11/07/2018

Un rapport sévère sur la politique française de l'eau et de la biodiversité

L'inspection générale des finances (IGF) et le conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) viennent de publier un rapport consacré à la gestion publique de l'eau et de la biodiversité en France. Il s'inscrit dans l'horizon "Action publique 2022", c'est-à-dire dans les réformes structurantes du fonctionnement de l'Etat. En mots choisis comme il sied à ce genre d'exercice, le rapport étrille la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie, pour sa gestion hasardeuse ayant accumulé les mesures en absence de vision, de priorité, de concordance des objectifs et des moyens. Le rapport acte un certain nombre de points que nous soulevions: le grand bazar dans les opérateurs de la biodiversité, l'échec prévisible dans l'atteinte des résultats de la directive cadre européenne sur l'eau, l'absurde entêtement des bureaucraties aquatiques françaises à refuser les outils disponibles de la DCE pour garantir un peu plus de réalisme économique, la nécessité de revoir la continuité écologique. Mais le rapport ne nettoie pas toutes les écuries d'Augias, tant s'en faut : le recours au centralisme et à l'autoritarisme (venant de Paris comme de Bruxelles) fait partie des problèmes, pas des solutions, car c'est notamment lui qui produit des mesures hors-sol où les citoyens peinent à trouver les bénéfices en face des coûts. Et ce rapport se construit autour de la mystérieuse alchimie des promesses publiques hexagonales: on va faire davantage… avec moins d'argent! Extraits


Un maquis d'opérateurs publics
Le rapport critique en particulier les conditions de création de l'Agence française pour la biodiversité (AFB), qui n'a pas intégré (en raison de la résistance de féodalités fonctionnariales) l'Office de la chasse et de la faune sauvage et qui n'a pas clarifié ses missions.

"Plus d’un demi-siècle sépare la création du premier parc national (1963) et des agences de bassin (1964) de celle de l’Agence française de la biodiversité (AFB) en 2017. Entre temps, la création du parc national de la Vanoise a été suivie par celle de neuf autres parcs, un onzième étant à l’étude depuis près d’une décennie. De plus, de nouveaux acteurs de ce qui est dorénavant dénommé la biodiversité ont été créés :
- l’Office national de la chasse (ONC), créé en 1972 pour encadrer la pratique de la chasse et qui a évolué en Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) en 2000 ;
- le Conservatoire de l’Espace littoral et des rivages lacustres (CELRL) en 1975 ;
- l’Atelier technique des espaces naturels (ATEN) en 1997 ;
- l’Agence des aires marines protégées (AAMP) et les parcs naturels marins en 2006 ;
- Parc nationaux de France (PNF) en 2006 ;
- l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) en 2007 ;
- l’Établissement public du marais poitevin (EPMP) depuis 2012 ;
Au total, après l’intégration de l’Onema, de PNF, de l’AAMP et de l’ATEN au sein de l’AFB, ce sont donc vingt établissements publics (six agences de l’eau, dix établissements publics de parcs nationaux, l’AFB, l’ONCFS, l’EPMP et le CELRL) qui sont chargés de la mise en œuvre, pour le compte de l’État, de la politique de l’eau et de la biodiversité.
Les moyens de ces structures sont regroupés dans le programme 113 piloté par la direction de l’eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de la transition écologique et solidaire. Pour conforme qu’elle paraisse aux dogmes lolfiens, cette présentation n’est pas globale et révèle le manque de cohérence de cette politique (…)
Au-delà, le nombre d’acteurs étatiques et la superposition des missions qu’ils exercent confèrent un manque de lisibilité à la conduite des politiques de l’eau et de la biodiversité"

Réduction structurelle des moyens publics dédiés à l'eau et la biodiversité sur le programme 113 de l'administration
Le rapport acte que l'Etat oublie durablement le principe de "l'eau paie l'eau", à la fois parce que la loi de finance prélève désormais dans la trésorerie des agences de l'eau et parce que ces agences (et non plus le budget central) doivent financer l'AFB. Pour la période 2019-2024, le plafond des redevances "eau" est fixé à 2,105 milliards d'euros. Il s'agit d'un plafond dit mordant : au-delà de ce plafond, tout sera reversé à l'Etat. Cela correspond à une réduction de 20% du budget des agences (inégalement répartie entre elles)

"Aujourd’hui, la politique de l’eau et de la biodiversité se retrouve ainsi contrainte par la réduction des moyens humains disponibles et par les règles de financement des opérateurs retenues par la loi de finances pour 2018 :
- débudgétisation des subventions pour charges de service public antérieurement versées par le programme 113 aux établissements publics de parcs nationaux, à l’ONCFS et à l’AFB, remplacées par une contribution annuelle des agences de l’eau (cf. figure 1), le caractère purement comptable de cette pratique étant d’autant plus explicite qu’aucun objectif, ni de résultats, ni de moyens ne sont définis entre les agences, l’AFB et l’ONCFS ;
- abaissement, de 2,3 à 2,1 Mds€ du plafond annuel de redevances des agences de l’eau à partir de 2019, date d’engagement du XIème programme pluriannuel d’interventions (2019-2024), en intégrant à ce plafond devenu «mordant» les contributions annuelles aux opérateurs de l’eau et de la biodiversité, qui en étaient exclues antérieurement."

Mise en oeuvre trop présomptueuse de la DCE
Le rapport souligne (sur la base d'une observation déjà ancienne) que les opérateurs pouvaient définir des masses d'eau fortement anthropisées (à moindre enjeu, car changées de longue date du régime naturel) et demander des exemptions pour coûts disproportionnés de mise en conformité à la DCE. Mais ils ne l'ont pas fait, ou très peu. A quoi bon poser des objectifs dénués de réalisme, au risque d'avoir des contentieux et de demander l'impossible aux riverains ou usagers?

