16/06/2020

"Les experts sont formels"... mais quels experts? Au service de quels pouvoirs, quelles idéologies, quels intérêts?

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la politique française de destruction des moulins et étangs a été décidée sans aucune analyse scientifique approfondie de ces patrimoines, leurs usages, leurs milieux, leurs enjeux de riveraineté. Dans un schéma idéal, un pouvoir politique réunit tous les experts d'un sujet, avec les représentants des citoyens concernés, pour prendre des décisions avisées et informées. Si les données manquent, elles font l'objet de programmes scientifiques de recherche. Mais cela ne se passe pas ainsi en France. Des experts administratifs ont prétendu détenir le seul savoir légitime pour faire de la démolition des ouvrages en rivière une politique d'Etat se disant fondée sur "la" science. Or c'est faux, une petite fraction seulement des connaissances a été mobilisée pour appuyer cette politique, avec des biais constants en faveur d'une seule dimension des rivières ayant été érigée en dogme. Comme beaucoup de citoyens, nous perdons confiance dans une parole publique incapable de reconnaître ses préjugés et ses limites. L'organisation de l'expertise, son rapport au décideur et à la société doivent changer: nous vivons en démocratie, pas en expertocratie.  La conséquence est que les associations de riverains et protection des patrimoines menacés doivent désigner et interpeller le pouvoir là où il est réellement: chez ceux qui fabriquent des normes sans passer par le suffrage démocratique.



Comme l'ont fait remarquer de nombreux observateurs en France, la crise du covid-19 a aussi été une crise de l'expertocratie d'Etat. Elle n'avait pas vu venir le risque d'une pandémie malgré des signaux d'alerte avec les variantes de la grippe et les syndromes respiratoires type SRAS ou MERS. Elle a tenu des discours assez contradictoires sur la nécessité de porter le masque pour se protéger, ce qui était évident en Asie depuis longtemps mais n'a été reconnu qu'à reculons en France. Elle a montré une certaine lourdeur et complexité dans la réponse aux événements, conduisant finalement à des solutions plutôt coûteuses et mal vécues. Les traitements de la maladie ont pour leur part donné lieu à des controverses à rebondissement entre scientifiques.

Il est difficile de prévoir et gérer les crises. Et même de gouverner hors des crises. Le problème: loin d'avoir l'humilité de le reconnaître, l'expertocratie administrative française se pique d'une excellence assortie d'une certaine arrogance, répugne à reconnaître ses erreurs et prétend au monopole du savoir légitime en choix publics. Cela ne date pas d'hier, la monarchie avait déjà déjà créé des corps d'experts pour justifier ses choix... dont les eaux et forêts.

Nous rencontrons ce même problème dans la politique de l'eau, menée aux dires d'experts que certains observateurs ont appelé une "hydrocratie". Des savoirs écologiques incomplets ont ici été érigés en dogmes. Des paradigmes ont été choisis sans réel débat et sans recul critique. La question est évidemment importante, car l'écologie définit des politiques publiques appelées à se déployer au cours de ce siècle : de mauvaises bases ne produiront qu'un mauvais édifice. Hier, à l'époque des 30 glorieuses, les mêmes experts d'Etat appuyaient par "la science" des options productivistes et polluantes dont on nous dit qu'elles sont mauvaises. Mais en ce cas, pourquoi les croire aujourd'hui? Pourquoi ne pas faire l'hypothèse que les préconisations actuelles sont aussi erronées que celles d'hier, quoiqu'encore justifiées par le même argument d'autorité de "la science"?

Un mot d'abord sur l'expertocratie d'Etat. Qu'y a-t-il derrière cette expression un peu abstraite?

En France, une expertocratie administrative peu débattue et peu transparente
La France présente un système politique très centralisé (jacobin) fondé sur l'idée que les ministères, leurs cabinets, leurs directions administratives centrales et leurs antennes territoriales (dans cet ordre hiérarchique) doivent mener la politique du pays dans tous les domaines. Dans cet idéal de gouvernement, les choix ne sont pas réalisés par des compromis empiriques locaux et les enseignements sur les réalités observées — des tests qui se généralisent s'ils sont réussis ou sont abandonnés s'ils échouent —, mais à partir de la définition rationnelle d'un intérêt général par un petit nombre de personnes estimant avoir une vue englobante des réalités. Ces personnes, ce sont les "experts" dont nous parlons (parfois aussi nommés les "sachants" sur ce site).

Les experts construisent un certain discours de la réalité et informent les décideurs par ce discours. En général, les politiques qui ont de nombreux dossiers à traiter et ne peuvent creuser par eux-mêmes chaque sujet s'appuient sur l'expertocratie administrative en France.

Dans la politique des rivières, nous avons un personnel administratif qui se pose ainsi en détenteur du savoir légitime public, opposable aux tiers (élus, usagers, citoyens). Ce point commence à être traité par des chercheurs en sciences humaines et sociales, ainsi qu'en sciences de l'environnement, dont les conclusions sont assez convergentes (lire par exemple les livres de Germaine et Barraud 2017, Bravard et Lévêque 2020, les articles de Dufour et al 2017, Sneddon et al 2017, les thèses de De Coninck 2015, Zingreff-Hamed 2018, Perrin 2018, Drapier 2019)

Les experts prétendant au monopole de la représentation "sachante" de la rivière sont en particulier:
  • des personnels de la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) au ministère de l'écologie et de ses services déconcentrés (DREAL de bassin, DDT-M)
  • des personnels des agences administratives spécialisées (agence de l'eau, OFB office de la biodiversité)
  • des acteurs qui gravitent autour de ce pouvoir administratif, notamment car ce pouvoir étendu en France a la capacité de sélectionner ses interlocuteurs privilégiés, d'attribuer des agréments d'utilité publique et de débloquer des financements pour asseoir ses politiques (par exemple ONG, associations comme la pêche ou la gestion des migrateurs, bureaux d'études privés, syndicats de rivière, mais aussi une partie des dotations de laboratoires de recherche en université, EPST ou EPIC).

Le système français de fabrique des normes par des expertises administratives, cas de la continuité dite écologique des cours d'eau. En bleu, le coeur du système. Il dispose d'un pouvoir réglementaire et financier. Il informe les élus sur des sujets techniques où ces élus n'ont généralement pas de temps ni de compétence à analyser le fond, donc accordent a priori confiance aux conclusions. Mais cette expertocratie en vase clos induit diverses dérives : confusion entre science et croyance, simplification de savoirs pour soutenir des orientations de programmes publics, tendance à l'endogamie intellectuelle, au biais de sélection des données et au biais de conformité collective, résistance au changement si des choix sont contestés, non confrontation aux citoyens qui subissent les conséquences des choix opérés, etc.

Experts et chercheurs: pas le même rôle, mais des passerelles
Si les experts ont une formation scientifique ou universitaire, ce ne sont pas pour autant des chercheurs, qui eux produisent de la connaissance à partir de canons méthodologiques (généralement) plus rigoureux. L'expert se distingue notamment du chercheur car il est en lien direct avec un pouvoir de décision, avec les contraintes de ce pouvoir. L'expert décide à un moment donné de la connaissance mobilisable pour l'action, alors que le chercheur considère la connaissance comme non finie, toujours incomplète et en construction.

Il faut noter que des chercheurs participent à l'expertise d'Etat dans le domaine de l'eau. Mais l'expertocratie ne va pas retenir tout ce que dit le chercheur, ni surtout convoquer tous les chercheurs pertinents pour un domaine. Un scientifique est (généralement...) prudent dans ses assertions, et la science s'exprime de plus en plus souvent de manière collégiale, en précisant ses niveaux de certitude et les limites d'application des connaissances. Quand on lit bien les avis de chercheurs s'exprimant es qualités (en engageant leur fiabilité par rapport à leurs pairs et à la société), on observe le plus souvent des mises en garde sur le manque de données, le manque de robustesse de certaines conclusions, le manque de convergence de tous les scientifiques, la nécessité de travaux supplémentaires. Nous avions montré un exemple de tensions sur le cas de la Loue, quand des chercheurs et des experts ont exprimé quelques divergences dans les échanges, notamment dans la tentation des experts de vouloir affirmer des conclusions sans base très solide. Les réserves des chercheurs sont gommées par les nécessités de l'expertocratie au service du politique : il faut trancher en vue de la décision, taire les hésitations, insister sur des points présentés comme des croyances fortes non contradictoires.

Dans un des seuls rapports de synthèse sur l'impact des petits ouvrages (Souchon et Malavoi 2012, Le démantèlement des seuils en rivière, une mesure de restauration en vogue, Onema-Irstea, 96 p. non disponible en ligne à date), on peut lire par exemple (p. 24) :
"Si les impacts des barrages sont relativement bien connus, il existe assez peu d’études et de publications scientifiques concernant les effets des seuils. Un article récent (Cziki et Rhoads, 2010) indique clairement le besoin urgent de recherche scientifique sur les impacts physiques et écologiques de ces petits ouvrages"
Concrètement, cela signifie que la recherche ne peut pas se prononcer : aucun scientifique sérieux ne prétend donner des orientations robustes sur un sujet dont il reconnaît qu'il est très peu étudié. Les auteurs de cette synthèse listent et commentent des travaux qui concernent pour l'essentiel des barrages, et les quelques cas rares de suivis scientifiques sur des seuils ne permettent certainement pas de généraliser. Au demeurant, le même texte conclut (p. 76) sur "la reconnaissance de la spécificité de chaque bassin tant d’un point de vue physique, chimique ou écologique. La complexité des systèmes et la mise en place des méthodes d’analyse diverses se traduisent par des difficultés pour développer des approches génériques."

Pourtant, une note de la DEB du ministère de l'écologie comme plusieurs agences de l'eau dans leurs SDAGE décrètent que l'effacement est forcément la meilleure solution a priori et qu'il doit bénéficier du soutien maximal en argent public. L'expertocratie filtre et retient ce qu'elle a envie de retenir... tout en prétendant qu'elle est neutre, objective, "fondée sur la science".

Enfin, comme l'a observé un chercheur hydro-écologue ayant participé lui-même à des travaux d'expertise, l'écologie n'est pas toujours à l'aise avec les frontières entre la neutralité scientifique d'une démarche de connaissance et des points de vue plus subjectifs sur ce que devrait être la qualité de la nature et des cours d'eau (voir Lévêque 2013). L'écologie de la conservation en particulier se présente à sa fondation comme une science engagée sur son objet (protéger le vivant selon une certaine vision de la nature), ce qui ne favorise pas toujours le recul et la neutralité des méthodes, ou celle des conclusions.

La politique de destruction des ouvrages, exemple de dérive de l'expertocratie
Sur la question des ouvrages hydrauliques, il existe une expertocratie française et européenne. La seconde travaille dans le cadre de la direction générale de l'environnement de la commission européenne et de l'agence européenne de l'environnement (sur les problèmes de construction de la DCE par une expertise très limitée et une logique d'efficience par métrique, voir Loupsans et Gramaglia 2011, Bouleau et Pont 2014, Bouleau et Deuffic 2016). Nous nous concentrerons ici sur les choix français.

Qu'avons-nous observé depuis les années 2000?

