04/07/2016

Effets biologiques des retenues… de quelles dimensions? De l'utilité de barrages de 195 m de hauteur pour comprendre l'impact des moulins

L'Irstea (avec l'Inra et l'Onema) a publié une expertise collective sur l'effet cumulé des retenues (voir notre première analyse de son résumé pour décideurs). Ses chapitres complets commencent à être mis en ligne. A titre d'exemple, nous analysons ici une seule citation du chapitre sur l'effet écologique de retenues : les 8 travaux scientifiques évoqués dans cette citation concernent pour l'essentiel l'effet isolé de grandes retenues (barrages de 15 à 195 m de hauteur), sans rapport avec la hauteur médiane de 1 m pour les obstacles à l'écoulement des rivières françaises. Les seules recherches citées concernant des petits ouvrages ont des résultats plutôt ambivalents. L'effet d'un barrage de 195 m de haut sur une rivière nord-américaine peut-il sérieusement nous renseigner sur l'effet des chaussées de moulins d'Ancien Régime sur une rivière française ? A nouveau, nous appelons à un vrai audit scientifique de la politique de continuité écologique appliquée à de nombreux petits ouvrages, qui ne sont absolument pas comparables (en franchissabilité, débit écologique, effets thermiques, charge sédimentaire, etc.) à des grandes retenues. Les généralités issues de travaux scientifiques sur des ouvrages très différents ne permettent pas de statuer sur le bien-fondé d'une dépense publique qui a, par ailleurs, de nombreux effets indésirables sur les compartiments non-écologiques de nos rivières. 

Le chapitre VI de l'expertise (téléchargeable à ce lien), consacré à l'effet écologique des retenues, a été rédigé par Jérôme Belliard, Véronique Rosset, Philippe Usseglio-Polatera et Ivan Bernez.

Les auteurs précisent d'emblée : "Ce chapitre aborde l’effet des retenues sur les biocénoses aquatiques et le fonctionnement écologique des cours d’eau dans sa globalité. Au vu du peu d’études traitant spécifiquement des petites retenues et encore moins de leur impact sur l’écologie des cours d’eau, ce chapitre s’appuie également très largement sur des études abordant d’autres systèmes tels que les mares, les étangs, les lacs naturels ou les grands barrages, parfois les zones humides ou les barrages de castor, et dont les résultats nous ont paru pouvoir être pour partie extrapolés au cas des petites retenues. (…) Ceci constitue à coup sûr une des limitations forte des enseignements et conclusions qui ont pu être tirés de l’analyse bibliographique. Par ailleurs de nombreuses études ne précisent pas l’emprise spatiale et temporelle de l’impact écologique des retenues, limitant d’autant la portée de leurs résultats."

Il ne s'agit donc pas de faire un procès d'intention aux auteurs: ils précisent très clairement les limites de l'exercice. Nous voulons surtout attirer l'attention des décideurs et relais d'opinion sur ces limites actuelles de nos connaissances et sur le caractère éminemment problématique de mesures brutales ayant cours sur nos rivières (classement à fin de continuité écologique de milliers de seuils, barrages et digues créant retenues, volonté publique de les effacer). Ces mesures ont été choisies sur la base de connaissances inadéquates et certains services instructeurs (Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère, services techniques de certaines Agences de l'eau, Onema, Dreal de bassin) trompent le public en laissant entendre que nous avons une base scientifique assez solide pour apprécier l'effet des petits ouvrages formant l'essentiel des obstacles à l'écoulement en France et pour légitimer une politique publique aux choix radicaux (effacement prioritaire). Une radicalité notoirement absente des autres enjeux comme la lutte contre les pollutions, où l'on programme très prudemment et progresse fort modestement...

Nous prenons ici un seul exemple – essentiellement parce que l'exercice est long pour une association et que nous ne pouvons relire chaque travail cité en bibliographie (voir néanmoins notre rubrique science pour une soixantaine de travaux de chercheurs déjà exposés) –, à savoir cette citation (p. 18 du chapitre) :

"(…) l’obstacle à la dispersion généré par une retenue ne se limite pas aux seuls grands migrateurs et touche potentiellement l’ensemble des espèces piscicoles. Ainsi de très nombreux travaux évoquent un déficit en espèces ou un déclin drastique de certaines populations en amont des retenues et attribuent cette situation à la réduction voire la disparition des processus de dispersion et de recolonisation entrainées par la mise en place de l’ouvrage (Winston, Taylor et al., 1991 ; Luttrell, Echelle et al., 1999 ; Wilde et Ostrand, 1999 ; Quist, Hubert et al., 2005 ; McLaughlin, Porto et al., 2006 ; Harford et McLaughlin, 2007 ; Matthews et Marsh- Matthews, 2007 ; Kashiwagi et Miranda, 2009)"

Que dit au juste chacun des travaux cités ? Nous avons eu la curiosité d'aller vérifier, et nous insistons ici principalement sur la dimension des retenues analysées dans ces travaux de recherche.

Winston, Taylor et al., 1991 - Les auteurs analysent l'effet d'un barrage de 15 m de hauteur mise en eau sur la rivière North Fork en 1946 (extension du lac Altus-Lugert). Ils observent une baisse la richesse spécifique à l'amont du barrage par rapport à des rivières du même type non fragmentées par un barrage.

Luttrell, Echelle et al., 1999 - Les auteurs analysent la pression d'extinction sur deux espèces du complexe Macrhybopsis aestivalis dans le bassin de l'Arkansas. Ils précisent que 12 réservoirs de régulation des crues et 17 barrages d'éclusée ont été construits sur le bassin (taille non spécifiée, mais ouvrages nécessairement de grande dimension vu leurs fonctions).

Wilde et Ostrand, 1999 - Les auteurs analysent le peuplement piscicole (variation de fréquence des Cyprinidae vers les Cyprinodontidae) de la rivière Brazos (Double Mountain Fork) après la création du lac Alan Henry en 1993 par le barrage John Montford, d'une hauteur de 43 m.

Quist, Hubert et al., 2005  - Les auteurs analysent sur 41 ans les effets piscicoles de la création du réservoir Grayrocks sur la rivière Laramie. Ce lac a été créé par un barrage de 30,5 m de hauteur. Les chercheurs soulignent le risque de réservoir d'espèces "invasives", le changement des typologies d'assemblages, la possibilité pour les espèces natives de trouver des refuges sur les habitats non modifiés.

McLaughlin, Porto et al., 2006  - Les auteurs analysent 24 paires de tronçons (Grands Lacs laurentiens) dont la moitié sont fragmentés par des petits barrages (0,4 à 2 m) servant à la gestion de la grande lamproie marine. Ce travail, qui porte réellement sur des petits ouvrages (mais conçus spécifiquement à fin de régulation piscicole, ce qui est atypique dans la littérature), conclut : "sur 48 espèces communes appartenant à 34 genres et 12 familles taxonomiques, 8–19 espèces, 5–16 genres et 2–7 familles montrent une sensibilité aux barrières". Il n'y a pas d'analyse sur des risques d'extinction, il s'agit surtout de considérations prédictives sur la franchissabilité liée à la morphologie de nage des espèces.

Harford et McLaughlin, 2007 - Il s'agit d'une étude largement similaire à la précédente (même base de données) mais plus spécialisée, montrant une large variance statistique dans la taille d'effet, avec nécessité d'intégrer d'autres paramètres de contrôle. En d'autres termes, c'est une incitation à la prudence dans l'analyse des résultats de comparaison zone fragmentée / zone non fragmentée (prudence souvent absente de ce genre d'exercice répandu dans la littérature de conservation).

Matthews et Marsh-Matthews, 2007  - Les auteurs analysent la disparition locale du Cyprinella lutrensis (ide américain à nageoires rouges) en lien avec le lac Texoma (rivière Red et Washita). Il s'agit de l'un des plus grands réservoirs des Etats-Unis, créé par le barrage Denison de 195 m de hauteur.

Kashiwagi et Miranda, 2009  - Les auteurs comparent 4 petits tronçons fragmentés (linéaire ≤ 11km, BV < 30 km2) ayant chacun une retenue de crue (de 25 à 70 ha) construite dans les années 1960 (hauteur non renseignée), avec 3 autres tronçons non fragmentés. L'amont des zones fragmentées a des populations plus généralistes avec disparition locale de certaines espèces comme le dard noir (Percina maculata). Ils concluent que les retenues ont de petits effets locaux, mais demandent une coordination de gestion à échelle de bassin.


Que nous dit cet exemple ?

