23/07/2018

Evaporation et effacement des étangs: une thèse universitaire dénonce certains dogmes publics (Aldomany 2017)

"L’effacement des plans d’eau (petits ou grands) du continuum hydrographique est le nouveau dogme français lié à l’interprétation de la Directive cadre européenne sur l'Eau (DCE-2000) dans la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA-2006). En effet, cette stratégie se base sur des idées ne reposant sur aucune mesure exacte de l’influence des plans d’eau, supposée néfaste, sur la quantité d’eau s’écoulant dans les réseaux hydrographiques aval." C'est par ces mots que s'ouvre le résumé de la thèse de géographie de Mohammad Aldomany, dédiée à la mesure du bilan hydrologique réel des étangs en Brenne et Limousin. Le jeune chercheur observe que l'évaporation due aux étang est comparable à celle d'autres milieux naturels, et que leur bilan annuel est souvent favorable à la recharge en eau des milieux adjacents. Tout en pointant que nombre de documents administratifs se laissent aller à des généralités et des prescriptions sans mesure réelle des milieux concernés. Il est salutaire que les universitaires rappellent aux décideurs la nécessité de fonder les politiques publiques sur des données robustes, pas sur des diktats inspirés de diagnostics partiels et partiaux des milieux aquatiques. L'effacement préférentiel et l'assèchement des plans d'eau, des canaux dérivés, de leurs annexes humides est une politique sous-informée, dont le bilan écologique n'est pas étudié sérieusement, hormis quelques espèces spécialisées de poissons qui sont bien loin de résumer tous les enjeux de biodiversité ou d'usage de l'eau. Il est urgent de repenser les outils de la continuité écologique, dont les destructions sont hélas des choix sans retour pour les riverains et les biotopes. Extraits de l'introduction et de la conclusion de la thèse de Mohammad Aldomany.


Introduction : des politiques publiques inspirées par des généralités, une absence notable d'études empiriques préalables malgré un choix précipité d'effacement des plans d'eau

Récemment, le Syndicat de Bassin pour l'Aménagement de la rivière l'Oudon a adopté un chiffre qui estime la sur-évaporation correspondant au delta entre l'évaporation d'un plan d'eau et celle d'une prairie de 0,5 l/s/ha, soit à l'échelle annuelle une différence de 1577 mm ! Ce chiffre est similaire à la différence entre la quantité d'eau perdue par l'évaporation à partir d'une surface d'eau libre de 1000 m2 de superficie et celle perdue par l'évapotranspiration réelle d'une prairie possédant la même superficie qui est égale à 500 m3 pour une période de six mois allant du premier avril au 30 septembre. Cela veut-dire une sur-évaporation de 500 mm pour six mois seulement ! Ce dernier chiffre est issu de l'étude intitulée ''Étude sur la Détermination de débits de référence complémentaires sur le bassin versant de la Sarthe Amont'' menée par le bureau d'étude SAFEGE (avril 2015) pour le compte de l'Institution Interdépartementale du Bassin de la Sarthe. En sachant que les deux chiffres précédents se réfèrent à la sur-évaporation d'un plan d'eau existant dans une région de climat océanique humide par rapport à une prairie et pas à l'évaporation totale du plan d'eau qui est égale à la quantité totale de l'eau qui quitte la surface évaporante au profit de l'atmosphère grâce à l'énergie solaire, les premières questions qui viennent à l'esprit sont :
1- Ces chiffres sont-ils représentatifs des rapports internes et des discours des administrations françaises, tant au niveau national que par bassin ?
2- Un étang évapore-t-il vraiment une tranche d’eau de plus d’un mètre cinquante de plus qu’un fond de vallée humide ?
3- Vu le nombre de centaines de milliers de ces petites pièces d’eau sur le territoire français, ne bouleversent-ils pas le bilan hydrologique du pays ?

En essayant de trouver la réponse à la première question au niveau national, nous avons consulté le site officiel du Ministère de l'Environnement, de l’Énergie et de la Mer et voici ce qu'il dit propos de l'évaporation des plans d'eau : « La restauration hydromorphologique des cours d’eau, à travers des effacements d’ouvrages notamment, permet de lutter contre le changement climatique en supprimant les effets aggravants des seuils et retenues sur le réchauffement et l’évaporation des eaux. Les retenues génèrent une évaporation forte d’eau en période estivale car une eau stagnante peu profonde se réchauffe beaucoup plus vite et plus fortement qu’une eau courante. Sur une longue durée d’ensoleillement, plus la surface d’eau exposée est importante plus les pertes par évaporation seront significatives». À l'échelle des bassins versants nous trouvons dans un rapport officiel issu de la préfecture de la région Pays de la Loire intitulé "Quelle qualité des eaux dans notre région ? Où et comment agir en priorité ?" la phrase suivante : « La forte tension sur la ressource en eau en période estivale, sur une grande partie de la région, nécessite la mise en place de mesures d’économies d’eau, de cadrage, voire de substitution des prélèvements, ainsi que la diminution de l’impact des plans d’eau, par lesquels s’évapore un grand volume d’eau ».

En fait, la stratégie adoptée par le Ministère de l'Environnement, de l’Énergie et de la Mer pour appliquer la directive cadre sur l'eau et qui s'appuie sur l'effacement des petits plans d'eau afin de restaurer la continuité écologique des cours d'eau, nous permet de bien comprendre pourquoi il utilise des mots ''grandiloquents'' comme (forte, beaucoup, significative...etc) en évitant de donner des mesures exactes ou, au moins, d'apporter une explication plus globale du phénomène décrit.

En fait, les étangs, ces petits plans d'eau de 6 à 7 mètres de profondeur maximale qui possèdent, en général, une superficie allant de 0,1 à 100 hectares où le volume maximum est inférieur à un million de m3 (Touchart et al., 2014), font partie du patrimoine de plusieurs régions de l'hexagone où l'apparition des plus anciens date du Moyen-âge (Benoît, 1992 ; Dérex, 2001), voire même avant (Bartout, 2012). À l'origine, ils permettaient d'assurer à la fois les multiples fonctionnements de moulins et la production de poissons. Plus tard, la pluriactivité des étangs est passée à une forme de monoactivité volontaire ou subie et de fait la morphologie du plan d’eau s’est adaptée à ce seul besoin et pas à une multitude d’entre eux. Dans une époque beaucoup plus récente, ce patrimoine aquatique s’est enrichi par la construction de lacs de barrage à la destination différente (électricité, régularisation du débit des fleuves et des rivières, alimentation des villes en eau potable ou à une fin agricole ou industrielle) mais pouvant également être le support soit d’une aquaculture (intensive ou extensive), soit d’activités nautiques, soit d’activités cynégétiques. Ils répondent également à une forte demande de loisirs, et jouent, sur le plan du développement local, un rôle de levier touristique souvent incontournable.

Les étangs français de petites tailles se sont multipliés à la fin du 20ème siècle sous l’effet de multiples facteurs (terrains libres liés à l’exode rural, mode de loisirs, recherche du bien être personnel, pollution des eaux courantes, réglementations permissives...etc). La région Centre-Ouest de la France contient plus de la moitié (plus de 123 000 étangs) des étangs existant dans la France métropolitaine (plus de 250 000 étangs) (Bartout et Touchart, 2013), ces étangs occupant environ 58% de la superficie totale de tous les plans d'eau (lacs, étangs et mares) (Bartout, 2015). Ces milieux artificiels sont à la source d'une biodiversité étonnante car des études récentes (Céréghino et al., 2008 ; Soomets et al., 2016) montrent que les petits plans d'eau, comme les étangs et les marais, sont tout aussi importants que les rivières et les lacs pour soutenir un éventail de biodiversité aquatique dans le paysage agricole d'Europe. Ces intérêts écologiques, économiques et paysagers reconnus dans le Centre-Ouest de la France exigent une gestion durable compatible avec les principes généraux législatifs, que ce soit au niveau international et européen [la convention de Ramsar (1971), la déclaration du Dublin (1992), la directive cadre sur l’eau (2000) et la directive INSPIRE (2007)] ou français [la Loi Pêche (1984), la loi sur l'eau (1964 et 1992), la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (2006), et les documents réglementaires comme les Schémas Directeurs d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) et les Schémas d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE)].

L'application de ces législations, surtout la directive cadre européenne sur l’eau (DCE) a rencontré un échec notable (Bouleau et Pont, 2014 ; Bartout et Touchart, 2015). Parmi les multiples raisons de cet échec nous pouvons citer l'absence d'une définition claire pour distinguer les lacs, qui étaient le seul type de plans d'eau pris en considération lors de l'application de la (DCE), et les étangs. Un travail énorme effectué par L. Touchart et ses doctorants a conduit à bien distinguer les lacs et les étangs qui ne sont plus des ''lacs tronqués'' ou des lacs de dimensions réduites comme les présente J. Loup (1974).

Une gestion durable des étangs nécessite une connaissance de tous les processus physico- chimiques, biologiques, historiques, économiques et sociologiques. Malgré les très nombreuses études scientifiques qui ont été consacrées à étudier les étangs durant les décennies précédentes (Banas D., et al., 2001 ; Banas D., et al., 2002 ; Banas D., et al., 2005 ; Gaillard, 2014), ainsi que les estimations récentes qui indiquent que le monde contient plus de 117 millions de plans d’eau ayant une superficie supérieure à 0.2 ha (Verpoorter et al., 2014), très peu d'études ont été consacrées à étudier le bilan hydrologique de ces petits plans d'eau, qui est la balance entre les eaux entrantes et sortantes de l'étang. En effet, les études effectuées sur le sujet du bilan hydrologique et surtout sur l'évaporation des plans d'eau sont soit faites sur des territoires aux conditions géographiques très différentes de celles présentes dans la région Centre-Ouest de la France, à savoir des régions arides ou semi-arides (Bouchardeau et Lefèvre, 1957 ; Riou, 1975, sur le lac Tchad, Neumann, 1953, sur le lac Houle et le lac de Tibériade), soit réalisées à l’échelle de grands lacs (Afanas'ev, 1976, sur le lac Baïkal, Nicod et Rossi, 1979, sur le lac Victoria) et des réservoirs emblématiques aux États-Unis.

Les études existant sur le sujet de l'évaporation des étangs français sont très rares. L'explication de la forte pénurie d'études sur le bilan hydrologique d'étangs et la détermination de l'évaporation de ces petits plans d'eau est liée à plusieurs raisons, les plus importantes d'entre elles sont l'intérêt ou le financement qui ne sont pas suffisants pour justifier le temps et les dépenses mais aussi la difficulté pour estimer et mesurer certains éléments de ce bilan. Bien que les précipitations et le débit entrant et sortant des étangs soient faciles à mesurer, le taux de percolation et d'évaporation compliquent les études sur le bilan hydrologique. Tandis que plusieurs études montrent que le taux d'infiltrations vers les nappes d'eau profondes, dans les principales régions des étangs, est modeste, l'évaporation reste la composante du bilan hydrologique la plus difficile à étudier à cause de l'hétérogénéité de la topographie entourant les étangs et des multiples facteurs météorologiques affectant l'évaporation comme la température de l’eau et celle de l'air, l'humidité relative, le rayonnement solaire, la pression atmosphérique et la vitesse du vent. Outre le climat, les caractéristiques des étangs telles que la taille, la forme, la profondeur, la qualité de l'eau, la clarté, la température de l'eau et la circulation, même son emplacement, peuvent affecter le taux d'évaporation. Pour cela, les études les plus sérieuses ne mentionnent pas l'évaporation, ou ne lui assignent qu'une place modeste (Loup, 1957).