- L'expertocratie d'Etat a choisi un paradigme d'orientation - la rivière comme phénomène naturel, biophysique, devant être lue à travers l'écologie - ce qui l'a privée de la complexité de son objet (la rivière est aussi une construction sociale et historique, un rapport de pouvoirs, on ne peut la réduire à sa naturalité). La même expertocratie pouvait défendre encore une génération plus tôt le paradigme fort différent de la rivière comme ressource exploitable. Un problème est justement que par cohérence de sa politique et de ses services, l'administration d'Etat et ses antennes territoriales cherchent à faire primer une seule vue.

- L'expertocratie d'Etat a pris une orientation normative à effet concret - l'ouvrage hydraulique est mauvais, il doit idéalement disparaître - et elle a incité l'ensemble des instances concernées à prendre cette seule direction. L'organisation en silo des administrations pousse à ces logiques mono-directionnelles, l'expertise des administrations de l'écologie ignorant ce que peuvent dire celles de la culture, par exemple.

- L'expertocratie d'Etat a fondé sa décision sur le choix sélectif de certaines connaissances (en halieutique et en écologie de la conservation surtout), elle a évacué (c'est-à-dire ignoré, minimisé, signalé mais sans en inférer de changement) toutes les autres connaissances qui pouvaient affaiblir son message, de même qu'elle a sous-estimé les réserves de prudence dans la science (par exemple sur les échecs nombreux en restauration morphologique, ce qui aurait dû induire une phase expérimentale plus rigoureuse avant de généraliser).

- L'expertocratie d'Etat a ignoré les objections et critiques venant du terrain, présumées être l'expression d'intérêts particuliers ou de savoirs non légitimes, risquant de mettre en cause le simulacre de consensus nécessaire à la communication publique.

- L'expertocratie d'Etat a tenu des discours à géométrie variable en raison des poids des lobbies avec qui elle est en discussion, opposant aux ouvrages anciens (moulins, étangs) un strict discours naturaliste de retour à une forme antérieure de rivière libre sans humain, mais se gardant d'opposer la même rigueur aux usages qui ont totalement artificialisé et parfois pollué les bassins versants. Cela alors même que cette dimension de bassin versant est reconnue depuis longtemps comme la clé de compréhension des hydrosystèmes et de leurs dynamiques.

- L'expertocratie d'Etat a mis en avant des arguments douteux voire faux (auto-épuration des rivières, par exemple), organisé des omissions volontaires (biodiversité hors poissons migrateurs ou biodiversité des milieux anthropisés, par exemple) et de manière générale négligé le fait qu'il n'existe que très peu de recherche de terrain avec données suffisantes sur les moulins, étangs et autres patrimoines anciens ayant créé des milieux depuis plusieurs siècles.

- L'expertocratie d'Etat a souvent requis le même personnel qui s'occupe du même sujet depuis 10, 20, 30 ans parfois (notamment autour des questions d'halieutisme et de poissons migrateurs), entraînant un conservatisme des croyances de groupe au sein des administrations, un manque de réactivité à l'évolution des sciences et un biais de confirmation interne par défaut d'ouverture sur la société au-delà des interlocuteurs choisis.

- L'expertocratie d'Etat a organisé le financement de tout ce qui pouvait conforter son message, plutôt que financer des contre-expertises ciblées à protocole ouvert et co-construit pour tester si son choix est réellement robuste.

Le résultat de tout cela est que sur les rivières comme un peu partout ailleurs, l'expertocratie s'est coupée de la société sur la question des ouvrages hydrauliques. Elle a divisé et conflictualisé les acteurs (satisfait certaines fractions de la société et braqué d'autres). Elle est devenue inaudible et non crédible car perçue comme un pouvoir biaisé qui défend sa propre logique sans être capable de débats sincères.



L'argument circulaire des "résultats démontrés" et la négation des données que l'on ne veut surtout pas mesurer
On pourrait répondre qu'après tout, cette confiscation de l'expertise d'Etat par une certaine approche disciplinaire correspond à une demande sociale (davantage d'écologie) et à des résultats tangibles. On met alors en avant que le démantèlement des ouvrages hydrauliques mène bel et bien à l'apparition de nouveaux habitats à la place des retenues et au retour local de certaines espèces, dont les poissons migrateurs.

Ce point sur la restauration des migrateurs demande à être vérifié à long terme, car certaines actions menées pendant plusieurs décennies ont des mauvais bilans à date (par exemple le saumon de l'axe Loire-Allier) et les chercheurs ne trouvent pas forcément de signaux clairs sur l'évolution des migrateurs en France depuis 35 ans (voir Legrand et al 2020). Toutes choses égales par ailleurs, effacer une barrière physique à la migration favorise la migration (c'est un truisme), mais rien ne dit que les barrières concernées (surtout celles des ouvrages anciens) soient le premier problème à long terme de ces espèces par rapport au réchauffement, à la pollution, à la surpêche, aux invasives, à l'introgression génétique, à la baisse de la ressource en eau pour le vivant au bénéfice des usages humains de l'eau. L'abondance passée des migrateurs dans la nature du 15e ou du 10e siècle ne peut de toute façon pas être la référence dans la nature du 21e siècle, qui n'a plus les mêmes paramètres physiques, chimiques et biologiques.

Mais le caractère incertain des résultats est presque secondaire. Le problème est surtout que ce raisonnement est circulaire : l'expertise définit ce qu'il faut entendre par un bon résultat, elle fixe les métriques de calcul de ce seul résultat, elle conclut le cas échéant que le résultat est atteint.

Dans le cas des démantèlements d'ouvrage, de nombreuses choses ne sont justement pas mesurées car l'expertocratie a évacué ces mesures (soit de bonne foi par spécialisation disciplinaire, soit de mauvaise foi pour asseoir une autorité politique).

Par exemple, on ne mesure pas aujourd'hui en routine:
  • la biodiversité bêta et gamma à échelle tronçon et bassin (et non site),
  • la perte en espèces lentiques des retenues et en espèces résidentes des biefs (canaux),
  • les espèces animales et végétales autres que les poissons, dont certaines pourtant protégées et menacées,
  • la rétention annuelle totale d'eau du bassin (surface et nappe) avec ou sans ouvrages,
  • la valeur historique et archéologique des sites,
  • l'appréciation paysagère des sites et rivières par les riverains,
  • le bilan carbone des opérations,
  • le bilan chimique des opérations en épuration de polluants et remobilisation de sédiments pollués,
  • la valeur foncière des parcelles riveraines avec ou sans plan d'eau,
  • l'analyse coût-avantage de la même dépense publique pour d'autres postes, par exemple la continuité latérale et création de zones humides au lieu de la continuité longitudinale.
Une partie de ces éléments non mesurés aujourd'hui relève aussi de l'écologie et du rapport des citoyens à la nature vécue. Une autre partie relève des dimensions multiples de l'eau, non réductible à un phénomène biophysique ni à une dévotion naturaliste.

En ne mesurant pas tout cela, on évacue la possibilité d'un débat démocratique sur ces grandeurs inconnues. On choisit de mettre en avant certains non-humains (le saumon, la truite, l'anguille, le libre flot...) en ignorant d'autres non humains vivants (la libellule, le brochet, le crapaud, l'aulne...) ou non vivants (le barrage, la chute, le plan d'eau...). Le choix d'un paradigme naturaliste et spécialisé évacue la réalité de la société qui, au mieux, ne doit plus perturber une nature idéale telle qu'elle serait... sans humain!

Des chercheurs ont commencé à analyser ces carences des expertises administratives en France (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019), mais sans évolution notable des pratiques.

La révision de l'expertise est une urgence pour refonder la confiance dans la parole publique
Nous devons changer en profondeur cette manière de construire les choix publics en France. Non pas qu'il existe une solution magique pour ne jamais se tromper ou pour satisfaire toutes les options :  justement, c'est une erreur fondatrice de l'expertocratie d'Etat, croire qu'il existe une seule vision de la hiérarchie des problèmes, une seule solution définissable a priori et un seul concile d'experts pour déterminer cela.

Pour revenir à une politique des rivières apaisée, et retrouver confiance dans la parole des autorités publiques, il faudra plusieurs conditions.

Une expertise collégiale et multidisciplinaire : on s'enferme à penser que l'écologie est affaire des écologues, l'agriculture des agronomes, l'économie des économistes etc. La réalité est complexe et hybride, l'approche par les savoirs doit l'être aussi. Un ouvrage hydraulique par exemple intéresse l'hydrologue, l'écologue, le limnologue, le sociologue, l'historien, le géographe, l'économiste, le juriste. Et plus encore les complexes d'ouvrages au sein d'un bassin versant. Avant de décider sur l'ouvrage hydraulique, ces savoirs sont requis et organisés si les données manquent. Cela n'a jamais été le cas en France, ou de manière totalement marginale par rapport aux budgets de la seule dimension écologique au sens biophysique.

Une expertise démocratisée et participative : quand on vise des décisions qui changeront la vie des citoyens, on écoute les citoyens, on analyse leurs expériences et leurs idées. Non seulement leurs associations, mais aussi des citoyens tirés au sort qui évitent le biais des acteurs sociaux engagés mais non représentatifs de la réalité sociale. Les bassins versants doivent avoir des assemblées de délibération réellement actives (ayant des enjeux de décision, non de simple enregistrement) et mener des travaux de type "jurys citoyens". La recherche scientifique appliquée dialogue avec la société sur l'objet d'application de cette recherche, en écoutant les objections et en y répondant de manière informée, non par argument d'autorité.

Une expertise non court-termiste : tant que nous serons dans une logique d'urgence où d'innombrables décisions doivent être prises très vite, sur la base de métriques chiffrées et faciles à cocher, il sera impossible d'avoir un travail serein. On voit ce travers partout : personne ne prend de recul car il faut aller toujours plus vite, les informations produites n'ont pas le temps d'être lues et assimilées, les échanges se réduisent à des positions superficielles, donc souvent conflictuelles. La programmation publique (française comme européenne) doit être plus modeste dans ses ambitions, mais du même coup plus solide et durable dans sa conception.

Une expertise locale et globale : un problème n'a pas qu'une solution, même si cette idée déplaît à la culture d'uniformité de l'administration française (voire parfois des citoyens français). En écologie, c'est assez évident : le vivant est fait de lieux et de liens, tout est contexte, différence et contingence, on doit d'abord étudier les milieux pour comprendre leur état et leur dynamique. Ce n'est pas depuis un centre unique que se prennent toutes les évaluations, mais sur chaque terrain cohérent avec le périmètre des décisions que l'on veut prendre. Pour autant, l'expertise n'est pas un exercice arbitraire: elle a aussi de bonnes pratiques et des méthodologies. Donc les analyses locales doivent avancer en s'informant mutuellement et en enrichissant des référentiels communs.

Une expertise transparente et responsable : enfin, l'expertise ayant acquis un poids considérable dans la décision démocratique des sociétés complexes, elle doit engager aussi sa responsabilité en pleine transparence. L'expert ne peut avoir un pied dans la politique en assumant que son savoir est orienté vers des décisions ayant des conséquences sur l'existence des citoyens et un pied hors de la politique en affirmant qu'il est neutre, indemne de toute préférence, faisant juste un travail de calcul. Il doit donc être non seulement possible, mais même tout à fait courant d'interroger l'expert dans le débat démocratique, en particulier de lui demander des explications sur ses travaux dans des enceintes de délibération publique.

