15/07/2016

Pourquoi et comment gérer la fragmentation des rivières (Fuller et al 2015)

Trois chercheurs publient aux Etats-Unis une synthèse sur la fragmentation des rivières, ses causes, ses effets et les réflexions qui s'imposent aux gestionnaires. Ils concluent à la nécessité d'une étude fine de cette fragmentation et d'une hiérarchie des priorités d'intervention, informée par la science. Ce travail confirme, après d'autres, l'inconséquence des choix français depuis plusieurs années : classement massif de rivières à fin de défragmentation sur très court délai, absence de fondements scientifiques solides dans l'étude de chaque cours d'eau concerné, suppression inefficace d'obstacles sur la seule base du financement disponible (y compris de très petites barrières sans enjeu écologique réel), gabegie économique alors que les fonds sont limités, indifférence aux valeurs sociétales autres que les enjeux de conservation. L'administration française (direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Environnement, Agences de l'eau, Onema) doit sortir de son actuel déni irresponsable, reconnaître l'insuffisante préparation de sa programmation, acter l'immédiate nécessité d'une réforme en profondeur de la politique de continuité écologique. 

Matthew R. Fuller, Martin W. Doyle et David L. Strayer (Université Duke ; Institut Cary d'étude des écosystèmes) publient une synthèse (revue de la littérature scientifique) sur les causes et conséquences de la fragmentation des réseaux de rivières. Ils observent que cette fragmentation est l'un des paramètres qui modifie en profondeur la biodiversité des systèmes aquatiques, mais que son interaction avec d'autre facteurs (par exemple changement climatique, introduction d'espèces) et le délai temporel d'expression de ses effets n'en rendent pas l'étude ni la gestion aisées.

La diversité des discontinuités naturelles et anthropiques (et l'importance de prendre en compte la hauteur des barrages)
Un premier mérite des trois auteurs est de rappeler la grande diversité des formes de fragmentation des rivières. Les agents naturels de fragmentation physique sont les chutes, les cascades, les canyons, les lacs naturels, les zones humides (quand le lit de la rivière change de substrat, de vitesse, de température, de conditons hydrologiques), les barrages d'embâcles et les barrages de castor (l'espère nord-américaine étant plus industrieuse en surface que l'espèce européenne).

S'y ajoutent d'autres discontinuités naturelles : les rivières intermittentes (par tarissement des échanges avec une source ou une nappe, par perte en zone karstique), les zones hypoxiques ou à rupture thermique, les barrières biologiques que peut représenter la présence d'un prédateur ou de forts compétiteurs.

A ces agents naturels de fragmentation s'ajoutent les agents anthropiques, à commencer par les seuils et barrages (aux Etats-Unis par exemple, 87.000 barrages de plus de 3 m, 2 millions de seuils de moins de 3 m). Les chercheurs font remarquer : "Les barrages varient beaucoup en franchissabilité, depuis les hauts barrages avec des grandes retenues qui sont des barrières à peu près complètes aux organismes totalement aquatiques et des barrières fortes à des organismes ayant une phase terrestre ou aérienne, jusqu'aux barrages de faible hauteur avec des petites retenues, qui ne posent pas de problèmes à ces espèces avec stage aérien ou terrestre et qui sont franchissables au moins pendant les hautes eaux par les espèces aquatiques".

L'illustration ci-dessous montre à gauche les ordres de grandeur des agents naturels et anthropiques de fragmentation, à droite l'estimation d'effet en croisement perméabilité-longévité de l'obstacle, cliquer pour agrandir. (On observe que les petits barrages sont dans le même ordre d'impact que les barrages de castor, voir aussi par exemple Hart el al 2002)

Extrait de Fuller et al 2015, at cit, droit de courte citation.

Parmi les autres fragmentations anthropiques, Fuller et ses collègues citent les buses, les barrières chimiques de pollution (dont zones hypereutrophes, anoxiques), les barrières biologiques des introductions parfois massives d'espèces invasives et prédatrices.