Ces études donnent des estimations très différentes, voire paradoxales. Parfois ces études affirment la forte évaporation des étangs sans aucune mesure ni calcul ni preuve comme l'étude intitulée "Étude diagnostic des causes d'eutrophisation du plan d'eau de la Ramade" réalisée par Aqua Concept Environnement – BCEOM pour le compte de la commune de Giat : «On dénombre 64 étangs sur le bassin versant (...). Ces retenues réduisent sensiblement la ressource en été par évaporation et délivrent des eaux réchauffées». D'autres études, comme celle du SAFEGE (2015) cité ci-dessus, donnent des valeurs de l'évaporation pour une région française proches de celles des lacs existant dans les régions arides ou semi-arides. D'autres études arrivent aux résultats inverses selon lesquels les étangs jouent un rôle plutôt positif en ce qui concerne la quantité des eaux parce qu'ils stockent de l'eau pendant les périodes de fortes précipitations et les restituent ensuite dans les réseaux hydrographiques pendant les périodes d'étiages et parce que l'évaporation des étangs est, la plupart de temps, inférieure à l'évapotranspiration des couverts végétaux entourant les étangs (Morton, 1983 ; Perrin, 2011).

Un autre type d'études qui ne s'appuient sur aucune mesure sur les territoires Français donne des chiffres extraits des documents scientifiques internationaux sur l'influence des étangs sur l’hydrologie et l’hydrogéologie des bassins versants. Un exemple de ce type d'étude est le troisième chapitre du rapport de l'expertise scientifique collective Inra, Onema et Irstea intitulé «Impact cumulé des retenues d'eau sur le milieu aquatique». Les auteurs de ce chapitre disent :«Toutes les études basées sur des observations s’accordent sur le fait que les retenues induisent une réduction des débits, réduction attribuée parfois principalement aux pertes externes des retenues (par évaporation ou infiltration). L’intensité des diminutions varie dans le temps, et peut être assez forte sur les débits de crues et d’étiages. La réduction des débits est plus marquée les années sèches que les années humides». Mais ils disent dans la synthèse de cette expertise que «l’analyse de la littérature n’a pu mettre en évidence un indicateur permettant d’évaluer a priori l’effet cumulé des retenues sur l’hydrologie. La densité de retenues ou le volume de stockage cumulé sur un bassin n’ont de sens que sur des zones relativement homogènes». (...)



Conclusion : l'évaporation des étangs est parfois du même ordre que celle d'autres milieux naturels, le bilan hydrologique annuel est souvent positif pour la réserve en eau

Nos estimations montrent que l'évaporation annuelle des étangs de notre région d'étude varie entre 850 mm/an pour l'étang des Oussines (étang situé à plus de 800 mètres d'altitude) et 1000 mm/an pour les étangs de la Brenne.

En essayant de comparer la quantité d'eau perdue via l'évaporation à partir des étangs et celle perdue par d'autres types d'occupation du sol, nous avons comparé chacun de nos étangs de mesures avec une forêt de chênes ayant la même superficie. Nos analyses montrent que la différence entre la quantité d'eau perdue via l'évaporation, ou (l'évaporation + l'évapotranspiration des plantes aquatiques pour les étangs ayant une partie de leur surface occupée par ces plantes), et celle perdue via l'évapotranspiration et l'interception de la forêt n'est pas très grande. Par contre, cette perte, à l'exception des mois où les arbres souffrent d'un stress hydrique, peut être plus grande pour la forêt que pour l'étang. Nos comparaisons ont aussi montré que les étangs avec des plantes aquatiques perdent une quantité d'eau supérieure à celle perdue par les étangs sans plantes aquatiques. Pour cela, si ces plantes ne font pas partie de la chaîne alimentaire des poissons ou des autres espèces animales qui vivent dans l'étang, ou si elles ne constituent pas un endroit de reproduction pour les oiseaux nicheurs, nous recommandons de couper ces plantes, ou au moins, réduire la proportion qu'elles occupent à la surface de l'étang.

D'après notre travail, l'évaporation d'un étang représentatif du Limousin (l'étang du Château à Rilhac-Rancon) est de 964,5 mm par an, alors que, selon nos mesures directes de l'évaporation réelle à partir d'une surface d'eau libre et l'évapotranspiration réelle d'une surface ayant la même superficie mais occupée par les joncs, nous estimons l'évapotranspiration d'une prairie humide à plus de 2500 mm par an.

En ce qui concerne l'étiage estival de la Claise, nos analyses ont montré que les étangs de la Brenne jouent un rôle dans ce phénomène naturel, car ils empêchent les précipitations tombées durant cette période de continuer leur chemin jusqu'au lit de la rivière. Par contre, nos données ont bien montré que la majorité des eaux tombées sur les étangs pendant la période chaude de l'année ne sont pas perdues par l'évaporation, elles ont été simplement stockées dans les étangs. Du plus, ces étangs, après avoir repris leur volume maximum à la fin d'automne, permettent l'écoulement libre
des cours d'eau.

Concernant les étangs limousins, surtout ceux qui ont des débits entrants et sortants permanents, nos analyses ont montré clairement que ces étangs ont un rôle plutôt positif sur le débit estival des réseaux hydrographiques de cette région par rapport aux autres occupations du sol, car ils restituent la totalité des précipitations qu'ils reçoivent pendant cette période. Or, les forêts les interceptent en grande partie et le reste est utilisé pour compenser la diminution de l'humidité du sol résultant de l'absorption des racines des arbres.

Les résultats de ce travail nous permettent de dire que la présence des étangs favorise l'évaporation, mais il est inexact d'affirmer que ce phénomène impacte fortement la quantité d'eau disponible sur un bassin versant. Au contraire, dans les régions où les précipitations dépassent l'évaporation, et les débits entrants et sortants des étangs sont permanents, ces plans d'eau jouent un rôle positif pour assurer un bon débit des réseaux hydrographiques surtout pendant la période estivale.

Notre étude a aussi confirmé le fait que les régions d'étangs ont une perméabilité réduite, donc les quantités de l'eau infiltrée vers les nappes phréatiques sont petites par rapport aux autres composantes du bilan hydrologique, surtout les débits entrants et sortants. Nos données ont aussi confirmé l'importance de l'écoulement souterrain pour les étangs de vallée. Nous estimons cet écoulement de 0,25 l/s pour l'étang du Château.

À la fin de ce travail, nous espérons que nous avons réussi à ajouter une nouvelle étude de grande valeur à la littérature scientifique sur le sujet de l'évaporation et du bilan hydrologique des petits plans d'eau. Nous souhaitons que les nombreux exemples chiffrés, détaillés et cités dans ce mémoire, aident le plus grand nombre possible des étudiants et autres personnes intéressées à bien comprendre le déroulement du processus d'évaporation.

Espérons que ce travail, qui nous a coûté beaucoup d'efforts, de recherche, d'analyse et des mesures quotidiennes sur les terrains, retienne l'attention des décideurs et des responsables de la gestion de ces plans d'eau, car nous pensons que cette étude les aidera à mieux comprendre ces plans d'eau. Bien que les étang de la Brenne sont partiellement responsables de l'étiage estival de la Claise, les étangs limousins, par contre, soutiennent un bon débit estival de leur région. Donc, la situation géographique des étangs doit être prise en considération au moment d'établir d'un bilan de gestion de ces plans d'eau. Selon notre recherche nous pensons que le choix d'effacement des étangs n'est certainement pas la réponse la plus efficace au problème de l'étiage estival des réseaux hydrographiques de la région Centre-Ouest de la France.

Référence : Aldomany, Mohammad (2017), L’évaporation dans le bilan hydrologique des étangs du Centre-Ouest de la France (Brenne et Limousin). Géographie. Université d’Orléans, 2017. Français. NNT: 2017ORLE1155, tel-01661489, 332 p.

Illustrations : en haut, étang de Brenne, du côté de La Gabrière, par Jean-Marie Gall CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons ; en bas, mare alimentée par l'étang de Bellebouche, en Brenne, par Jacques Le Letty CC BY-SA 3.0.

20/07/2018

Quand les cormorans déciment les rivières à salmonidés (Jepsen et al 2018)

Une étude danoise montre que le grand cormoran peut consommer 30% des truites et jusqu'à 78% des ombres des rivières qu'il colonise, sa pression de prédation suffisant à expliquer les déclins localement observés de ces espèces. Ce retour du cormoran est pourtant un succès de l'écologie de la conservation. Et il y a d'autres candidats piscivores à la recolonisation des rivières, chez les oiseaux comme chez les mammifères.



Quasi-disparu voici un demi-siècle, le grand cormoran ou cormoran commun (Phalacrocorax carbo sinensis) a été protégé par la directive oiseaux 79/409/CEE de 1979 et sa population s'est reconstituée en Europe. C'est donc une réussite de conservation. Mais elle ne fait pas que des heureux, car les oiseaux aquatiques sont régulièrement accusés de s'éloigner des littoraux et de venir vider les rivières ou les étangs de leurs populations de poissons.

Niels Jepsen et ses collègues (Institut des ressources aquatiques, Université technique du Danemark) observent que l'on manque de données empiriques à ce sujet. Depuis que la population de grands cormorans  a augmenté, le Danemark a été l'une des principales zones de reproduction pour cet oiseau aquatique. Après une période de forte hausse (2000 couples en 1980, 36 000 couples en 1993), puis des effectifs de reproduction stables pendant 10 ans, la population des grands cormorans a légèrement diminué au Danemark (autour de 25-28 000 couples dans les années 2010).

Dans le même temps, une combinaison d'hivers froids et de faible disponibilité des proies côtières a apparemment poussé les oiseaux à chercher de nouvelles zones d'alimentation. Ainsi, les cormorans ont commencé à apparaître dans les rivières, coïncidant avec un déclin massif observé de poissons, principalement la truite commune (Salmo trutta) et l'ombre commun (Thymallus thymallus).

L'étude a été réalisée dans les rivières Nørrea et Kongea. Ce sont de petites rivières de plaine (débit annuel moyen 5 m3/s et 14 m3/s), avec substrat sableux, couverture boisée extensive et régimes d'écoulement stables. Ces rivières sont naturellement pauvres en espèces de poissons, les salmonidés étant les populations dominantes.

Les auteurs ont utilisé la radio-télémétrie, l'étiquetage PIT (Passive Integrated Transponder) et les enquêtes traditionnelles sur les poissons pour estimer l'impact de la prédation par les cormorans.