En attendant que ces bonnes pratiques se répandent, les associations des riverains et des ouvrages hydrauliques doivent sensibiliser les élus aux carences démocratiques de l'expertise administrative des rivières et aux contradictions de celle-ci. Il existe en France une remise en question de plus en plus large de la confiscation du pouvoir par une technostructure qui n'est plus capable d'entendre son pays. Hélas, notre expérience sur les rivières appuie ce diagnostic. Ne nous trompons de sujet : ce n'est pas telle politique ou telle autre qui est devenue un problème sur les rivières (et d'autres domaines sans doute), mais le fait que la politique s'est inscrite dans l'expertise elle-même sans que cela fasse l'objet d'information sincère des citoyens et de débat démocratique sur les choix des experts.

14/06/2020

L'état écologique des cours d'eau a régressé depuis le dernier SDAGE Loire-Bretagne, un échec majeur

Le bassin Loire-Bretagne a été pionnier pour engager des démantèlements de barrages en vue de faire revenir des saumons... qui ne sont généralement jamais revenus dans les tête de bassin de Loire et d'Allier, sauf sous forme de saumons d'élevage subventionné aux frais du contribuable. Ce même bassin tout acquis depuis 30 ans au dogme de la destruction des ouvrages hydrauliques vient de publier les résultats catastrophiques de son état des lieux des rivières et autres masses d'eau. Ainsi, les rivières en bon état écologique DCE sont 24% seulement en 2019, en baisse de 2 points par rapport au bilan quinquennal précédent. L'état chimique ne parvient toujours pas à être mesuré correctement de l'aveu de l'agence de l'eau. Et tout cela pour plus de 300 millions € de dépenses publiques par an. Au lieu de détruire des ouvrages, l'agence de l'eau doit urgemment mobiliser ces moyens sur ce que toute la littérature scientifique désigne comme causes majeures de dégradation de l'eau et des milieux: usages des sols du bassin versant, pollutions chimiques, excès de prélèvement de la ressource.  



L'agence de l'eau Loire-Bretagne a — discrètement — publié l'état des lieux de ses eaux de surface et eaux souterraines, noyé au sein d'un compte-rendu des délibérations de son comité de bassin.

Les résultats sont franchement mauvais par rapport aux objectifs de la directive-cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).

- 24 % seulement des cours d'eau sont en bon ou très bon état écologique, alors que l'objectif était 100% en 2015 (prorogé 2021, prorogé 2027);

- les cours d'eau sont notamment déclassés en raison du carbone dissous COD (46 %), du phosphore (phosphore total pour 33 % et PO4 3- pour 19 %), des pesticides (29%), du taux de saturation en oxygène (32 %) et l'oxygène dissous (23 %), des nitrates (7,5 %);

- l'état chimique est toujours mal caractérisé, 20 après l'adoption de la DCE, l'agence reconnaissant : "force est de constater que si de gros progrès ont été faits depuis maintenant 15 ans, il est encore impossible de définir un état chimique avec certitude" ;

- dans la présentation assez obscure qui est en faite, il est ressort que des polluants ubiquistes comme les HAP (résidus de combustion) ou le mercure atteignent un niveau déclassant de qualité dans la plupart des mesures réalisées. De même, une contamination généralisée des sédiments par l'un ou l'autre des polluants hydrophobes (plomb, nickel, cadmium, DEHP, 4-ter-octylphénol et certains hydrocarbures aromatiques polycycliques) est observée.

- les cours d'eau en bon état écologique étaient estimés à 26% voici 5 ans, 24% aujourd'hui. L'agence de l'eau explique cela par de meilleures mesures... ce qui n'explique rien, sinon que les chiffres avancées manquaient de rigueur.

A ce triste bilan, les rédacteurs de cet état des lieux préparatoire du SDAGE 2022 ajoutent des assertions générales fantaisistes sur les ouvrages hydrauliques, ne prenant aucun enseignement des travaux de recherche publiés depuis 10 ans à ce sujet, continuant à véhiculer diverses assertions inexactes et trompeuses, dressant un portrait à charge dénué de toute mesure de terrain et de toute référence scientifique.

Ce comportement est proprement scandaleux, l'expertise administrative égare ici les élus et les citoyens.

Alors que le gouvernement a demandé une "politique apaisée de continuité écologique", un certain nombre de fonctionnaires de l'eau ne changent manifestement rien de leurs mauvaises habitudes et de leurs mauvais choix ayant donné de si piètres résultats. L'association Hydrauxois et ses consoeurs de la CNERH préparent donc une saisine du préfet, du comité et des parlementaires de bassin Loire-Bretagne pour faire constater ce problème manifeste et exiger une préparation du SDAGE 2022 montrant un minimum de rigueur intellectuelle.

Aujourd'hui, 35 associations sont en contentieux contre le programme d'intervention 2019-2024 de cette agence, qui dilapide l'argent public à détruire des ouvrages hydrauliques pendant qu'elle ne parvient à aucun résultat face aux eaux polluées et à l'état écologique dégradé.

Source : Comité de bassin, séance plénière du 12 décembre 2019, Etat des lieux du bassin Loire-Bretagne, 6-366

A lire sur le même thème :
En Seine-Normandie, plus des deux-tiers des cours d'eau et des nappes en mauvais état chimique et écologique

11/06/2020

Huit siècles dans la vie d'un ruisseau français (Leblé et Poirot 2019)

Des fouilles et analyses d'archéologie préventive ont permis de mettre en évidence huit siècles d'évolution du fond de vallon autour d'un ruisseau de Tremblay-en-France. Cette recherche montre des variations importantes du lit, des berges, de la nappe et de l'hydraulique de surface, tenant aux occupations humaines successives, mais aussi au changement climatique lors de la phase du Petit Âge glaciaire. De tels travaux rappellent que nos cours d'eau de l'aire européenne sont des co-constructions de l'humain et du non-humain, ce que certains nomment une "socio-nature" ou une "nature hybride". Cela rend assez douteux et simplistes les discours publics actuels sur la "renaturation" de ces cours d'eau - comme s'il existait un seul modèle de nature idéale du passé à retrouver - ou sur l'existence d'un "état de référence" de ces cours d'eau par rapport auquel nous pourrions juger, dans l'absolu, de leurs propriétés physiques et écologiques. 

Photo extraite de Leblé et Poirot 2019, art cit.

Dans les années 2010, une opération d’archéologie préventive est menée au lieu-dit Chemin des Ruisseaux à Tremblay-en-France, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Les travaux d'extension d'une entreprise y avaient révélé les vestiges d'une occupation médiévale très dense sur le versant de la vallée.

Geoffrey Leblé et Agata Poirot ont publié une analyse de l'occupation du lieu, en particulier de la morphologie du lit et des berges. L'étude du remplissage sédimentaire a mis en évidence six grandes séquences de dépôts, chacune ayant façonné la topographie et l’identité du fond de vallon. Ce schéma montrent les profils de fond de vallon qui se sont succédés dans le temps :

Extrait de Leblé et Poirot 2019, art cit.


Les six séquences organisent l'histoire du fond de vallon depuis le Moyen Age.

La séquence 1 indique les plus bas niveaux alluviaux, "un environnement de dépôt très humide, mais plus bas de près de deux mètres que la surface actuelle, et daté immédiatement après la principale phase d’occupation du site (Moyen-Âge central)". La sédimentation alluviale se réalise au gré de dépôts argileux qui colmatent le fond de la vallée, sans doute principalement le fait de l’aménagement anthropique. On ne peut exclure une occupation de type moulin ou pêcherie à cette époque.

La séquence 2 est datée par radiocarbone du XVIe au XVIIe siècles, soit pendant le Petit Âge Glaciaire (période froide dans l'Hémisphère Nord, surtout en Europe). Elle est "marquée par une nouvelle dynamique alluviale puisque le méandrage du ruisseau a laissé des traces jusque dans le transect étudié. L’incision observée en coupe n’est pas de nature anthropique comme on l’a cru à première vue, mais bien d’origine naturelle." Les années froides du petit Âge glaciaire européen sont marquées par des hivers très humides, connus pour avoir "profondément et durablement modifié les cours d’eau de plus faible énergie".

La séquence 3 a enregistré un dépôt limoneux en bas et argileux en haut, signalant un environnement hydraulique déconnecté du courant principal. Ce peut être lié aux grandes crues ont affecté le Bassin parisien au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle. "Ces épisodes de débordement interviennent préférentiellement lorsque le lit de la rivière est encombré, aussi on peut supposer que l’entretien des berges n’était pas régulier au cours de cette période."

Les séquences 4 à 6 sont marquées surtout par la remontée du niveau de la nappe phréatique.

La séquence 4 a enregistré deux épisodes colluviaux successifs, probablement à peu de temps d’intervalle : "La présence de sédiments très calcaires pourrait être la marque de labours profonds en amont de la pente, ou bien de la mise en place massive du marnage et du chaulage comme en Sarthe au XVIIIe siècle. Au niveau régional, les XVIIIe et XIXe siècles apparaissent comme la période d’érosion la plus importante, liée à l’essor des cultures extensives et aux hivers rigoureux".

Les sédiments de la séquence 5 indiquent quant à eux "une adaptation de la nappe phréatique à la présence d’une importante quantité de sédiments qui encombrent le lit, sous la forme d’une remontée nette de la nappe". Il y a eu alors "un rehaussement significatif du lit mineur du Sausset, et donc un exhaussement de la nappe phréatique". On peut y lire la matérialisation physique du lit majeur sur un versant voué à l’agriculture. La séquence 6 est essentiellement constituée de remblais contemporains.

Les auteurs concluent notamment : "les conséquences du Petit Âge Glaciaire peuvent être facilement appréciées au sein de tels contextes, et la mise en œuvre d’études sédimentaires plus complètes et systématiques pourraient permettre à terme d’évaluer les débits moyens des crues qui ont sévi à cette période. Dans le contexte de déstabilisation climatique rapide que nous connaissons, ces connaissances pourraient être utiles pour l’anticipation des risques au niveau local et régional".

Discussion
Cette étude rappelle que la morphologie des bassins versants et des cours d'eau évolue sans cesse dans le temps, et que l'on ne peut s'abstraire des occupations humaines pour la comprendre. Elle pose d'intéressantes questions quand on applique ses enseignements aux politiques publiques de l'eau menées en France et en Europe.

Comme on le sait, les pouvoirs publics en charge de l'écologie des milieux aquatiques ont adopté en France un paradigme de la "renaturation" ou "restauration de la nature", de manière assez peu débattue, essentiellement sous l'influence d'experts ayant une représentation biophysique de la nature. Mais de quelle "nature" parle-t-on ici, alors que les paramètres d'évolution du ruisseau sont sous influence humaine de longue date (et le restent bien entendu, à diverses échelles de temps et d'espace)? Pareillement, la directive cadre européenne sur l'eau - conçue en comité assez restreint dans les années 1990, avec des experts partageant le même type d'approche biophysique - a affirmé que l'on devait juger un cours d'eau selon un "état de référence" adossé à l'état de milieux très peu ou pas anthropisés. Mais là encore, que signifie cette référence dont l'humain serait exclu ou quasi-exclu? En quoi doit-on s'y référer si les cours d'eau ont une existence sociale autant que physique? De fil en aiguille, quelles réalités biologiques et morphologiques retient-on comme "dans la norme", quelles réalités humaines exclut-on comme "hors de la norme"?