"Selon la mission interministérielle d’évaluation de la politique de l’eau conduite en 2013, la France se caractérisait alors par :
- un recours plus limité que d’autres pays au motif d'exemption pour coûts disproportionnés. La mission constatait que :
- cela conduisait notamment à relativement peu de reports à ce titre (par exemple, pour l'état écologique : 12 % contre 42 % au Royaume-Uni, 51 % en Autriche, 55 % aux Pays-Bas)41 ;
- « les exemptions pour objectifs moins stricts dans les SDAGE se limit[aient] à 0,5 % des masses d'eau42, ce qui par[aissait] très optimiste ».
- le principe de la DCE consistant à définir les coûts disproportionnés en analysant le rapport des coûts supplémentaires des actions engagées rapportés aux bénéfices supplémentaires avait laissé place en France à une analyse du rapport des coûts supplémentaires rapportés aux bénéfices totaux, moins favorable ;
- une faible utilisation des masses d'eau fortement modifiées (MEFM). Ces masses d'eau fortement modifiées constituaient, dans le cadre du premier cycle de plans de gestion, 7,5 % des masses d’eau superficielles en France, alors que la moyenne européenne est de 25 %, l'Allemagne ayant notamment qualifié ainsi la moitié de ses masses d'eau. La mission admettait qu’il était difficile, dans les bassins internationaux de faire la part dans les classements observés entre les causes « objectives », géographiques, et des approches différentes entre États membres et relevait que la désignation des masses d’eau comme « fortement modifiées » devait être réexaminée lors du deuxième cycle de la DCE (…)
Dans ces conditions, il apparaît nécessaire de mieux prendre en compte, dans les SDAGE, les possibilités d’exemptions notamment liées à l'identification de coûts disproportionnés éventuels. L’appréciation des coûts disproportionnés est d’autant plus importante qu’elle peut constituer un argument de demande de dérogations de délais et d’objectifs dans la mise en œuvre des mesures complémentaires de la DCE. Or, de nombreux d’interlocuteurs de la mission estiment difficilement tenable l’objectif de 100 % des masses d’eau en bon état en 2027, alors même que l’objectif de deux tiers des masses d’eau en bon état en 2021, retenu dans l’actuelle génération de SDAGE et déjà en retard de six ans par rapport aux objectifs du Grenelle de l’environnement, apparaît ambitieux."

Risque contentieux européen sur la DCE (après les eaux résiduaires urbaines et les nitrates)
Le manque de lucidité des opérateurs de l'eau et de la biodiversité sur la mise en oeuvre de la DCE conduit la France à risquer des mises en demeure et des amendes de la Commission européenne.

"Les risques à moyen terme concernent la non atteinte des objectifs de résultats. La défense consistant à dire qu’on a mis en œuvre les plans de gestion et les programmes de mesures mais que les résultats tardent à venir, risque de trouver assez vite sa limite, si des résultats plus probants ne sont pas obtenus, notamment en matière de pollutions diffuses. S’il est très difficile de chiffrer précisément ce risque contentieux, il paraît en revanche de l’ordre de grandeur de celui qui avait été évalué sur les eaux résiduaires urbaines (quelques centaines de millions d’euros).
À cet égard, il convient de rappeler que la DCE indique que le bon état des eaux dans l'Union européenne (bon état écologique et chimique pour les eaux de surface, bon état quantitatif et chimique pour les eaux souterraines) doit être atteint en 2015 (avec des dérogations possibles jusqu’en 2027) sauf si les «plans de gestion» (SDAGE) démontrent masse d’eau par masse d’eau qu’ils ne peuvent jamais l’être, ou pas à cette échéance."

Continuité écologique: des objectifs ambitieux non atteints, la définition des ouvrages prioritaires à revoir 
Evoquée dans le cadre du seul plan anguille, la continuité écologique accumule des retards. Les rapporteurs notent la forte résistance des moulins et suggèrent de revoir la définition et le nombre des ouvrages prioritaires. Mais le rapport manque là-dessus l'essentiel : le gigantesque raté de la DEB n'est pas dans le plan anguille, mais dans la liste 2 de l'article L 214-17 CE de la loi de 2006, où les fonctionnaires centraux ont laissé les services déconcentrés classer 20 000 ouvrages à traiter en 5 ans, sommet d'irréalisme et d'autoritarisme ayant décrédibilisé l'action publique.

"S’agissant de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, la France avait inscrit dans son plan de gestion un objectif d’effacer ou aménager 1 555 ouvrages dans les zones prioritaires [du plan anguille].
Comme l’indique le rapportage, ces objectifs très ambitieux n’ont pas été atteints, même si l’action menée est exemplaire au niveau européen. Les difficultés sont techniques et économiques (coûts de construction et d’entretien élevés des « passes à poissons ») ou d’acceptation sociale (opposition des associations de protection des moulins contre les projets d’effacement de barrage). D’une part, il apparaît que la définition et le nombre d’ouvrages prioritaires mériteraient d’être actualisés. D’autre part, le rapportage pour chaque bassin n’est pas totalement homogène, mais il en ressort qu’en 2015, de l’ordre de 18 % des ouvrages étaient transparents (effacés ou équipés), 15 % des ouvrages faisaient l’objet d’études et de concertations avec le propriétaire. Il resterait à agir sur près de deux-tiers des ouvrages.
Il reste nécessaire de poursuivre l’action pour éviter un risque contentieux européen."



