10/08/2019

Voici un siècle, la controverse du barrage de Hetch Hetchy

Voici exactement un siècle commençait aux Etats-Unis la construction du barrage O'Shaughnessy dans la vallée de Hetch Hetchy (Sierra Nevada). Cet ouvrage, destiné à fournir de l'énergie et de l'eau potable à la ville de San Francisco, fut l'objet d'une vive controverse lancée par le naturaliste John Muir et le Sierra Club. De cette époque date une opposition politique aux barrages, mais aussi une division du mouvement de protection de la nature entre "préservationnistes" et "conservationnistes". Un siècle plus tard, des groupes continuent de demander la destruction du barrage et du lac réservoir de Hetch Hetchy, ce que les procédures judiciaires et les référendums locaux ont pour le moment rejeté. Retour sur cet épisode peu connu en France, qui aide à situer le jeu des acteurs sur la question des barrages, et qui rappelle combien certains thèmes pouvant paraître nouveau ne le sont pas du tout. 


Hetch Hetchy Side Canyon, I par William Keith (1838–1911), vers 1908.

Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.

La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.

Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.

Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.

Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).

Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.


Le site avant et après la construction du barrage de Hetch Hetchy.

Après préparation des accès au chantier, la construction du barrage proprement dit fut lancée le 1er août 1919. Elle s'acheva par un remplissage pour mise en service le 24 mai 1923. Dans ses dimensions finales, le barrage désormais appelé O'Shaughnessy (du nom de son ingénieur maître d'oeuvre) s'élève à 130 m au-dessus du socle de la vallée. Le lac réservoir fait 13 km de long, avec une capacité totale de 444,5 millions de m3 d'eau. La puissance hydro-électrique, exploitée sur deux sites en contrebas (Kirkwood, Moccasin), a été portée à 234 MW au total, pour environ un milliard de kWh annuels. Les habitants de la baie de San Francisco consomme 895.000 m3 d'eau par jour provenant du réservoir de Hetch Hetchy (85% de l'approvisionnement).

La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.

La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.

Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016Magilligan 2017Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.

07/08/2019

Redéfinition arbitraire d'un obstacle à la continuité écologique

En plein été (habitude de discrétion sans doute), le ministre de l'écologie modifie par décret la définition d'un obstacle à la continuité écologique en liste 1. Son objectif : empêcher toute construction d'ouvrages dans ces rivières et même les réfections d'ouvrages abîmés, au contraire de ce qu'était la jurisprudence du conseil d'Etat de 2015. Encore une volée de normes pointilleuses, en large partie ineptes, dont l'interprétation douteuse sera laissée à l'arbitraire de l'administration (on notera au passage que le barrage de castor contrevient à ces nouvelles règles...). C'est toujours le même processus à l'oeuvre: une bureaucratie non élue interprète comme elle veut les lois et détourne comme elle veut les avis de justice. Il lui suffit d'élaborer à son bon plaisir de nouveaux textes depuis un bureau. L'idée de "continuité apaisée" ne fait même plus sourire par son hypocrisie : cette anti-démocratie de l'eau sécrète les conflits par son arbitraire permanent, puisque le citoyen ne peut réellement compter ni sur le pouvoir parlementaire ni sur le pouvoir judiciaire pour réguler une bureaucratie aquatique hors-contrôle. 


Le décret qui vient d'être publié au JORF n'a tenu aucun compte des réserves formulées lors du recueil de l'avis du public. Son objectif est de contourner la jurisprudence du conseil d'Etat (défavorable au ministère de l'écologie) pour "geler" complètement les rivières en liste 1 et empêcher leur équipement hydro-électrique. Dans sa décision de 2015 (annulant une disposition d'une circulaire de 2013 sur le classement des cours d'eau), le conseil d'Etat avait demandé à l'administration de statuer sur chaque dépôt de projet hydro-électrique en liste 1 au lieu de prétendre que tout projet y est interdit par principe. Il n'y avait nul besoin de réécrire l'article R 214-109 du code de l'environnement pour satisfaire cette demande des conseillers d'Etat: il suffisait (par exemple) pour le ministère de l'écologie d'instruire les services de la nécessité d'accepter un projet pourvu qu'il prévoit un dispositif de dégravage, un dispositif de franchissement et un dispositif d'ichtyocmpatibilité sur les espèces cibles de la rivière. Mais ce n'est pas, bien entendu, l'idéologie du ministère.

Nous reproduisons ci-dessous un extrait du courrier que nous avions écrit à Edouard Philippe en 2017 lors du recueil d'avis du public (l'analyse vaut toujours) – une lettre sans effet, de même que notre saisine du Premier Ministre sur la Sélune. Résumons : la promesse d'arrêt de la complexification des normes: un mensonge; la promesse de respect des avis des populations locale suite à Notre-Dame-des-Landes: un mensonge; la promesse d'accélérer la transition énergétique: un mensonge. Si le comportement de l'Etat central est le même dans les domaines que ne suit pas notre association, on ne s'étonnera guère de la plongée abyssale de confiance envers les décideurs du système jacobin, de la multiplication des conflits et des contentieux, de la lente sécession des territoires...