Quand un pouvoir veut s'exercer en minimisant les contradictions, il a parfois recours à un procédé que l'on nomme la naturalisation : laisser entendre qu'une option est "dans la nature des choses", c'est dire qu'on ne peut pas vraiment s'y opposer puisqu'il en est ainsi. L'idéal du cours d'eau naturel agit parfois de la sorte pour ses promoteurs : que leur vision soit la seule vision que l'on puisse avoir puisque telle serait la "vraie" nature du cours d'eau. Nous devons identifier, dénoncer et renverser ce procédé rhétorique partout où il s'exerce : il n'y a jamais que des choix humains. La renaturation en est un, bien sûr, mais parmi d'autres, ni plus ni moins légitime en soi que d'autres. Et loin d'être l'apanage d'experts décidant seuls des règles, de tels choix doivent toujours se justifier démocratiquement, en particulier quand ils impliquent dépenses publiques et contraintes normatives.

Référence : Leblé G., A. Poirot (2019), Rythmes d’évolution d’un fond de vallon du Moyen-Âge à l’époque moderne : étude géoarchéologique de la haute vallée du Sausset (Tremblay-en-France), Géomorphologie : relief, processus, environnement, 25, 1, 69-78.

10/06/2020

Le syndicat des énergies renouvelables appelle à une relance bas-carbone, avec l'énergie des rivières

Dans un dossier venant de paraître et adressé aux décideurs, le syndicat des énergies renouvelables (SER) appelle à la relance énergétique bas-carbone. C'est un marché de 300 milliards d'euros, dont une bonne part est perdue aujourd'hui en importation d'énergie fossile, ce qui est mauvais pour la stabilité du climat comme pour la balance commerciale. Parmi les énergies renouvelables à soutenir : l'énergie de l'eau, présente sur le linéaire exceptionnel de 500 000 km de cours d'eau que compte notre pays. Extraits du document.

Extraits du SER

La crise sanitaire qui frappe la planète depuis plusieurs mois va générer des bouleversements majeurs. L’économie française est violemment impactée et il faudra du temps pour que l’ensemble des indicateurs socio-économiques retrouvent une trajectoire positive. 


Cette situation particulièrement difficile nous donne néanmoins, collectivement, une opportunité inédite : celle d’ancrer les choix économiques, politiques et énergétiques dans la transition énergétique et d’en faire le levier essentiel du redémarrage de l’économie.

Depuis plusieurs semaines, les différentes formes d’énergies renouvelables ont démontré leur très grande résilience sur le plan technique. Leur caractère décentralisé a participé de manière importante à la sécurité d’approvisionnement du pays dans des conditions sanitaires et de sécurité satisfaisantes.

Dans les prochains mois et années, les énergies renouvelables permettront d’apporter des réponses concrètes aux trois objectifs qui doivent orienter le plan de relance : 
favoriser la création d’emplois et de valeur ajoutée dans nos territoires ; 
décarboner notre économie (en particulier dans les secteurs de l’industrie, du bâtiment et de la mobilité), seule garantie de générer des emplois et des activités durables  ; 
et développer la filière industrielle des énergies renouvelables en France.

Sur la base d’un marché intérieur solide, les entreprises françaises seront, par ailleurs, mieux armées pour l’export sur un marché annuel représentant près de 300 milliards d’euros (...)

Hydro-électricité

Mesure 1
Garantir la pérennité et faciliter le développement du parc hydroélectrique.

  • Donner de la visibilité aux acteurs de la filière sur les modalités et perspectives de mise en concurrence et de prolongation des concessions hydroélectriques ;
  • Lancer des procédures d’octroi par mise en concurrence de nouvelles concessions sur sites vierges ;
  • Réévaluer toute mesure visant ou conduisant à brider les capacités de flexibilité de l’hydroélectricité de façon à les limiter pour faciliter l’insertion des autres énergies renouvelables.
  • Réintroduire la possibilité d’autoriser en procédure simplifiée les activités hydro accessoires d’une activité principale déjà autorisée ;
  • Accélérer la mise en œuvre des rénovations des centrales de moins de 4,5MW en publiant au plus tôt l’arrêté fixant les conditions du complément de rémunération pour ces installations ;
  • Accompagner la mise en œuvre des dispositions de l’article 43 de la loi énergie-climat permettant des augmentations de puissance, sans prolongation de la durée de la concession, pour faire des travaux sur les aménagements hydroélectriques un levier d’entrainement de l’écosystème industriel de PME et ETI de la filière ;
  • Sensibiliser les préfets à l’instruction rapide des projets EnR, en particulier aux lauréats des Appels d’Offres CRE, pour permettre leur construction au plus tôt.

Mesure 2
Mieux concilier hydroélectricité et continuité écologique, dans la droite ligne du plan de politique apaisée de restauration de la continuité écologique.

  • Systématiser les démarches d’analyses coût-efficacité sur les mesures préconisées ;
  • Mettre en œuvre et sécuriser juridiquement la priorisation des mises en conformité des ouvrages ;
  • Étudier les possibilités de révision de classement des cours d’eau, au cas-par-cas et sur la base de critères scientifiques.

Mesure 3
Éviter la caducité des autorisations de travaux régulièrement accordées avant le début des mesures de confinement et permettre leur exécution hors des périodes et délais prescrits, dès la reprise de l’activité et pour une durée supplémentaire d’une année.

Source : SER 2020, Les énergies renouvelables : un levier de la relance économique 

Commentaire
L'association Hydrauxois considère que la priorité doit être donnée à l'équipement des ouvrages en place. Il existe au moins 20 000 moulins pouvant être relancés (voir le travail de recherche de Punys et al 2019) et des milliers de barrages ayant d'autres usages (eau potable, irrigation, navigation, loisirs, régulation de crue), mais pas d'équipement hydro-électrique. Avant d'envisager de nouvelles constructions et artificialisations, c'est d'abord l'équipement de ces sites présents depuis longtemps, ne créant pas de nouveaux impacts sur les riverains ou sur le vivant, qui doit être soutenu. Il serait fort peu écologique de continuer la politique actuelle qui consiste à détruire des ouvrages existants et leurs milieux — dont certains ont acquis de la biodiversité — pour en construire d'autres. C'est aux antipodes de l'esprit de sobriété et de ré-usage qui est censé être à l'oeuvre dans une transition énergétique. De surcroit, les moulins et usines à eau historiques se sont souvent installés dans des lieux les plus propices à l'usage énergétique, comme l'a observé la recherche (voir Edgeworth 2018), donc il serait assez aberrant de ne pas profiter de cette continuité historique.

Un autre besoin est la visibilité des politiques publiques sur le soutien durable à la filière de petite hydro-électricité. Le prix des équipements - qui est un obstacle sur des marchés trop restreints - ne peut baisser que s'il existe une perpective de développement assurée sur un grand nombre de sites, permettant notamment de relancer des lignes de production standardisée de turbines, de roues, de vis ou d'hydroliennes. Les atermoiements des choix publics et la complexité inutile (pour les sites en place) des dossiers nuisent considérablement à ce développement industriel et commercial depuis 10 ans.

09/06/2020

La députée Magne rappelle au gouvernement que la loi encourage la petite hydro-électricité

Le gouvernement ne cesse de proclamer sa vertueuse intention d'engager pleinement la France sur la voie de la transition bas-carbone... mais son administration ne poursuit pas toujours cet effort. C'est le cas en particulier de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, qui continue l'incroyable politique à contre-emploi de destruction des barrages hydro-électriques déjà en place dans le pays. Mais aussi, trop souvent, de découragement des relances de moulins par des demandes kafkaïennes venant d'agents administratifs ne cachant pas parfois leur franche hostilité. La députée Marie-Ange Magne vient de demander à la ministre Elisabeth Borne de clarifier ce point. Si les parlementaires ont inscrit la promotion de la petite hydro-électricité dans la loi, c'est pour que le gouvernement et son administration appliquent pleinement cette loi, et non cherchent à s'en détourner au mépris de la volonté exprimée par les représentants élus des citoyens. Notre pays doit cesser de mettre des bâtons dans les roues de ses moulins!


Installation d'une turbine à côté d'une roue, dans la chambre d'eau d'un moulin. Partout en France, particuliers et collectivités se déclarent intéressés par l'énergie de l'eau, un des atouts du pays dans la transition bas-carbone. Mais les dossiers doivent être facilités au plan réglementaire, et non bloqués par des complexités administratives sans fin dont notre pays a le secret.

Lors du vote de la loi énergie et climat à l'automne 2019, les députés et sénateurs ont clairement demandé que la petite hydro-électricité soit intégrée dans les stratégies bas-carbone de la France. C'est désormais écrit noir sur blanc dans le code de l'énergie, article L 100-4 : "pour répondre à l’urgence écologique et climatique, la politique énergétique nationale a pour objectifs (..) d’encourager la production d’énergie hydraulique, notamment la petite hydroélectricité"

Le gouvernement avait à l'époque donné un avis négatif à cette disposition, ce qui indique la puissance des lobbies travaillant près du cabinet du ministre de l'écologie (voir ce texte sur François de Rugy et ce texte sur Emmanuelle Wargon). Mais il n'a heureusement pas été suivi par sa propre majorité parlementaire. Nous connaissons la chanson : les lobbies de la destruction des moulins et barrages préfèrent échanger directement avec les administrations non élues, ce qui leur évite le débat parlementaire où ils sont systématiquement mis en minorité du fait du caractère radical et conflictuel de leurs vues. Car de l'avis de la plupart, c'est une idée absurde de dépenser un argent public rare à détruire des ouvrages hydrauliques pouvant avoir de nombreux intérêts. 

Dans une question posée à Elisabeth Borne, ministre de l'écologie, la députée Marie-Ange Magne s'inquiète de la mise en oeuvre de cette nouvelle loi énergie et climat, en particulier la disposition sur la petite hydro-électricité. En voici le texte.

Question N° 30174 de Mme Marie-Ange Magne 
Mme Marie-Ange Magne attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique et solidaire sur la mise en œuvre des dispositions de la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 sur l'énergie et le climat relatives au développement de la production d'hydroélectricité. La loi a ainsi modifié l'article 100-4 du code de l'énergie qui dispose désormais que « pour répondre à l'urgence écologique et climatique », il est opportun que la politique nationale « encourage la production d'énergie hydraulique, notamment la petite hydroélectricité ». De nombreux propriétaires de moulins cherchent ainsi à valoriser leurs installations en déposant des dossiers pour des projets de petite hydroélectricité. Malheureusement, les délais d'instruction par les services compétents sont souvent très longs et les démarches administratives fastidieuses. De plus, les études demandées par l'administration sont parfois excessives en termes de coût pour l'exploitant, condamnant ainsi sa rentabilité. Pourtant, le développement de la petite hydroélectricité peut être un élément essentiel dans l'accroissement de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique. Elle souhaiterait ainsi connaître les mesures envisagées par le Gouvernement afin de lever les freins administratifs et faciliter le développement de ces projets pour « encourager la petite hydroélectricité ».