  • Les travaux cités sont très divers et inégaux (en hydrosystèmes étudiés, en facteur d'impact des revues les publiant, en portée des résultats, en conclusions des chercheurs).
  • Les retenues ont des effets sur les milieux (c'est trivialement évident, surtout pour les grandes retenues concernées) et des effets négatifs sur certains espèces non adaptées à leurs habitats ou ayant besoin de mobilité sur le lit (idem, le contraire serait étonnant).
  • Les travaux sont des monographies comparant peu d'échantillons, souvent sur de courtes périodes, ce ne sont pas des recherches en hydro-écologie quantitative appuyée sur de larges recueils de données, ni des méta-analyses de plusieurs travaux antérieurs avec vérification de la robustesse statistique de leurs données d'entrée.
  • Les grands barrages et retenues sont sur-représentés dans ces études, alors que la réalité des 80.000 obstacles à l'écoulement sur le réseau hydrographique français est une hauteur médiane de l'ordre de… 1 m seulement (on compare donc des pommes et des bananes en essayant d'appliquer une conclusion issue de l'étude d'un système à un autre système très différent).
  • Plus la taille des ouvrages est modeste dans ces recherches, moins l'effet biologique est aisé à caractériser (mais à nouveau, sur tellement peu d'échantillons qu'une généralisation n'a pas de sens dans le contexte fortement variable de l'hydrologie et de l'écologie)
  • Nous n'avons aucune idée précise sur le temps de relaxation des populations biologiques de ces systèmes fragmentés (dans un sens négatif sur leur dette d'extinction, dans un sens positif sur leur capacité de colonisation-diversification biologique).
  • Ces travaux concernent généralement les poissons, soit 2% de la biodiversité aquatique. La biologie de la conservation porte manifestement l'empreinte de l'influence historique des enjeux de pêche et de la mobilisation pour certaines espèces "symboles". 
  • L'existence de rivières très fragmentées aux peuplements modifiés, avec certaines espèces localement extirpées, ne renseigne pas sur l'état général des autres masses d'eau de l'hydro-éco-région ni sur la réalité des enjeux de conservation (une espèce pouvant être en régression sur une rivière mais par ailleurs non menacée en raison de sa large expansion).
Cette expertise collective Irstea-Inra-Onema visait à répondre à l'enjeu de la création de nouvelles retenues. Mais le principal enjeu en France aujourd'hui, et tout le monde le sait, c'est plutôt la politique de destruction (en 5 ans seulement) de seuils, de barrages, de digues et de leurs retenues ou étangs, politique qui porte sur le chiffre énorme de 10.000 à 15.000 ouvrages en rivières classées au titre de la continuité écologique (dans environ les 2/3 des cas, des seuils et chaussées de moulins présents depuis l'Ancien Régime).

Au regard de cette expertise sur l'effet cumulé des retenues, dont l'exercice est en soi intéressant, nous appelons de nouveau à un audit scientifique de la politique de continuité écologique répondant clairement aux questions suivantes :
  • que savons-nous et que ne savons-nous pas sur l'effet physique, biologique, chimique des petits ouvrages (en particulier, l'hydraulique ancienne qui structure la majeure partie du linéaire français et qui doit être étudiée en tant que telle, sans inférer des conclusions issues des grands barrages) ? 
  • comment ces effets se comparent aux autres pressions des bassins ? 
  • quels sont les avantages et les inconvénients / risques physiques, biologiques, chimiques  liés aux effacements d'ouvrages ?
  • même question mais pour les autres dimensions des ouvrages : patrimoine, paysage, culture, énergie, loisir, usages ? 
  • quel sera le temps nécessaire pour observer des effets en lien avec nos obligations DCE, avec quelle probabilité de succès selon les paramètres de fragmentation / la nature des populations du bassin?
  • quel est le niveau de confiance dans les résultats de recherche (le cas échéant les marges d'erreur des modèles et mesures) et le niveau de vraisemblance dans les propositions qu'on peut en dériver ? 
  • vu le nombre d'ouvrages concernés par la réforme de continuité écologique, l'enjeu paraît-il proportionné à la dépense publique et privée induite si tous les obstacles devaient être traités dans le délai imparti?
  • en cas de réponse négative, quelles règles de priorisation et hiérarchisation des ouvrages hydrauliques à traiter devons-nous adopter ?
Pour répondre à ces questions, nous souhaitons :
  • un travail de chercheurs et universitaires (pas des administratifs ni des experts de bureaux d'étude),
  • mené de manière collégiale (pas des "revues" par un auteur isolé),
  • et de manière multidisciplinaire (pas un monologue des hydrobiologistes ou des hydrophysiciens),
  • en bonne représentation des différents paradigmes actuels de recherche (certains présupposés d'une partie des biologistes de la conservation étant par exemple loin de représenter toutes les options des champs scientifiques de l'écologie, cette diversité épistémologique devant être connue et appréciée comme un élément du débat public).
Tant qu'un tel audit n'est pas mené, nous considérerons la réforme de continuité écologique dans sa déclinaison actuelle comme un exercice illégitime, précipité et dangereux. Nous acceptons des réformes fondées sur la preuve et la donnée, répondant à un intérêt général proportionné au sacrifice exigé, inscrit dans une logique de gestion "durable et équilibrée" de l'eau, avec de vrais gains écologiques (pas seulement halieutiques) et une prise en considération des différents enjeux riverains (non réductibles à la naturalité de l'écoulement). Nous n'acceptons pas des réformes fondées sur des croyances floues, des méthodologies datées, des données éparses voire des dogmes administratifs, et encore moins des réformes avancées de manière opaque par certains parties prenantes des rivières au détriment des autres.

Illustration : barrage Denison, Robert Nunnally - CC BY 2.0. Ce barrage de près de 200 m de hauteur a des effets sur les milieux n'ayant évidemment rien à voir avec ceux des moulins d'Ancien Régime formant l'essentiel des ouvrages présents sur les rivières françaises. Pourtant, certains n'hésitent pas à utiliser les conclusions scientifiques issues de l'étude de ce genre de grands barrages pour inférer des assertions sur l'effet des petits seuils. Nous avons déjà évoqué ce détournement dans un article d'introduction à l'histoire des concepts de continuité / discontinuité de la rivière. Il nous semble impossible que les scientifiques restent silencieux alors qu'au nom d'un concept issu de leurs travaux (la continuité écologique), on malmène aujourd'hui des dizaines de milliers de propriétaires d'ouvrages et de riverains de leurs retenues ou biefs en même temps que l'on dépense des fortunes d'argent public pour des opérations destructives sans gain garanti. Certains chercheurs, comme Christian Lévêque, ont déjà eu le courage de souligner publiquement que la continuité écologique doit se prémunir en France d'une approche trop "dogmatique". Au-delà des déclarations, nous souhaitons une expertise de la politique publique des rivières. Ce qui est un exercice normal dans une démocratie, et un exercice nécessaire sur un sujet technique où la France a de lourdes obligations nées de la directive cadre européenne sur l'eau.

03/07/2016

Les moulins n'ont pas fait disparaître les saumons du bassin de Loire

Les saumons étaient encore largement présents dans les rivières du bassin de Loire à la fin du XIXe siècle. Là où ils avaient commencé à régresser (Cher, Loire supérieure, Vienne supérieure, Creuse), c'était le fait de constructions assez précisément identifiées dans les archives par les travaux classiques de R. Bachelier : le plus souvent des barrages réalisés à la demande de l'Etat, et non pas le fait d'une accumulation des modestes seuils présents depuis l'Ancien Régime. Par la suite, l'édification de dizaines de grands barrages va bloquer presque tous les axes migrateurs. Nous regrettons que ces faits ne soient pas rappelés clairement par les services instructeurs (notamment l'Onema). Nous déplorons plus encore que la France ait engagé une politique aberrante de destruction prioritaire et indistincte des ouvrages hydrauliques de taille modeste, alors que la restauration de continuité demande la mise en oeuvre de modèles de priorisation fondés sur des objectifs scientifiquement validés et socialement acceptés. 

En juin dernier s'est tenue sur le bassin Loire-Bretagne une rencontre des services de l'Etat en charge de la continuité avec les représentants des fédérations de moulins (rencontre à laquelle Hydrauxois n'a pas été conviée). Un représentant de l'Onema a projeté un exposé où figuraient ces cartes de répartition du saumon "avant le XIXe siècle" et "à la fin du XXe siècle". Une précision sur l'écran indique que la saumon a régressé sur le bassin de Loire à l'époque des seuils, par un "effet cumulé".


Ce choix de présentation nous paraît très contestable. L'histoire du saumon en Loire a été reconstituée en 1963 et 1964 par une monographie de R. Bachelier dans le Bulletin français de pisciculture. Chez les experts des poissons (et en particulier à l'Onema), tout le monde connaît ce travail qui fait encore autorité.

Or, R. Bachelier est très précis dans l'histoire de la régression du saumon. Voici la carte de la répartition du grand migrateur à la fin du XIXe siècle.

Cette carte est beaucoup plus instructive pour les moulins puisqu'elle montre une assez large répartition des frayères encore actives sur le bassin de Loire, malgré la présence de tous les ouvrages fondés en titre ou réglementés au cours du XIXe siècle.

Sur les axes où le saumon a déjà régressé, que nous dit R. Bachelier ?

Obstruction de la Loire supérieure : elle est le fait du service de navigation intérieure (donc de l'Etat) avec la construction des barrages de Decize (1836) et de Roanne (1843), suivie de la mise en eau permanente du canal de Decize en 1845.

Obstruction de la Vienne supérieure : elle a commencé avec la construction par le service de l'artillerie (de nouveau l'Etat donc) d'un seuil de 2 m en 1822 à Châtellerault. Le manque de franchissabilité a conduit à y construire 2 échelles à poissons en 1864 puis 1889, avec finalement une échancrure en 1904.