Taggage et prédation estimée sur les différentes espèces de poissons de la rivière Nørrea. Cliquer pour agrandir. Les ombres (Thymallus thymallus), les gardons (Rutilus rutilus), les vandoises (Leuciscus leuciscus) et les truites (Salmo trutta) semblent les principales cibles. Extrait de Jepsen et al 2018, art cit, droit de courte citation

Résultat : la récupération des PIT-tag a révélé qu'environ 30% des truites sauvages et 72% des ombres sauvages de la Nørrea étaient consommés par les cormorans. Dans la Kongea, 79% des ombres marqués ont fait l'objet de prédation.

Au final, notent les chercheurs, "la prédation par les cormorans semble se situer à un niveau qui explique l'effondrement observé des populations d'ombre commun et de truite commune dans de nombreux cours d'eau danois".

Discussion
Ces résultats restent préliminaires, et valables pour la région analysée. Néanmoins, les conflits entre les pêcheurs-pisciculteurs et les cormorans sont couverts par les médias depuis des années, et d'autres travaux ont déjà observé la réalité des prélèvements de poissons par les oiseaux (voir Koed et al 2006; Marzano & Carss 2012; Klenke et al 2013; Skov et al 2013; Ovegaerd et al 2017).

Ce travail nous inspire quelques réflexions :

  • les poissons ne sont pas un sommet de la chaîne trophique, puisqu'ils sont eux-mêmes les proies d'oiseaux et de mammifères, dont l'étude devrait être intégrée en routine dans l'évaluation écologique des milieux aquatiques (ce n'est pas le cas aujourd'hui),
  • les effets des mesures de l'écologie de la conservation peuvent entrer en compétition avec des usages humains et des pratiques sociales (ici la pêche et le pisciculture), la question n'étant pas limitée à certains cas très médiatisés (ours, loup),
  • l'écologie de la conservation appliquée à des milieux en déséquilibre car répondant à des impacts anthropiques peut aussi représenter une pression supplémentaire pour des espèces fragilisées, autrement dit on peut avoir des conflits de priorité dans les choix sur les espèces à protéger ou à réguler,
  • anthropiques ou intrinsèques, s'exerçant à différentes échelles de temps, les facteurs de variation de population piscicole sont nombreux, ce qui impose une certaine prudence quand on  prétend faire un diagnostic de causalité d'une évolution locale (combien d'analyses de population piscicole intègrent l'évolution pluridécennale des relations proie-prédateur sur la rivière? Quasiment aucune, à notre connaissance),
  • les cormorans sont loin d'être la seule pression naturelle de prédation sur les poissons (hérons, butors, martins-pêcheurs, cigognes, loutres, visons…) de sorte qu'une pleine restauration des relations proies-prédateurs de la rivière y poserait sans doute à terme la question de la place de la pêche humaine. Jepsen et ses collègues observent ainsi la chute des ventes de carte de pêche d'un facteur 20 dans les rivières recolonisées par des cormorans.

Référence : Jepsen N et al (2018), Change of foraging behavior of cormorants and the effect on river fish, Hydrobiologia, 820, 1, 189-199.

Illustration en haut : Wald1siedel - Travail personnel, CC BY-SA 4.0

18/07/2018

Mobilité réelle des truites, barbeaux, chevesnes sur l'Arve et le Rhône (Chasserieau et al 2018)

Céline Chasserieau et 8 collègues (Fédération de pêche de Haute Savoie en France, Institut Terre-Nature-Environnement en Suisse) ont procédé au suivi télémétrique de 3 espèces de poissons (truite, barbeau, chevesne) pour comprendre plus en détail leur comportement migratoire en lien à la connectivité et aux affluents de l'Arve et du Rhône. Il s'avère que la moitié seulement des poissons ont un comportement de mobilité de plus de 2 km dans leur cycle de vie, même si ces populations comptent certains individus à grands déplacements. Ce comportement doit être intégré dans la future grille de priorisation des ouvrages hydrauliques présentant des impacts, au lieu de l'actuel classement sans discernement de rivières entières et du traitement coûteux d'ouvrages sans grands impacts.

Voici le contexte de l'étude : "L’Arve est une rivière glaciaire qui rejoint le Rhône à Genève en traversant une zone fortement urbanisée : la vallée de l’Arve (…). Au fil des années, les multiples chenaux de ces deux grandes rivières se sont réduits à un chenal unique endigué sur les deux rives pour protéger les infrastructures et parsemé d’ouvrages transversaux plus ou moins conséquents : 3 ouvrages hydroélectriques cumulant 32 m de chute fragmentent les 27 km de Rhône genevois tandis que les 50 km étudiés de l’Arve comptabilise 13 seuils majoritairement en enrochements libres."

L’étude télémétrique a été réalisé esur les cours de l’Arve (50 km), du Rhône genevois (25 km) et sur les secteurs aval de leurs principaux affluents (entre 1 et 4 km). Les déplacements individuels ont été caractérisés sur 2 ans (mai 2013 à mai 2015). Parmi les 206 poissons radiomarqués, 154 ont fourni de l’information, les autres ayant été perdus. En moyenne, un individu a pu être suivi durant 234.5 jours (±152.5) avec une fourchette de 30 à 491 jours.



Graphique extrait de Chasserieau et al 2018, at cit, droit de courte citation. Déplacements de 11 truites migrantes sur le bassin de l’Arve. Le point initial des courbes est le point de relâcher ; les points suivants sont les détections. En gris clair, les poissons issus de l’Arve et en foncé ceux issus des affluents. Les cercles sont des détections dans l’Arve et les autres symboles celles dans les affluents.

Les principaux résultats :
  • Une part seulement des individus de chaque espèce est migrante (plus de 2 km de rivière pour effectuer toutes les phases de leur cycle de vie et/ou de changer de cours d’eau) : 56% des truites fario, 45% des barbeaux fluviatiles de l’Arve (90% de ceux du Rhône) et 50% des chevesnes.
  • Les truites de l’Arve sont davantage migrantes et parcourent en moyenne 491 m (± 1665)  durant la période de reproduction pour trouver des habitats favorables.
  • Les individus sédentaires se rencontrent plutôt sur les affluents (diversité d’habitats sur des linéaires plus courts) avec des taux de mobilité plus faibles (18% à 30% toutes espèces confondues).
  • Certains individus effectuent de grands déplacements pour assurer leur descendance et finissent par revenir à leur site de repos après s’être reproduits. Ainsi en moyenne, les domaines vitaux des truites fario à grandes migrations sont deux à trois fois plus conséquents que ceux des deux espèces de cyprinidés : 13.76 km (± 10.86) pour la truite fario contre 6.15 km (± 3.25) pour le barbeau et 4.90 km (± 4.88) pour le chevesne. 

Discussion
Ce travail rappelle que tous les individus d'une population (d'une espèce par extension) holobiotique n'ont pas le même niveau de mobilité, et que la plupart des migrations restent d'assez courtes distances, même pour les truites. Cela relativise la part des bénéfices quand on fait une analyse coût-bénéfice de la défragmentation des rivières, étant attendu que les politiques environnementales doivent investir en priorité là où les gains sont maximaux et/ou là où des populations piscicoles ne peuvent survivre en situation fragmentée. Par ailleurs, des chercheurs ont suggéré que la pression des barrières au fil des générations pourrait produire une sélection adaptative et favoriser des individus de plus en plus sédentaires au sein des populations (voir Branco et al 2017). Les mobilités réelles et leur évolution doivent donc être davantage étudiées, l'objectif public ne pouvant être de "renaturer" toutes les rivières en supprimant systématiquement des ouvrages, mais bien d'optimiser des conditions locales pour certains poissons - et cela sans pour autant perdre de la biodiversité sur d'autres compartiments aquatiques (y compris la biodiversité acquise sur les nouveaux écosystèmes de lacs, retenues, canaux).

Il est aujourd'hui débattu de la nécessité de prioriser les ouvrages hydrauliques à traiter au titre de la restauration de connectivité en long. Cette priorisation devra se faire selon des critères scientifiques et non administratifs (ou simplement halieutiques). Un modèle de sensibilité des espèces à la fragmentation selon leur taux de sédentarité / mobilité pourrait y aider, en connexion avec un modèle du réseau hydrographique délimitant les linéaires accessibles ou non. Il sera particulièrement important de veiller à ce que la nouvelle définition des ouvrages prioritaires au titre de la continuité résulte de telles méthodes transparentes, reproductibles et réfutables. C'est-à-dire de la science ouverte plutôt que de cénacles fermés, comme ce fut hélas le cas pour le classement très problématique de 2012-2013.

Référence : Chasserieau C et al (2018), La connectivité du bassin de l’Arve et du Rhône genevois étudiées via la télémétrie pour 3 espèces : la truite fario, le barbeau fluviatile et chevesne. The Connectivity on the Arve River and the Rhône River near Geneva highlighted by the telemetry for three species: the brown trout, the barbel and the chub, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commentons quelques-unes cet été.

16/07/2018

En la 7e époque de la nature : Buffon, premier penseur de l'Anthropocène

A la fin des années 1770, le grand naturaliste Buffon rédige un traité intitulé Les époques de la nature. Il y développe l'idée que la nature, loin d'être stable, exprime une dynamique intrinsèque, donc un changement permanent, et dès lors possède une histoire. De manière tout à fait novatrice, il note dans cet essai que la nature est entrée dans sa phase historique (la septième époque) où l'influence de l'homme devient la première force agissante : "l'état dans lequel nous voyons aujourd'hui la nature est autant notre ouvrage que le sien". Buffon s'intéresse même, dans les pages les plus spéculatives, aux moyens de changer la température du globe... Ses idées sont d'une étonnante actualité puisque les scientifiques du monde entier débattent aujourd'hui sur l'opportunité de renommer notre ère géologique l'Anthropocène, en référence à l'omniprésence des effets de l'action humaine sur l'environnement physique, chimique et biologique. A 250 ans de distance et alors que les enjeux écologiques s'imposent comme une grande interrogation de ce siècle, la pensée de Buffon nous invite encore et toujours à questionner ce que nous nommons la nature, et ce que nous cherchons en elle. 



Voici les premières lignes de l'essai de Buffon sur Les époque de la nature,  où le penseur identifie les "variations" , les "altérations", les "combinaisons nouvelles" et les "mutations" comme étant non pas des accidents isolés, mais des forces constitutives de la nature :
"La nature étant contemporaine de la matière ,de l'espace et du temps, son histoire est celle de toutes les circonstances, de tous les lieux, de tous les âges : et quoiqu'il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s'altèrent ni ne changent , et que dans ses productions , même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même , puisqu'à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l'observant de près on s'apercevra que son cours n'est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu'elle admet des variations sensibles, qu'elle reçoit des altérations successives, qu'elle se prête même à des combinaisons nouvelles , à des mutations de matière et de forme ; qu'enfin, autant elle paraît fixe dans son tout , autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l'embrassons dans toute son étendue , nous ne pourrons douter qu'elle ne soit aujourd'hui très-différente de ce qu'elle était au commencement & de ce qu'elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers que nous appelions des Epoques. 
La nature s'est trouvée dans différents états : la surface de la Terre a pris successivement des formes différentes ; les cieux même ont varié , et toutes les choses de l'univers physique font comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives. Par exemple, l'état dans lequel nous voyons aujourd'hui la nature, est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins , à nos désirs; nous avons fondé, cultivé, fécondé la Terre : l'aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l'invention des arts. L'âge d'or de la morale , ou plutôt de la fable, n'était que l'âge de fer de la physique et de la vérité. 
Après avoir fait la somme de ses réflexions, observations et hypothèses (dont certaines se sont bien sûr révélées fausses au regard des progrès ultérieurs de la science moderne) sur les témoignages des changements dans la nature, Buffon achève l'ouvrage par la "septième et dernière époque", soit "lorsque de la puissance de l'homme a fécondé celle de la nature".