Effets de la fragmentation: des conclusions divergentes, un certain "manque de clarté"
Les trois chercheurs observent que certaine études scientifiques rapportent un effet majeur de la fragmentation sur la biodiversité des systèmes d'eaux douces alors que d'autres ne trouvent pas d'impact notable ou considèrent la fragmentation comme un facteur moindre de dégradation. Ils parlent d'un "manque de clarté" dans les conclusions de la recherche, et l'attribuent à plusieurs causes possibles:

  • les pertes attribuables à la fragmentation sont souvent l'effet d'interaction avec d'autres facteurs, rendant difficile la discrimination des causes;
  • contrairement à des pertes instantanées (comme pour des pollutions aiguës par exemple), le plein effet d'une fragmentation peut prendre des années, voire des décennies;
  • certains effets de la fragmentation sont bénéfiques à la diversité, par la création de nouveaux habitats par rapport à ceux de l'hydrosystème naturel ("certains estiment que cette biodiversité artificielle a moins de valeur que la biodiversité naturelle", notent les auteurs);
  • l'effet de la fragmentation dépend de la taille des segments fragmentés (plus sévère dans des petits bassins avec petites populations);
  • toutes les espèces ne répondent pas avec la même vitesse, les migrateurs diadromes (par exemple salmonidés, aloses) répondant très vite en raison des longues distances à parcourir, les migrateurs potamodromes exprimant une réponse moins rapide (a fortiori les non migrateurs), cf par exemple ci-dessous une possible modélisation du risque d'extinction locale (cliquer pour agrandir).

Un exemple de modélisation à effectuer : la probabilité d'extinction d'espèces résidentes en fonction de la durée de l'isolement et la superficie du bassin concerné. Extrait de Fuller et al 2015, at cit, droit de courte citation.


Quelques conséquences pour le gestionnaire
Nécessité d'une analyse approfondie - "Tout cela suggère qu'il n'est pas raisonnable d'attendre un seul signal simple de la fragmentation sur tous les systèmes, toutes les espèces et toutes les barrières, et qu'une analyse approfondie de la fragmentation demandera des considérations prudentes sur la biologie des espèces, les régimes de perturbation, les autres impacts humains, les caractéristiques du réseau, les attributs des obstacles, et le temps".

Insuffisance des taux d'étagement / fractionnement / fragmentation - Les auteurs signalent la possibilité de calculer le taux de fractionnement (défini dans l'article comme TCL, total core lenght, soit la longueur totale du réseau minus la longueur totale de l'habitat modifié par l'agent de fragmentation, incluant l'influence amont et aval), une mesure parfois utilisée en France (voir cet article). Mais ils mettent en garde sur ces outils rudimentaires: "Bien qu'une statistique comme le TCL puisse être utile pour une évaluation grossière et une comparaison entre les réseaux de rivières, elle a plusieurs défauts.  D'abord, comme le DCI [dendritic connectivity index, taux de fragmentation en France], elle est très espèce-dépendante et demandera à être évaluée séparément pour chaque espèce ou guilde d'espèces. Ensuite, elle ne prend pas en considération la qualité de l'habitat libre [core habitats] ou des habitats affectés, alors qu'il est hautement improbable que tous les habitats libres seront adaptés ou que tous les habitats affectés seront inadaptés aux espèces d'intérêt. De plus, l'effet à échelle du réseau d'un système d'obstacles dépendra de la forme du réseau de drainage (…) Finalement, et comme nous le discutons, toutes les métriques de fragmentation et de connectivité sont fonction des caractéristiques des agents de fragmentation".

Définir un optimum de fragmentation sur chaque rivière - "Plutôt qu'assumer simplement que la fragmentation devrait être restaurée à ses niveaux naturels, le gestionnaire doit d'abord décider du niveau optimum de fragmentation pour atteindre un objectif de conservation (…) L'ajustement de la franchissabilité des obstacles demande une attention particulière. Dans certains cas, la suppression de l'obstacle n'est pas faisable, nécessaire ou le meilleur usage de ressources limitées".