Obstruction du Cher : elle a été le fait des services de navigation là encore, avec un ouvrage à Preuilly devenu infranchissable en 1858.

Obstruction de la Creuse : une papeterie obtient l'autorisation de construire un barrage en 1857 à La Haye-Descartes, avec une rehausse en 1860. Cela entraîna une chute brutale des pêches à l'amont, impliquant de construire une large échelle à poissons en 1881.

Les travaux de Bachelier montrent donc que :
  • la majorité du bassin de Loire restait ouverte aux saumons à l'époque des moulins fondés en titre ou réglementés (dans l'enquête des Ponts et Chaussées de 1888, sur la Loire remontée jusqu'à Issarlès en Ardèche ; Allier remontée jusqu'à Veyrune en Ardèche ; Cher jusqu'à Preuilly ; Vienne jusqu'à Nedde en Haute-Vienne ; Creuse jusqu'à Felletin) ;
  • les premiers blocages sur les grands axes migrateurs ont été le fait de barrages de taille plus importante, construits le plus souvent à l'initiative de l'Etat pour favoriser le désenclavement de territoires et la navigation  ;
  • ces blocages sont le fait d'ouvrages précisément documentés, et non pas d'une accumulation d'ouvrages de petites tailles déjà présents ;
  • c'est enfin la construction de grands barrages sur tout le bassin au XXe siècle qui a fermé l'accès à presque toutes les frayères amont du bassin de Loire.
Il est à noter que les mêmes faits s'observent sur le bassin de la Seine, où c'est l'hydraulique de navigation (et la pollution de l'agglomération parisienne) qui ont fait régresser au premier chef le saumon, et non pas la petite hydraulique des moulins (voir cette analyse). Rappelons ce que disait Louis Roule, dans une autre étude classique sur le saumon et son histoire : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau" (Roule 1920).

Améliorer la franchissabilité, oui ; tout casser pour des dogmes, non
Les moulins sont disposés à améliorer la franchissabilité des ouvrages (dont certains ont été rehaussés au cours des 100 dernières années) sur les axes des grands migrateurs amphihalins. Cela peut se faire par des mesures de gestion de vannage ou par des créations de passes à poissons fonctionnelles, à condition que le besoin soit caractérisé à l'aval, que les mesures représentent des coûts tolérables pour la collectivité et des contraintes raisonnables pour le maître d'ouvrage. En revanche, les moulins n'accepteront jamais d'être les victimes expiatoires d'une idéologie intégriste de la "renaturation" exigeant de transformer les paysages de vallée et de détruire le patrimoine historique au nom de quotas halieutiques décidés dans des bureaux ou du retour à une "rivière sauvage" fantasmée (y compris la Loire, qui n'est en rien le "dernier fleuve sauvage d'Europe" vu son très lointain passé d'endiguement et de dragage, ainsi que la modification des processus sédimentaires sur les bassins versants). Toute rivière est en équilibre dynamique, toute rivière est "anthropisée" : il faut commencer par la reconnaissance de cette évidence produite par l'évolution sociale et biologique, pour travailler si nécessaire à la restauration ciblée de fonctionnalités ou à la protection ciblée de biotopes d'intérêt.

Depuis longtemps déjà, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne et les services instructeurs de ce bassin déploient une politique agressive de destruction des ouvrages de moulins (voir par exemple le rapport Malavoi 2003), pendant que les plus grands obstacles à l'écoulement sont toujours en place. Ce bassin Loire-Bretagne a développé et promu précipitamment des outils sans base scientifique sérieuse comme le taux d'étagement, cela alors que la littérature scientifique internationale appelle à employer sur les bassins versants des modèles de priorisation beaucoup plus fins pour lutter contre la fragmentation des cours d'eau (voir un exemple chez Grantham et al 2014, voir aussi Fuller et al 2015, recension à venir sur ce site). Il n'y a qu'en France que l'on mène une politique totalement aberrante consistant à détruire sans discernement et en priorité des ouvrages modestes, sur la base de classements de rivière essentiellement inspirés d'anciennes règlementations de pêche du XXe siècle, et non pas fondés sur les travaux les plus récents d'une vraie science de la restauration.

Les moulins n'ont pas à être les boucs émissaires des échecs de la politique de l'eau, ni les terrains d'expérimentation de quelques apprentis-sorciers. Dans le cas particulier des saumons de la Loire, essayer de leur faire porter une responsabilité significative dans l'affaissement des populations au cours des 150 années écoulées n'est pas tenable. Nous attendons des services de l'Etat et établissements administratifs qu'ils donnent des informations correctes et précises. Quant au retour des grands migrateurs amphihalins et à la défragmentation des cours d'eau, procédons par ordre en lieu et place du classement massif des cours d'eau de 2012: il faut aménager les ouvrages dans le sens de la montaison, à mesure que le blocage de populations migratrices est attesté lors des campagnes de contrôle, en choisissant par concertation les solutions adaptées. Mais aussi en interrogeant les citoyens pour savoir s'ils estiment que la dépense publique en ce domaine est réellement d'intérêt général : depuis des décennies que l'on prétend restaurer les populations de saumons de la Loire, la moindre des choses est de faire régulièrement des bilans publics complets sur les sommes dépensées, les résultats obtenus et les perspectives de progrès.

Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.

02/07/2016

Avis négatif sur les effacements des ouvrages de Tonnerre, demande au préfet de surseoir

L'Association pour la restauration et la protection de l'environnement naturel du Tonnerrois (ARPENT),  l’Association de sauvegarde du petit patrimoine tonnerrois et l'association Hydrauxois émettent un avis négatif sur le projet d'effacement des ouvrages hydrauliques de la ville de Tonnerre. Elles demandent à la Ministre de l'environnement et au préfet de l'Yonne de surseoir à l'exécution de ce chantier, dans l'attente d'une meilleure justification de la dépense publique, d'une approche motivée des enjeux écologiques prioritaires de la rivière et d'une prise en compte équilibrée des différentes dimensions associées aux ouvrages hydrauliques.



Considérant que Mme la Ministre de l'Environnement, par lettre d'instruction du 9 décembre 2015 adressé aux Préfets, a écrit : "Dans l’immédiat, sans attendre les résultats de cette mission [confiée au CGEDD par la Ministre], je vous demande de ne plus concentrer vos efforts sur ces cas de moulins (ou d’ouvrages particuliers) où subsistent des difficultés ou des incompréhensions durables. Ces points de blocage ne trouveront de solution qu’au travers de solutions adaptées, partagées et construites le plus souvent au cas par cas";

Considérant que la loi française sur l'eau et les milieux aquatiques (article L 214-17 Code de l'environnement) demande que tout ouvrage hydraulique de rivière classée en liste 2 soit "géré, entretenu et équipé" selon des règles définies par l'autorité administrative, et non pas arasé ou dérasé;

Considérant que l'article 29 de la loi 2009-967 dite Grenelle évoque la notion d'un "aménagement" des ouvrages "les plus problématiques" dans le cadre de la Trame bleue, et non pas un effacement des ouvrages modestes comme le sont les deux seuils concernés;

Considérant que la masse d'eau FR HR65, "l'Armançon du confluent du ruisseau de Baon (exclu) au confluent de l'Armance (exclu)", est en état chimique dégradé par les HAP, que la priorité DCE est de trouver une solution à ce facteur dégradant de qualité et qu'aucune preuve n'est avancée que le projet d'effacement des ouvrages n'est pas de nature à aggraver cet état chimique;

Considérant que l'état piscicole de cette masse d'eau, mesurée par l'Indice Poisson Rivière pour la DCE, est en classe "bonne" ou "excellente" dans les relevés de 2003, 2008 et 2012, et tend à s'améliorer graduellement depuis quinze ans, de sorte qu'il n'est nul besoin prioritaire d'améliorer ce compartiment de qualité par des opérations destructives;

Considérant que les travaux des chercheurs (Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93) ont montré que "la situation des peuplements [de poissons] ne semble guère avoir évolué sur l’Armançon (un affluent de l’Yonne) entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui", de sorte que l'hypothèse d'un effet négatif et cumulatif dans le temps des ouvrages sur les poissons paraît infirmé par ces données de recherche;

Considérant que la faible hauteur des ouvrages (0,97 m et 1,65 m au module), la conformation en pente de leur parement et l'existence d'échancrures latérales les rendent en particulier franchissables aux espèces migratrices (ici anguilles) qui sont la cible première du classement des rivières de Seine-Normandie par arrêté de décembre 2012, les anguilles étant attestées dans les pêches de contrôle à l'amont du bassin;

Considérant que les rapports des bureaux d'études Cariçaie 2012, Segi 2015 et le dossier soumis à enquête publique n'ont procédé à aucun inventaire complet de biodiversité des zones à aménager, de sorte que la gain écologique n'est pas motivé et que le risque de mise en danger d'espèces menacées n'est pas vérifié, ce qui est contraire aux articles L 110-1, L 163-1 et L 411-1 du Code de l'environnement;