Fidèle à son siècle progressiste, le naturaliste y dresse l'éloge de l'action bénéfique des sciences et des arts à travers les siècles, sur fond d'une anthropologie artificialiste où l'être humain se destine dès les premiers âges à la maîtrise d'une nature hostile:
"Les premiers hommes , témoins des mouvements convulsifs de la Terre  encore récents et très fréquents, n'ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations , chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants fur une terre qui tremblait sous leurs pieds , nus d'esprit et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces , dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie ; tous également pénétrés du sentiment commun d'une terreur funeste , tous également pressés par la nécessité, n'ont -ils pas très-promptement cherché à se réunir d'abord pour se défendre par le nombre , ensuite pour s'aider et travailler de concert à se faire un domicile et des armes?" 
Si la nature est destinalement transformée par l'espèce humaine dans l'esprit de Buffon, son propos n'est pas exempt d'un idéal de cosmopolitisme paisible et de modération des désirs en ce qui regarde les rapports entre les hommes et les sociétés :
 "Il a fallu six cents siècles à la Nature pour construire les grands ouvrages, pour attiédir la terre, pour en façonner la surface et arriver à un état tranquille ; combien n'en faudrait-il pas pour que les hommes arrivent au même point et cessent de s'inquiéter , de s'agiter et de s'entre-détruire? Quand reconnaîtront-ils que la jouissance paisible des terres de leur patrie suffit à leur bonheur? Quand seront-ils assez sages pour rabattre de leurs prétentions, pour renoncer à des dominations imaginaires, à des possessions éloignées, souvent ruineuses - ou du moins plus à charge qu'utiles" 

La nature est histoire car elle est dynamique. Cette idée nous est désormais familière, puisque nous disposons de représentations vulgarisées de l'histoire de l'univers depuis le Big Bang, de l'histoire de la Terre depuis l'apparition du système solaire ou de l'histoire de la vie depuis ses origines. Mais à l'époque de Buffon, les représentations fixistes d'un monde créé dans sa perfection par dieu sont encore répandues, selon une vision aristotélicienne reprise par le christianisme. De même, l'idée que l'homme est l'agent créateur des formes de la nature répond à un idéal de maîtrise et de domination posé avant Buffon (Bacon, Descartes), mais Buffon est parmi les premiers à reconnaître que cet idéal est déjà réalisé.

Aujourd'hui, les conséquences de l'historicité de la nature, de sa dimension dynamique et de son caractère humanisé sont-elles pleinement tirées? Rien n'est moins évident. Nous aimons le confort des choses prévisibles, nous construisons aisément des représentations d'un monde stable et d'un ordre référentiel. Il subsiste ainsi de manière diffuse l'idée que la "vraie" nature est celle qui peut, pourrait ou aurait pu se déployer sans l'homme, hors de l'influence humaine. Et, par un jugement moral tout à fait inverse de celui de Buffon et des Lumières, l'idée que cette nature "brute" ou sauvage serait bonne, l'humanité étant plutôt mauvaise.

Aujourd'hui, des scientifiques ont proposé que l'époque géologique présente soit nommée Anthropocène (au lieu de la dénomination encore officielle de Holocène, soit la période suivant la dernière grande glaciation et correspondant aux 10 000 dernières années). Leur argument est que l'homme est devenu la première force agissante sur l'évolution de la Terre et que les impacts de l'homme survivront dans les strates géologiques futures. On peut considérer à bon droit que Buffon, dans ses Epoques de la nature, fut le premier penseur de l'Anthropocène.

Référence : Buffon, Georges Louis Leclerc (1780), Les époques de la nature, Imprimerie royale, Paris, 265 p

Illustration : extrait de la remarquable "Visite 360°" de la forge de Buffon, réalisée par Xavier Spertini, photographe

La grande forge de Buffon : 250 ans
La Grande Forge de Buffon fête cette année le 250e anniversaire de sa fondation, en 1768. Elle est le symbole de l'intérêt de Buffon pour les questions industrielles, particulièrement le travail du fer. Mais elle est aussi un symbole de la maitrise de la terre, du feu et de l'eau qui nourrit les méditations de Buffon lorsqu'il rédige Les époques de la nature, dans les années 1770. Un site à découvrir pour sa grande beauté et sa riche histoire. Renseignement, réservation : site de la Grande Forge
A visiter également dans la région : l'abbaye de Fontenay et sa forge médiévale, qui fête les 900 ans de sa fondation.

15/07/2018

La tropicalisation des fleuves français (Maire et al 2018)

Analysant 35 chroniques à long terme de surveillance des populations de poissons à l'amont et à l'aval de centrales nucléaires sur les fleuves français, des chercheurs mettent en évidence un phénomène de "tropicalisation" : les espèces des latitudes plus méridionales croissent plus vite que les espèces septentrionales. Autre découverte : contrairement aux idées reçues, la biomasse a augmenté de 400% et la biodiversité pisciaire de 50% entre 1980 et 2015. Voilà qui nourrit quelques réflexions sur nos objectifs écologiques en rivière.

Anthony Maire et ses collègues ont étudié les données à long terme sur les assemblages de poissons de plusieurs grands cours d'eau français recueillis dans le cadre de la surveillance réglementaire hydro-écologique de 11 centrales nucléaires (Loire, Meuse, Rhin, Rhône, Seine, Vienne). Ces données ont été recueillies entre une à quatre fois par an, par protocoles normalisés de pêche électrique. Ces 35 séries temporelles couvraient une période de 18 à 37 ans (s'achevant toutes jusqu'en 2015 dans le cadre de l'étude). L'abondance des 40 espèces de poissons échantillonnées a été standardisée pour obtenir une valeur de capture par unité d'effort (CPUE) soit le nombre d'individus échantillonnés pendant 20 minutes de pêche. C'est un proxy de l'abondance (boimassse). Pour chaque espèce, les CPUE ont été moyennées par année biologique (de juillet à juin de l'année prochaine), sur la base de la plupart des dates d'éclosions de cyprinidés.


Sur 35 points de mesure, hausse de la biomasse (CPUE), de la biodiversité (species richness) et des espèces méridionales, baisse des espèces septentrionales (les tendances significatives du graphique sont celles dont l'intervalle de confiance ne passe pas par 0). Graphique issu de la conférence de Maire et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Dans l'intervalle étudié, les conditions hydrologiqueset thermique ont changé : "Nous avons trouvé une tendance significativement décroissante du débit moyen annuel et une tendance significativement croissante de la température moyenne pendant la période de reproduction de la plupart des espèces de poissons échantillonnées (d'avril à juin) sur la période 1980-2015 pour la Loire et le Rhône."

Concernant les poissons : 

"Lorsque nous avons appliqué notre cadre de méta-analyse pour identifier les changements dans les CPUE des 21 espèces les plus communes au cours de la période étudiée, nous avons constaté que la CPUE de 2 espèces (ie Lepomis gibbosus et Scardinius erythrophtalmus) diminuait significativement. tandis que ceux de 11 espèces (par exemple Rhodeus amarus et Pseudorasbora parva) ont considérablement augmenté. Les tendances de la CPUE des 8 autres espèces n'étaient pas significatives mais ont tendance à augmenter pour 3 espèces et à diminuer pour 5 espèces.

Les méta-analyses réalisées sur des séries temporelles de métriques d'assemblage pour les 35 stations étudiées ont montré des augmentations fortes et significatives de la CPUE totale et de la richesse spécifique entre 1980 et 2015, respectivement 400% et 50% en moyenne. Ces changements ne s'accompagnaient pas de tendances significatives de l'uniformité, de la proportion d'espèces d'eau chaude et de l'abondance relative des espèces non indigènes. D'autre part, nos analyses ont mis en évidence une diminution et une augmentation significatives de l'abondance relative des espèces du nord et du sud (espèces dont l'aire géographique moyenne latitudinale est située au nord ou au sud de la station échantillonnée, respectivement)."

Discussion
La hausse de la biodiversité (richesse spécifique) et de la biomasse (CPUE) depuis les années 1980 va à l'encontre de certaines affirmations contemporaines selon lesquelles tout le vivant serait en phase accélérée de dégradation en France. Il convient d'être précis sur les gagnants et les perdants des évolutions récentes, surtout dans un domaine où l'on a organisé trop longtemps la confusion entre des attentes de pêcheurs et des enjeux de milieux aquatiques. Il convient aussi de se rappeler que l'écologie (scientifique) dispose d'encore peu de données longues de qualité, et sur trop peu d'espèces: les constats, les hypothèses comme les modèles évoluent donc au gré du renforcement du corpus de ces données.

Sur des grands fleuves, la découverte d'Anthony Maire et ses collègues n'est pas tellement étonnante concernant la biodiversité : les travaux du PIREN sur la Seine avait par exemple montré que le fleuve a gagné en diversité depuis un siècle, le nombre d'espèces introduites par l'homme excédant largement celui des espèces disparues (cf aussi Belliard 2016, référence ci-dessous). Mais tout le monde n'est pas d'accord sur la valeur d'un tel gain de richesse spécifique : cela pose à nouveau la nécessité de préciser ce que l'on entend par biodiversité, et donc les objectifs des politiques environnementales. Veut-on dépenser des sommes conséquentes d'argent public pour revenir à des assemblages de poissons du passé... même quand on observe un gain d'espèces, fussent-elles d'origine exotique pour certaines? Et quel passé devrait faire référence au juste, pour quelles raisons? Ces questions exigent que le gestionnaire en débatte avec les citoyens, qui ont leur mot à dire sur les finalités de l'action publique et les services rendus par elle.

Quant au phénomène de tropicalisation, il rappelle qu'au cours de ce siècle, le changement climatique devrait devenir peu à peu le facteur de premier ordre d'évolution du vivant, en particulier si les hypothèses hautes d'émission carbone et de sensibilité climatique se vérifient. C'est le chemin que nous prenons pour le moment. Ce changement climatique intervient à une échelle temporelle rapide de quelques décennies à quelques siècles, qui est aussi l'horizon de réflexion des chantiers de restauration de rivière. Cela ne pose qu'avec plus d'acuité le question de la finalité, de la durabilité et de l'efficacité de ces restaurations : les conditions hydrologiques, thermiques et finalement biologiques de la seconde moitié du siècle risquent d'être fort différentes de celles où se tiennent aujourd'hui des travaux.