Intégrer les effets positifs et les valeurs sociétales, être sélectif dans l'aménagement des obstacles - "Cette analyse [de la fragmentation] demandera de prendre en considération le coût et la faisabilité de l'effacement de chaque obstacle, ses bénéfices potentiels pour les espèces cibles, et tous ses effets secondaires, soit positifs soit négatifs, sur d'autres objectifs de conservation ou sur les valeurs sociétales. Historiquement, le statu quo a consisté à supprimer toute barrière du réseau fluvial pourvu qu'un financement puisse être obtenu. Cependant, cette approche ad hoc pour gérer la fragmentation peut ne pas être la manière la plus efficiente d'allouer des fonds limités. Dans les cas où la conservation d'espèces est une priorité, les gestionnaires devraient plutôt choisir des frappes chirurgicales sur des obstacles qui affectent de façon disproportionnée l'espèce d'intérêt, même s'il en résulte moins d'effacements d'obstacles dans l'ensemble".

Commentaires: la politique française de continuité écologique, rudimentaire, surdimensionnée et sous-informée
Le travail de Matthew R. Fuller et de ses deux collègues jette une lumière crue sur les insuffisances de la politique française de continuité écologique (voir cette introduction aux dérives de l'interprétation française de la continuité ; voir cet exemple de travaux assez sommaires ayant inspiré le gestionnaire). Qu'observons-nous en effet ?

  • De 10.000 à 15.000 ouvrages ont été désignés à fin d'aménagement dans un délai très court (5 ans), soit une dépense virtuelle de milliards d'euros sans la moindre analyse scientifique à la base de la programmation nationale (PARCE 2009) ou des programmations de bassin (classements 2012-2013).
  • Les rivières ne font pas l'objet de diagnostic écologique complet, ni de diagnostic détaillé de leur connectivité rapportée aux peuplement biologiques d'intérêt (voir cet article). 
  • Le choix des aménagements réalisés n'a presqu'aucune justification écologique empirique par rapport à la réalité du réseau hydrographique, à l'état de sa biodiversité, aux données sur la dynamique de ses populations piscicoles et à la franchissabilité de l'obstacle, il résulte de la rencontre entre un diagnostic sommaire et un financement complaisant par Agence de l'eau (en faveur de l'effacement dans la majorité des cas).
  • Ce sont souvent les ouvrages les plus modestes (seuils et chaussées déjà partiellement franchissables, sans emprise sur le lit majeur etc.) qui sont traités les premiers, et le gestionnaire n'a pas hésité à donner le mauvais exemple en découpant le classement de continuité écologique pour éviter les principaux blocages (grands barrages, souvent de gestion publique, voir cet article).
  • Les choix d'aménagement sont centrés quasi-exclusivement sur des enjeux de conservation piscicole (sans modélisation du bénéfice démographique réel sur les espèces concernées), et les autres dimensions des ouvrages (paysage, patrimoine, énergie) sont négligées, alors que le mode européen d'occupation et valorisation des territoires est différent de l'expérience nord-américaine, ce qui demanderait des grilles spécifiques de priorisation.
A ces carences scientifiques de la programmation s'ajoutent les dérives démocratiques de la mise en oeuvre : la gouvernance de la continuité écologique est déplorable, avec des choix autoritaires, verticaux, non-concertés, multipliant les effets opaques de pouvoir au sein de strates administratives, favorisant la reproduction d'une vulgate dogmatique et simplifiée dont la survie tient, non pas à sa valeur intellectuelle médiocre, mais à la confidentialité et à la complexité du sujet qui autorisent la morgue de (prétendus) "sachants" vis-à-vis de (supposés) "ignorants".