Article R214-109 code environnement, version ancienne
Constitue un obstacle à la continuité écologique, au sens du 1° du I de l'article L. 214-17 et de l'article R. 214-1, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants :
1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ;
2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ;
4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques.

Article R214-109 code environnement, version nouvelle
I. Constituent un obstacle à la continuité écologique, dont la construction ne peut pas être autorisée sur les cours d’eau classés au titre du 1° du I de l’article L. 214-17, les ouvrages suivants :
1° les seuils ou les barrages en lit mineur de cours d'eau atteignant ou dépassant le seuil d'autorisation du 2° de la rubrique 3.1.1.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1, et tout autre ouvrage qui perturbe significativement la libre circulation des espèces biologiques vers les zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, y compris en faisant disparaître ces zones ;
Ne sont pas concernés les seuils ou barrages à construire pour la sécurisation des terrains en zone de montagne dont le diagnostic préalable du projet conclut à l’absence d’alternative ;
2° les ouvrages qui empêchent le bon déroulement du transport naturel des sédiments ;
3° les ouvrages qui interrompent les connexions latérales, avec les réservoirs biologiques, les frayères et les habitats des annexes hydrauliques, à l’exception de ceux relevant de la rubrique 3.2.6.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 en l’absence d’alternative permettant d’éviter cette interruption ;
4° les ouvrages qui affectent substantiellement l'hydrologie des cours d'eau, à savoir la quantité, la variabilité, la saisonnalité des débits et la vitesse des écoulements. Entrent dans cette catégorie, les ouvrages qui ne laissent à leur aval immédiat que le débit minimum biologique prévu à l’article L.214-18, une majeure partie de l’année.
II.-Est assimilée à la construction d'un nouvel ouvrage au sens du 1° du I de l'article L. 214-17 la reconstruction d'un ouvrage entrant dans l'un des cas mentionnés au I lorsque :
-soit l'ouvrage est abandonné ou ne fait plus l'objet d'un entretien régulier, et est dans un état de dégradation tel qu'il n'exerce plus qu'un effet négligeable sur la continuité écologique ; 
-soit l'ouvrage est fondé en titre et sa ruine est constatée en application de l'article R. 214-18-1.
 N'est pas assimilée à la construction d'un nouvel ouvrage la reconstruction d'un ouvrage détruit accidentellement et intervenant dans un délai raisonnable.

Par la simple longueur des textes, il est déjà manifeste que la nouvelle version est plus complexe que la précédente. Mais le diable se cache dans les détails, et la véritable complexité de cette disposition se situe dans les discrets ajouts normatifs qui y figurent.

On admire au passage quelques aberrations dignes d'un stagiaire davantage que d'un ministère, comme l'expression "espèces biologiques" (la libre circulation des espèces non biologiques de rivière est un mystère).

Sur le fond :

  • on passe dans le 1° d'un empêchement de circulation à diverses possibilités de perturbation significative (ce qui est opaque et sujet à interprétations sans fin);
  • on ajoute dans le 1° la notion d'une possible disparition de zone de reproduction, croissance, alimentation ou abri, disposition qui en soi peut empêcher toute construction d'ouvrage car l'hydrologie spécifique d'une zone de retenue (créée par cet ouvrage) sera toujours favorable à certaines espèces mais aussi défavorables à d'autres, même sur une surface modeste;
  • on ajoute dans le 3° à la notion de réservoirs biologiques (elle-même déjà très floue dans la pratique) la notion de connexion latérale à des frayères ou des annexes hydrauliques;
  • on intègre dans le 4° la notion de vitesse à la définition de la modification de l'hydrologie d'un cours d'eau, or par définition cette vitesse change toujours au droit d'un ouvrage, même de très petite dimension;
  • on élargit ce 4° à tout cours d'eau et non pas aux seuls réservoirs biologiques;
  • on crée un II dans lequel non seulement la construction d'un ouvrage est concernée, mais aussi désormais la réfection d'un ouvrage existant;
  • on reconduit dans ce processus les éléments déjà problématiques de la définition existante (par exemple, comment allons-nous nous accorder pour définir ce que serait un "bon déroulement" de limons, sables, graviers dans une rivière? Est-ce l'arbitraire interprétatif de l'agent instructeur qui va le définir? Ou alors l'Etat va-t-il publier un guide détaillé des volumes de sédiments transitant normalement au-dessus de chaque ouvrage ou dans chaque vanne, cela sur chaque rivière?)

La philosophie de cette démarche est donc déplorable : au lieu de dire clairement soit que l'on interdit tout nouvel ouvrage sur certaines rivières de haut intérêt écologique (ce qui peut se concevoir dans le cadre d'une réforme motivée de la loi), soit qu'on les autorise avec des mesures balisées (une passe à poissons, une vanne de dégravage), le ministère s'engage dans une casuistique obscure, qui fait manifestement tout pour décourager les initiatives mais sans le reconnaître expressément.