Référence : Maire A et al (2018), Long-term trend analyses of fish assemblages in large French rivers. Analyse des tendances long-terme des communautés de poissons des grands fleuves français, Conférence Integrative Sciences Rivers 2018.

Les 3e rencontres internationales Integrative Rivers (4-8 juin 2018), à l’Université Lyon 2, ont donné lieu à de nombreuses présentations d'équipes de chercheurs et gestionnaires, dont certaines apportent des perspectives intéressantes. Nous en commenterons quelques-unes cet été.

A lire sur ce thème
Histoire des poissons du bassin de la Seine, une étude qui réfute certains préjugés (Belliard et al 2016)
Quelles priorités pour la conservation des poissons d'eaux douces? (Maire et al 2016)

13/07/2018

Nicolas Hulot répondra-t-il aux observations du député Sébastien Jumel sur la destruction du patrimoine hydraulique?

Le député Sébastien Jumel (Seine-maritime) vient de poser une question remarquablement précise à Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire. L'intervention du parlementaire pointe des dysfonctionnements observés dans l'interprétation de la loi et la gestion des ouvrages hydrauliques par l'administration. Le ministre de l'écologie va-t-il répondre aux remarques qui lui sont adressées? Ou va-t-il, comme ce fut fait récemment avec une certaine légèreté,  adresser au député Jumel de vagues promesses sur une future prise en compte des moulins et autres ouvrages d'intérêt dans les choix de continuité? Cela fait quatre ans que les parlementaires de tous bords s'indignent de la version destructrice de la continuité écologique et exigent un changement de cap de l'administration sur le sujet, plusieurs amendements de protection du patrimoine historique et du potentiel énergétique des rivières ayant été votés. Mais finalement... qui fait la loi en France? Les représentants élus des citoyens, ayant le pouvoir législatif car dépositaires de la volonté générale, ou les fonctionnaires non élus des bureaucraties ministérielles et des agences de l'eau, censément chargés d'exécuter les lois et non pas de les ré-interpréter à leur goût? L'attitude gouvernementale est intenable et Ségolène Royal l'avait compris en demandant que cesse toute casse d'ouvrages suscitant une opposition. Nicolas Hulot doit se prononcer sans délai sur cette question.



Le texte de la question :

M. Sébastien Jumel attire l'attention de M. le ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire, sur les risques qui pèsent sur les moulins de rivière français, liés à une législation ambivalente. Au nombre de 60 000, les moulins représentent le troisième patrimoine national, après les châteaux et les églises. Ancrés dans les territoires, ils constituent, d'une part, un maillage territorial important, et d'autre part, des ressources économiques et énergétiques non-négligeables.

Ce patrimoine est aujourd'hui menacé par une réglementation qui oscille entre une volonté de sauvegarder le patrimoine et un objectif de continuité écologique, entraînant le nécessaire effacement des ouvrages considérés comme des « obstacles ». Actuellement, la législation française fait écho à la directive-cadre sur l'eau (DCE) du 23 octobre 2000, qui a introduit au niveau communautaire le principe de continuité écologique, entendu comme « la libre circulation des poissons et de l'ensemble des organismes aquatiques ». Ce principe a été renforcé au niveau national par le biais de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006, qui entend assurer la continuité écologique des cours d'eau. À la lecture de ces textes, il n'est aucunement fait mention d'une quelconque incompatibilité entre réalisation du principe de continuité écologique et préservation du patrimoine, nécessitant une destruction des ouvrages. Pourtant, le 25 janvier 2010, la circulaire dite « Borloo » a opposé ces deux objectifs, menaçant de fait les quelques 20 000 moulins à eau français. Au nom de la continuité écologique, elle prône « l'effacement systématique », soit la destruction des ouvrages rompant cette continuité des rivières.

Les propriétaires de moulins, tout comme les associations de défense du patrimoine, se montrent aujourd'hui inquiets face à cette législation : ils ne s'opposent pas à la continuité écologique en tant que principe, mais bien à ses modalités d'application qu'ils jugent excessives. De plus, le caractère ambivalent et incertain de la législation a été accentué l'année dernière par l'adoption de la loi n° 2017-227 du 24 février 2017, qui permet aux propriétaires de moulins à eau de mettre en place une production électrique sur leurs ouvrages. Les propriétaires qui s'impliquent peuvent alors obtenir des dérogations aux aménagements de continuité écologique, conformément à l'article L. 214-18-1 du code de l'environnement. Néanmoins, la politique actuelle de continuité écologique tend à privilégier la destruction de ces sites, potentiellement exploitables, sur décision des directions départementales des territoires et de la mer (DDTM). Le rôle prépondérant des DDTM est d'ailleurs critiqué car il peut entraîner des inégalités dans l'application de la loi, selon les départements et l'interprétation qui en est faite. Elle complexifie également l'accès à la production hydro-électrique, avec des délais dépassant majoritairement les cinq années entre le début du projet et l'injection du premier kWh.

Alors que les préoccupations écologiques sont aujourd’hui au cœur des politiques publiques, il est primordial de permettre la préservation des moulins en capacité de produire de l'électricité : s'en passer serait contraire au souhait de développement des énergies renouvelables. Par conséquent, il souhaite connaître les intentions du Gouvernement concernant la conciliation entre continuité écologique, sauvegarde du patrimoine et développement de la petite hydroélectricité. De plus, il lui demande des réponses sur le coût public de la continuité écologique et de sa mise en œuvre, estimé à près de deux milliards d'euros, ainsi que sur l'indemnisation due par l'État pour les études et travaux relatifs aux moulins.

Source : Sébastien Jumel, 3 juillet 2018. Question N° 10078 au Ministère de la transition écologique et solidaire

Illustration : exemple de destruction d'ouvrage en cours malgré le référé de la commune. L'obsession de la continuité écologique a créé un acharnement administratif à détruire les ouvrages hydrauliques, ce qui provoque une division sans précédent des riverains et donne de l'action publique une image de dérive intégriste, où l'on veut imposer une (fantasmatique) "renaturation" contre l'avis des premiers intéressés. Croit-on que la gestion écologique des milieux aquatiques sort grandie et raffermie de telles méthodes? L'Etat pense-t-il que cette gouvernance opaque, verticale et autoritaire est encore tenable dans une démocratie où les citoyens ne supportent plus les projets inutiles et imposés de manière arbitraire?

11/07/2018

Un rapport sévère sur la politique française de l'eau et de la biodiversité

L'inspection générale des finances (IGF) et le conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) viennent de publier un rapport consacré à la gestion publique de l'eau et de la biodiversité en France. Il s'inscrit dans l'horizon "Action publique 2022", c'est-à-dire dans les réformes structurantes du fonctionnement de l'Etat. En mots choisis comme il sied à ce genre d'exercice, le rapport étrille la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie, pour sa gestion hasardeuse ayant accumulé les mesures en absence de vision, de priorité, de concordance des objectifs et des moyens. Le rapport acte un certain nombre de points que nous soulevions: le grand bazar dans les opérateurs de la biodiversité, l'échec prévisible dans l'atteinte des résultats de la directive cadre européenne sur l'eau, l'absurde entêtement des bureaucraties aquatiques françaises à refuser les outils disponibles de la DCE pour garantir un peu plus de réalisme économique, la nécessité de revoir la continuité écologique. Mais le rapport ne nettoie pas toutes les écuries d'Augias, tant s'en faut : le recours au centralisme et à l'autoritarisme (venant de Paris comme de Bruxelles) fait partie des problèmes, pas des solutions, car c'est notamment lui qui produit des mesures hors-sol où les citoyens peinent à trouver les bénéfices en face des coûts. Et ce rapport se construit autour de la mystérieuse alchimie des promesses publiques hexagonales: on va faire davantage… avec moins d'argent! Extraits


Un maquis d'opérateurs publics
Le rapport critique en particulier les conditions de création de l'Agence française pour la biodiversité (AFB), qui n'a pas intégré (en raison de la résistance de féodalités fonctionnariales) l'Office de la chasse et de la faune sauvage et qui n'a pas clarifié ses missions.

"Plus d’un demi-siècle sépare la création du premier parc national (1963) et des agences de bassin (1964) de celle de l’Agence française de la biodiversité (AFB) en 2017. Entre temps, la création du parc national de la Vanoise a été suivie par celle de neuf autres parcs, un onzième étant à l’étude depuis près d’une décennie. De plus, de nouveaux acteurs de ce qui est dorénavant dénommé la biodiversité ont été créés :
- l’Office national de la chasse (ONC), créé en 1972 pour encadrer la pratique de la chasse et qui a évolué en Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) en 2000 ;
- le Conservatoire de l’Espace littoral et des rivages lacustres (CELRL) en 1975 ;
- l’Atelier technique des espaces naturels (ATEN) en 1997 ;
- l’Agence des aires marines protégées (AAMP) et les parcs naturels marins en 2006 ;
- Parc nationaux de France (PNF) en 2006 ;
- l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) en 2007 ;
- l’Établissement public du marais poitevin (EPMP) depuis 2012 ;
Au total, après l’intégration de l’Onema, de PNF, de l’AAMP et de l’ATEN au sein de l’AFB, ce sont donc vingt établissements publics (six agences de l’eau, dix établissements publics de parcs nationaux, l’AFB, l’ONCFS, l’EPMP et le CELRL) qui sont chargés de la mise en œuvre, pour le compte de l’État, de la politique de l’eau et de la biodiversité.
Les moyens de ces structures sont regroupés dans le programme 113 piloté par la direction de l’eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de la transition écologique et solidaire. Pour conforme qu’elle paraisse aux dogmes lolfiens, cette présentation n’est pas globale et révèle le manque de cohérence de cette politique (…)
Au-delà, le nombre d’acteurs étatiques et la superposition des missions qu’ils exercent confèrent un manque de lisibilité à la conduite des politiques de l’eau et de la biodiversité"

Réduction structurelle des moyens publics dédiés à l'eau et la biodiversité sur le programme 113 de l'administration
Le rapport acte que l'Etat oublie durablement le principe de "l'eau paie l'eau", à la fois parce que la loi de finance prélève désormais dans la trésorerie des agences de l'eau et parce que ces agences (et non plus le budget central) doivent financer l'AFB. Pour la période 2019-2024, le plafond des redevances "eau" est fixé à 2,105 milliards d'euros. Il s'agit d'un plafond dit mordant : au-delà de ce plafond, tout sera reversé à l'Etat. Cela correspond à une réduction de 20% du budget des agences (inégalement répartie entre elles)

"Aujourd’hui, la politique de l’eau et de la biodiversité se retrouve ainsi contrainte par la réduction des moyens humains disponibles et par les règles de financement des opérateurs retenues par la loi de finances pour 2018 :
- débudgétisation des subventions pour charges de service public antérieurement versées par le programme 113 aux établissements publics de parcs nationaux, à l’ONCFS et à l’AFB, remplacées par une contribution annuelle des agences de l’eau (cf. figure 1), le caractère purement comptable de cette pratique étant d’autant plus explicite qu’aucun objectif, ni de résultats, ni de moyens ne sont définis entre les agences, l’AFB et l’ONCFS ;
- abaissement, de 2,3 à 2,1 Mds€ du plafond annuel de redevances des agences de l’eau à partir de 2019, date d’engagement du XIème programme pluriannuel d’interventions (2019-2024), en intégrant à ce plafond devenu «mordant» les contributions annuelles aux opérateurs de l’eau et de la biodiversité, qui en étaient exclues antérieurement."