La continuité écologique à la française n'a pas besoin de réformettes à sa marge, mais d'une révision complète de sa programmation et de sa mise en oeuvre.

Référence : Fuller MR et al (2015), Causes and consequences of habitat fragmentation in river networks, Annals of the New York Academy of Sciences, 1355, 1, 31–51

A lire sur le même thème
Développer des grilles de priorisation écologique des ouvrages hydrauliques (Grantham et al 2014)

5 commentaires:

  1. Qui pensent que la fragmentation des cours d'eau est la seule cause de leur dégradation? Personne, ni vous, ni les autres. Comme les pollutions diffuses d'origine agricole ou domestiques, comme les travaux d'hydrauliques sur les réseaux secondaires, comme la disparition des zones humides... Les ouvrages ne sont pas la seule cause de cette dégradation mais il en sont une sinon la cause serait entendu depuis longtemps et vous n'auriez pas besoin de gesticuler autant. La loi sur la continuité est une opportunité de faire disparaître quelques ouvrages vétustes et sans intérêts et de rendre franchissable les autres, alors pourquoi pas. Surtout que les exemples d'arasement vont se multiplier sans aucune conséquence négative et qu'un effet boule de neige vous dépassera. C'est là votre crainte et j'ai bien peur qu'elle soit légitime.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de donner un si bon exemple de la "vulgate" qui nous est servie sur les ouvrages. Nous commentons un article scientifique qui pose un certain niveau d'exigence avant d'intervenir en rivière, vous répondez par des généralités sur des ouvrages "vétustes et sans intérêt" et des effets "boule de neige" (signalant au passage l'outrecuidance de certains gestionnaires qui s'estiment désormais juges de la qualité du patrimoine de leur pays). Merci également pour l'exemple de bonne foi : "faire disparaître quelques ouvrages vétustes et sans intérêts et de rendre franchissable les autres", alors que ce sont bien des rivières entières dont on vise effacer les ouvrages et que, pour le moment, le choix du financeur et du gestionnaire est majoritairement orienté sur la destruction.

      Supprimer
    2. "sans aucune conséquence négative"...c'est une idée reçue! mais pas de conséquence positive: ce sont effectivement nos craintes. Et cet autisme face aux études scientifiques venues toutes de l'étranger puisqu'il n'y a rien ou presque en France. Quand il y en aura, elles seront "à charge", pour prouver a posteriori que les croyances étaient fondées. Plus le mensonge est gros, mieux il passe; on a vu Bush et l'Irak. La rumeur et les croyances peuvent primer sur la science: la preuve avec la continuité baptisée écologique.

      Supprimer
  2. "Surtout que les exemples d'arasement vont se multiplier sans aucune conséquence négative". Cette assertion est totalement fausse. Les effets négatifs de l'abaissement du niveau d'eau et de l'ouverture continue des clapets (construits dans les années 70 pour réguler les crues) sont déjà été constatés sur le Loir. La mise à nue des fondations des ouvrages les fragilise : effondrement; les canaux de contournement des moulins sont asséchés (perte de lieux de reproduction des poissons et des oiseaux aquatiques); assèchement des zones humides. Comme les agents en charge de la gestion des rivières ne viennent pas voir les effets des "effacements", ils peuvent les nier : c'est facile!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A ce sujet, nous souhaitons que les syndicat de rivière (ou autres maîtres d'ouvrage délégués de ces opérations d'apprentis sorciers) proposent aux propriétaires une prise de responsabilité à longue durée. Les conséquences adverses d'un changement d'écoulement peuvent se faire sentir 5, 10, 15 ans après le chantier, ce n'est pas au MO de subir la double peine de la destruction puis d'un éventuel problème avec des tiers, ou de dommages retardés à son bien. Quand il y a obligation de payer une note d'assurance pour des risques, on commence généralement à réfléchir un peu plus avant d'envoyer la pelleteuse.

      Supprimer