Quoiqu'il en soit, cette mesure d'expansion normative est évidemment de nature à augmenter la complexité des dossiers des porteurs de projet d'ouvrage hydrauliques, de même qu'elle aboutira à multiplier les conflits d'interprétation (déjà fort nombreux) entre l'administration, les usagers et les riverains.

Source : Décret n° 2019-827 du 3 août 2019 modifiant diverses dispositions du code de l'environnement relatives à la notion d'obstacle à la continuité écologique et au débit à laisser à l'aval des ouvrages en rivière

05/08/2019

Genèse de la continuité des rivières en France (3) : la loi de 2006

La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a introduit en droit français la notion de "continuité écologique", en particulier la continuité en long sur des rivières classées à cette fin pour assurer la circulation des poissons et le transit des sédiments. L'examen des discussions autour du texte de loi montre que les parlementaires n'avaient nulle volonté de détruire en masse des barrages, chaussées et digues afin d'engager une hypothétique "renaturation" des rivières. La loi vise simplement à gérer, le cas échéant équiper des ouvrages, cela sur des grands axes migrateurs. La conflictualité de la continuité en long naîtra quelques années plus tard d'une dérive antidémocratique au terme de laquelle des fonctionnaires non élus –l'administration centrale de l'eau et de la biodiversité, ses représentants en agences de l'eau, les experts de l'Onema (devenu OFB), les programmateurs d'établissements territoriaux de bassin – décident d'ajouter des dispositions absentes de la loi, notamment l'incitation administrative et la prime financière à la destruction des ouvrages pour un retour à une "naturalité" assez fantasmatique de la rivière. Cette trahison du texte et de l'esprit de la loi de 2006 a aussi révélé les jeux de pouvoir au sein de la puissance publique, montré l'influence de certains lobbies au ministère de l'écologie et alimenté la rupture de confiance des citoyens vis-à-vis des décideurs centraux, perceptible de manière diffuse dans tout le pays et sur de nombreux sujets. Nous ne sommes pas sortis aujourd'hui de cette défiance, faute d'un ré-équilibrage des pouvoirs, d'une transparence des décisions, d'une réelle concertation démocratique et d'une redéfinition de la doctrine publique des rivières.


Le vote de la loi sur l'eau de 2006 a installé la "continuité écologique" dans le droit français. Comme nous l'avions montré, cette introduction s'est faite dans la trajectoire des lois de 1865 et de 1984, qui concernaient avant tout certaines espèces spécialisées de poissons, dont celles prisées par une fraction des pêcheurs de loisir (salmonidés) aux lobbies très actifs auprès des services de l'Etat. Une autre sensibilité de la société, écologiste (au sens idéologique et non scientifique), s'opposait aussi aux barrages et à la poursuite de l'artificialisation des rivières, notamment à la suite des combats de Loire Vivante dans les années 1980. Enfin la directive cadre européenne sur l'eau de 2000, transposée en droit français en 2004, avait introduit dans ses annexes la notion de "continuité de la rivière": il est très exagéré de dire que la DCE 2000 accorde une grande importance à ce sujet, d'autant que cette continuité a quatre dimensions (longitudinale, latérale, verticale, temporelle) et qu'elle ne se réduit pas au problème des poissons migrateurs, mais le thème était dans l'air au début des années 2000.

Il est intéressant de se pencher dans les archives du vote de cette loi de 2006, en particulier les dispositions de continuité écologique (création de l'article L 214-17 code de l'environnement)