Rappelons quelques points de droit :

  • un ouvrage de moulin ou petite usine hydraulique autorisé (fondé en titre ou sur titre) n'a pas à déposer une nouvelle demande d'autorisation, la loi reconnaît son existence (article L 214-6 code environnement, précisé par jurisprudence constante du conseil d'Etat protégeant les droits d'eau),
  • l'administration demande un "porté à connaissance" au préfet (article R 214-18-1 code environnement), qui peut être un simple courrier avec présentation des travaux prévus, et ne doit pas s'engager dans des frais inconsidérés de bureaux d'études (les complications dont parle la députée, lorsque des services instructeurs n'ayant aucune envie réelle d'instruire une relance font des demandes totalement disproportionnées sur des sites déjà en place, autorisés, alors qu'il n'y a impact hydrologique et morphologique par rapport à l'existant),
  • le préfet ne peut exiger au seul motif d'une relance hydro-électrique la mise en oeuvre de la continuité écologique en montaison (il peut l'exiger si la rivière est par ailleurs classée au titre de l'article L 214-17 code environnement, ce qui induit cette obligation légale, mais la production d'électricité est normalement cause de dérogation telle que le stipule la loi dans l'article L 214-18-1 code environnement),
  • la continuité en dévalaison doit être assurée, par le débit minimum biologique ou débit réservé (article L 214-8 code environnement) et par des protections ad hoc au niveau de l'entrée de la chambre d'eau si la relance concerne une turbine rapide (évitement de la mortalité des poissons par une grille et une goulotte de dévalaison si besoin).

L'un des motifs pour lesquels l'association Hydrauxois a requis au conseil d'Etat l'annulation de la note technique dite de "politique apaisée de continuité écologique" est le refus dans cette note de considérer que toute relance hydro-électrique d'ouvrage autorisé en rivière est recevable par l'administration, ce qui est contraire à la loi française sur la transition énergétique comme aux directives européennes sur ce thème.

Il ne peut y avoir d'apaisement avec le monde des petits ouvrages hydrauliques si l'administration est toujours dans une culture de déni de leur existence et de leurs vocations diverses, dont celle de produire de l'énergie. A l'heure où tout le monde clame la nécessité de baisser l'énergie fossile (encore 70% des usages finaux en France) pour la remplacer par des solutions électriques à source renouvelable (dont l'énergie de l'eau), c'est tout de même un comble d'avoir encore des fonctionnaires en charge de l'écologie qui freinent cette ambition nationale. Notre pays doit cesser de mettre des bâtons dans les roues de ses moulins!

A lire en complément
Dossier complet sur les moulins au service de la transition énergétique

06/06/2020

L'impact sédimentaire des moulins et petits ouvrages anciens de rivière a été surestimé (Peeters et al 2020)

Une équipe franco-belge de chercheurs a étudié l'impact sédimentaire des déversoirs anciens sur une petite rivière de Wallonie, le Bocq. Pas moins de 74 ouvrages sont présents sur la rivière, les plus anciens datant du 14e siècle. L'analyse montre que l'impact des déversoirs est très limité spatialement, volumétriquement et en nature des sédiments concernés. Le vieillissement des structures tend à restaurer des transits complets. Ce résultat n'est en rien une surprise pour les riverains de ces ouvrages, qui constatent au fil des crues que le transit des sédiments n'y est pas bloqué. C'est une contradiction scientifique supplémentaire des dogmes de l'administration française sur le soi-disant impact grave des moulins et étangs de nos bassins versants.


Les études sur les grands barrages ont montré que ceux-ci modifient la morphologie de la rivière, notament en retenant des grands volumes de sédiments de toutes dimensions (des vases aux blocs rocheux) dans leurs réservoirs. Mais ces barrages ont des propriétés spécifiques : haute dimension, grand volume de retenue, ancrage sur toute la largeur du lit majeur. Qu'en est-il est des petits ouvrages (moulins, étangs, seuils anti-affouillement) qui sont bien plus nombreux sur les rivières?

Pour le savoir, Alexandre Peeters et ses collègues (université de Paris-CNRS et de Liège UR SPHERES) ont étudié une petite rivière de Wallonie (Belgique), le Bocq. Sa pente est de 2% en moyenne, sa puissance de 30 W/m2. Les ouvrages de cette rivière, dont certains datant du 14e siècle, sont caractéristiques des sites anciens que l'on trouve sur les cours d'eau européens (cf image ci-dessus, extrait de Peeters et al 2020 art cit).  La hauteur des ouvrages va de 40 à 230 cm. Les vannes, quand elles sont présentes, ne sont pas souvent manoeuvrées en raison de l'absence d'usage. Certaines ont disparu.

Voici le résumé de leur travail :

"La restauration du transfert actif de la charge de fond dans les rivières touchées par l'homme a reçu une attention croissante ces dernières années, notamment en réponse à la directive-cadre européenne sur l'eau (DCE), qui exige que la continuité des rivières ne soit pas perturbée par des caractéristiques anthropiques telles que les barrages ou les déversoirs. 

La rivière Bocq (233 km2), un cours d'eau à gradient modéré en Wallonie, en Belgique, possède une ressource hydraulique qui était auparavant largement exploitée avec 74 déversoirs (jusqu'à 2,3 m de haut) sur 43 km. Nous avons examiné les effets de sept anciens déversoirs abandonnés sur le transport de la charge de fond pour trois types de déversoirs différents (définis par la présence et la position du système d'écluse). 

Premièrement, les estimations de volume de la charge de lit stockée dans les réservoirs indiquent que, malgré leur vieillesse, les réservoirs n'étaient pas complètement remplis (entre 25 et 50% remplis par rapport à la capacité volumique du réservoir) et n'ont pas beaucoup évolué depuis 1989-1990. Deuxièmement, l'analyse de la granulométrie du matériau du lit en amont, en aval et à l'intérieur des réservoirs, et les mesures directes du transport des sédiments (particules de scories et cailloux marqués PIT) ont démontré que la charge de fond continue d'être transportée hors du réservoir, même si le piégeage sélectif d’éléments plus grossiers a été observée à l’intérieur du réservoir. Des particules dans la plage de la médiane peuvent passer sur la crête des déversoirs, mais les éléments les plus grossiers ont tendance à rester dans les réservoirs. Cet effet de piégeage est atténué lorsque le déversoir a des vannes de chasse ouvertes ou effondrées qui facilitent le transfert de la charge de fond. Cela indique que les déversoirs agissent comme des barrières qui laissent passer la charge de fond, bien que le cadre géomorphologique individuel joue un rôle principal dans la détermination de la continuité locale des sédiments. 

Ces résultats suggèrent que la connectivité de la rivière est moins affectée qu'on ne le pensait initialement et qu'elle est susceptible d'augmenter au fil du temps à mesure que les vieux déversoirs tombent progressivement en ruine. Cela doit être reconnu lors de la planification des projets d'élimination des obstacles."

Dans leur travail, les auteurs détaillent :

"Les vieux déversoirs abandonnés dans cette étude n'agissent pas complètement comme des pièges à sédiments, et une grande partie de l'approvisionnement grossier en charge de fond peut passer à travers les déversoirs et continuer à être transportée hors du réservoir. Cela a été démontré en estimant les volumes de sédiments stockés dans sept réservoirs, qui n'étaient pas complètement remplis (entre 25 et 50% par rapport à la capacité volumique du réservoir). Ce volume n'a pas beaucoup évolué depuis 1989-1990 pour les trois déversoirs étudiés en détail. De plus, l'analyse de la granulométrie du matériau du lit et l'évaluation des concentrations de particules de scories menées en amont et en aval des réservoirs suggèrent que la charge du lit continue d'être transportée hors du réservoir, à l'exception des clastes plus grossiers piégés dans la partie centrale du réservoir. La partie en aval des réservoirs présentait une rampe à sédiments en pente douce qui facilitait le passage de sédiments de fond de lit plus fins sur la crête du déversoir."

Les chercheurs concluent : "sur 74 déversoirs présents le long du cours de 43 km de la rivière Bocq, seuls 34 d'entre eux représentent encore un obstacle potentiel à la continuité de la charge de fond. Nos résultats indiquent que ces 34 barrières potentielles ne perturbent pas complètement le transfert de la charge de lit. À tout le moins, ils l'empêchent partiellement en raison d'un ralentissement du transport de la charge de lit et d'un piégeage sélectif des éléments les plus grossiers. Par conséquent, l'évaluation de l'effet cumulatif des déversoirs sur la connectivité des rivières à plus grande échelle est une tâche complexe."

Discussion
Les résultats d'Alexandre Peeters et des co-auteurs ne sont pas une surprise pour les riverains des moulins et autres petits ouvrages hydrauliques des rivières. L'examen visuel de ces ouvrages montre que les variations sédimentaires sont très localisées et que les lits aval de la rivière ne sont pas dénués de charge de fond à diverses granulométries. En période de crue, ces ouvrages sont en général noyés et contournés par le flux liquide portant cette charge solide. Leurs réservoirs, de volume modeste, ne sont que partiellement remplis. L'ensemble de ces caractéristiques ne suggère en rien une altération grave des fonctionnalités physiques de la rivière. Par ailleurs outre le diagnostic de site, ce sont les pratiques sur les bassins versants qui changent aussi la charge et la nature des sédiments venant à la rivière. Des reprises forestières ou au contraire des artificialisations (constructions, cultures) vont modifier le flux des sédiments, à diverses échelles de temps, ce qui suppose une étude dynamique et historique du bassin versant (voir le texte de Jean-Paul Bravard, spécialiste de cette question).

Les conclusions de cette recherche sont évidemment très éloignées de la tentative de diabolisation des petits ouvrages hydrauliques par l'administration française et par certains lobbies. On a dit aux élus et aux riverains que ces ouvrages avaient des impacts graves sans jamais mesurer (sauf exception) la réalité sédimentaire et sans relativiser sa portée. Encore moins en s'interrogeant sur les finalités de l'action publique, les métriques superficielles et jargons autoréférents d'une certaine écologie d'Etat remplaçant le débat démocratique sur ce que les riverains attendent finalement d'un cours d'eau. Sortons au plus vite de ces errements, qui mènent à dépenser de l'argent public sur des enjeux écologiques mineurs ou inexistants, mais aussi à détruire un patrimoine d'intérêt pour beaucoup.

Référence : Peeters A et al (2020), Can coarse bedload pass through weirs?, Geomorphology, 359, 107131

A lire également :

02/06/2020

Les parlementaires observent que la continuité écologique des rivières n'est pas apaisée pour les moulins

Trois députés et sénateurs ont posé des questions écrites à Elisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, sur le sort réservé aux moulins et autres ouvrages hydrauliques. Cette actualité parlementaire suggère que la continuité dite "écologique" n'est toujours pas "apaisée", comme le voulait le plan du gouvernement lancé à la va-vite en 2018. Et pour cause : la haute administration refuse de reconnaître explicitement la valeur des ouvrages en rivière (énergie, patrimoine, économie locale, paysage, rétention d'eau, milieux aquatiques et humides) donc l'absence d'intérêt général à financer sur argent public une politique de destruction, malgré les protestations permanentes de riverains et élus depuis 10 ans. C'est devenu un véritable point noir dans les politiques d'écologie, qui ont besoin d'efficacité et de consensus, non de gabegie et de conflit. A l'heure où le pays traverse une crise sanitaire, économique et sociale, avec besoin de territoires qui valorisent toutes leurs ressources, un changement de doctrine et de méthode s'impose pour dépasser les erreurs des années 2000 et 2010. Mais il n'est toujours pas au rendez-vous. 