Considérant que la mission Hydratec 2006-2007 (JR Malavoi), commanditée par le Sirtava aujourd'hui SMBVA, concluait à l'absence d'enjeux sédimentaires sur le bassin – "Le bassin de l’Armançon présente environ 400 km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique : des habitats aquatiques diversifiés (en dehors des retenues générées par les seuils) ; un substrat alluvial indispensable pour les biocénoses aquatiques" – de sorte que l'enjeu sédimentaire du projet n'est pas motivé, outre le fait que les ouvrages de taille modeste sont quasi-transparents à la charge solide lors des crues morphogènes ;

Considérant que l'étude géotechnique du BE Fondasol a établi que les deux ponts à l'amont des ouvrages sont en mauvais état pour leurs piles et leurs culées, sans fondation profonde en premier examen, et que l'arasement des ouvrages risque d'affaiblir ces structures par des variations plus prononcées du niveau d'eau à l'amont;

Considérant qu'aucun régime de responsabilité juridique en cas de dommage différé aux tiers et aux milieux liés à l'arasement n'a été établi, alors qu'il reviendrait au Syndicat de l'Armançon SMBVA ou à l'Etat de préciser qu'ils assument tous les risques futurs liés au changement des écoulements et qu'ils libèrent les propriétaires d'ouvrages de cette responsabilité;

Considérant que le projet proposé en enquête publique n'établit pas l'absence de l'ensemble des polluants à surveiller dans les sédiments ni l'évitement de leur remobilisation dommageable à la rivière ou aux captages (arrêté du 9 août 2006 relatif à la nomenclature du R 214-1 Code de l'environnement);

Considérant qu'un effacement d’ouvrage ne doit pas induire ni faciliter l’introduction d’une espèce indésirable ou d'une épizootie dans un milieu qui en est indemne (article L411-3 Code de l’environnement, article L 228-3 Code rural et de la pêche), et que ce point n'est pas sérieusement établi dans le projet dont l'objectif est de faciliter la circulation des espèces aquatiques, y compris les invasifs ou indésirables, et les pathogènes dont ils peuvent être porteurs;

Considérant que la ville de Tonnerre a obtenu en 2015 le label de "petite cité de caractère", que les ouvrages et leurs plans d’eau font partie du patrimoine historique, paysager et technique de la ville, que leur effacement contribue à une perte de mémoire collective sur les usages riverains ;

Considérant que nous n'avons pas eu connaissance d'un arrêté préfectoral d'annulation ou de modification du droit d'eau ou du règlement d'eau des ouvrages concernés par le projet, de sorte que leur consistance légale doit être respectée tant qu'un tel arrêté n'est pas promulgué et son délai de contestation respecté;

Considérant que ce projet, sans réel enjeu écologique démontré au regard de ce qui précède, représente une dépense d'argent public inutile, en particulier face à des priorités de premier ordre comme la prévention des inondations et la limitation des pollutions, induit une dégradation dommageable du patrimoine hydraulique de Tonnerre et implique la perte d'un potentiel énergétique qui pourrait être à l'avenir exploité pour améliorer le bilan carbone du territoire ;

l’Association Hydrauxois, l'Association ARPENT (Association pour la Restauration et la Protection de l'Environnement Naturel du Tonnerrois) et l’Association de Sauvegarde du Petit Patrimoine Tonnerrois demandent :

  • à M. le Commissaire enquêteur de donner un avis négatif au projet d'effacement de deux ouvrages hydrauliques de Tonnerre (services techniques et Bief Saint-Nicolas);
  • à M. le Préfet de l'Yonne de suspendre ce projet dans l’attente de données complémentaires et dans le respect de l'instruction donnée par Mme la Ministre.

Copie à Mme la Ministre de l'Environnement.

A nos consoeurs associatives : plusieurs des motivations du refus des effacements de Tonnerre ont des arguments généraux que vous pouvez reprendre librement pour vous opposer à d'autres projets qui concernent vos territoires (pour notre part, nous refuserons également les effacements sur le Cousin et l'Ource). N'hésitez pas à le faire, en prenant la même procédure : dépôt d'avis en enquête publique, demande au Préfet de surseoir, copie à la Ministre de l'Environnement.

Aux citoyens de Tonnerre : le dernier jour pour donner votre avis à l'enquête publique est le mardi 5 juillet, 14-17 h, en mairie.

A lire : l'ensemble des articles et analyses sur le sujet en cliquant sur l'onglet Tonnerre de notre site.

01/07/2016

Des petits barrages favorables aux salamandres (Kirchberg et al 2016)

Aux Etats-Unis, des chercheurs montrent que trois espèces de salamandre sont 4 à 20 fois plus nombreuses en aval des petits barrages que dans les tronçons non fragmentés des têtes de bassin. Le phénomène peut s'expliquer par la stabilisation du débit induite par le barrage, les changements morphologiques et trophiques, l'effet chimique sur l'eau. "Les petits barrages peuvent jouer un rôle écologiquement important pour les communautés situées à l'aval", concluent les scientifiques. Ces barrages modestes étant encore peu étudiés par les chercheurs, ils appellent à la plus grande prudence dans la tendance actuelle à leur démantèlement au nom de la conservation.



Jeffery Kirchberg et ses collègues (Université du Kentucky, Université du Sud Sewanee, Tennessee) observent que les grands barrages ont été associés aux déclins de certaines espèces en rivières et longuement analysés, alors que "les petits barrages sont largement sous-étudiés" par la recherche scientifique. Les auteurs ont vérifié la répartition de salamandres dans 10 paires de tronçons tantôt en flux libre, tantôt fragmentés par des barrages de taille inférieure à 5 m et de retenue inférieur à 0,8 ha. Deux transects ont été réalisés à 20 m et à 50 m à l'aval des barrages, avec trois à six échantillonnages entre avril et octobre.

Une abondance 4 à 20 fois supérieure à l'aval des barrages
Six espèces d'amphibiens ont été capturées au total, dont trois plus de 150 fois. Les larves de ces trois espèces de salamandre (Desmognathus conanti, Eurycea wilderae et Pseudotriton ruber) ont été étudiées plus précisément en raison de leur expansion sur le plateau de Cumberland (zone d'étude) et de leur stratégies de vie assez différentes. Les larves se sont révélées respectivement 3.9, 19.6 et 9.8 fois plus abondantes à l'aval des barrages que dans les flots libres. Pour ce qui est des propriétés physico-chimiques de l'eau de l'eau, le pH et la concentration de fer ont une corrélation positive à la présence des urodèles, la conductivité étant négativement associée.

Comment expliquer ce résultat, qui n'était pas attendu? Une première explication peut venir des conditions hydrologiques plus stables assurées par les barrages, notamment la limitation des sécheresses saisonnières. Une autre hypothèse tient à ce que les eaux plus exposées à la lumière des retenues sont plus productives, et donc plus favorables à la production trophique bénéfique aux salamandres. Il est aussi possible que le blocage du barrage crée un effet d'accumulation.

Une claire reconnaissance de certains effets bénéfiques des petits barrages
Les chercheurs concluent : "Cette étude rejoint un corpus croissant de littérature indiquant que les petits barrages peuvent jouer un rôle écologiquement important pour les communautés situées à l'aval (…) En bénéfices secondaires, les petits barrages réduisent aussi les mouvements des espèces aquatiques invasives et servent de puits à des contaminants et toxiques environnementaux".

Et ils ajoutent : "Bien que les petits et grands barrages puissent causer des problèmes environnementaux et que les groupes conservationnistes appellent régulièrement à soutenir leur effacement, nous encourageons à évaluer avec prudence le démantèlement des barrages selon le contexte de leur taille, de leur position sur le réseau, et de la présence d'espèces rares, migratrices ou invasives".

Voilà une nouvelle étude qui rejoint très exactement la position de prudence que nous défendons, et plaide pour des aménagements sélectifs en faveur des migrateurs, sans destruction. Mais les gestionnaires pressés de rivières sont loin de respecter ces précautions, puisqu'on les pousse au résultat au détriment de la qualité des travaux préparatoires. Les inventaires préalables de biodiversité des biefs, retenues et zones adjacentes aux ouvrages sont plus que jamais nécessaires avant la mise en oeuvre de la continuité écologique sur un bassin versant.

Référence : Kirchberg K et al (2016), Evaluating the impacts of small impoundments on stream salamanders, Aquatic Conservation: Marine and Freshwater Ecosystems, DOI: 10.1002/aqc.2664

Illustration : salamandre à deux lignes de Blue Ridge (Eurycea wilderae), Joseph B. Lax-Salinas, CC BY-SA 3.0

30/06/2016

Zéro perte nette de biodiversité? Cela doit s'appliquer aux effacements d'ouvrages

La loi prévoit déjà de limiter les atteintes à l'environnement lors des chantiers ayant des impacts sur les habitats et espèces en place, et les députés viennent de renforcer ce dispositif dans le cadre des discussions sur la loi Biodiversité. Nous demandons (et appelons nos consoeurs associatives à demander) que ces dispositions s'appliquent en toute rigueur aux chantiers de destruction d'ouvrages hydrauliques, dont la plupart sont hélas totalement dépourvus d'analyse de la biodiversité locale. Un modèle de courrier en ce sens est ici proposé. Il sera utilement adressé pour chaque effacement aux publics suivants : services administratifs (Dreal, DDT, Onema, Agence de l'eau, au premier chef DDT en charge du contrôle réglementaire des chantiers en rivière) ; syndicats de rivière et de bassin versant ; fédérations départementales de pêche ou bureaux d'études mandatés pour des diagnostics de sites et de tronçons.