Aménager des ouvrages pour protéger certains grands axes de poissons migrateurs: le projet de loi de 2005 est réaliste
La présentation du projet de loi n° 240, déposé le 10 mars 2005 pour sa première lecture au Sénat, énonce ainsi :
"L'article 4 [codifiant le L 214-17 CE] a pour objet de faciliter le «décloisonnement» écologique des cours d'eau. Il réforme les procédures de classement des rivières réservées au titre des poissons migrateurs avec pour objectifs majeurs : la préservation des cours d'eau quasi-naturels qui constituent une référence du très bon état des eaux et la protection des grands axes migrateurs tels que Loire, Dordogne, Garonne, Gave de Pau...
Il instaure une procédure unique de classement des cours d'eau au titre du cloisonnement écologique inscrite au code de l'environnement, et abroge l'alinéa correspondant de l'article 2 de la loi de 1919 ; cette nouvelle procédure a pour conséquence l'interdiction de nouveaux ouvrages et l'aménagement des règles de gestion des ouvrages existants.
Les classements existants à l'échelle des bassins seront réexaminés de façon à renforcer la cohérence du dispositif, notamment pour respecter les exigences de la directive cadre en matière de continuité biologique et de «bon état». L'ensemble des activités susceptibles d'avoir des impacts sur la morphologie et le régime hydraulique des cours d'eau devront être prises en compte.
La procédure de classement définie par décret en Conseil d'État prévoira une large concertation, notamment avec les organismes représentatifs de la pêche et les gestionnaires des ouvrages concernés."
On voit donc que :
  • c'est la "protection des grands axes migrateurs" qui est visée, et non la renaturation complète de dizaines de milliers de km de cours d'eau fort éloignés de ces axes,
  • un "aménagement des règles de gestion" est envisagé afin d'assister les grands migrateurs, certainement pas une destruction du patrimoine hydraulique du pays,
  • une "large concertation" devait associer les gestionnaires des ouvrages, ce qui ne fut jamais le cas pour l'immense majorité d'entre eux (les industriels de l'hydro-électricité ne représentent qu'une petite partie des ouvrages en rivière).
Ce projet de loi rappelle la première formulation du texte (qui sera modifiée par l'examen parlementaire) :
"Art. L. 214-17. I. - Aucune autorisation ou concession ne peut être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages constituant un obstacle à la continuité écologique des cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux qui sont en très bon état écologique ou dans lesquels une protection complète des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée est nécessaire. La continuité écologique est caractérisée par un transport suffisant des sédiments et par la circulation des espèces vivantes.
« Le renouvellement de la concession ou de l'autorisation des ouvrages existants, régulièrement installés sur ces cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux est subordonné à des prescriptions permettant d'assurer le très bon état écologique des eaux ou la protection des poissons migrateurs vivant alternativement en eau douce et en eau salée.
« II. - Les ouvrages situés sur des cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer un transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs sont gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés selon des règles définies avec l'autorité administrative."
Les ouvrages en liste 2 (obligation de continuité) devront être "gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés" dans l'esprit du législateur, mais en aucun cas détruits ni même systématiquement équipés de passes à poissons ou autres dispositifs.

La formulation définitive de la loi votée en décembre 2006 demandera "une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."

Députés et sénateurs ne souhaitaient en rien détruire les ouvrages, mais les gérer ou les équiper sans nuire au développement de l'hydro-électricité
Le rapport n° 271 déposé le 30 mars 2005 par Bruno Sido, au titre de la commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire, exprime le point de vue des sénateurs.

On y lit notamment :
"les ouvrages situés sur les cours d'eau sur lesquels il est nécessaire d'assurer un transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs devront être gérés, entretenus et, le cas échéant, équipés selon des règles définies avec l'autorité administrative. Dans la pratique, cela signifie que les ouvrages hydrauliques situés sur ces cours d'eau devront comporter des dispositifs d'ouverture (des vannes de fond par exemple) afin de laisser passer les sédiments à des intervalles réguliers.
(...) Les préjudices liés à cette réforme ne pourront donner lieu à indemnisation que dans la mesure où les nouvelles obligations feraient peser sur l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général qu'elles poursuivent.
Votre rapporteur note que ces nouvelles dispositions permettront de rationaliser les classements existants en les faisant établir à une échelle plus pertinente, celle de l'unité hydrographique. Elles autoriseront ainsi le déclassement de cours d'eau pour lesquels l'application de ces critères ne présentait que peu d'intérêt et renforceront la protection des cours d'eau en bon état écologique."
Les sénateurs actent l'esprit de la loi et parlent d'ouverture de vannes, tout en rappelant que l'indemnisation des charges créées sera nécessaire si la dépense est exorbitante pour le maître d'ouvrage. Il est aussi souligné que la loi permet de déclasser des rivières classées suite à la loi pêche de 1984, dont l'application avait été dans l'ensemble un échec (déjà en raison des coûts des passes à poissons).

Le rapport n° 3070 déposé le 3 mai 2006 par André Flajolet (Assemblée nationale) commente à son tour le projet de loi amendé par les sénateurs après première lecture. Ce rapport ne mentionne pas la continuité écologique dans ses attendus généraux (elle est donc secondaire pour les parlementaires) : "Il semble en outre nécessaire de distinguer trois moyens de répondre aux besoins en eau dans notre pays : la protection qualitative de la ressource, qui vise à éviter qu'une pollution des eaux disponibles ne les rende impropres à la consommation, un développement quantitatif de la ressource, qui doit permettre de rendre disponible une quantité de masse d'eau présente dans la nature, et enfin le renforcement de l'épuration des eaux usées."

On y lit notamment :
"L'article 4 concerne deux problématiques distinctes, celle du classement des cours d'eau, et celle du débit réservé. Il vise tout d'abord à réviser les critères de classement des cours d'eau, en prévoyant que sur un certain nombre de cours d'eau, aucune autorisation ou concession ne pourra être accordée à des ouvrages nouveaux ci ceux-ci compromettent la continuité écologique dans le cours d'eau. Il précise également que sur d'autres cours d'eau, les ouvrages devront être gérés et équipés selon des règles établies par l'autorité administrative, afin de garantir le transport des sédiments et la circulation des poissons migrateurs amphihalins. S'agissant du débit réservé, débit minimal maintenu dans la rivière et mesuré au droit de l'ouvrage, le projet de loi réaffirme les objectifs affichés dans la loi sur l'eau de 1992, afin de garantir le respect des objectifs de la directive cadre sur l'eau. Le Sénat a profondément modifié cet article afin d'en atténuer les effets potentiellement négatifs sur le développement de l'hydroélectricité. En ce qui concerne le classement des cours d'eau, les critères retenus ont été affinés, afin de ne pas «geler», par l'application de règles trop générales, l'implantation d'ouvrages, ou de ne pas alourdir de manière trop importante les obligations pesant sur ces ouvrages. En ce qui concerne le débit réservé, le Sénat a souhaité prendre en compte la contribution essentielle de certains ouvrages à la production d'hydroélectricité pour prévoir des règles plus souples susceptibles de garantir la capacité de modulation immédiate de l'offre électrique à laquelle ils concourent."
Donc là encore, les députés actent de la nécessité de gérer ou d'équiper des ouvrages en ayant soin de pas geler l'hydro-électricité et ne pas alourdir la gestion des ouvrages.