Pour le reste :
  • le rapport préconise le retrait public progressif du "petit cycle de l'eau" (assainissement, pluvial) qui va relever entièrement de la compétence des  intercommunalités et métropoles (ou leurs EPCI, les syndicats de bassin), à charge pour les collectivités de refléter dans le prix de l'eau le coût des mises aux normes réglementaires. Mais la ruralité ne pourra pas suivre (beaucoup de linéaires de réseaux et de non collectifs, faible assiette fiscale, faibles revenus des ménages par rapport à la moyenne nationale). 
  • la fiscalité de l'eau est censée mieux refléter les impacts selon le principe pollueurs-payeurs (aujourd'hui, ce sont les particuliers qui paient le plus gros des taxes). Il est émis l'hypothèse d'une nouvelle taxe pour artificialisation (mais alors que la taxe Gemapi fait déjà des remous, et que la politique générale du gouvernement est à la réduction de la pression fiscale, cette option est loin d'être concrétisée);
  • les régions devraient devenir chef de file des politiques de biodiversité, ce qui est déjà inscrit dans la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 («Maptam») et la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 («NOTRe») - mais le rapport ne dit rien de clair sur ce que cela implique pour la fonction publique territoriale et son financement, ni sur la superposition avec les services déconcentrés des fonctions centrales;
  • concernant l'avenir de l'AFB et des autres opérateurs, le rapport fait 5 scénarios (dont 3 sont préférés) selon le niveau de fusion des structures publiques et selon le degré de séparation entre fonction de connaissance-expertise et fonction de police de l'environnement (notre préférence va à la fusion de l'ONCFS dans l'AFB avec un rôle de connaissance, aujourd'hui défaillante, la fonction de police et de contrôle réglementaire n'ayant pas vocation à être confondue avec l'expertise scientifique et technique); 
  • pour le XIe programme 2019-2024 des agences de l'eau, les aides à la continuité écologique seront maintenues car inscrites dans le "grand cycle", qui a désormais la priorité (et l'aurait plus encore dans le XIIe programme). Les fonctionnaires des agences de l'eau n'auront donc probablement pas l'argument du manque de moyens pour la continuité écologique : il est alors impératif d'exiger dès à présent et partout le financement public des solutions "douces" de continuité avec l'arrêt immédiat de la prime à la casse des ouvrages hydrauliques. Si les agences refusent et persistent à surfinancer l'effacement en rendant impossibles car insolvables les autres options, la situation sera favorable à des contentieux judiciaires contre les programmes d'intervention et contre les interprétations non légales des SDAGE. Nous reviendrons prochainement sur ce point en détail, puisqu'une action inter-associative est coordonnée à ce sujet. 

Conclusion
Comme le devinent les riverains observant la gabegie d'argent public à tous les niveaux, ce rapport reste bien en deçà du besoin de rigueur, d'efficacité et de transparence dans la politique de l'eau. Il est aussi un rapport émanant de l'administration centrale, en cela incapable de remettre en cause un noeud du problème : la dérive de l'Etat français lui-même (et de cet Etat dans ce qu'il négocie avec la commission européenne et le conseil des Etats de l'UE), épuisant tous les acteurs, alourdissant sans cesse les normes et les procédures, creusant l'écart irréaliste entre les annonces grandiloquentes et les maigres moyens financiers pour les satisfaire, produisant des coûts souvent évitables par une agitation permanente avec une multiplication des structures, des plans, des schémas et un manque d'évaluation objective des problèmes rencontrés dans la mise en oeuvre des programmations.

Ces politiques environnementales doivent gagner en maturité et en stabilité, garantir la solvabilité économique de toute nouvelle avancée normative, relocaliser leur conception en partant du terrain et des attentes (éviter les diktats sous-informés de Paris et de Bruxelles), construire les objectifs sur des preuves scientifiques solides et des prédictions robustes, respecter et horizontaliser l'ensemble des parties prenantes (fonctionnaires, élus locaux, associatifs, usagers, riverains) dans la construction des décisions à partir de la base.

Il paraît probable que ce quinquennat devra adopter une loi sur l'eau pour réactualiser les enjeux de la DCE 2000 (et des nouvelles directives adoptées depuis), de la LEMA 2006, de la loi de biodiversité de 2016, des évolutions territoriales récentes (NOTRe, Maptam). Les associations et collectifs riverains devront veiller à informer les parlementaires des enjeux à régler à cette occasion. Avec à l'esprit cette évidence : la gestion de l'eau a besoin d'une démocratie participative, pas d'une république autoritaire.

Référence : Rapport CGEDD n°011918-01 et IGF n°2017-M-082-02 (2018), L’avenir des opérateurs de l’eau et de la biodiversité, 543 p.

07/07/2018

Biodiversité, bio-intégrité et dimension politique des indicateurs écologiques

Nicolas Hulot et le gouvernement viennent d'annoncer un plan de protection de la biodiversité. L'objectif est de rendre cette question de la biodiversité aussi importante que celle du climat dans l'esprit des citoyens et dans les choix publics. Cette actualité nous donne l'occasion de revenir sur la confusion fréquente entre la biodiversité et la bio-intégrité : la première concerne au premier chef la diversité des espèces d'un milieu actuel, incluant l'effet des influences humaines dans l'histoire, quand la seconde se réfère à un certain état pré-humain de la nature posé comme référence (de conservation) ou comme objectif (de restauration). Ce n'est pas la même chose. Le choix des indicateurs écologiques est à un certain degré un choix politique, qui aura en dernier ressort des conséquences sur le cadre de vie des citoyens. On doit donc garantir à ce sujet un débat démocratique de bonne qualité, sans confiscation par l'autorité d'une parole savante et sans choix arbitraire pour telle ou telle approche du vivant. Les citoyens doivent désormais penser leur rapport à la nature et en discuter : cette réflexivité nourrira des politiques environnementales plus informées et plus justes.