Mise en oeuvre trop présomptueuse de la DCE
Le rapport souligne (sur la base d'une observation déjà ancienne) que les opérateurs pouvaient définir des masses d'eau fortement anthropisées (à moindre enjeu, car changées de longue date du régime naturel) et demander des exemptions pour coûts disproportionnés de mise en conformité à la DCE. Mais ils ne l'ont pas fait, ou très peu. A quoi bon poser des objectifs dénués de réalisme, au risque d'avoir des contentieux et de demander l'impossible aux riverains ou usagers?

"Selon la mission interministérielle d’évaluation de la politique de l’eau conduite en 2013, la France se caractérisait alors par :
- un recours plus limité que d’autres pays au motif d'exemption pour coûts disproportionnés. La mission constatait que :
- cela conduisait notamment à relativement peu de reports à ce titre (par exemple, pour l'état écologique : 12 % contre 42 % au Royaume-Uni, 51 % en Autriche, 55 % aux Pays-Bas)41 ;
- « les exemptions pour objectifs moins stricts dans les SDAGE se limit[aient] à 0,5 % des masses d'eau42, ce qui par[aissait] très optimiste ».
- le principe de la DCE consistant à définir les coûts disproportionnés en analysant le rapport des coûts supplémentaires des actions engagées rapportés aux bénéfices supplémentaires avait laissé place en France à une analyse du rapport des coûts supplémentaires rapportés aux bénéfices totaux, moins favorable ;
- une faible utilisation des masses d'eau fortement modifiées (MEFM). Ces masses d'eau fortement modifiées constituaient, dans le cadre du premier cycle de plans de gestion, 7,5 % des masses d’eau superficielles en France, alors que la moyenne européenne est de 25 %, l'Allemagne ayant notamment qualifié ainsi la moitié de ses masses d'eau. La mission admettait qu’il était difficile, dans les bassins internationaux de faire la part dans les classements observés entre les causes « objectives », géographiques, et des approches différentes entre États membres et relevait que la désignation des masses d’eau comme « fortement modifiées » devait être réexaminée lors du deuxième cycle de la DCE (…)
Dans ces conditions, il apparaît nécessaire de mieux prendre en compte, dans les SDAGE, les possibilités d’exemptions notamment liées à l'identification de coûts disproportionnés éventuels. L’appréciation des coûts disproportionnés est d’autant plus importante qu’elle peut constituer un argument de demande de dérogations de délais et d’objectifs dans la mise en œuvre des mesures complémentaires de la DCE. Or, de nombreux d’interlocuteurs de la mission estiment difficilement tenable l’objectif de 100 % des masses d’eau en bon état en 2027, alors même que l’objectif de deux tiers des masses d’eau en bon état en 2021, retenu dans l’actuelle génération de SDAGE et déjà en retard de six ans par rapport aux objectifs du Grenelle de l’environnement, apparaît ambitieux."

Risque contentieux européen sur la DCE (après les eaux résiduaires urbaines et les nitrates)
Le manque de lucidité des opérateurs de l'eau et de la biodiversité sur la mise en oeuvre de la DCE conduit la France à risquer des mises en demeure et des amendes de la Commission européenne.

"Les risques à moyen terme concernent la non atteinte des objectifs de résultats. La défense consistant à dire qu’on a mis en œuvre les plans de gestion et les programmes de mesures mais que les résultats tardent à venir, risque de trouver assez vite sa limite, si des résultats plus probants ne sont pas obtenus, notamment en matière de pollutions diffuses. S’il est très difficile de chiffrer précisément ce risque contentieux, il paraît en revanche de l’ordre de grandeur de celui qui avait été évalué sur les eaux résiduaires urbaines (quelques centaines de millions d’euros).
À cet égard, il convient de rappeler que la DCE indique que le bon état des eaux dans l'Union européenne (bon état écologique et chimique pour les eaux de surface, bon état quantitatif et chimique pour les eaux souterraines) doit être atteint en 2015 (avec des dérogations possibles jusqu’en 2027) sauf si les «plans de gestion» (SDAGE) démontrent masse d’eau par masse d’eau qu’ils ne peuvent jamais l’être, ou pas à cette échéance."

Continuité écologique: des objectifs ambitieux non atteints, la définition des ouvrages prioritaires à revoir 
Evoquée dans le cadre du seul plan anguille, la continuité écologique accumule des retards. Les rapporteurs notent la forte résistance des moulins et suggèrent de revoir la définition et le nombre des ouvrages prioritaires. Mais le rapport manque là-dessus l'essentiel : le gigantesque raté de la DEB n'est pas dans le plan anguille, mais dans la liste 2 de l'article L 214-17 CE de la loi de 2006, où les fonctionnaires centraux ont laissé les services déconcentrés classer 20 000 ouvrages à traiter en 5 ans, sommet d'irréalisme et d'autoritarisme ayant décrédibilisé l'action publique.

"S’agissant de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, la France avait inscrit dans son plan de gestion un objectif d’effacer ou aménager 1 555 ouvrages dans les zones prioritaires [du plan anguille].
Comme l’indique le rapportage, ces objectifs très ambitieux n’ont pas été atteints, même si l’action menée est exemplaire au niveau européen. Les difficultés sont techniques et économiques (coûts de construction et d’entretien élevés des « passes à poissons ») ou d’acceptation sociale (opposition des associations de protection des moulins contre les projets d’effacement de barrage). D’une part, il apparaît que la définition et le nombre d’ouvrages prioritaires mériteraient d’être actualisés. D’autre part, le rapportage pour chaque bassin n’est pas totalement homogène, mais il en ressort qu’en 2015, de l’ordre de 18 % des ouvrages étaient transparents (effacés ou équipés), 15 % des ouvrages faisaient l’objet d’études et de concertations avec le propriétaire. Il resterait à agir sur près de deux-tiers des ouvrages.
Il reste nécessaire de poursuivre l’action pour éviter un risque contentieux européen."



Pour le reste :
  • le rapport préconise le retrait public progressif du "petit cycle de l'eau" (assainissement, pluvial) qui va relever entièrement de la compétence des  intercommunalités et métropoles (ou leurs EPCI, les syndicats de bassin), à charge pour les collectivités de refléter dans le prix de l'eau le coût des mises aux normes réglementaires. Mais la ruralité ne pourra pas suivre (beaucoup de linéaires de réseaux et de non collectifs, faible assiette fiscale, faibles revenus des ménages par rapport à la moyenne nationale). 
  • la fiscalité de l'eau est censée mieux refléter les impacts selon le principe pollueurs-payeurs (aujourd'hui, ce sont les particuliers qui paient le plus gros des taxes). Il est émis l'hypothèse d'une nouvelle taxe pour artificialisation (mais alors que la taxe Gemapi fait déjà des remous, et que la politique générale du gouvernement est à la réduction de la pression fiscale, cette option est loin d'être concrétisée);
  • les régions devraient devenir chef de file des politiques de biodiversité, ce qui est déjà inscrit dans la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 («Maptam») et la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 («NOTRe») - mais le rapport ne dit rien de clair sur ce que cela implique pour la fonction publique territoriale et son financement, ni sur la superposition avec les services déconcentrés des fonctions centrales;
  • concernant l'avenir de l'AFB et des autres opérateurs, le rapport fait 5 scénarios (dont 3 sont préférés) selon le niveau de fusion des structures publiques et selon le degré de séparation entre fonction de connaissance-expertise et fonction de police de l'environnement (notre préférence va à la fusion de l'ONCFS dans l'AFB avec un rôle de connaissance, aujourd'hui défaillante, la fonction de police et de contrôle réglementaire n'ayant pas vocation à être confondue avec l'expertise scientifique et technique); 
  • pour le XIe programme 2019-2024 des agences de l'eau, les aides à la continuité écologique seront maintenues car inscrites dans le "grand cycle", qui a désormais la priorité (et l'aurait plus encore dans le XIIe programme). Les fonctionnaires des agences de l'eau n'auront donc probablement pas l'argument du manque de moyens pour la continuité écologique : il est alors impératif d'exiger dès à présent et partout le financement public des solutions "douces" de continuité avec l'arrêt immédiat de la prime à la casse des ouvrages hydrauliques. Si les agences refusent et persistent à surfinancer l'effacement en rendant impossibles car insolvables les autres options, la situation sera favorable à des contentieux judiciaires contre les programmes d'intervention et contre les interprétations non légales des SDAGE. Nous reviendrons prochainement sur ce point en détail, puisqu'une action inter-associative est coordonnée à ce sujet. 

Conclusion
Comme le devinent les riverains observant la gabegie d'argent public à tous les niveaux, ce rapport reste bien en deçà du besoin de rigueur, d'efficacité et de transparence dans la politique de l'eau. Il est aussi un rapport émanant de l'administration centrale, en cela incapable de remettre en cause un noeud du problème : la dérive de l'Etat français lui-même (et de cet Etat dans ce qu'il négocie avec la commission européenne et le conseil des Etats de l'UE), épuisant tous les acteurs, alourdissant sans cesse les normes et les procédures, creusant l'écart irréaliste entre les annonces grandiloquentes et les maigres moyens financiers pour les satisfaire, produisant des coûts souvent évitables par une agitation permanente avec une multiplication des structures, des plans, des schémas et un manque d'évaluation objective des problèmes rencontrés dans la mise en oeuvre des programmations.

Ces politiques environnementales doivent gagner en maturité et en stabilité, garantir la solvabilité économique de toute nouvelle avancée normative, relocaliser leur conception en partant du terrain et des attentes (éviter les diktats sous-informés de Paris et de Bruxelles), construire les objectifs sur des preuves scientifiques solides et des prédictions robustes, respecter et horizontaliser l'ensemble des parties prenantes (fonctionnaires, élus locaux, associatifs, usagers, riverains) dans la construction des décisions à partir de la base.

Il paraît probable que ce quinquennat devra adopter une loi sur l'eau pour réactualiser les enjeux de la DCE 2000 (et des nouvelles directives adoptées depuis), de la LEMA 2006, de la loi de biodiversité de 2016, des évolutions territoriales récentes (NOTRe, Maptam). Les associations et collectifs riverains devront veiller à informer les parlementaires des enjeux à régler à cette occasion. Avec à l'esprit cette évidence : la gestion de l'eau a besoin d'une démocratie participative, pas d'une république autoritaire.

Référence : Rapport CGEDD n°011918-01 et IGF n°2017-M-082-02 (2018), L’avenir des opérateurs de l’eau et de la biodiversité, 543 p.