Depuis la loi du 10 juillet 1976, le principe "éviter, réduire, compenser" régit les chantiers ayant un impact sur l'environnement : il s'agit d'abord d'éviter ou de réduire un impact, ensuite de le compenser s'il est inévitable. Dans le cadre de l'examen de la loi de Biodiversité, les députés ont choisi de renforcer ce principe en posant l'objectif de "zéro perte nette de biodiversité".

Notre association appelle ses consoeurs à exiger dès que la loi sera votée (au cours de l'été) la mise en oeuvre de ces mesures de précaution sur tous les chantiers d'effacement d'ouvrages hydraulique en rivière (dont certains sont programmés pour l'étiage de septembre). Nous proposons ci-dessous une formulation "standard" à adresser au service instructeur de la Préfecture, formulation que chacun aura soin d'adapter à la rivière et au site concernés par des arguments ad hoc.

Demande au Préfet de mise en oeuvre des procédures d'évaluation et sauvegarde de la biodiversité sur un programme d'effacement d'ouvrage hydraulique en rivière

Attendu que 
  • le vivant tend à coloniser tous les espaces disponibles, par adaptation aux propriétés physiques et chimiques qu'il rencontre;
  • par leur existence, les ouvrages hydrauliques de type seuil ou barrage augmentent le volume instantané d'eau disponible pour le vivant dans le bassin versant et créent de nouveaux habitats par rapport à ceux que la rivière produit spontanément;
  • les habitats lentiques des retenues et plans d'eau, ainsi que les habitats annexes des canaux et biefs, produisent une diversité locale des écoulements qui est bénéfique à certaines espèces adaptées à ces nouvelles propriétés thermiques, rhéologiques, morphologiques et trophiques;
  • ces habitats présentent des fonctionnalités protectrices intéressantes de refuge à certaines conditions (crues violentes, étiages sévères);
  • l'intérêt du gain d'habitats lié à un effacement pour certaines espèces spécialisées (rhéophiles, sténothermes, migratrices, etc.) ne suffit pas à garantir un gain net de biodiversité, cet intérêt doit être évalué en fonction des habitats déjà disponibles pour ces espèces sur l'ensemble du tronçon d'une part, en fonction de la perte occasionnée pour d'autres espèces adaptées au site en l'état d'autre part;
  • la densité de barrages et seuils d'un tronçon tend à avoir une corrélation positive à la richesse spécifique piscicole totale du tronçon (Van Looy et al 2014);
  • la biodiversité des milieux aquatiques ne se résume pas aux poissons (2% environ des espèces) mais concerne l'ensemble de la faune et de la flore vivant directement dans l'eau (insectes, crustacés, arachnides, mollusques, amphibiens, etc. Balian et al 2008) ou dans sa proximité (oiseaux, mammifères, reptiles, etc.);
  • les populations et assemblages biologiques à l'amont et à l'aval d'un obstacle à l'écoulement diffèrent, ce qui produit un accroissement de bêta-diversité (Mueller et al 2011, nombreux autres travaux);
  • des habitats entièrement artificiels comme des canaux peuvent servir de zone de reproduction à des espèces piscicoles menacées en France (Aspe et al 2014);
  • d'innombrables retenues et plans d'eau artificiels sont aujourd'hui inscrits dans les périmètre des ZNIEFF et des zones Natura 2000, ce qui indique la nécessité de ne jamais présumer un état "dégradé" pour une masse d'eau artificielle, mais au contraire de toujours contrôler la diversité réelle présente dans chaque site que l'on s'apprête à modifier ou faire disparaître.
Nous demandons que :
  • le projet d'effacement soit assorti d'un inventaire de biodiversité sur au moins quatre points de contrôle (station amont non impactée, retenue, bief, station aval non impactée);
  • la biodiversité totale de l'hydrosystème formé par le tronçon aménagé soit évaluée et quantifiée à partir du recueil de données;
  • l'évolution de cette biodiversité totale après l'effacement de l'ouvrage soit modélisée;
  • toute perte nette de biodiversité totale conduise au rejet du projet d'effacement et à la préservation du site en l'état.
Le refus par le responsable du chantier d'effacement de procéder à ces mesures diagnostiques et prudentielles l'expose à des poursuites au motif de non-respect des art. L 110-1 CE et L 163-1 CE. 

Nota : les liens ci-dessus renvoient aux articles Hydrauxois de commentaires des travaux, où vous trouverez des analyses et des graphiques complémentaires libres d'emploi pour appuyer votre demande. Le lien vers la source primaire de chaque publication scientifique est disponible en bas de ces articles. Ces précisions ne sont pas indispensables au service instructeur, puisque la demande consiste basiquement à procéder à un inventaire de biodiversité et un diagnostic d'évolution locale avant de détruire des habitats existants hébergeant certaines espèces.

Conclusion : arrêtons de bâcler les diagnostics de site et les chantiers d'effacement
Un certain nombre de gestionnaires de rivière entendent donner des leçons d'écologie aux propriétaires d'ouvrages hydrauliques et aux riverains. Nous verrons si ces  gestionnaires ont l'honnêteté et la rigueur intellectuelles d'appliquer à leurs propres projets les préceptes exigeants dont ils se réclament et qu'ils imposent aux autres. Aucun effacement ne devrait désormais être accepté sans les contrôles élémentaires des propriétés, fonctionnalités et diversités de l'hydrosystème en place, avec la garantie vérifiable d'un gain écologique par rapport à l'existant si l'ouvrage est effacé.

Illustrations
La diversité des écoulements à Belan-sur-Ource, hydrosystème actuel avant effacement d'un ouvrage programmé par le syndicat SICEC. Les peuplements biologiques de ces zones et leur évolution en cas d'effacement ont-ils été contrôlés en phase de programmation du chantier? Pas à notre connaissance.

A lire et utiliser en complément
Vade-mecum de l'association pour garantir le respect du droit lors des effacements d'ouvrages en rivière

29/06/2016

200 millénaires de nature modifiée par l'homme (Boivin et al 2016)

Huit chercheurs font le bilan des dernières décennies de recherche en archéologie, paléo-écologie et génétique appliquées à la biodiversité. Il en résulte un démenti définitif de certaines représentations naïves mais encore dominantes : bien loin d'une nature vierge jusqu'à date récente ou respectée scrupuleusement par les civilisations antérieures, c'est toute l'expansion humaine depuis 200 millénaires qui a modifié en profondeur l'abondance, la composition et la diversité des espèces et des écosystèmes sur Terre. Avec notamment d'innombrables extinctions locales de l'époque préhistorique aux premières civilisations urbaines. Il existe malgré l'ancienneté de cette tendance une évidente accélération moderne de ce grand bouleversement, en raison des nouveaux moyens dont l'homme s'est doté dans sa stratégie de "construction de niche". La compréhension fine du passé de la biodiversité est désormais une composante nécessaire de la qualité et de l'efficacité de sa protection future. On en est par exemple très loin dans certaines opérations amnésiques et prétentieuses de "renaturation de cours d'eau", sans parler de certaines publicités mensongères sur des "rivières sauvages". Protéger le vivant et préserver les services rendus par les écosystèmes, c'est d'abord éduquer sur la réalité de leurs trajectoires dans l'évolution.

Quand on parle de l'empreinte écologique de l'humanité ou de la "sixième extinction" de la biodiversité, la plupart ont à l'esprit la société industrielle moderne, notamment la "grande accélération" de l'Anthropocène au XXe siècle. La hausse de la démographie, la perturbation des grands cycles (eau, carbone, azote, phosphore, soufre, ozone, etc.) par les activités humaines, la puissance transformatrice du développement industriel moderne, le changement climatique global seraient les causes principales et modernes de la crise écologique. En contrepoint, on s'imagine que les périodes pré-industrielles voyaient une humanité sobre et sage coexister avec une nature presque vierge, en même temps que les peuples autochtones avant la conquête occidentale du monde vivaient dans le respect des équilibres locaux de leur environnement.

Ce récit est familier. Il nous rassure par son schéma binaire et simple. Mais il est faux. Nicole L. Boivin (université d'Oxford) et ses collègues viennent de publier dans les PNAS un passionnant article de perpective scientifique sur l'évolution à long terme des espèces sous l'influence humaine. "L'altération anthropique des distributions d'espèces a été caractérisée comme un phénomène moderne, avec des antécédents historiques limités et tout à fait insignifiants. Cette vision conventionnelle échoue à rendre compte de plusieurs décennies de recherche archéologique, paléo-écologique et génétique qui révèlent une histoire longue et omniprésente de transformation de la biodiversité globale", expliquent les chercheurs. Ils insistent sur l'importance cruciale des données pour faire de la bonne science écologique : analyse des anciens ADN (aDNA), isotopes stables et microfossiles, nouvelles méthodes morphométriques, chronométriques et statistiques ont apporté une masse d'informations depuis quelques décennies.