La biodiversité ou diversité biologique a de multiples définitions. La plus communément employée reste la richesse spécifique, c'est-à-dire le nombre d'espèces différentes. On peut mesurer cette diversité à échelle d'un site (alpha), entre deux sites (bêta) ou dans une région (gamma). Des calculs permettent d'apprécier la structure de cette richesse spécifique, par exemple de pondérer les effets de dominance d'une espèce en tenant compte du poids démographique des autres espèces dans la diversité totale (équitabilité).

La bio-intégrité ou intégrité biologique renvoie à une idée différente. Le terme est apparu aux Etats-Unis au début des années 1970, à l'époque où naissait la biologie de la conservation. L'idée maîtresse de la bio-intégrité est d'évaluer un milieu (par ses espèces et ses habitats) selon qu'il se rapproche de conditions originelles (pré-humaines) de peuplements et de fonctions. On mesure donc un écart entre le milieu que l'on étudie et le même milieu dans une situation de référence (intègre ou quasi-intègre, dite aussi "pristine"). La bio-intégrité suppose donc une standardisation préalable de la référence.

Ces deux approches illustrent des conceptions différentes du vivant. La biodiversité est neutre de toute référence : si un milieu a davantage d'espèces qu'un autre, il est plus riche, quand bien même ce milieu résulterait de l'action humaine ou quand bien même certaines espèces y auraient été introduites à diverses époques. La bio-intégrité est en revanche normative: dans sa conception, elle présuppose qu'un état non-humanisé de la nature forme un idéal, un objectif (ce dont il serait mauvais de s'éloigner, ce vers quoi il serait bon de tendre).

Il se peut que la biodiversité et la bio-intégrité coïncident, c'est-à-dire que le milieu le plus proche des conditions pré-humaines soit aussi le plus riche en espèces. C'est souvent le cas, mais ce n'est en rien garanti. En fait, de nombreuses actions humaines sont neutres (et parfois favorables) pour la diversité bêta et gamma. Si l'on crée une prairie dans une forêt, l'ensemble forêt-prairie sera (probablement) plus riche que la forêt seule. Si l'on crée un étang sur une rivière, l'ensemble étang-rivière sera (probablement) plus riche que la rivière seule.  On ajoute un nouveau milieu qui n'existait pas, ce milieu a de bonnes chances d'être colonisé par des espèces qui lui sont adaptées, et qui pourront être différentes de celles du milieu originel.

Les spécialistes ne sont pas tous d'accord à ce sujet – un spécialiste prétendant le contraire veut souvent affirmer l'hégémonie de sa propre vision de choses! Depuis les années 2000, les biologistes et les écologues discutent ainsi de ce qu'il est nécessaire de conserver dans la nature, de la possibilité d'intégrer son caractère dynamique et évolutif, des raisons pour lesquelles nous devrions la conserver (la valeur intrinsèque de la diversité, les services rendus par les écosystèmes), de la manière d'aborder les évolutions biologiques et écologiques de plus en plus nombreuses induites par l'homme (les nouveaux écosystèmes anthropisés), de la meilleure façon d'évaluer la diversité et de la place à réserver ou non aux espèces indigènes, de la construction et du sens des "états de référence", de la manière dont le non-humain est apprécié dans certains choix d'aménagement écologique, etc.

Ces débats ne sont pas simplement théoriques et ne doivent pas être réservés à des spécialistes : ils intéressent aussi bien les citoyens et leurs élus. Depuis ses origines, l'écologie de la conservation se construit dans une logique d'intervention : la société devrait agir dans une certaine direction pour préserver le patrimoine vivant. Mais cette direction, c'est alors à la société tout entière de la poser, pas seulement à des savants (ni des administratifs).

Le choix des indicateurs du vivant comporte ainsi une dimension politique (non scientifique en soi) qu'il faut apprendre à reconnaître et qu'il convient de poser dans la discussion démocratique.

Car ces choix ont des conséquences. On le voit très bien dans la question des moulins et autres ouvrages hydrauliques. Les tenants de la bio-intégrité vont considérer qu'une bonne rivière est de toute façon une rivière débarrassée de toute retenue, barrière et diversion artificielles, car ces créations humaines n'appartiennent pas au fonctionnement antérieur et "intègre" de la rivière. Les tenants de la biodiversité vont plutôt s'attacher à regarder comme fonctionne le système anthropisé actuel, à vérifier quelles espèces gagnent ou perdent dans ce nouvel état de la rivière, à évaluer sur cette base si une action est requise ou non.

Préserver la biodiversité est désormais une idée partagée par de nombreux citoyens  : tant mieux, mais le débat sur les fins et les moyens ne fait que commencer.

Illustration : hautes eaux au Lac du Der (Champagne, France), Pline, travail, personnel, CS-SA 3.0. Le lac du Der est un exemple souvent avancé par l'hydrobiologiste Christian Lévêque pour montrer la complexité des questions écologiques. Construit dans les années 1960 et 1970 pour protéger Paris des inondations en régulant la Marne, ce lac est un habitat artificiel qui a certainement noyé des habitats naturels plus variés. Mais le lac est aussi classé en  Réserve nationale de chasse et de faune sauvage, en zone spéciale de conservation Natura 2000 et avec d'autres sites de la Champagne humide en site Ramsar et ZICO du fait de la richesse exceptionnelle de l'avifaune. Alors, aurait-il fallu s'opposer à la création de la retenue au nom de l'écologie? Faudrait-il au nom de la même écologie réclamer aujourd'hui son démantèlement et le retour à un état antérieur? Ces questions se posent à toutes les échelles, y compris pour des canaux, des étangs et plans d'eau, des aménagements de berges, des moulins... Voilà pourquoi aucun chantier en rivière aménagée ne devrait être engagé sans commencer par un inventaire sincère de la biodiversité et de la fonctionnalité du système en place, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui. La mauvaise information nourrit la mauvaise décision, en écologie comme ailleurs.