07/07/2018

Biodiversité, bio-intégrité et dimension politique des indicateurs écologiques

Nicolas Hulot et le gouvernement viennent d'annoncer un plan de protection de la biodiversité. L'objectif est de rendre cette question de la biodiversité aussi importante que celle du climat dans l'esprit des citoyens et dans les choix publics. Cette actualité nous donne l'occasion de revenir sur la confusion fréquente entre la biodiversité et la bio-intégrité : la première concerne au premier chef la diversité des espèces d'un milieu actuel, incluant l'effet des influences humaines dans l'histoire, quand la seconde se réfère à un certain état pré-humain de la nature posé comme référence (de conservation) ou comme objectif (de restauration). Ce n'est pas la même chose. Le choix des indicateurs écologiques est à un certain degré un choix politique, qui aura en dernier ressort des conséquences sur le cadre de vie des citoyens. On doit donc garantir à ce sujet un débat démocratique de bonne qualité, sans confiscation par l'autorité d'une parole savante et sans choix arbitraire pour telle ou telle approche du vivant. Les citoyens doivent désormais penser leur rapport à la nature et en discuter : cette réflexivité nourrira des politiques environnementales plus informées et plus justes.


La biodiversité ou diversité biologique a de multiples définitions. La plus communément employée reste la richesse spécifique, c'est-à-dire le nombre d'espèces différentes. On peut mesurer cette diversité à échelle d'un site (alpha), entre deux sites (bêta) ou dans une région (gamma). Des calculs permettent d'apprécier la structure de cette richesse spécifique, par exemple de pondérer les effets de dominance d'une espèce en tenant compte du poids démographique des autres espèces dans la diversité totale (équitabilité).

La bio-intégrité ou intégrité biologique renvoie à une idée différente. Le terme est apparu aux Etats-Unis au début des années 1970, à l'époque où naissait la biologie de la conservation. L'idée maîtresse de la bio-intégrité est d'évaluer un milieu (par ses espèces et ses habitats) selon qu'il se rapproche de conditions originelles (pré-humaines) de peuplements et de fonctions. On mesure donc un écart entre le milieu que l'on étudie et le même milieu dans une situation de référence (intègre ou quasi-intègre, dite aussi "pristine"). La bio-intégrité suppose donc une standardisation préalable de la référence.

Ces deux approches illustrent des conceptions différentes du vivant. La biodiversité est neutre de toute référence : si un milieu a davantage d'espèces qu'un autre, il est plus riche, quand bien même ce milieu résulterait de l'action humaine ou quand bien même certaines espèces y auraient été introduites à diverses époques. La bio-intégrité est en revanche normative: dans sa conception, elle présuppose qu'un état non-humanisé de la nature forme un idéal, un objectif (ce dont il serait mauvais de s'éloigner, ce vers quoi il serait bon de tendre).

Il se peut que la biodiversité et la bio-intégrité coïncident, c'est-à-dire que le milieu le plus proche des conditions pré-humaines soit aussi le plus riche en espèces. C'est souvent le cas, mais ce n'est en rien garanti. En fait, de nombreuses actions humaines sont neutres (et parfois favorables) pour la diversité bêta et gamma. Si l'on crée une prairie dans une forêt, l'ensemble forêt-prairie sera (probablement) plus riche que la forêt seule. Si l'on crée un étang sur une rivière, l'ensemble étang-rivière sera (probablement) plus riche que la rivière seule.  On ajoute un nouveau milieu qui n'existait pas, ce milieu a de bonnes chances d'être colonisé par des espèces qui lui sont adaptées, et qui pourront être différentes de celles du milieu originel.

Les spécialistes ne sont pas tous d'accord à ce sujet – un spécialiste prétendant le contraire veut souvent affirmer l'hégémonie de sa propre vision de choses! Depuis les années 2000, les biologistes et les écologues discutent ainsi de ce qu'il est nécessaire de conserver dans la nature, de la possibilité d'intégrer son caractère dynamique et évolutif, des raisons pour lesquelles nous devrions la conserver (la valeur intrinsèque de la diversité, les services rendus par les écosystèmes), de la manière d'aborder les évolutions biologiques et écologiques de plus en plus nombreuses induites par l'homme (les nouveaux écosystèmes anthropisés), de la meilleure façon d'évaluer la diversité et de la place à réserver ou non aux espèces indigènes, de la construction et du sens des "états de référence", de la manière dont le non-humain est apprécié dans certains choix d'aménagement écologique, etc.

Ces débats ne sont pas simplement théoriques et ne doivent pas être réservés à des spécialistes : ils intéressent aussi bien les citoyens et leurs élus. Depuis ses origines, l'écologie de la conservation se construit dans une logique d'intervention : la société devrait agir dans une certaine direction pour préserver le patrimoine vivant. Mais cette direction, c'est alors à la société tout entière de la poser, pas seulement à des savants (ni des administratifs).

Le choix des indicateurs du vivant comporte ainsi une dimension politique (non scientifique en soi) qu'il faut apprendre à reconnaître et qu'il convient de poser dans la discussion démocratique.

Car ces choix ont des conséquences. On le voit très bien dans la question des moulins et autres ouvrages hydrauliques. Les tenants de la bio-intégrité vont considérer qu'une bonne rivière est de toute façon une rivière débarrassée de toute retenue, barrière et diversion artificielles, car ces créations humaines n'appartiennent pas au fonctionnement antérieur et "intègre" de la rivière. Les tenants de la biodiversité vont plutôt s'attacher à regarder comme fonctionne le système anthropisé actuel, à vérifier quelles espèces gagnent ou perdent dans ce nouvel état de la rivière, à évaluer sur cette base si une action est requise ou non.

Préserver la biodiversité est désormais une idée partagée par de nombreux citoyens  : tant mieux, mais le débat sur les fins et les moyens ne fait que commencer.

Illustration : hautes eaux au Lac du Der (Champagne, France), Pline, travail, personnel, CS-SA 3.0. Le lac du Der est un exemple souvent avancé par l'hydrobiologiste Christian Lévêque pour montrer la complexité des questions écologiques. Construit dans les années 1960 et 1970 pour protéger Paris des inondations en régulant la Marne, ce lac est un habitat artificiel qui a certainement noyé des habitats naturels plus variés. Mais le lac est aussi classé en  Réserve nationale de chasse et de faune sauvage, en zone spéciale de conservation Natura 2000 et avec d'autres sites de la Champagne humide en site Ramsar et ZICO du fait de la richesse exceptionnelle de l'avifaune. Alors, aurait-il fallu s'opposer à la création de la retenue au nom de l'écologie? Faudrait-il au nom de la même écologie réclamer aujourd'hui son démantèlement et le retour à un état antérieur? Ces questions se posent à toutes les échelles, y compris pour des canaux, des étangs et plans d'eau, des aménagements de berges, des moulins... Voilà pourquoi aucun chantier en rivière aménagée ne devrait être engagé sans commencer par un inventaire sincère de la biodiversité et de la fonctionnalité du système en place, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui. La mauvaise information nourrit la mauvaise décision, en écologie comme ailleurs.

06/07/2018

Le lobby pêche et le ministère de l'écologie s'autocongratulent sur la destruction des barrages de la Sélune

Nicolas Hulot n'a jamais daigné répondre aux 1300 élus, 350 associations, 12 fédérations et syndicats qui ont déposé un appel à moratoire sur la destruction des ouvrages hydrauliques au début de cette année, sans parler de recevoir leurs représentants. Mais le ministre a reçu promptement les apparatchiks de la fédération de la pêche en France en les assurant de son engagement à détruire les barrages de la Sélune, dans la Manche. Après avoir affirmé devant les sénateurs que cette dépense de 50 millions € pour 1300 saumons serait une très bonne affaire économique, le secrétaire d'Etat Sébastien Lecornu prétend maintenant que la vallée de la Sélune remercie l'Etat de faire venir les bulldozers pour détruire le cadre de vie local et des barrages en état de fonctionner, rendant de nombreux services. On croit rêver. Vous avez dit "nouveau monde"? Cette manière opaque et clientéliste de faire de la politique est rétrograde. Elle insulte les riverains, qui ne manqueront pas de demander aux parlementaires de jouer leur rôle démocratique de contrôle des choix du gouvernement.



La FNPF (Fédération nationale de la pêche en France) tenait le 18 juin 2018 son congrès annuel. Voici les extraits des discours de son président et du secrétaire d'Etat à l'écologie.

Claude Roustan, président de la fédération de pêche:
"Sur la continuité écologique, l’an dernier, j’émettais le souhait que la nouvelle équipe gouvernementale mette fin à quelques années de doutes et de recul sur les outils de protection des milieux aquatiques et notamment, la continuité écologique. À l’occasion de notre rencontre en juillet dernier avec le ministre d’État, nous avions demandé à Monsieur Nicolas Hulot de mettre fin à la doctrine calamiteuse qui a prévalu pendant 5 ans au sein de ce ministère, en particulier depuis sa suspension de l’effacement des barrages de Vezins et de la Roche Qui Boit dans la Manche. Cette suspension par la ministre de l’époque, Madame Ségolène Royal, était accompagnée d’un propos inapproprié qui nous a beaucoup contrariés. Ces propos, je les cite : « On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons. » En une seule phrase, elle a bouleversé tous les équilibres que nous avions trouvés sur ce sujet et remis en cause plusieurs accords. Dans la foulée, des moulins ont été érigés en exception à la continuité écologique."

Sébastien Lecornu, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire:
"La Sélune : merci pour vos remerciements publics puisque j'ai dû porter la décision y compris en tant qu'élu normand, auprès d'un certain nombre de collègues de la Manche. La question de la Sélune était devenue un serpent de mer, sans mauvais jeu de mots, qui durait depuis maintenant plus de dix ans et sur lequel il fallait décider et trancher. C'est ce que nous avons fait avec un peu de courage parce qu'il a fallu porter auprès des élus locaux, d'acteurs qui se sont engagés sur ces questions-là depuis longtemps, une décision claire. Au final, nous avons été remerciés par tout le monde, puisque le statu quo et la non-décision étaient devenus source de mépris pour le territoire et pour celles et ceux qui étaient engagés dans ce dossier, quelles qu'en soient les positions."

Nous observons que :


Le mépris du ministre Hulot pour la concertation avec ceux qui ne partagent pas ses vues devient de plus en plus manifeste. Et inacceptable. Nous incitons donc tous les propriétaires et riverains à s'en plaindre à leurs parlementaires, dont le rôle est de contrôler la bonne exécution des lois par le gouvernement et de s'assurer de l'écoute de la société par ses représentants et son administration. Il n'est pas question de laisser une minute de répit au ministre et à ses secrétaires d'Etat tant que durera le scandale de la destruction des ouvrages hydrauliques, symbole de l'indifférence des bureaucraties et des lobbies face aux attentes des citoyens pour protéger leur cadre de vie.