Quatre étapes dans l'anthropisation de la nature
Les scientifiques discernent quatre périodes clés de la transformation anthropique de la nature. Cette modification est assimilée à une "construction de niche" : l'homme bâtit son propre milieu, en conformité à la nature sociale et technicienne de son espèce, ce qui a pour effet de changer les milieux des autres espèces.

La colonisation globale. Homo sapiens était présent en Afrique voici environ 195.000 ans, il avait colonisé chaque région du globe voici 12.000 ans. Ce premier mouvement est déjà associé à des phénomènes complexes d'extinction, disparition, translocation d'espèces. Par exemple, l'humanité paléolithique utilise le feu pour éclaircir les contrées qu'elle colonise, ce qui modifie les communautés de plantes. Des marsupiaux et des rongeurs franchissent des milliers de kilomètres et colonisent eux aussi de nouveaux territoires dans le sillage des implantations humaines. Localement, on peut identifier quelques surexploitations de poissons, rongeurs, singes et oiseaux. Le Quaternaire tardif est déjà le siège d'une extinction massive : 101 des 150 genres connus de la mégafaune (animaux plus lourds que 44 kg) disparaissent entre 50.000 et 10.000 ans avant le présent.

L'invention de l'agriculture et du pastoralisme. Voici 10 à 15 millénaires commence un mouvement de domestication qui se traduit par l'émergence d'espèces et sous-espèces produites par l'homme : chiens, chèvres, moutons, vaches, poules, etc. Les vertébrés sauvages vont devenir minoritaires en biomasse par rapport aux vertébrés domestiqués. Des innovations similaires et parallèles concernent la production d'espèces végétales, avec l'usage croissant des sols pour une production agricole. Entre 8000 et 4000 avant le présent, on arrive déjà à discerner dans les archives atmosphériques (glaces, sédiments) des variations du niveau global de méthane et de dioxyde de carbone associées à l'agriculture. Les espèces introduites par l'homme apportent des pathogènes, comme par exemple le reflux des ormes sous la pression des scolytes. La transformation des forêts en milieux ouverts (champs et prairies) est la principale évolution des paysages, ce qui modifie notamment la composition des lacs et rivières telle qu'on peut la reconstituer par les diatomées, les macrophytes et les foraminifères. Les plaines alluviales voient augmenter les populations de milieux mésotrophes ou eutrophes, signe d'un changement de l'activité sédimentaire et des apports énergétiques dans les milieux aquatiques.

La colonisation des îles. Les îles sont des milieux particuliers en raison de leur isolement géographique naturel, ce qui a beaucoup intéressé les observateurs et théoriciens de l'écologie. Il y existe un fort endémisme (beaucoup d'espèces uniques au territoire), peu de redondance fonctionnelle (quelques espèces se spécialisent dans des interactions locales bien identifiées), des dérives particulières des populations (goulot d'étranglement génétique, nanisme comme adaptation aux limites du milieu, etc.). De Chypre à la Polynésie, des Caraïbes aux îles du Pacifique, l'arrivée de l'homme a coïncidé avec un très important taux d'extinction insulaire. Par exemple les deux-tiers des oiseaux non passereaux des 41 îles du Pacifique ont disparu dès l'époque préhistorique, bien avant l'arrivée tardive des Européens. Inversement, des espèces non natives ont été introduites dans tous les milieux insulaires, renforçant l'effet d'une modification de la faune et la flore induite par les activités humaines de chasse, pêche et agriculture.

L'urbanisation et les réseaux d'échange. A partir de l'âge du Bronze émergent de sociétés urbaines à travers la planète, qui sont aussi des sociétés plus complexes et plus techniciennes. Les espèces faunistiques et floristiques de certaines régions densément peuplées et à fort échanges, comme la Méditerranée, sont très largement bouleversées. On en trouve encore la trace aujourd'hui, avec par exemple des zones forestières françaises dont la biodiversité actuelle peut être réinscrite dans une trajectoire commencée à l'époque de l'occupation romaine. Cette époque romaine à elle seule introduit dans son aire d'expansion 50 nouvelles espèces végétales à fin alimentaire. La forêt amazonienne, que des colons ont pu fantasmer comme l'archétype de la "forêt vierge", a été densément colonisée et exploitée par des entités politiques fortes plusieurs millénaires avant l'arrivée des Européens.


Les propriétés physiques, chimiques et biologiques locales ne cessent d'évoluer sous l'effet de l'action humaine. Exemples de l'élimination des grands herbivores changeant l'albedo et la température (A), de l'effet précoce de l'agriculture sur la composition des sols et forêts (B), de la sédimentation des masses d'eau selon l'occupation des berges (C). Extrait de Boivin et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Cinq conséquences pour la recherche et la protection de la biodiversité
Nicole L. Boivin et ses collègues tirent cinq conclusions de leur revue des travaux sur l'histoire longue de la biodiversité.
  • On ne peut minorer l'ancienneté et l'importance des influences humaines sur les milieux. "Les activités humaines de construction de niche ont globalement eu un impact majeur sur l'abondance, la composition, la distribution et la diversité génétique – aussi bien taux d'extinction que trajectoires de déplacement – des espèces".
  • La nature vierge, sauvage ou pristine est un mythe moderne sans consistance. "Il existe un lien fort entre les schémas actuels de biodiversité et les processus historiques. Les effets combinés des activités humaines à travers les millénaires incluent sur toutes les surfaces continentales la création d'assemblages d'espèces très cosmopolites et extensivement modifiés. Les paysages 'vierges' n'existent tout simplement pas, et cela depuis des millénaires.".
  • On observe une tendance à l'accélération des changements de biodiversité, qui n'est pas constante mais plutôt avec des pauses et des impulsions, ainsi qu'une tendance à la concentration de la biomasse dans des espèces de plantes et d'animaux utiles à l'homme (ou l'accompagnant).
  • La restauration, conservation et protection du vivant doivent être informées par les données sur l'histoire longue de la biodiversité. "Les données archéologiques et paléo-écologiques sont essentielles pour identifier et comprendre l'histoire longue et la pénétration de ces impacts humains. Les écologues et autres chercheurs sont souvent insuffisamment informés des bases de données archéologiques ou historiques". 
  • L'homme n'a pas que des impacts délétères sur les paysages. Si les effets négatifs de l'expansion et de l'occupation humaines concentrent souvent l'attention des chercheurs, car leur trace archéologique est plus aisée à identifier, il ne faut pas négliger l'intérêt de l'émergence de paysages capables de supporter des populations toujours plus denses à travers les millénaires. 

En conclusion : nous avons besoin de beaucoup de connaissances, et de beaucoup d'humilité aussi
La science est une source inépuisable de connaissance et d'émerveillement. C'est aussi une leçon d'humilité, en particulier quand elle éclaire le passé, les puissantes déterminations dont le présent est le fruit, notre ignorance encore énorme à leur sujet. Les recherches de Boivin et de ses collègues ne peuvent que nourrir en contraste un sentiment de stupéfaction face à la légèreté de certains discours et de certaines pratiques en écologie de la restauration.  Quand on observe des aménageurs de l'environnement pérorer du haut de leur savoir partiel sur ce que serait "l'état de référence naturel" des hydrosystèmes, quand on lit des considérations complexes sur des "biotypologies théoriques" essayant d'essentialiser un état figé et situé des peuplements aquatiques, quand on voit des groupes de pression tromper les gens sur le marketing des "rivières sauvages" ou des "derniers fleuves sauvages d'Europe", on aimerait que cette humilité et cette connaissance inspirent davantage une certaine politique et une certaine militance de l'eau en France.

Référence : Boivin NL et al (2016), Ecological consequences of human niche construction: Examining long-term anthropogenic shaping of global species distributions, PNAS, 113, 23, 6388–6396.

27/06/2016

Il faut défendre le patrimoine hydraulique de l'Ource

Avec nos amis de l'Arpohc, venez dire non à la casse du patrimoine hydraulique le 7 juillet prochain à Autricourt (21). Les syndicats de rivière et les Agences de l'eau doivent cesser de dilapider l'argent public dans des chantiers sans enjeux écologiques clairement définis. De nombreux moulins retrouvent chaque année des usages en France... à condition d'avoir encore leurs ouvrages hydrauliques. Nos territoires ne gagnent rien à détruire cet héritage précieux.


25/06/2016

La FNPF est-elle capable d'une approche responsable de la continuité écologique?

Au dernier congrès de la FNPF (Fédération nationale de la pêche), le président Claude Roustan a livré une nouvelle charge sur la continuité écologique. Objectif : essayer de remettre en cause auprès de Barbara Pompili, secrétaire d'Etat à la biodiversité, les (très modestes) avancées en cours pour une gestion plus équilibrée des rivières. Alors que beaucoup de pêcheurs soutiennent sur le terrain l'existence des étangs, des plans d'eau, des retenues et des biefs, la FNPF semble incapable d'une approche ouverte et concertée avec les autres usagers de l'eau sur ce dossier de la continuité écologique. Un tel intégrisme est-il compatible avec le rôle central que la loi donne à cette fédération et à ses antennes départementales? Nous en doutons. Extraits des propos de Claude Roustan et réponses. 