06/07/2018

Le lobby pêche et le ministère de l'écologie s'autocongratulent sur la destruction des barrages de la Sélune

Nicolas Hulot n'a jamais daigné répondre aux 1300 élus, 350 associations, 12 fédérations et syndicats qui ont déposé un appel à moratoire sur la destruction des ouvrages hydrauliques au début de cette année, sans parler de recevoir leurs représentants. Mais le ministre a reçu promptement les apparatchiks de la fédération de la pêche en France en les assurant de son engagement à détruire les barrages de la Sélune, dans la Manche. Après avoir affirmé devant les sénateurs que cette dépense de 50 millions € pour 1300 saumons serait une très bonne affaire économique, le secrétaire d'Etat Sébastien Lecornu prétend maintenant que la vallée de la Sélune remercie l'Etat de faire venir les bulldozers pour détruire le cadre de vie local et des barrages en état de fonctionner, rendant de nombreux services. On croit rêver. Vous avez dit "nouveau monde"? Cette manière opaque et clientéliste de faire de la politique est rétrograde. Elle insulte les riverains, qui ne manqueront pas de demander aux parlementaires de jouer leur rôle démocratique de contrôle des choix du gouvernement.



La FNPF (Fédération nationale de la pêche en France) tenait le 18 juin 2018 son congrès annuel. Voici les extraits des discours de son président et du secrétaire d'Etat à l'écologie.

Claude Roustan, président de la fédération de pêche:
"Sur la continuité écologique, l’an dernier, j’émettais le souhait que la nouvelle équipe gouvernementale mette fin à quelques années de doutes et de recul sur les outils de protection des milieux aquatiques et notamment, la continuité écologique. À l’occasion de notre rencontre en juillet dernier avec le ministre d’État, nous avions demandé à Monsieur Nicolas Hulot de mettre fin à la doctrine calamiteuse qui a prévalu pendant 5 ans au sein de ce ministère, en particulier depuis sa suspension de l’effacement des barrages de Vezins et de la Roche Qui Boit dans la Manche. Cette suspension par la ministre de l’époque, Madame Ségolène Royal, était accompagnée d’un propos inapproprié qui nous a beaucoup contrariés. Ces propos, je les cite : « On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons. » En une seule phrase, elle a bouleversé tous les équilibres que nous avions trouvés sur ce sujet et remis en cause plusieurs accords. Dans la foulée, des moulins ont été érigés en exception à la continuité écologique."

Sébastien Lecornu, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire:
"La Sélune : merci pour vos remerciements publics puisque j'ai dû porter la décision y compris en tant qu'élu normand, auprès d'un certain nombre de collègues de la Manche. La question de la Sélune était devenue un serpent de mer, sans mauvais jeu de mots, qui durait depuis maintenant plus de dix ans et sur lequel il fallait décider et trancher. C'est ce que nous avons fait avec un peu de courage parce qu'il a fallu porter auprès des élus locaux, d'acteurs qui se sont engagés sur ces questions-là depuis longtemps, une décision claire. Au final, nous avons été remerciés par tout le monde, puisque le statu quo et la non-décision étaient devenus source de mépris pour le territoire et pour celles et ceux qui étaient engagés dans ce dossier, quelles qu'en soient les positions."

Nous observons que :


Le mépris du ministre Hulot pour la concertation avec ceux qui ne partagent pas ses vues devient de plus en plus manifeste. Et inacceptable. Nous incitons donc tous les propriétaires et riverains à s'en plaindre à leurs parlementaires, dont le rôle est de contrôler la bonne exécution des lois par le gouvernement et de s'assurer de l'écoute de la société par ses représentants et son administration. Il n'est pas question de laisser une minute de répit au ministre et à ses secrétaires d'Etat tant que durera le scandale de la destruction des ouvrages hydrauliques, symbole de l'indifférence des bureaucraties et des lobbies face aux attentes des citoyens pour protéger leur cadre de vie.

Quant au lobby pêche, qui profite encore de son congrès 2018 pour réclamer le droit de tirer des cormorans, son rapport à l'écologie est ténu, pour ne pas dire plus. Une activité fondée sur le stress et la prédation des animaux peut avoir une légitime sociale, mais ses motivations premières n'ont rien à voir avec la protection de l'environnement. L'engagement des minorités actives de pêcheurs de salmonidés pour la casse agressive des ouvrages hydrauliques est quant à lui inacceptable. La réponse riveraine la plus simple à apporter est de refuser désormais l'accès des pêcheurs aux berges sur toutes les rivières où leurs représentants officiels défendent et pratiquent la destruction des ouvrages hydrauliques (nous contacter pour la procédure à suivre). La rivière peut et doit se partager entre personnes tolérantes et ouvertes, certainement pas avec des usagers nuisibles et dogmatiques. Quant à la réponse politique, et puisque l'Etat a engagé une réflexion sur les opérateurs de l'eau et de la biodiversité, elle devrait être une séparation plus claire de la pêche comme loisir particulier et de la protection des milieux aquatiques comme mission publique, au lieu de la confusion actuelle entre l'halieutique et l'écologique. Et une ré-invention locale de la rivière comme bien commun, où les délibérations et décisions seraient nettement mieux partagées qu'aujourd'hui. Les choix autoritaires venant de la haute administration parisienne ou bruxelloise, avec quelques groupes d'influence à la manoeuvre aux côtés des politiques, nourrissent une crise de l'action publique dans laquelle les citoyens ne reconnaissent plus une capacité à maîtriser l'avenir de leur cadre de vie.