L'incroyable dérive de l'administration et des lobbies: un plan de destruction systématique des ouvrages se met en place en 2009
Par la suite, à l'encontre de l'esprit et du texte de la loi, l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité a transformé cette "continuité écologique" en une véritable machine de guerre pour détruire les ouvrages hydrauliques :
  • plan d'actions pour la restauration de la continuité écologique des cours d'eau (Parce) en 2009, avec introduction arbitraire de la notion de "dénaturation des cours d’eau" et désignation de l'ouvrage en rivière comme problème en soi (donc à éliminer si possible), 
  • classement de 2011-2012  aboutissant à l'obligation de traiter plus de 20 000 ouvrages en 5 ans seulement, très loin de l'esprit initial des "grands axes migrateurs" puisque les têtes de bassin versant se retrouvent massivement classées en liste 2 malgré l'absence de grands migrateurs et aucune pression d'extinction connue sur les truites communes,
  • circulaire d'application du classement de 2013 indiquant que  "la mesure préférable à prendre, quand elle est techniquement possible, est la suppression de l’obstacle par réalisation de brèches, ouverture, arasement, dérasement complet de l’ouvrage lui-même",
  • les 9e puis 10e programmes d'intervention des agences de l'eau (définis par des fonctionnaires répondant de la tutelle du ministère de l'écologie) donnent la prime financière à l'effacement d'ouvrages hydrauliques, certaines agences (comme Seine-Normandie) allant même jusqu'à refuser toute aide publique à une autre solution si l'ouvrage n'est pas "structurant" (soit en fait un ouvrage public dans la majeure partie des cas),
  • multiplication des complexités administratives et des coûts économiques pour entraver au maximum la relance hydro-électrique des ouvrages (décret de juillet 2014 créant le "porté à connaissance" des fondés en titre au préfet, arrêté de septembre 2015 imposant des contraintes hors-sol au pétitionnaire), cela afin de converger vers la disparition du site comme solution la plus "sage" pour le propriétaire privé ou communal.
Le contraste avec les échanges parlementaires de  2006 est saisissant : l'administration de l'eau et de la biodiversité a totalement ignoré le texte et l'esprit de la loi en donnant la prime à la démolition plutôt qu'à la gestion, en alourdissant au maximum les contraintes du gestionnaire et en décourageant partout l'hydro-électricité.

Il importe de bien comprendre que tous ces actes réglementaires ou programmatiques ultérieurs à la loi de 2006 relèvent du choix idéologique d'une administration non élue: c'est une dérive antidémocratique permise par le pouvoir exorbitant dont jouissent le gouvernement et l'administration centrale d'Etat en France, au point de réécrire à leur convenance le sens des lois, comme on l'observe très précisément ici dans le cas (non isolé) de la continuité.

Face à cette idéologie de la destruction sortie du chapeau des fonctionnaires de l'eau, la réponse des propriétaires et riverains a été (logiquement) la multiplication des conflits et contentieux. Un grand nombre d'associations et de collectifs ont d'ailleurs émergé dans cette phase 2009-2013 (c'est le cas pour Hydrauxois), de sorte qu'un effet paradoxal des dérives administratives a été un regain d'intérêt pour les ouvrages en rivière dont la disparition était espérée par certains.

Outre des audits administratifs du CGEDD en 2012 et en 2017 ayant critiqué la mise en oeuvre de la loi de 2006 par les gouvernements successifs, les parlementaires ont déjà été obligés de recadrer l'action du ministère de l'écologie dans des lois en 2015 (loi rappelant le soutien d'étiage, l'usage de la ressource et la protection du patrimoine comme entrant dans la gestion durable de l'eau, créant un délai supplémentaire de 5 ans) et en 2017 (loi exemptant les ouvrages producteurs, protégeant le patrimoine). En décembre 2015, face à des interpellations permanentes de députés et sénateurs indignés par la destruction d'ouvrages dans leurs circonscriptions, Ségolène Royal écrit aux préfets de France pour leur demander de suspendre tout effacement contesté.

