% des cas d'autres espèces que les poissons. Cette réalité doit apparaître dans les connaissances comme dans les programmations, ainsi que dans l'éducation du public.

La conservation avant la restauration - Entre la préservation des biotopes de qualité (conservation) et le reprofilage d'habitats dégradés (restauration ou renaturation), la première stratégie doit prévaloir. L'écologie de la restauration est encore immature dans ses méthodes et ses résultats, elle est aussi coûteuse. Par ailleurs, seule une petite partie des biotopes modifiés peut être traitée à horizon de quelques décennies. Dans les territoires très anciennement et densément anthropisés (cas de l'Europe), la stratégie de restauration vers un "état de référence" à faible impact anthropique est douteuse dans ses objectifs mêmes. La restauration de milieu a pour le moment besoin d'une phase expérimentale pour en comprendre l'intérêt et les limites.

Individualiser la rivière pour mieux la protéger - La logique de la biodiversité doit nous conduire à considérer la rivière comme un individu, caractérisé par une naissance, une identité, un avenir. Chaque rivière est le fruit d'une histoire naturelle particulière, croisée ensuite avec une histoire sociale, économique, technique et culturelle. Certes, la compréhension d'une rivière engage à la comparer à d'autres pour chercher quelques principes invariants d'organisation physique, chimique et biologique des milieux aquatiques. Mais la vie est aussi faite d'accidents imprévisibles, de bifurcations irréversibles, de différences locales que même les meilleurs modèles ne peuvent décrire ni prédire. Etudier, comprendre et promouvoir chaque rivière comme une singularité garantit de la gérer au plus près de sa réalité et de sa dynamique. C'est aussi une manière de mobiliser les riverains pour sa découverte et sa protection.

Illustrations : extraites de Gervais P et al (1869-1872), Notions élémentaires d'histoire naturelle, Hachette, Paris.