A signer, à diffuser :
Lettre-pétition à Nicolas Hulot pour stopper la destruction des ouvrages en rivière
Le courrier sera envoyé au ministre, en copie au Premier Ministre et à l'ensemble des députés et sénateurs, pour exprimer le refus massif de la destruction du patrimoine et du paysage des rivières au nom d'une approche précipitée et brutale de la continuité écologique.

05/07/2018

Les casiers Girardon du Rhône, des aménagements hydrauliques favorables au vivant (Thonel et al 2018)

Les casiers Girardon sont des structures installées en bord de Rhône à partir du XIXe siècle, afin de stabiliser les berges (alluvionnement) et de favoriser la navigation fluviale. Comme d'autres aménagements de type épis ou digues, ces casiers ont été considérés a priori comme des ruptures de continuité (latérale), ayant des effets négatifs sur le milieu. Or, comme le montre une équipe française de chercheurs, les casiers restés en eau et non végétalisés contribuent au contraire à la biodiversité du système fluvial, jouant le rôle de bras morts lentiques accueillants pour le vivant. Il y a donc intérêt à les conserver dans certains cas comme des "nouveaux écosystèmes" certes issus d'une artificialisation originelle, mais ayant acquis au fil du temps des propriétés écologiques d'intérêt. Cet exemple appuie la requête que porte notre association : mener une étude scientifique sur la biodiversité acquise des hydrosystèmes de moulins, d'étangs et de lacs, à l'heure où l'on fait disparaître un peu partout des aménagements anciens sans aucune évaluation sérieuse de leur faune, de leur flore, de leurs fonctionnalités et de leurs services écosystémiques.


Le plan Rhône a proposé la réactivation de la dynamique du fleuve, en particulier du travail d'érosion et d'inondation des berges correspondant à un fonctionnement sédimentaire plus naturel et à un enrichissement des écotones du lit majeur. Dans ce cadre, le démantèlement systématique des casiers Girardon a été envisagé comme une issue.

Maxine Thorel et ses 19 collègues, impliqués dans le diagnostic et le suivi scientifiques de ce plan Rhône, rappellent l'origine de ces casiers :

"Historiquement, les infrastructures d'ingénierie ont été développées principalement sur les parties basses et moyennes du Rhône au cours de deux périodes principales: (1) de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle lorsque la navigation a été favorisée; et du milieu à la fin du XXe siècle, lorsque la production d'hydroélectricité a impliqué une série de tronçons de dérivation, avec des canaux parallèles au chenal naturel du Rhône. La première période, qui concernait principalement le tronçon de 300 km de l'aval de Lyon à la mer Méditerranée, a impliqué la construction d'un système complexe de casiers Girardon de protection de berges. Des infrastructures submersibles longitudinales et latérales ont été construites dans le canal d'écoulement principal dans le but de rétrécir le chenal naturel et de concentrer le flux en le déconnectant des canaux secondaires. Les surfaces généralement rectangulaires, délimitées par les infrastructures, sont appelées "casiers Girardon". En une centaine d'années, la plupart de ces structures se sont remplies de sédiments et sont devenues terrestres, et elles ne remplissent plus leur rôle antérieur de pièges à sédiments." Toutefois une certaine proportion de ces casiers (environ 20%) sont toujours en eau aujourd'hui.

Des propositions pour enlever les casiers Girardon et restaurer les marges alluviales ont émergé après des inondations majeures au début des années 2000 (période de retour d'environ 100 ans dans le tronçon inférieur du Rhône). Mais les chercheurs rappellent que d'autres enjeux liés aux casiers sont aussi apparus concernant l'avenir de ces aménagements hydrauliques : "au fil du temps, d'autres fonctions et services écosystémiques (par exemple, les avantages de la végétation alluviale, le refuge des organismes riverains, la restauration, l'appréciation esthétique, la valeur des établissements humains ...) ont été inclus dans le débat public avec l'objectif de préserver les casiers Girardon. Par conséquent, il devenait nécessaire de déterminer et d'équilibrer les bénéfices et les risques liés à l'élimination des casiers".

Si les casiers terrestrialisés sont de faible intérêt écologique, il n'en va pas de même pour les casiers Girardon qui sont encore en eau. Une campagne de mesure de la diversité biologique a été organisée sur deux points, Le Péage-de-Roussillon (PDR) et Arles (ARL).

"La diversité α a été calculée pour 12 casiers distincts dans les stations PDR et ARL sur la base de la diversité des macro-invertébrés et du phytoplancton. Les deux sites présentaient des situations distinctes permettant l'examen de différentes perspectives de restauration. Les six casiers PDR étaient situés dans un tronçon de rivière contourné contrairement aux six casiers ARL, qui étaient situés directement dans le chenal principal. Les patrons de diversité alpha variaient parmi les casiers étudiés, allant de 13 à 42 espèces pour le phytoplancton et de 11 à 39 taxons pour les macro-invertébrés."

"Des valeurs plus élevées de β-diversité pour le phytoplancton et les macro-invertébrés ont été observées sur le site ARL, avec 45 espèces et 17 espèces respectivement, alors que le site PDR présentait un plus haut degré de similarité pour le phytoplancton (37,4 espèces) et les macro-invertébrés (15,4). Les systèmes d'épis du PDR présentaient un taux de renouvellement des espèces légèrement inférieur à celui d'ARL. Cependant, les deux sites présentaient une valeur assez élevée de β-diversité (…). Enfin, les assemblages de faune et de flore dans les casiers étaient dissemblables entre PDR et ARL. Cela contribue à la diversité globale entre les tronçons de la rivière. Différentes vitesses du courant, caractéristiques des substrats et connexions hydrologiques produisent une large gamme d'habitats et d'ensembles biologiques divers associés lorsque tous les champs d'épis sont analysés ensemble."