Image Ouest-France, DR

Valoriser le patrimoine hydraulique des rivières
Question n° 29774 de M. Pascal Brindeau, député
M. Pascal Brindeau attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique et solidaire sur la valorisation du patrimoine hydraulique des rivières françaises. Depuis le début de la crise sanitaire, les petites centrales hydroélectriques ont continué à produire de l'énergie bas-carbone, les moulins ont repris ou augmenté la production locale de farine et d'huile face aux difficultés d'approvisionnement, mettant en lumière l'importance des moulins, retenues, barrages, canaux et de tous les ouvrages hydrauliques que comptent les cours d'eau français. Or, depuis des années, le patrimoine hydraulique français est particulièrement menacé et beaucoup d'ouvrages sont détruits par décision des représentants de l'État ou des agences de l'eau, alors même que ces ouvrages sont acteurs de la transition écologique, qu'ils favorisent les circuits courts et la production locale, qu'ils contribuent à retenir et répartir l'eau tout au long de l'année et qu'ils apportent des zones refuges pour le vivant aquatique. La pesanteur administrative et le manque d'autonomie locale semblent aller à l'encontre d'une politique de l'eau qui serve l'intérêt général et la préservation de la biodiversité. Parmi les mesures urgentes à mettre en place pour préserver et valoriser le patrimoine hydraulique des rivières françaises, il semble indispensable de prendre sans attendre un moratoire sur la destruction des ouvrages hydrauliques et de se montrer enfin à l'écoute des associations locales très engagées pour la mise en place de solutions adaptées aux réalités de terrain et aux impératifs environnementaux. Il souhaite donc connaître les mesures envisagées par le Gouvernement pour la préservation et la valorisation du patrimoine hydraulique des rivières françaises.

Démolition d'un patrimoine centenaire et de ses zones humides
Question écrite n° 14382 de M. Jean-Marie Janssens, sénateur
M. Jean-Marie Janssens attire l'attention de Mme la ministre de la transition écologique et solidaire sur la question de la préservation et de la sauvegarde des moulins à eau. Selon l'office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), l'écoulement nécessaire pour préserver la biodiversité serait empêché par plus de 60 000 obstacles dont les barrages, les moulins à eau et les écluses, mettant en péril la continuité écologique des espèces et des sédiments entre les cours d'eau. Au nom de cette politique de continuité écologique, la destruction de centaines de moulins à eau est ainsi envisagée, synonyme de démolition pure et simple de notre patrimoine français. Dans le département du Loir-et-Cher, un moulin construit il y a près de 400 ans est ainsi menacé de destruction, alors même qu'il n'a jamais suscité la moindre controverse. Cette politique s'avèrerait en réalité désastreuse pour la sauvegarde et la protection des zones humides, véritables viviers de la faune et de la flore dans nos territoires. Ce sont en effet des milliers d'écosystèmes qui se retrouveraient menacés par ces destructions indirectes de milieux sauvages qui entraînent des ruptures d'équilibres naturels. Enfin, ces destructions de moulins entraveraient le développement de la microélectricité, générant pour certains moulins, des ressources économiques et énergétiques importantes. Aujourd'hui, trente-trois associations ont déposé des recours contre les propositions d'arasement, d'effacement, au nom de la continuité écologique. Il souhaite savoir si le Gouvernement entend empêcher la destruction des moulins à eau et faire évoluer la politique de continuité écologique pour la rendre plus respectueuse du patrimoine culturel français et de la biodiversité.

Blocage et manque de bon sens de l'administration
Question écrite n° 15101 de M. Jean Louis Masson, sénateur
M. Jean Louis Masson attire l'attention de Mme la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales sur le fait que le moulin de Fouligny (Moselle) est un des rares moulins à eau qui continue à fonctionner dans l'est de la France. Depuis plus de cinq siècles, il fournit une farine qui est particulièrement appréciée par les boulangers lorrains. Or le propriétaire de ce moulin doit faire des aménagements et depuis plusieurs années, il se heurte au blocage des services de l'État, lesquels ne veulent pas comprendre qu'un moulin à eau doit se situer en bordure d'une rivière et donc en zone humide. C'est toute la différence avec un moulin à vent, qui lui, doit se trouver en haut d'une colline. Dans la mesure où ce moulin fonctionne depuis plusieurs siècles et que comme tout moulin à eau, il est confronté aux variations de débit de la rivière, il lui demande s'il serait possible de faire preuve d'un peu de bon sens, faute de quoi plusieurs emplois qui existent depuis des siècles et une activité artisanale faisant partie du patrimoine historique seraient amenés à disparaître.

27/05/2020

Des scientifiques rédigent un livre pour alerter sur certaines dérives de l'écologie des rivières en France

Voici 10 ans, avec consternation et stupéfaction, nous avons commencé à voir les pelleteuses démolir des moulins, des biefs et des étangs plusieurs fois centenaires. Nous avons aussi rencontré des "sachants" qui, sur un ton assez méprisant, expliquaient aux riverains ignorants que l'expertise imposait la nécessité urgente et démontrée de ces travaux de démolition. Dans un livre venant de paraître, huit chercheurs et universitaires suggèrent que nous avions quelques raisons d'être sceptiques et prudents. Leur essai appuie les plus de 200 travaux de recherche déjà recensés sur notre site, pour une autre vision des héritages et avenirs des rivières. Venus de la géographie, de l'écologie, de la limnologie, des sciences sociales de l'environnement, ces auteurs montrent que les administrations françaises et européennes ont développé un discours normatif qui est souvent loin de la neutralité scientifique et qui, dans le cas de la continuité en long, a pu parfois virer au dogme et à l'altération des réalités biologiques, hydrologiques, sociales. Nous publions des extraits de ce livre essentiel, que toutes les associations doivent acheter et diffuser, notamment auprès des décideurs. Une vraie expertise pluridisciplinaire et contradictoire des rivières doit aujourd'hui être engagée, incluant la participation citoyenne. 

Le texte ci-dessous est la conclusion générale du livre, rédigée par Jean-Paul Bravard et Christian Lévêque.

Jean-Paul Bravard est professeur de géographie émérite à l'université de Lyon et membre honoraire de l'Institut universitaire de France. Il a publié de nombreuses études sur les rivières et les impacts de leurs aménagements sur divers bassins du globe. Christian Lévêque est directeur de recherche honoraire à l'Institut de recherche pour le développement et membre de l'Académie d'Agriculture. Il a consacré de nombreux ouvrages à l'ichtyologie en milieu tropical et à la gestion intégrée des rivières tempérées.

Extrait :

Une DCE fondée sur des bases scientifiques contestables

"Avec sa participation à l’élaboration de la DCE (2000) et sa transcription en droit français (LEMA, 2006), la France s’est engagée voici bientôt vingt ans dans une politique de grande ampleur de « restauration de la continuité sédimentaire et écologique des cours d’eau », politique qui au demeurant avait déjà en partie été engagée dans les premiers SDAGE sur le volet piscicole. L’objectif affiché, louable en soi, était que les « masses d’eau » puissent retrouver un « bon état écologique » en 2015. La notion de « bon état écologique », si elle a un pouvoir évocateur certain, au même titre que les concepts de santé des écosystèmes ou d’intégrité biotique qui l’on précédée, n’a malheureusement pas bénéficié d’une définition scientifique précise, de telle sorte qu’elle est difficilement opérationnelle, même si la DCE a des exigences de résultat basées sur des indicateurs précis, mais sectoriels..

Une étude de science politique (Loupsans & Gramaglia, 2011) a montré que la DCE a été concoctée à Bruxelles par une poignée de technocrates internationaux au statut précaire, mobiles, pas forcément spécialistes du domaine aquatique ; à l’amont du travail politique, ils consultèrent de manière occasionnelle et informelle des experts dotés de compétences en la matière. Les écologues scientifiques, de culture et de statut très hétérogène, d’abord consultés pour la préparation d’une première version de la DCE, furent ensuite été marginalisés par des réformes internes. Les éléments ont été rassemblés de façon discontinue de sorte que les instances n’ont conservé que peu de mémoire de leurs discussions.

Il est important de souligner que, du début à la fin du processus, la DCE n’a pas bénéficié d’un consensus scientifique chez les écologues. L’expertise a été fortement influencée par les mouvements associatifs et les points de vue des spécialistes des populations fondés sur des listes d’espèces qui ont été retenus dans le processus, ont été critiqués par les biologistes fonctionnalistes (tenants de l’évolution des écosystèmes). Ainsi, la notion d’état de référence, utile pour fixer des objectifs à la restauration, a été jugée obsolète car basée sur une stabilité qui n’existe pas dans la nature. Quant à la continuité sédimentaire on ne sait trop sur quelles bases elle peut reposer ; elle a probablement été considérée comme un substitut commode (et aux effets rapides) à la faiblesse des résultats obtenus dans le domaine de la qualité des eaux de surface. Le droit a donc été écrit sur des bases incertaines.

L’élaboration de la DCE n’a pas pris en compte les pratiques de participation qui sont pourtant recommandées depuis longtemps. Les connaissances rassemblées par les experts furent traduites en mesures opérationnelles, sans qu’il y ait eu de concertation avec des partenaires extérieurs à ce stade de la démarche. Ces questions touchant au domaine de l’eau auraient dû relever d’une co-construction sociale de sorte que les décisions aient pu être légitimées au terme d’une concertation engageant des parties prenantes multiples ; en effet faute de concertation, ces dernières risquaient de ne pas adhérer et de contester des mesures qui ne coïncidaient pas avec leurs attentes et leurs pratiques (Steyaert & Ollivier, 2007). Le fait que d’emblée la DCE ait considérée les rivières comme des masses d’eau simplement dotées de caractéristiques physico-chimiques et comme des réservoirs biologiques pour lequel les activités humaines passées et présentes étaient des sources de perturbation à identifier et à éliminer, est un présupposé méthodologique qui ne pouvait guère emporter l’adhésion d’une partie des citoyens tant à l’échelle du pays que des grands bassins ; les territoires se révèlent très inégaux en matières de structures de gestion opérationnelles, de culture du dialogue social et de contexte politique.



La continuité écologique correspond à une vision écocentrée

Dans la phase de transcription en droit français de la DCE puis dans la mise en œuvre du concept de continuité écologique à l’issue du Grenelle de l’environnement, la composante sociétale a été portée par des ONG, des organismes d’état et des experts institutionnels sur des bases idéologiques, sans que les scientifiques ni les autres catégories de citoyens ici encore aient pu donner leur avis. En incorporant les sciences naturelles dans la politique (de l’eau), les experts ont probablement porté une énorme responsabilité en engageant la façon dont les humains devaient se comporter (Staeyert et Ollivier, 2007). Il n’est pas surprenant dans ce contexte que la continuité écologique ait suscité de nombreuses réactions négatives quant à ses attendus et à sa mise en œuvre pour le moins peu courtoise, voire agressive, vis-à-vis des propriétaires de moulins. En prenant la biodiversité comme juge de paix sur des bases idéologiques (stabilité et intégrité des systèmes écologiques, rôle de l’homme vu systématiquement comme négatif), les technocrates ont en quelque sorte imposé une morale de vie écocentrée qui soumet le fonctionnement de la société au respect des lois (supposées) de la nature. Nous devrions ainsi calquer nos comportements sur le « respect » de la nature…donc ne pas la modifier ! La politique des rivières a été focalisée sur l’objet naturel et font peu de cas des contextes sociaux, économiques et patrimoniaux.

La continuité écologique, telle que définie par nos politiques, repose sur deux notions principales, la continuité sédimentaire et la continuité écologique.

La continuité sédimentaire, un concept flou, mal maîtrisé et appliqué sans suffisamment de discernement.