L'administration française doit changer sa doctrine des ouvrages hydrauliques et cesser ses abus de pouvoir
En 2018, la gouvernement a adopté un plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique qui reste tout à fait insatisfaisant, puisque l'administration centrale d'Etat prétend y avaliser son idéologie de renaturation des rivières, se contentant en réalité de prioriser les moyens de l'Etat et des agences de l'eau sur des ouvrages à la priorité arbitrairement définie par elle. Ces manières ne sont pas acceptables tant elles sont loin des analyses de blocage faites depuis 2009, et elles ne sont logiquement pas acceptées par les associations mobilisées sur le sujet. Nicolas Hulot puis François de Rugy avaient espéré "blanchir" leur administration au bénéfice de l'alternance de 2017 et couvrir les critiques de fond des parlementaires comme celles des audits administratifs: ce sera encore un échec, Elisabeth Borne héritant d'un dossier qui n'est pas apaisé du tout.

La continuité écologique ne sera apaisée que dans le respect de la loi de 2006, et de l'ensemble des dispositions sur l'eau :
  • les ouvrages hydrauliques légalement installés sont légitimes et l'incitation à leur destruction relève de l'abus de pouvoir (sauf exceptions prévues par la loi); 
  • la continuité écologique doit d'abord se concentrer sur des axes à grands migrateurs, sans prétendre reprofiler des dizaines de milliers de kilomètres de rivières ; 
  • les ouvrages concourent de diverses manières à la gestion équilibrée et durable de l'eau (valorisation de la ressource, soutien d'étiage, recharge de nappe, atténuation de crue, patrimoine culturel, agrément paysager, énergie bas carbone, création de zones humides, épuration de certains intrants); 
  • leur impact sur certains poissons spécialisés ou sur le transit local de sédiments doit être corrigé de manière proportionnée à l'enjeu, à condition que cet enjeu soit déjà objectivé et qu'il réponde à un intérêt général (non pas simplement varier des densités locales d'espèces, mais protéger des espèces clairement menacées sans mettre d'autres en danger); 
  • la politique publique doit élargir sa réflexion au-delà des enjeux purement halieutiques des siècles passés et prendre en compte la biodiversité réelle des sites (peu importe leur origine naturelle ou artificielle), sans se limiter aux poissons et sans verser dans une idéologie de la renaturation dont les attendus sont douteux, les coûts élevés et les résultats incertains. 
Députés et sénateurs auront très probablement à légiférer de nouveau sur l'eau dans les années à venir. Le mouvement des ouvrages hydrauliques - que ce soit des barrages, des moulins, des étangs, des plans d'eau, des retenues et canaux d'irrigation, des éléments du patrimoine rural - doit non seulement les informer des enjeux des rivières, mais aussi penser l'avenir des ouvrages à la lumière de la protection des biens communs que sont l'eau, le climat, le vivant, le paysage et le patrimoine. Une réflexion des parlementaires sur la responsabilisation et la représentation des ouvrages de particuliers (majoritaires) ainsi que sur leur intégration dans les délibérations sur la vie des rivières serait bénéfique.

Illustration : peu après le classement des rivières, destruction de la chaussée du moulin de La Motte sur l'Ellé (2013), par l'action coordonnée du lobby des pêcheurs de salmonidés et de leurs comparses au sein de l'ancien conseil supérieur de la pêche (l'Onema, devenu AFB puis OFB), avec la tolérance de la DDT-M et l'argent public de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, cela au nom de mesures de destruction jamais envisagées dans la loi de 2006. Ces images désolantes se sont multipliées et ont nourri la colère face aux abus de pouvoir de lobbies à agrément public (comme les fédérations de pêcheurs) et d'administrations, avec le constat d'une violence institutionnelle et d'une dépossession brutale de la capacité des riverains à décider de leur cadre de vie. Aucune continuité ne sera "apaisée" sans dénonciation explicite de telles pratiques, sans reconnaissance de la légitimité de principe de tous les ouvrages autorisés et sans association étroite des riverains aux choix sur les rivières.

A lire également
Genèse de la continuité des rivières en France (1) : la loi de 1865
Genèse de la continuité des rivières en France (2) : la loi de 1984

03/08/2019

Une pêche aux aloses au pied du moulin, en 1835

Les moulins du début du XIXe siècle n'empêchaient pas l'alose feinte du bassin rhodannien de suivre son cycle de vie entre la mer et les fleuves. Le peintre Garneray a immortalisé une belle scène de pêche au pied d'un moulin de l'Hérault, en 1835. A l'époque, l'alose feinte remontait jusqu'en Bourgogne.