Il existe donc un intérêt écologique au maintien de ces casiers-là plutôt qu'à leur démantèlement, pourvu qu'un modèle de décision bien informé soit conçu. Les scientifiques concluent :

"Les casiers Girardon aquatiques sont des nouveaux écosystèmes, principalement lentiques, qui pourraient être considérés comme des bras morts écologiquement importants. De telles caractéristiques sont connues pour fournir des conditions de vie favorables à plusieurs organismes aquatiques tels que les amphibiens ou les poissons pendant l'ontogenèse (Tockner et al., 1998), ainsi que les macro-invertébrés et le phytoplancton comme démontré dans notre étude."

Discussion
Le travail de Maxine Thonel et de ses collègues s'inscrit dans un mouvement prenant de plus en plus de vigueur en écologie de la conservation : la prise en compte des "nouveaux écosystèmes", c'est-à-dire des écosystèmes résultant d'une action humaine passée dont le but n'était pas l'environnement, mais dont la faune et la flore ont finalement profité (voir par exemple Backstrom et al 2018).  Un travail similaire sur le rôle des épis hydrauliques dans la biodiversité (des trichoptères) vient de paraître sur le bassin de l'Oder (voir Buczynnska et al 2018)

Les chercheurs français font observer : "les directives de gestion des Casiers Girardon du Rhône devraient être adaptées en fonction des conditions locales, des bénéfices attendus et des besoins, et être conduites en coordination avec tous les acteurs impliqués et affectés par la restauration." Cette phrase, nous pourrions la reprendre mot pour mot en remplaçant les casiers Girardon par les étangs, les retenues et biefs de moulins, les lacs de barrage. Tous ces systèmes hydrauliques sont la résultante de l'action humaine et tous sont susceptibles de bénéficier localement au vivant. Pour le savoir, il faut le vérifier : faire des inventaires de biodiversité et de fonctionnalité. Mais les travaux restent extrêmement rares en France (voir pour des exemples sur les canaux Aspe et al 2014 et sur les étangs Wezel et al 2014, dont les conclusions suggèrent qu'il y a bel et bien matière à inventorier ces systèmes; voir les résultats de Davis et al 2008 au Royaume-Uni sur les petits systèmes lentiques et l'appel de Hill et al 2018 pour intégrer les "oubliés" de la politique européenne de l'eau).

Il serait du ressort de l'agence française pour la biodiversité de coordonner, animer, inspirer ce travail d'examen critique des nouveaux écosystèmes aquatiques. Mais il y a plusieurs conditions à cela : que cette agence ne reste pas prisonnière de directives politiques où la connaissance doit d'abord certifier divers choix publics, et non pas chercher librement à comprendre la complexité du réel (au risque de contredire parfois ces choix publics) ; que l'approche écologique des milieux aquatiques ne se résume pas à un conservationnisme strict, voire un horizon fixiste (Alexandre et al 2017) où le retour aux conditions pré-industrielles ("renaturation") et l'atteinte d'un "état de référence" intangible formeraient les seuls guides de réflexion et d'action ; que les biais halieutiques s'expliquant par des trajectoires institutionnelles anciennes ne continuent pas de focaliser à l'excès sur certaines espèces dans l'examen du vivant aquatique.

L'étude de la biodiversité des hydrosystèmes et de sa dynamique à l'Anthropocène est encore un champ en construction. Avant d'intervenir sur les milieux, leur diagnostic sans préjugé est un impératif et, dans le cas aquatique, des fonds publics sont mobilisables en ce sens. Mais il y faut la volonté: existe-t-elle, à l'heure où le ministère annonce un plan pour la biodiversité?

Référence : Thonel M et al (2018), Socio-environmental implications of process-based restoration strategies in large rivers: should we remove novel ecosystems along the Rhône (France)?, Regional Environmental Change, https://doi.org/10.1007/s1011

Illustration : le Rhône au Péage-de-Roussillon (source IGN, Géoportail).

04/07/2018

Un rapport parlementaire sur l'eau rappelle la nécessité d'ouvrages et de retenues face aux changements climatiques

Les députés Adrien Morenas (président-rapporteur) et Loïc Prud’homme (co-rapporteur) avaient été désignés en novembre 2017 par le bureau de la Commission du développement durable à l'Assemblée nationale en vue d'une mission d'information sur l'avenir de la ressource en eau. Le rapport vient de paraître, après un programme d'auditions, de déplacements de terrain en province et de discussions à la Commission européenne. Parmi les orientations proposées : la nécessité de conserver, entretenir voire construire des retenues face à la pression croissante des sécheresses aux étiages. Mais alors, pourquoi le ministère de l'écologie et son administration planifient-ils partout l'assèchement des lacs, réservoirs, retenues, étangs, plans d'eau, canaux et biefs, cela au nom de la sacro-sainte "continuité écologique" devenue un dogme non questionné de la gestion de bassin? On nage dans les contradictions, avec des politiques de l'eau mal coordonnées et mal priorisées, où chacun défend son objectif sans vision d'ensemble et de long terme. Nicolas Hulot compte-t-il passer du régime des joutes symboliques et actions superficielles à un travail de fond sur la remise à plat des programmations publiques défaillantes? Car c'est ce que l'on attend de ce gouvernement...