Rappelons que le principe de la restauration de la continuité sédimentaire de la charge de fond (galets et graviers) a été retenu pour les cours d’eau de la liste 2. Ces derniers ne sont pas considérés comme des axes de migration d’espèces amphihalines se déplaçant entre les eaux océaniques et continentales (liste 1), mais la restauration de la continuité s’y imposerait pour les espèces dites holobiotiques (celles qui se déplacent dans le même milieu, ici l’eau douce). On assiste depuis une dizaine d’années à la destruction de seuils pour restaurer la continuité du mouvement des sables et graviers.

L’ambiguïté de la politique suivie en application de l’article 214-17 du Code de l’Environnement vient de l’emploi de l’expression « transport suffisant » et de la formulation qui est d’« assurer sur le moyen et le long terme une superficie, une épaisseur, une nature granulométrique ainsi qu’un agencement de substrat alluvial, une fréquence de mise ne mouvement… permettant la vie des espèces de la biocénose aquatique cibles sur le tronçon considéré ». Ce texte associe la notion de flux (transport), celle de quantité (suffisante) sans préciser d’échelle spatiale (la station, le tronçon ou le cours d’eau ?), celle de faciès favorable à la reproduction des espèces et enfin une échelle temporelle (moyen et long terme). Il nous met en présence d’un cours d’eau idéal, qui serait dans la réalité une belle rivière de montagne ou de piémont alimentée régulièrement et de manière durable en particules grossières ; il s’agit par exemple d’une rivière à ombres communs ou à truites dont il existe encore de beaux spécimens sur de rares tronçons du linéaire français. En bref une conception forgée par les pêcheurs, des associations et des chercheurs, et médiatisée dans des manuels et des brochures théoriques. Et qui n’adhérerait pas à la restauration de tels paysages dotés de tous les attributs d’une rivière saine ? Il est probable que cette représentation doive aussi au poids relatif des travaux scientifiques menés par les divers organismes de la recherche publique de Lyon et Grenoble, qui se sont spécialisés dans les rivières à forte énergie et dynamique active. La question n’est pas de décréter que la suppression des seuils de moulins assurera à tout coup le succès de la politique de continuité mais de savoir si cette politique peut être raisonnablement mise en œuvre ou pas.

Nous avons voulu montrer dans cet ouvrage que cette politique est restée théorique, c’est-à-dire qu’elle a été impulsée sans la nécessaire connaissance des territoires fluviaux qui eût dû être le préalable de la réglementation ; connaissance qui ensuite n’a été ni recherchée ni retenue dans la mise en œuvre des directives. Pourquoi ces textes ambitieux ne sont-ils pas applicables ? Parce que la nature des rivières françaises ne s’y prête que peu (localement) ou ne s’y prête plus. Nous avons vu que dans les rivières autrefois correctement pourvues en sédiments grossiers (pour celles qui du moins l’étaient), les entrées sédimentaires se sont sensiblement réduites depuis plus d’un siècle sous l’effet du changement climatique, du reboisement des montagnes et des friches en général, des extractions de matériaux dans les chenaux fluviaux, etc. Les barrages à retenue ont aussi bloqué les flux dans de nombreuses vallées, en principe de manière quasiment irréversible pour les plus grands. Mais il a toujours existé un très important linéaire dans lequel les flux de sédiments grossiers n’ont jamais existé et des observateurs mal informés confondent la nature grossière des fonds (héritière d’un lointain passé) avec des flux qui n’existent pas ou qui se manifestent à l’occasion des crues mais de façon non « suffisante ».

La réglementation se trompe d’échelle en travaillant à celle d’aménagements hydrauliques individualisés sans prendre en compte la réalité des flux dans le système fluvial. Son but est la plupart du temps de provoquer le déstockage localisé de particules grossières qui existent à des degrés divers dans les retenues, mais sans que leur importance relative ni leur origine, ni les flux mis en jeu soient pris en considération. La question ne doit pas se régler à ce niveau spatial étriqué mais au niveau des bassins versants tributaires de chacun des fleuves de notre territoire. Il s’agit de dresser des bilans sédimentaires, de prendre en compte des échelles spatiales et temporelles emboitées sans la connaissance desquels les mesures localisées seront contestées et seront bien trop souvent inutiles et coûteuses.

Il convient également de prendre en compte les flux et les dépôts de sédiments fins qui proviennent en général de l’érosion des terres agricoles. Les particules fines se déposent dans les biefs contrôlés par des seuils et étaient évacuées. L’augmentation des flux et le moindre entretien des dispositifs hydrauliques sont favorables à l’envasement d’autant plus si l’hydrologie est perturbée (présence de retenues dans le bassin versant, ponctions d’eau, changement climatique). Une attention particulière devrait être portée à l’amélioration du transit des fines en concertation avec les gestionnaires d’ouvrages ; nul doute que la qualité des milieux s’améliorera pour des dépenses relativement minimes.



La continuité écologique, de l’amélioration de la qualité des eaux à la suppression des seuils 

Les systèmes écologiques sont des systèmes complexes composés d’éléments multiples qui interagissent entre eux sous des formes très variées, et dont la résultante est difficilement prévisible à moyen terme. En outre, étant donné que dans un système écologique beaucoup de phénomènes sont la résultante de nombreux paramètres et que les facteurs de forçages varient dans le temps et dans l’espace il est très difficile de déterminer le rôle respectif de chacun d’entre eux dans la dynamique d'un système. Par exemple, différencier l’influence relative des seuils, du changement climatique ou de la pollution sur la composition des peuplements, est un exercice très difficile.

De fait, la compréhension du fonctionnement des cours d’eau nécessite une approche intégrée ou systémique, alors que le plus souvent on privilégie une approche réductionniste. En d’autres termes il faut abandonner l’idée d’une causalité linéaire (une cause produit un effet) et l’illusion de la simplicité, au profit d’une causalité multifactorielle qui signifie qu’un événement observé est en réalité la conséquence de multiples causes. Il est symptomatique que les méta-analyses, réalisées le plus souvent à partir de données disparates et incomplètes (beaucoup déplorent le manque de données sur la qualité de l’eau), aient bien du mal à identifier le rôle respectif des pollutions, du changement climatique, des conséquences des naturalisations d’espèces, et l’importance de l’usage des sols dans le bassin versant, etc… Dans ce contexte, chercher à identifier la contribution des petits seuils et des retenues des moulins à la supposée dégradation de l’état écologique relève de la fiction !

Il n’en reste pas moins que le concept de continuité écologique issu du Grenelle de l’environnement où les scientifiques n’étaient pas invités, a été présenté comme LA solution pour la restauration du bon état écologique dans la mesure où il apparaissait de plus en plus difficile d’atteindre les objectifs qui avaient été fixés par la DCE dans les temps impartis. C’était en quelque sorte la roue de secours qui évitait de remettre en cause les bases conceptuelles de la DCE, ou du moins la manière dont elle a été traduite et mise en œuvre en France. Et la mise en accusation des seuils a trouvé un écho favorable auprès de certains gestionnaires peu familiers de l’écologie et qui pensaient pouvoir ainsi répondre aux exigences de Bruxelles. Ce faisant on évacuait le fait que l’amélioration de la qualité de l’eau était loin d’être maîtrisée. Si des progrès importants ont été réalisés dans ce domaine, il subsiste en effet de nombreuses difficultés, notamment pour le contrôle des pollutions diffuses, ainsi que dans le fonctionnement correct des stations d’épuration.. Or tous les écologues savent que la qualité de l’eau est un élément essentiel à la vie aquatique, et plusieurs exemples montrent que lorsque la pression de pollution diminue, la diversité biologique s’enrichit…

Autre vice congénital, la continuité écologique, telle qu’elle est proposée par nos administrations, n’affiche pas pour objectif de protéger LA biodiversité aquatique, mais seulement quelques espèces de poissons migrateurs. En réalité, derrière la continuité écologique et au nom de la protection de la biodiversité, on a aussi vu pointer des intérêts particuliers, ceux de pêcheurs sportifs qui ont réussi à faire croire que leurs intérêts convergeaient avec l’intérêt général. Leur point de vue n’est pas partagé par tous les pêcheurs dont certains recherchent au contraire des espèces plus communes et abondantes.

En réalité, a plupart des espèces aquatiques n’ont pas besoin que l’on supprime les seuils des moulins pour se déplacer.... Mais par contre la suppression des seuils entraîne la disparition d’une flore et d’une faune d’eau calme ou de zones humides qui leur sont associées où vivent d’autres espèces à l’instar des amphibiens qui ne cohabitent pas facilement avec les poissons. Les systèmes fluviaux physiquement modifiés ne sont pas des déserts biologiques car ils hébergent eux aussi une vie florissante en l’absence de pollution. En d’autres termes se fixer comme objectif la restauration des populations de quelques espèces de poissons emblématiques est une démarche typiquement sectorielle qui privilégie certaines espèces au détriment des autres et le lit principal au détriment des annexes. Un tel choix relève-t-il de la protection de la biodiversité ou de l’appropriation d’un bien commun par un groupe social ?

La biodiversité est devenue chez les technocrates le juge de paix pour évaluer la qualité des systèmes écologiques, alors que son flou sémantique ne permet pas de fixer des objectifs opérationnels. C’est un slogan, certes mobilisateur mais peu opérationnel car il n’est pas possible de définir objectivement un état de référence à atteindre quand on parle de reconquête de la biodiversité. Il est donc utopique de se donner comme objectif en matière de restauration le retour à un état historique, à une naturalité qui ne se définit que par l’absence de l’homme… A la fois le réchauffement climatique en cours et l’abondance des espèces naturalisées rendent d’ailleurs cette perspective irréaliste.

L’argument de rétablir les populations de migrateurs

Il y a beaucoup à dire sur la restauration des populations piscicoles qui est l’un des principaux arguments avancés dans le cadre du rétablissement de la continuité écologique. D’un part il faut faut faire remarquer que la loi ne s’intéresse pas à LA biodiversité aquatique, mais seulement à un petit groupe d’espèces d’intérêt halieutique que lon cherche à protéger. Il y a en permanence ambiguité à ce sujet dans les discours, alors qu’il est clair que la continuité écologique vise à détruire de nombreux habitats aquatiques et des annexes fluviales qui hébergent des espèces classée comme menacées.

 Il y a eu dans le passé de nombreuses initiatives en vue de restaurer les populations de saumon par exemple, par des opérations de repeuplement, qui avaient montré la difficulté d’une telle entreprise. On peut rappeler par exemple les différentes mesures prises sur la Dordogne, sans que le succès soit au rendez-vous. Un bilan des opérations Grands migrateurs aurait été le bienvenu pour faire le point sur les investissements réalisés (ils sont loin d’être négligeables) , les aménagement pour faciliter la remontée mis en place et leur efficacité, la pérennité des équipements, les opérations de repeuplement, les opérations de restauration des frayères et leurs résultats, la prise en compte des impacts en mer sur les populations, les barrières physico-chimique estuariennes, et bien entendu l’impact de la qualité de l’eau et de la dynamique des sédiments.