(Cliquer pour agrandir)

Ambroise Louis Garneray (1783-1857) fut corsaire, peintre, dessinateur, graveur et écrivain. On lui doit des peintures de marine, mais aussi toute une série de "pêche" dont cette pêche aux aloses, huile sur toile de 1835. Un catalogue d'époque dit que cette vue est "prise en amont de la ville d'Agde sur la rive gauche de l'Hérault". Il pourrait s'agit du moulin des évêques, bâti en 1175 et ayant connu de multiples ré-aménagements jusqu'à nos jours (voir Nepipvoda 2018). La toile montre une dizaine de pêcheurs qui ont étendu filets et nasses à l'exutoire d'un moulin à deux roues. D'autres s'affairent sur la chaussée empierrée à blocs grossiers du moulin. L'espèce concernée serait l'alose feinte du Rhône (Alosa Fallax rhodanensis), une sous-espèce d’Alosa fallax. Endémique au bassin méditerranéen, elle vit en mer et remonte dans les cours d’eau pour se reproduire. Elle parcourait à l'origine l'axe rhodanien jusqu'au lac du Bourget et au bassin Saône-Doubs (voir Lebel et al 2001), où elle est encore documentée en première partie de XXe siècle. Les grands barrages du Rhône ont par la suite limité sa répartition aux portions aval des fleuves côtiers.

Merci à Christian Lévêque qui nous a signalé lors des rencontres estivales de l'association cette belle oeuvre, que l'on peut voir reproduite avec d'autres dans son livre sur la mémoire des fleuves et des rivières.

01/08/2019

L'écologie aquatique face aux nouveaux écosystèmes de l'Anthropocène (Mooij et al 2019)

Une équipe pluridisciplinaire de chercheurs ayant développé un modèle du lac Victoria revient dans une publication récente sur la nécessité d'acter la réalité des nouveaux écosystèmes aquatiques créés par l'humain au fil de l'histoire, mais aussi de prendre en compte les effets de l'Anthropocène sur les dynamiques accélérées du vivant. C'est une tendance de fond en écologie scientifique, s'opposant à certaines visions du 20e siècle qui voyaient la nature comme une référence stable dans le temps et un phénomène susceptible de revenir facilement à son état antérieur après perturbation.  Cette idée est dépassée mais elle irrigue encore des textes de programmation publique, comme la directive cadre européenne sur l'eau. Nous avons besoin d'une révision des concepts et des pratiques en écologie de l'eau.

Les modèles mathématiques sont désormais des outils essentiels pour construire nos connaissances sur les relations complexes de causalité entre activités humaines et impacts environnementaux, afin de les traduire en hypothèses et scénarios de développement durable. Les modèles climatiques en sont un exemple connu. On voit aussi émerger des modèles hydro-écologiques. Wolf M Mooij et ses collègues ont développé à partir de l'étude du lac Victoria le modèle PCLake, d'abord pertinent pour des lacs peu profonds, puis généralisé aux lacs profonds, et en cours d'extension sur des zones humides.

Les auteurs exposent "trois défis majeurs" pour améliorer l'applicabilité de tels modèles d'écosystème aquatique (des modèles écologiques en général) au développement durable en période de changement environnemental mondial :
"Le premier défi découle de la notion selon laquelle si le changement de société entraîne un changement environnemental, il conduira finalement à des réponses adaptatives chez les organismes et les espèces par le biais d'une dynamique éco-évolutive. Deuxièmement, étant donné que chaque espèce résout le 'puzzle adaptatif' d’une manière unique ou peut s’éteindre, cela entraînera de nouvelles interactions entre espèces et une nouvelle dynamique écosystémique. Troisièmement, non seulement les écosystèmes mais aussi les sociétés montrent des réponses non linéaires et parfois hystérétiques au stress, conduisant à une dynamique socio-écologique compliquée. Ces défis sont logiquement organisés selon un axe de complexité qui va des individus aux sociétés entières."
Ce schéma montre que les espèces répondent à des changement selon deux régimes, l'un comportemental (au cours de la vie de l'individu et de la population locale), l'autre évolutif (par micro-évolution faisant bifurquer la trajectoire de l'espèce).


Les auteurs remarquent : "Les systèmes biologiques ont deux mécanismes fondamentalement différents pour s'adapter aux conditions environnementales changeantes: par l'adaptation écologique ou évolutive. Au sein du domaine écologique, les organismes peuvent réagir à des conditions locales changeantes, par le biais de leur comportement et de leur plasticité phénotypique, à des échelles de temps différentes, ou en évitant ces conditions changeantes par le mouvement ou la migration. Les communautés d'espèces peuvent réagir aux conditions locales changeantes en procédant au tri des espèces ou en évitant ces conditions en modifiant leur aire de répartition. Aucune de ces réponses ne nécessite d'évoluer en modifiant la constitution génétique d'organismes ou d'espèces, mais la plupart de ces réponses créent de nouveaux régimes de sélection et peuvent donc conduire à une microévolution. Cette microévolution peut alors à son tour invoquer de nouvelles réponses écologiques conduisant à une dynamique éco-évolutive."

Autre enjeu de l'Anthropocène : les interactions rapidement changeantes entre espèces.


Les chercheurs commentent : "Les interactions entre les espèces dans les réseaux trophiques ont évolué dans des conditions relativement stables de l’Holocène, et se modifieront radicalement en raison des changements rapides de l’environnement mondial dans l’Anthropocène. Par exemple, les espèces envahissent (1), remplacent potentiellement d’autres espèces (2), disparaissent (3), ont des réponses phénotypiques différentielles menant à une inadéquation trophique (4), ou s’adaptent en exploitant une nouvelle ressource (5), toutes conduisant à nouvelle dynamique des écosystèmes."