Quant au lobby pêche, qui profite encore de son congrès 2018 pour réclamer le droit de tirer des cormorans, son rapport à l'écologie est ténu, pour ne pas dire plus. Une activité fondée sur le stress et la prédation des animaux peut avoir une légitime sociale, mais ses motivations premières n'ont rien à voir avec la protection de l'environnement. L'engagement des minorités actives de pêcheurs de salmonidés pour la casse agressive des ouvrages hydrauliques est quant à lui inacceptable. La réponse riveraine la plus simple à apporter est de refuser désormais l'accès des pêcheurs aux berges sur toutes les rivières où leurs représentants officiels défendent et pratiquent la destruction des ouvrages hydrauliques (nous contacter pour la procédure à suivre). La rivière peut et doit se partager entre personnes tolérantes et ouvertes, certainement pas avec des usagers nuisibles et dogmatiques. Quant à la réponse politique, et puisque l'Etat a engagé une réflexion sur les opérateurs de l'eau et de la biodiversité, elle devrait être une séparation plus claire de la pêche comme loisir particulier et de la protection des milieux aquatiques comme mission publique, au lieu de la confusion actuelle entre l'halieutique et l'écologique. Et une ré-invention locale de la rivière comme bien commun, où les délibérations et décisions seraient nettement mieux partagées qu'aujourd'hui. Les choix autoritaires venant de la haute administration parisienne ou bruxelloise, avec quelques groupes d'influence à la manoeuvre aux côtés des politiques, nourrissent une crise de l'action publique dans laquelle les citoyens ne reconnaissent plus une capacité à maîtriser l'avenir de leur cadre de vie.

A signer, à diffuser :
Lettre-pétition à Nicolas Hulot pour stopper la destruction des ouvrages en rivière
Le courrier sera envoyé au ministre, en copie au Premier Ministre et à l'ensemble des députés et sénateurs, pour exprimer le refus massif de la destruction du patrimoine et du paysage des rivières au nom d'une approche précipitée et brutale de la continuité écologique.

05/07/2018

Les casiers Girardon du Rhône, des aménagements hydrauliques favorables au vivant (Thonel et al 2018)

Les casiers Girardon sont des structures installées en bord de Rhône à partir du XIXe siècle, afin de stabiliser les berges (alluvionnement) et de favoriser la navigation fluviale. Comme d'autres aménagements de type épis ou digues, ces casiers ont été considérés a priori comme des ruptures de continuité (latérale), ayant des effets négatifs sur le milieu. Or, comme le montre une équipe française de chercheurs, les casiers restés en eau et non végétalisés contribuent au contraire à la biodiversité du système fluvial, jouant le rôle de bras morts lentiques accueillants pour le vivant. Il y a donc intérêt à les conserver dans certains cas comme des "nouveaux écosystèmes" certes issus d'une artificialisation originelle, mais ayant acquis au fil du temps des propriétés écologiques d'intérêt. Cet exemple appuie la requête que porte notre association : mener une étude scientifique sur la biodiversité acquise des hydrosystèmes de moulins, d'étangs et de lacs, à l'heure où l'on fait disparaître un peu partout des aménagements anciens sans aucune évaluation sérieuse de leur faune, de leur flore, de leurs fonctionnalités et de leurs services écosystémiques.


Le plan Rhône a proposé la réactivation de la dynamique du fleuve, en particulier du travail d'érosion et d'inondation des berges correspondant à un fonctionnement sédimentaire plus naturel et à un enrichissement des écotones du lit majeur. Dans ce cadre, le démantèlement systématique des casiers Girardon a été envisagé comme une issue.

Maxine Thorel et ses 19 collègues, impliqués dans le diagnostic et le suivi scientifiques de ce plan Rhône, rappellent l'origine de ces casiers :

"Historiquement, les infrastructures d'ingénierie ont été développées principalement sur les parties basses et moyennes du Rhône au cours de deux périodes principales: (1) de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle lorsque la navigation a été favorisée; et du milieu à la fin du XXe siècle, lorsque la production d'hydroélectricité a impliqué une série de tronçons de dérivation, avec des canaux parallèles au chenal naturel du Rhône. La première période, qui concernait principalement le tronçon de 300 km de l'aval de Lyon à la mer Méditerranée, a impliqué la construction d'un système complexe de casiers Girardon de protection de berges. Des infrastructures submersibles longitudinales et latérales ont été construites dans le canal d'écoulement principal dans le but de rétrécir le chenal naturel et de concentrer le flux en le déconnectant des canaux secondaires. Les surfaces généralement rectangulaires, délimitées par les infrastructures, sont appelées "casiers Girardon". En une centaine d'années, la plupart de ces structures se sont remplies de sédiments et sont devenues terrestres, et elles ne remplissent plus leur rôle antérieur de pièges à sédiments." Toutefois une certaine proportion de ces casiers (environ 20%) sont toujours en eau aujourd'hui.

Des propositions pour enlever les casiers Girardon et restaurer les marges alluviales ont émergé après des inondations majeures au début des années 2000 (période de retour d'environ 100 ans dans le tronçon inférieur du Rhône). Mais les chercheurs rappellent que d'autres enjeux liés aux casiers sont aussi apparus concernant l'avenir de ces aménagements hydrauliques : "au fil du temps, d'autres fonctions et services écosystémiques (par exemple, les avantages de la végétation alluviale, le refuge des organismes riverains, la restauration, l'appréciation esthétique, la valeur des établissements humains ...) ont été inclus dans le débat public avec l'objectif de préserver les casiers Girardon. Par conséquent, il devenait nécessaire de déterminer et d'équilibrer les bénéfices et les risques liés à l'élimination des casiers".

Si les casiers terrestrialisés sont de faible intérêt écologique, il n'en va pas de même pour les casiers Girardon qui sont encore en eau. Une campagne de mesure de la diversité biologique a été organisée sur deux points, Le Péage-de-Roussillon (PDR) et Arles (ARL).

"La diversité α a été calculée pour 12 casiers distincts dans les stations PDR et ARL sur la base de la diversité des macro-invertébrés et du phytoplancton. Les deux sites présentaient des situations distinctes permettant l'examen de différentes perspectives de restauration. Les six casiers PDR étaient situés dans un tronçon de rivière contourné contrairement aux six casiers ARL, qui étaient situés directement dans le chenal principal. Les patrons de diversité alpha variaient parmi les casiers étudiés, allant de 13 à 42 espèces pour le phytoplancton et de 11 à 39 taxons pour les macro-invertébrés."

"Des valeurs plus élevées de β-diversité pour le phytoplancton et les macro-invertébrés ont été observées sur le site ARL, avec 45 espèces et 17 espèces respectivement, alors que le site PDR présentait un plus haut degré de similarité pour le phytoplancton (37,4 espèces) et les macro-invertébrés (15,4). Les systèmes d'épis du PDR présentaient un taux de renouvellement des espèces légèrement inférieur à celui d'ARL. Cependant, les deux sites présentaient une valeur assez élevée de β-diversité (…). Enfin, les assemblages de faune et de flore dans les casiers étaient dissemblables entre PDR et ARL. Cela contribue à la diversité globale entre les tronçons de la rivière. Différentes vitesses du courant, caractéristiques des substrats et connexions hydrologiques produisent une large gamme d'habitats et d'ensembles biologiques divers associés lorsque tous les champs d'épis sont analysés ensemble."

Il existe donc un intérêt écologique au maintien de ces casiers-là plutôt qu'à leur démantèlement, pourvu qu'un modèle de décision bien informé soit conçu. Les scientifiques concluent :

"Les casiers Girardon aquatiques sont des nouveaux écosystèmes, principalement lentiques, qui pourraient être considérés comme des bras morts écologiquement importants. De telles caractéristiques sont connues pour fournir des conditions de vie favorables à plusieurs organismes aquatiques tels que les amphibiens ou les poissons pendant l'ontogenèse (Tockner et al., 1998), ainsi que les macro-invertébrés et le phytoplancton comme démontré dans notre étude."

Discussion
Le travail de Maxine Thonel et de ses collègues s'inscrit dans un mouvement prenant de plus en plus de vigueur en écologie de la conservation : la prise en compte des "nouveaux écosystèmes", c'est-à-dire des écosystèmes résultant d'une action humaine passée dont le but n'était pas l'environnement, mais dont la faune et la flore ont finalement profité (voir par exemple Backstrom et al 2018).  Un travail similaire sur le rôle des épis hydrauliques dans la biodiversité (des trichoptères) vient de paraître sur le bassin de l'Oder (voir Buczynnska et al 2018)

Les chercheurs français font observer : "les directives de gestion des Casiers Girardon du Rhône devraient être adaptées en fonction des conditions locales, des bénéfices attendus et des besoins, et être conduites en coordination avec tous les acteurs impliqués et affectés par la restauration." Cette phrase, nous pourrions la reprendre mot pour mot en remplaçant les casiers Girardon par les étangs, les retenues et biefs de moulins, les lacs de barrage. Tous ces systèmes hydrauliques sont la résultante de l'action humaine et tous sont susceptibles de bénéficier localement au vivant. Pour le savoir, il faut le vérifier : faire des inventaires de biodiversité et de fonctionnalité. Mais les travaux restent extrêmement rares en France (voir pour des exemples sur les canaux Aspe et al 2014 et sur les étangs Wezel et al 2014, dont les conclusions suggèrent qu'il y a bel et bien matière à inventorier ces systèmes; voir les résultats de Davis et al 2008 au Royaume-Uni sur les petits systèmes lentiques et l'appel de Hill et al 2018 pour intégrer les "oubliés" de la politique européenne de l'eau).

Il serait du ressort de l'agence française pour la biodiversité de coordonner, animer, inspirer ce travail d'examen critique des nouveaux écosystèmes aquatiques. Mais il y a plusieurs conditions à cela : que cette agence ne reste pas prisonnière de directives politiques où la connaissance doit d'abord certifier divers choix publics, et non pas chercher librement à comprendre la complexité du réel (au risque de contredire parfois ces choix publics) ; que l'approche écologique des milieux aquatiques ne se résume pas à un conservationnisme strict, voire un horizon fixiste (Alexandre et al 2017) où le retour aux conditions pré-industrielles ("renaturation") et l'atteinte d'un "état de référence" intangible formeraient les seuls guides de réflexion et d'action ; que les biais halieutiques s'expliquant par des trajectoires institutionnelles anciennes ne continuent pas de focaliser à l'excès sur certaines espèces dans l'examen du vivant aquatique.

L'étude de la biodiversité des hydrosystèmes et de sa dynamique à l'Anthropocène est encore un champ en construction. Avant d'intervenir sur les milieux, leur diagnostic sans préjugé est un impératif et, dans le cas aquatique, des fonds publics sont mobilisables en ce sens. Mais il y faut la volonté: existe-t-elle, à l'heure où le ministère annonce un plan pour la biodiversité?

Référence : Thonel M et al (2018), Socio-environmental implications of process-based restoration strategies in large rivers: should we remove novel ecosystems along the Rhône (France)?, Regional Environmental Change, https://doi.org/10.1007/s1011

Illustration : le Rhône au Péage-de-Roussillon (source IGN, Géoportail).