On aurait pu probablement mieux identifier les grands verrous et envisager une stratégie graduée, de l’amont vers l’aval. On aurait pu aussi tirer des leçons des échecs des plans de restauration qui sont le plus souvent passés sous silence. On s’interroge par exemple sur le fait qu’après l’arasement de Maison Rouge tant souhaité, et une fugitive embellie qui fut médiatisée, les populations de saumon restent stagnantes et que les populations d’alose, de lamproie marine et d’anguille jaune montante ont par contre pratiquement disparu des comptages? Il y aurait donc d’autres facteurs agissant à des échelles plus larges qui interviennent ? On aimerait que ces questions soient mises sur la table ! Au lieu de cela des technocrates influencés par des mouvements militants ont tenu des discours généraux et non fondés scientifiquement sur le rôle supposé des seuils pour donner l’illusion que la France prenait des mesures et donner satisfaction aux tenants d’une vision naturaliste de nos cours d’eau. Et les gestionnaires se sont emparés de cette idée simpliste qui leur donnait des objectifs concrets. Difficile de parler à ce propos d’une politique réfléchie et concertée. C’est plutôt une main mise déguisée de grupes d pression sur un bien commun.

Les cours d’eau ne sont pas seulement des objets naturalistes …

Le rétablissement de la continuité écologique s’inscrit dans le débat récurrent sur la place de l’homme dans la nature. Pour certains mouvements écologistes une belle rivière est une rivière qui ne serait pas « dégradée » par les usages et les aménagements que nous lui avons imposés. D’où le mythe de retrouver une rivière libre et sauvage, débarrassée de tous les aménagements qui l’ont « défigurée » depuis des siècles... Une belle rivière est donc une rivière sans l’homme… !

Pour beaucoup de citoyens, la réalité est toute autre : le cours d’eau est un lieu de vie et d’activités dont les usages s’inscrivent dans l’histoire. Les nombreux aménagements qui ont répondu à des usages sont à la fois un patrimoine et des marqueurs d’indentité. C’est un patrimoine co-construit au fil des siècles, qui nous est familier et doit être protégé en tant que tel, dans ses dimensions écologiques mais aussi économiques et sociales. Et il est difficile de dire que les activités humaines dégradent systématiquement la nature puisque la Camargue comme le lac du Der-Chantecoq, milieux hautement anthropisés, sont labellisés sites Ramsar…

Les pratiques des gestionnaires quant à eux ; ont été essentiellement basées jusqu’ici sur des démarches d’ingénieurs et de naturalistes (morphologie, hydrologie, biologie), ignorant ou marginalisant le volet social et culturel qui est associé aux cours d’eau. Historiquement il s’agissait de lutter contre les inondations et contre les miasmes, donc d’évacuer les eaux au plus vite… Cette culture a sans aucun doute joué un rôle dans l’élaboration du concept de continuité écologique.
On peut discuter à perte de vue et du point de vue sectoriel, de la nécessité et de l’intérêt de supprimer tous les obstacles qui entravent les cours d’eau. Ce n’est qu’un aspect du problème plus général de la manière dont nous gérons les transitions dans un contexte de changements d’usages. En effet les moulins qui ont été un élément stratégique de notre économie ont perdu de leur intérêt de ce point de vue. Nombre d’entre eux ont disparu ou sont en ruine. Il est donc légitime de se poser la question de leur devenir, et de l’intérêt de maintenir tous ces aménagements. Faut-il en supprimer certains, lesquels ? Faut-il en conserver certains, lesquels ? Et, dans les deux alternatives, pourquoi ?

En réalité dans le contexte plus général de l’activité des territoires, les cours d’eau font aussi l’objet de nouveaux usages. Certains moulins se reconvertissent et s’équipent de micro centrales. Quant aux réservoirs plus importants beaucoup sont devenus des lieux d’activités nautiques et l’économie touristique en profite.

La restauration de la continuité écologique s’inscrit en effet dans un ensemble de contraintes qu’il faut prendre en considération :

  • De nombreux grands barrages ont été réalisés depuis la fin du XIXe siècle pour faciliter la navigation ou produire de l’énergie. Les chroniques historiques montrent que ces barrages ont rapidement entrainé un effondrement des stocks de migrateurs amphihalins. Il est peu probable que l’on remette en question à brève échéance les barrages qui protègent nos villes, à commencer par l’ensemble des barrages réservoirs sur la Seine qui protègent Paris des inondations… L’hydroélectricité fait partie des priorités en matière d’énergie renouvelable et même si l’on ne construit plus de grands barrages, l’arasement de notre parc n’est pas à l’ordre du jour. Néanmoins se pose toujours la question du vieillissement de ces ouvrages et donc de la sécurité des populations. Et rien ne dit qu’à long terme les barrages hydro électriques seront toujours indispensables. Se pose alors la question : quel intérêt pour la société de supprimer des seuils de moulins si par ailleurs de grands barrages entravent toujours le cours des rivières ?
  • Les aménagements réalisés en vue de faciliter la navigation ou de lutter contre les inondations ont généralement contraint les cours d’eau dans leur lit mineur. La restauration de la connectivité latérale semble difficile à imaginer à grande échelle, même si l’on parle de temps à autre de recréer des zones d’expansion des crues. Le problème du foncier pèse ici d’un poids considérable.
  • Les estuaires sont des milieux stratégiques pour les migrateurs amphihalins. Ce sont des milieux fortement anthropisés et le siège de nombreuses activités économiques. Ce sont aussi les réceptacles des pollutions de toutes natures qui se retrouvent dans le bouchon vaseux. Ces verrous qui entravent les migrations devraient être traités en priorité.
  • Evidemment on ne peut oublier le rôle essentiel joué par la qualité de l’eau et les pollutions de toutes natures qui limitent la vie aquatique. Ainsi, à l’aval de Paris, on comptait trois espèces de poissons dans les années 1960, contre 33 actuellement. Sans procéder pour cela à des remaniements hydromorphologiques, mais simplement parce que les stations d’épuration ont permis une amélioration conséquente de la qualité de l’eau. On sait aussi que le couloir de la chimie dans la région lyonnaise a constitué en son temps un obstacle sérieux pour les migrateurs. Or si la qualité de l’eau de nos cours d’eau s’améliore indéniablement, elle présente encore de nombreux points noirs, notamment en matière de pollutions diffuses ou de fonctionnement des stations d’épuration. ;.

Il y a donc de nombreuses entorses et de nombreuses contraintes à la politique de continuité écologique ! Ce qui laisse penser que l’avenir des seuils ne doit pas être une démarche de type sectoriel mais doit au contraire se concevoir dans un projet de territoire dans lequel les considérations naturalistes se confrontent au vécu des riverains, à l’économie et aux considérations patrimoniales



Que faire ?

Sans aucun doute l’état écologique de nos cours d’eau mérite qu’on s’y intéresse. Mais les points de vue divergent quant aux objectifs que l’on se fixe et aux moyens d’y parvenir. Les tenants de la restauration de cours d’eau libres et renaturés qui soutiennent l’idée de la continuité écologique vendent l’illusion d’une rivière bucolique alors que les citoyens ont aussi appris à se méfier des humeurs de l’eau. Ce faisant ils cherchent à gommer toute une histoire des aménagements qui constitue la mémoire et l’identité des sociétés riveraines (Lévêque, 2019) On a un peu de mal à croire en la crédibilité d’un tel objectif qui exclurait l’homme de son environnement, au nom de la protection d’une biodiversité que nous savons mal définie.

Pour les tenants d’une co-construction, tout projet dit de restauration est confronté à l’équation suivante :

  • Quel est l’objectif à atteindre (la référence) et à quoi souhaitons-nous aboutir ? C’est dans ce contexte que le programme « Environnement, Vie et Sociétés » du CNRS, avait organisé un colloque autour de la question : « Quelles natures voulons-nous ? » (Lévêque & Van der Leuuw,2003). Une question qui est toujours d’actualité car, de toute évidence, nous n’avons pas su répondre à cette interrogation qui n’est pas une simple question technique dans la mesure où nos représentations de la nature font appel à d’autres critères (culturels, religieux, idéologiques) que la seule approche naturaliste.
  • Qu’est-il possible de faire ? Les actions de restauration s’inscrivent dans un contexte écologique et social contraint et peuvent remettre en cause des usages économiques ou ludiques, ainsi que des systèmes patrimoniaux. Elles deviennent alors conflictuelles… Ainsi la restauration de la continuité latérale n’est pas à l’ordre du jour alors qu’elle est un élément majeur du fonctionnement des systèmes fluviaux.
  • Comment le faire ? C’est toute la question de la gestion et du pilotage de la nature qui nécessite d’anticiper les changements qui interviendront nécessairement tant sur la plan climatique que social. Et dans ce domaine l’incertitude est de rigueur !


Plutôt que de se crisper sur des croyances et des postures idéologiques, retrouvons le chemin du bon sens et de la tolérance. Nous avons un patrimoine à gérer que beaucoup apprécient même si, sans aucun doute, tout n’est pas parfait. Ainsi, les pollutions ne sont ni souhaitées ni souhaitables. Mais si l’on dénonce les conséquences des seuils et des aménagements, il existe de nombreux exemples qui montrent que les systèmes créés par l’homme sont appréciés aussi bien par les «conservationnistes » que par les « productivistes ». Ainsi, plusieurs sites anthropisés sont labellisés ZNIEFF, Natura 2000, Patrimoine mondial, ou site RAMSAR, une preuve s’il en est que l’action de l’homme n’est pas toujours considérée comme négative… Pourquoi ne pas rebondir sur ces aspects positifs pour envisager le futur plutôt que de poursuivre une guerre de tranchée en réclamant le retour à une nature mythique ? Cela suppose évidemment de changer de paradigme et d’adopter une posture moins manichéenne concernant nos rapports à la nature…

Il est normal, dans une société démocratique, que des avis différents s’expriment. Nous avons un rapport pluriel à la nature dans lequel le raisonnable côtoie en permanence l’affectif. La diversité des situations nécessite des compromis et ne peut s’accommoder d’une politique jacobine exclusive qui tend à vouloir appliquer partout des principes généraux, alors que les conflits mériteraient souvent des solutions localisées. Une stratégie de « démantèlement », trop systématique, non-concertée, non intégrée à un projet de territoire, n’est probablement pas celle qu’il aurait fallu promouvoir."

Bibliographie
Lévêque C., Van der Leuuw S. (eds.), 2003 : Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-économique du champ de l’environnement. Editions Elsevier, Paris.
Lévêque 2019. La mémoire des fleuves et des rivières. Ulmer
Loupsans D. & Gramaglia C., 2011 : L’expertise sous tensions. Cultures épistémiques et politiques à l’épreuve de l’écriture de la DCE, L’Europe en formation, automne, pp 87-114.
Steyaert P., Ollivier G., 2007 : The European Water Framework Directive: How ecological assumptions frame technical and social change, Ecology and Society, 12, 1, 25 p. (online : http://www.ecologyandsociety.org/vol12/iss1/art25/).

Référence :
Bravard JP, Lévêque C (dir), La gestion écologique des rivières françaises. Regards de scientifiques sur une controverse, L'Harmattan, 364 p.

Illustrations : sur le rû de Vernidard, cet étang du Morvan naît d'une discontinuité en long et représente un milieu anthropisé. Est-il pour autant une nuisance biologique? Une anomalie écologique? Une altération paysagère? Un problème pour l'adaptation au changement climatique? Un souci hydrologique en crue ou sécheresse? Une incompatibilité avec la résilience des milieux amont et aval du rû? Nous ne le pensons pas. Nous voulons que les jugements de fait et les jugements de valeur clarifient leur rôle exact dans le discours actuel de l'écologie des rivières. Et nous demandons que les usagers et riverains participent à la définition des grilles d'analyse des milieux de vie. Les politiques publiques qui posent une valorisation de principe de la continuité ou de la naturalité pré-humaine doivent davantage répondre devant les citoyens des informations, méthodes, données qui les justifient.