"Je ne reviendrai que sur un seul sujet : la continuité écologique. Je veux revenir sur cette notion car elle est assez symptomatique d’un acquis de la loi sur l’eau de 2006 et que l’on cherche à déstabiliser, à remettre en cause. Cette notion fait l’objet d’une tentative de remise en cause sans précédent pour différentes raisons sur lesquelles je ne reviens pas."
La "remise en cause" dont parle Claude Roustan, c'est le débat démocratique normal face à une réforme brutale et précipitée, allant très au-delà des souhaits du législateur, décidée pour l'essentiel en petits comités d'initiés, largement non financée dès qu'on sort des solutions simplistes de la destruction par pelleteuse en rivière. Claude Roustan a bien tort de ne pas revenir sur ces "différentes raisons" de la remise en cause des dérives constatées dans la mise en oeuvre de la continuité écologique :
  • une dépense publique considérable pour un gain écologique non garanti,
  • une réforme sans base scientifique sérieuse, davantage formalisée par des idéologues que par des chercheurs,
  • une absence récurrente de concertation avec les principaux concernés (propriétaires, riverains, usagers) dans les décisions amont,
  • une pression intolérable pour casser le patrimoine hydraulique du pays.
"Or, ces ruptures de continuité constituent à coup sûr une cause déterminante de la non atteinte du bon état écologique des eaux."
Cette affirmation sans preuve est un slogan éculé et depuis longtemps dénoncé. Aucun modèle n'a été mobilisé pour le classement de continuité écologique des rivières, ce qui est un scandale d'amateurisme et de confusion pour une politique publique. Les classements de 2012-2013 ont été construits par de supposés "experts" dont on ne connaît pas les travaux sur chaque rivière. Cela s'est fait :
  • sans publication scientifique, 
  • sans analyse modélisée des autres pressions des bassins versants, 
  • sans priorisation des sites d'intérêt pour la connectivité locale,
  • sans recours à l'histoire environnementale pour connaître la variabilité naturelle / forcée des biocénoses, 
  • sans croisement avec les données DCE,
  • souvent en excluant les grands barrages publics, malgré leurs impacts autrement plus manifestes que les seuils de moulin. 

Depuis la loi de 2006 et le classement de 2012-2013, des travaux de chercheurs comme Van Looy et al 2014 ou Villeneuve et al 2015 ont montré que la densité de barrage a un impact relativement faible sur les peuplements piscicoles utilisés comme bio-indicateurs de qualité pour la DCE (et parfois un impact positif sur la biodiversité du tronçon, en raison de la création de nouveaux habitats lentiques). D'autres chercheurs, comme Morandi et al 2014 ou Lespez et al 2015 ont montré que les opérations de restauration physique des rivières ont des protocoles scientifiques défaillants et/ou de mesures de succès largement subjectives.

Largement couvertes par les officiels de la pêche, ces pratiques sous-informées sont un scandale permanent que nous dénoncerons aussi longtemps que l'administration ne sera pas capable de rehausser le niveau de mise en oeuvre de la continuité écologique et de l'intégrer dans une vision plus large de la rivière, incluant l'ensemble des services rendus par les écosystèmes aménagés (et non pas la focalisation sur une sélection de poissons intéressant les pêcheurs, mais représentant une modeste partie de la biodiversité aquatique).

Nous espérons de ce point de vue que la création de l'Agence française pour la biodiversité va mettre un terme à une vision incomplète et biaisée des différentes approches de la conservation et de la restauration en rivière.
"Depuis la suspension de l’arasement des ouvrages de la Sélune dans la Manche, jusqu’à la jurisprudence qui semble admettre que le plus noble des classements à savoir en liste 1 de l’article L 214-17, aux annonces de la volonté de développer la production hydroélectrique, il faut admettre que les signaux envoyés aux propriétaires de ces ouvrages ne sont pas conformes au bien commun. (…) Ce mouvement a créé les conditions propices aux amendements que tout le monde connait et portés dans le cadre des projets de loi biodiversité et patrimoine. Un énième délai de mise en conformité a été accordé à tous ceux qui, depuis des années, diffèrent le respect de leurs obligations. Mieux on a cherché à poser le principe selon lequel tous ces ouvrages doivent être protégés par la législation sur les monuments historiques."
L'énergie bas carbone d'origine hydraulique fait partie des atouts mobilisés par la France pour engager la transition énergétique en vue de prévenir un réchauffement climatique dangereux pour les sociétés et les milieux. Le patrimoine des moulins est par ailleurs un héritage exceptionnel du dernier millénaire de notre histoire, témoin important du peuplement humain de chacune de nos vallées. Cela relève tout autant du "bien commun" et les fédérations de pêche — dont il faut tout de même rappeler que les adhérents tuent ou blessent des millions de poissons chaque année par loisir et dont les pratiques d'empoissonnement volontaire ou accidentel modifient depuis des siècles les populations piscicoles des rivières françaises — n'ont pas à prétendre au monopole en ce domaine. La littérature scientifique en conservation désigne au demeurant la pêche comme l'un des grands facteurs passés et présents de menace sur les milieux aquatiques : c'est un comble d'entendre des leçons de morale écologique de ce milieu qui, en raison d'une connivence historique avec l'administration en charge de l'eau, n'a jamais reçu la moindre évaluation scientifique indépendante de ses impacts.

Que Claude Roustan balaie donc devant la porte de sa Fédération avant de prétendre administrer des labels de "bien commun" avec une telle arrogance. L'appel à moratoire sur la continuité écologique est soutenu par des représentants des riverains, des moulins, des gestionnaires d'étangs, des forestiers, des agriculteurs, des hydro-électriciens, des grands acteurs de la protection du paysage et du patrimoine. Il a même été signé par des associations de pêche et des syndicats de rivière. Affirmer que ces instances, les 100.000 adhérents locaux directs, les 1400 élus qui les appuient sont des adversaires du "bien commun", c'est une posture insultante et irresponsable, indigne d'une grande fédération comme la FNPF.

De leur côté, les représentants officiels des pêcheurs ont refusé de signer la Charte pour une hydro-électricité durable en 2010, comme ils refusent aujourd'hui de signer une Charte des moulins qui reconnaîtrait la légitimité de l'existence du patrimoine hydraulique. Cette intolérance caractérisée face aux autres usages de l'eau rend difficile toute gestion durable, concertée et équilibrée de la rivière.
"Nous avons tous à cœur de défendre des moulins dès lors qu’ils ont un propriétaire, qu’ils ont un usage et qu’ils respectent le fonctionnement naturel des rivières qui les accueillent."
Ce n'est certainement pas le ressenti sur le terrain ni ce qui transparaît de la communication FNPF. Avec l'assistance de l'ancien Conseil supérieur de la pêche devenu Onema, les fédérations de pêche ont été les premières à promouvoir le discours de la destruction du patrimoine hydraulique comme choix prioritaire car le plus efficace pour la "renaturation" des cours d'eau (cette renaturation étant assez fantasmatique vu l'anthropisation plurimillénaire des milieux, dont la pêche est au demeurant l'une des dimensions). Pourtant, la majorité des pêcheurs de France s'intéresse aux carnassiers et aux "blancs" (cyprinidés), ils ne se retrouvent pas dans certains discours dogmatiques de la FNPF et des FDAAPPMA sur la disparition des retenues, laissant un filet  d'eau et quelques flaques à l'étiage. Localement, les AAPPMA sont de plus en plus souvent désolées de l'image dogmatique et brutale que renvoie l'appel de certains officiels de la pêche à effacer les ouvrages sous prétexte d'une continuité n'ayant parfois d'écologique que le nom.

Quant à défendre les moulins à la condition limitative qu'ils aient "un usage", c'est le diktat posé de manière arbitraire depuis 15 ans par les Agences de l'eau et la Direction de l'eau du Ministère de l'environnement. On connaît la chanson : la définition de l'usage est tellement restrictive que la plupart des sites sont condamnés (voir encore l'exemple récent du plan d'eau de Bessy-sur-Cure, dont les usages sont affirmés par des centaines de riverains y compris des pêcheurs appréciant ce lieu depuis toujours, ce qui est purement et simplement nié par l'Agence de l'eau).

Les pêcheurs et les moulins n'ont qu'un avenir commun : poser la légitimité de l'existence des ouvrages hydrauliques et travailler à définir des règles efficaces de gestion écologique, en fonction des besoins réels des tronçons. Si cette évidence est impossible à mettre en oeuvre au plan national et départemental en raison de postures institutionnelles et de dérives dogmatiques, c'est au plan local qu'il faudra développer des pratiques concertées. Nous y sommes pour notre part disposés.