Un point soulevé par les scientifiques retient notre attention : la dynamique des nouveaux écosystèmes et le changement de paradigme dans la recherche en écologie.

Wolf M Mooij et ses collègues soulignent ainsi : "Reconnaître l'émergence de nouveaux écosystèmes stimulera une nouvelle approche de la gestion et de la modélisation des écosystèmes. Jusqu'à récemment, la restauration écologique était la vision dominante selon laquelle nous devions essayer de préserver autant que possible la biodiversité et les zones naturelles de la Terre qui se sont développées pendant le climat relativement stable de l'Holocène et qui étaient toujours en place au début de la grande accélération. Dans ce paradigme, il semblait logique de centrer nos modèles d'écosystème et de paysage sur la nature telle qu'elle était jadis. Une compréhension complète des changements en cours dans l'Anthropocène a donné lieu à une vision radicalement différente de la restauration écologique et à l'émergence du concept de nouveaux écosystèmes. Les nouveaux écosystèmes font partie de l’environnement et de la niche humains, y compris les zones urbaines, suburbaines et rurales, mais se déploient également là où la plupart des espèces endémiques se sont éteintes, qu’elles soient ou non dues aux invasions d’exotiques. En l’absence d’analogues naturels, les modèles pourraient servir de réalité virtuelle pour estimer ce qui serait possible au sein de nouveaux écosystèmes."

Discussion
Les politiques européennes de l'eau, rassemblées dans la directive cadre européenne 2000, ont introduit voici 20 ans la notion d'un "état de référence" d'une rivière ou d'un lac : ce à quoi devrait ressembler la biologie, la physique, la chimie de la masse d'eau. Cette démarche s'inscrit dans la nécessité pour toute technocratie voulant poser une norme d'avoir une métrique de mesure de la normalité et de l'écart à la normalité. Mais on peut bien sûr se demander s'il existe la moindre "normalité" dans l'évolution du vivant et si le rôle d'une autorité bureaucratique est de statuer sur cette normalité.

Au-delà de sa dimension politique, cette idée de l'état de référence d'un milieu est surtout issue d'une recherche en écologie du 20e siècle qui a été largement dépassée au cours des 3 dernières décennies (lire par exemple Bouleau et ont 2014, 2015; Alexandre et al 2017; Lévêque 2017; Backstrom et al 2018 ; Evans et Davies 2018). Ainsi :
  • l'influence humaine sur le vivant est bien plus ancienne qu'on le croyait, elle est observable dès le néolithique et des milieux perçus comme "vierges", "sauvages", "naturels" ne le sont pas en réalité. Avec des changements globaux comme la modification du régime thermique et hydrologique (changement climatique) ou l'introduction continue de nouvelles espèces sur tous les continents (globalisation), il est manifeste que le cadre ancien de représentation est inadapté à nos réflexions;
  • le vivant est aussi plus dynamique qu'on ne le pensait, il ne tend pas spontanément vers un état d'équilibre stable (le "climax" comme on l'appelait) mais il s'ajuste plutôt en permanence à des changements locaux ou globaux (la vie n'est pas "à l'équilibre" au sens où les milieux que nous voyons sous nos yeux, et qui paraissent parfois stables, répondent en réalité à divers changements déjà impulsés, dont la période d'action va du jour au siècle voire au millénaire);
  • la dynamique du vivant est non-linéaire et non-réversible, l'imaginaire physique du pendule qui revient à son état initial lorsqu'on cesse une action (imaginaire irriguant le modèle "pression-impact-réponse") n'est pas adapté à la réalité biologique et écologique (à la fois parce qu'il y a un très grand nombre de paramètres en interaction dans un écosystème, faisant émerger des réponses chaotiques, et parce que les propriétés biologiques sont capables de mutations, comme si le pendule ne se contentait pas de répondre à une poussée mais changeait sa forme et sa masse selon les poussées).
Les limites de "l'état de référence" et de la "restauration" d'écosystèmes dans un état antérieur sont probablement celles qui s'opposeront aussi en partie à l'objectif de Wolf M Mooij et de ses collègues d'obtenir des modélisations vraiment opérationnelles. On peut certes mieux décrire la complexité, mais de là à la dompter dans un modèle pour affirmer au décideur qu'un état futur d'un écosystème est prédictible, il y a un pas qui éveille notre scepticisme. Nous sommes plus vraisemblablement condamnés à prendre des décisions en situation structurelle d'incertitude sur leurs conséquences dès qu'on s'éloigne un peu dans le temps. Ce qui devrait nous pousser à débattre du régime de ces décisions en écologie, et à y ré-affirmer le rôle premier de la société.

Référence : Mooij WM et al (2019), Modeling water quality in the Anthropocene: directions for the next-generation aquatic ecosystem models, Current Opinion in Environmental Sustainability, 36, 85–95