Comme bien d'autres avant lui, le rapport Morenas et Prud'homme 2018 constate l'importance présente et à venir de la question de l'eau, tenant non seulement aux prévisions sur l'évolution du climat, mais aussi aux choix d'aménagement et aux usages humains : "La pression sur la ressource en eau n’est pas liée exclusivement au réchauffement climatique mais également à la défaillance des politiques d’aménagement du territoire qui font que, l’héliotropisme aidant, la concentration des populations en bord de mer et dans le sud de la France rend plus difficile la gestion de l’approvisionnement en eau".

Outre un point national avec quelques aperçus européens et mondiaux sur la question de la ressource en eau, le rapport parlementaire s'interroge aussi sur la gouvernance. Il est notamment souligné que le modèle des agences de l'eau est mis à mal depuis que ces agences doivent abonder la politique de la biodiversité (en finançant l'agence française pour la biodiversité), l'Etat ayant débloqué trop peu de fonds propres de son budget central sur cette question. Le même Etat prélève par ailleurs sur les trésoreries des agences pour boucler ses lois de finance publique, rompant le principe "l'eau paie l'eau" et achevant de transformer les taxes payées par les usagers de l'eau en une fiscalité déconnectée de services rendus par les agences.

Dans les propositions du rapport, un point retient notre attention : celui de la gestion quantitative de la ressource (cf extrait ci-dessous). Les rapporteurs y soulignent que l'incertitude liée au changement climatique et le développement des besoins en eau rendront nécessaires la "création ou l'amélioration d'ouvrages".

Hélas, le rapport ne pointe pas l'action aberrante en ce domaine de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie. En raison d'une politique en silo où chacun développe son projet sans tenir compte des données et des enjeux du voisin, la stratégie de continuité écologique conduit depuis déjà près de 10 ans à la destruction massive et à l'assèchement ou la diminution surfacique d'innombrables points de retenues d'eau répartis sur le territoire (lacs, étangs, plans d'eau, retenues, biefs, canaux). Ces choix ont des effets négatifs sur la recharge des nappes et sur les usages locaux de l'eau. Nombre de riverains se plaignent déjà de ne retrouver dans les rivières massivement "défragmentées" que des filets d'eau chaude et polluée à l'étiage, comme le triste exemple du Vicoin censé être un "modèle" pour certains gestionnaires de l'eau alors qu'il est plutôt un cauchemar les années sèches.

Une telle politique  a généralement été conçue sous l'angle de l'hydrobiologie et de l'ichtyologie visant à optimiser certaines conditions pour certains poissons, mais ce petit bout de la lorgnette reste sourd et aveugle aux autres enjeux environnementaux, sociaux ou économiques. Un autre paradigme justificateur des destructions d'ouvrages et de retenues est celui de la "renaturation" : mais l'option de laisser la nature à elle-même ne garantit précisément pas que les écosystèmes rendront encore demain des services à la société. Et comme l'hydrologie est en train d'être modifiée par le changement climatique, la "nature" évolue de toute façon sur une trajectoire altérée par l'homme, de sorte que son invocation ne suffit pas vraiment à fonder une politique cohérente de l'eau. (On lira aussi l'article de recherche très intéressant d'Alexandre Gaudin et Sara Fernandez 2018 sur les politiques de l'eau et des barrages dans le sud-ouest de la France, montrant comment les politiques publiques essaient de rationaliser post hoc des choix contradictoires, au risque de perdre toute lisibilité).

A ce jour Nicolas Hulot n'a manifesté aucune intention de reprendre sérieusement en main ce dossier de l'eau, malgré les nombreux problèmes observés dans la gouvernance, le financement, le retard sur les objectifs européens, la conciliation des usages. Pire, il a confirmé sans concertation ni réflexion le projet absurde de destruction des deux lacs réservoirs de la Sélune, soit 50 millions € d'argent public à contre-courant des besoins de notre société, si ce projet insensé devait se réaliser. Il serait temps de sortir de l'inertie et des inepties.

Extrait des préconisations

Action en faveur de la biodiversité et de la gestion quantitative de l’eau

  • Un plan national de préparation au changement climatique (comme l’a fait la Corse) intégrant la question du soutien des étiages doit être élaboré dans une optique environnementale. Il indiquera en fonction des données climatiques et des perspectives de réchauffement les besoins d’aménagement des cours d’eau dans un double objectif : garantir l’alimentation des populations en eau potable et maintenir la biodiversité des cours d’eau. Le rôle essentiel des retenues d’eau doit être réaffirmé, ainsi que l’importance de l’hydroélectricité pour la fourniture en électricité de notre pays et le soutien d’étiage.
  • Le soutien des étiages en été est une nécessité évidente pour maintenir une quantité minimale d’eau dans les cours d’eau nécessaires à la vie. Cette action implique la création ou l’amélioration d’ouvrages, en particulier de retenues. Une action de communication et de concertation de grande ampleur doit être engagée pour éviter que des résistances trop grandes ne bloquent les projets qui ne doivent pas apparaître comme réservés à un nombre limité d’agriculteurs, mais comme une action favorable à l’environnement et à la santé publique dans la mesure où la qualité de l’eau est liée au volume des cours d’eau (plus le volume est important, plus les pollutions sont diluées).
  • Un plan national d’économies d’eau doit être mis en œuvre, prévoyant des incitations fiscales, par exemple pour la création de dispositifs de récupération de l’eau de pluie.
  • La récupération et le traitement des eaux de pluie doivent être intégrés dans la politique d’assainissement.

Référence : Morenas Adrien, Prud'homme Loïc (2018), Rapport d’information sur la ressource en eau, n°1101, 206 pages.

Illustration : lac de Guerlédan à sec, côté Caurel (Côtes-d'Armor, France), fin août 2015, arbres morts. Fab5669, travail personnel, CC-ASA 4.0

A lire sur ce thème
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)