24/06/2016

Le rapport Malavoi 2003: construction d'une idéologie administrative des ouvrages hydrauliques

Comment en est-on arrivé là? Cette question est souvent posée à propos de la politique publique de suppression des seuils de moulins menée depuis une dizaine d'années, particulièrement depuis le PARCE 2009 et le classement 2012-2013 des rivières à fin de continuité écologique. La réponse est évidemment complexe, car une planification administrative se nourrit de nombreuses influences dans son émergence. On peut néanmoins travailler à la généalogie intellectuelle de la destruction des ouvrages hydrauliques comme outil de restauration. En 2003, la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) est adoptée depuis peu, les Agences de l'eau sont en charge de son application au niveau des grands bassins hydrographiques. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne commande à l'ingénieur Jean-René Malavoi un rapport sur la stratégie à adopter face aux seuils en rivière, essentiellement les ouvrages des moulins. Ce rapport Malavoi 2003 va apporter une contribution significative à l'idéologie administrative qui se met en place pour les 10 prochaines années, avec des éléments de langage qui seront répétés massivement par la suite. L'examen rétrospectif de ce document procure des enseignements utiles sur la base scientifique fragile qui a fondé le choix public contestable et contesté de "l'arasement des ouvrages sans usage".

Le rapport Malavoi 2003 est d'abord important pour sa date de publication. En 2003, la directive cadre européenne (DCE 2000) sur l'eau vient d'être adoptée. La gestion par bassin ("district") hydrographique ayant été retenue, les Agences de l'eau et les SDAGE deviennent les outils d'implémentation des politiques visant au bon état chimique et écologique au sens que l'Union européenne donne à cet état.

Une "idéologie administrative" en construction, désignation de l'ouvrage hydraulique comme adversaire du bon état écologique
Les Agences de l'eau, en phase avec le Ministère de l'Environnement, vont donc développer une certaine interprétation de l'écologie de la rivière. Cette interprétation transparaîtra dans les états de lieux devenus obligatoires pour le rapportage à la Commission européenne des progrès des objectifs de la DCE 2000. Le premier état des lieux DCE est réalisé en 2004. L'Agence de l'eau Loire-Bretagne et l'Agence de l'eau Rhône-Méditerrannée-Corse se singularisent alors en posant que l'hydromorphologie (impacts physiques sur les écoulements et sédiments) serait responsable de la moitié des dégradations de l'état écologique des masses d'eau.

Il s'agit à l'époque d'une affirmation sans preuve. Pour poser ainsi une causalité entre une famille de pressions et une famille d'indicateurs chimiques / biologiques, il faut un travail de modélisation scientifique préalable qui n'est pas réalisé. Et pour cause, les indicateurs de suivi du bon état DCE ne sont à l'époque pas tous normalisés – a fortiori ils ne peuvent pas être appliqués en routine pour évaluer des masses d'eau et nourrir des modèles d'interprétation. Dire que la moitié des rivières sont dégradées écologiquement (au sens de la DCE) en raison de la morphologie est donc une vue largement subjective, au mieux "à dire d'experts".

Une affirmation sans preuve, c'est généralement ce que l'on nomme une croyance ou une idéologie. Nous l'appelons ici l'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques. Qui va la construire et la diffuser ? Les personnels experts de l'administration centrale (Direction eau et biodiversité du Ministère), des agences de l'eau, du Conseil supérieur de la pêche devenu Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques) et travaillant avec les fédérations agréées de pêche et protection des milieux aquatiques, des bureaux d'études et agences conseil oeuvrant pour ces instances.

Un objectif clair: définir ce que sera la politique des seuils et petits ouvrages
Le rapport Malavoi 2003 est donc une brique dans ce dispositif. Son auteur, Jean-René Malavoi, a une formation scientifique en hydromorphologie fluviale (thèse doctorale sous la direction de Jean-Paul Bravard), un parcours d'ingénieur conseil privé (à l'époque du rapport 2003 à la société Area), avec des missions de conseil Agence de l'eau et Onema (J.R. Malavoi travaille aujourd'hui à la division hydraulique d'EDF). Il est auteur de manuels et guides techniques sur l'hydromorphologie fluviale, le transport solide, la restauration des rivières – dont la lecture est au demeurant agréable et instructive, voir par exemple ses Eléments d'hydromorphologie fluviale publiés par l'Onema en 2011).

Le rapport Malavoi 2003 répond à un objectif : définir la "stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière". Le "seuil" y est clairement dissocié des autres ouvrages : "Les 'grands barrages' constituent une problématique particulière, totalement différente de celle évoquée dans le cadre des objectifs de l’étude. Le champ d’investigation de l’étude est donc limité aux ouvrages d’une hauteur dont l’ordre de grandeur est compris entre 35 centimètres et 5 mètres."

Malavoi rappelle les dimensions historiques, techniques, réglementaires, sociologiques des petits ouvrages en rivière, ainsi que leur typologie et leurs usages sur un échantillon de 403 ouvrages. La synthèse est au demeurant assez efficace, on la lira avec profit. Mais elle reste un survol sommaire, et elle est imprégnée de jugements de valeur implicites ou explicites. Par exemple en page 32 : "Très peu d’ouvrages ont aujourd’hui un usage économique. Bien que certains ouvrages assurent d’autres rôles ou fonctions, la majorité des seuils n’ont plus aujourd’hui aucune utilité." Pourquoi un ouvrage devrait-il se juger à cette "utilité" et pourquoi cette approche "utilitaire" ne devrait pas intégrer toutes sortes de critères non productifs ou non marchands (par exemple le plaisir, l'esthétique, le paysage, la culture)? Ce n'est pas réellement creusé.

Du coup, l'auteur parle de "paradoxe" : "alors même qu’une grande partie des seuils, faute d’entretien, se trouve dans un état laissant présager leur ruine à court ou moyen terme, de profondes réticences sont enregistrées face au retour à des conditions d’écoulement libre sur la plupart des rivières."

En réalité, ce "paradoxe" n'en est pas un : l'attachement des propriétaires à l'ouvrage hydraulique (et parfois des riverains à son plan d'eau) n'est tout simplement pas soluble dans les catégories dominantes de l'étude. Cette incapacité à comprendre le ressort de l'attachement aux ouvrages aurait dû déclencher un signal d'alarme et indiquer la nécessité d'analyses complémentaires, sous un angle davantage sociologique et géographique (Malavoi le signale incidemment). Ce ne fut pas fait à notre connaissance, au moins dans le bassin Loire-Bretagne (voir plus tard les travaux des équipes du projet Reppaval ou de certaines programmes du Piren sur d'autres bassins).

"Il est aujourd'hui admis…" le péché originel de la sous-information scientifique
Malavoi décline dans ce travail les trois grands effets physiques et écologiques des seuils, que l'on retrouvera copiés-collés à l'identique dans beaucoup d'autres documents administratifs ensuite : "les effets sur les flux d’eau, de matières solides, d’éléments divers des biocénoses aquatiques (poissons, invertébrés, plantes) - effets flux ; les effets liés à la présence d’une retenue d’eau en amont - effets retenue ; les effets liés à la présence d’une structure stabilisatrice (le seuil et son « génie civil ») - effets point dur."

Il est écrit en page 36 : "Il est aujourd’hui admis que les ouvrages transversaux en rivière ont un grand nombre d’impacts négatifs et un petit nombre, souvent fonction de conditions locales particulières, d’impacts positifs sur les écosystèmes aquatiques. Nous proposons donc de détailler, à partir de données bibliographiques et de nos propres connaissances, ces différents effets."

Le problème : la bibliographie du rapport (pages 133-134) ne comporte qu'une petite vingtaine de références, presque toute généralistes et pour beaucoup anciennes. En comparaison une "review" dans la littérature scientifique compte de l'ordre d'une centaine de références, uniquement des travaux scientifiques antérieurs revus par les pairs, pas de la "littérature grise". Cette dernière est formée de publications expertes mais sans processus de validation scientifique strict, comme justement le rapport Malavoi 2003 que nous commentons (plus généralement des rapports de bureaux d'études, d'administrations, d'ONG, etc.). Le niveau de confiance dans la littérature grise est faible : il peut s'y glisser des erreurs, des biais, des sur-interprétations, des généralisations, etc. C'est pourquoi la science se construit par des publications scientifiques de travaux de recherche, et pas ailleurs.

Au moment où paraît le rapport, les chercheurs commencent à s'inquiéter des échecs de la restauration physique des rivières
Par ailleurs, ce travail de 2003 sur la continuité écologique est publié à peu près au moment où, aux Etats-Unis, commence une vague scientifique de retours critiques sur les premières opérations de restauration morphologique. Les travaux très commentés du laboratoire de Margaret Palmer,  gérant la première base de données quantitatives sur ces chantiers en rivière (National River Restoration Science Synthesis project), en sont un exemple (voir une synthèse des éléments critiques de la littérature récente).

Depuis ce rapport, des chercheurs et universitaires ont critiqué la dimension trop généraliste de ces interprétations hydromorphologiques sur les seuils, et plus généralement sur l'histoire sédimentaire des bassins (par exemple la critique de Lespez et al 2015 sur la mauvaise application des "renaturations" morphologiques pour des rivières à basse énergie, alors que les concepts de cette renaturation sont souvent nés sur expériences des têtes de bassin ou de systèmes à forte capacité morphogène ; la critique de Morandi et al 2014 sur la sous-information scientifique des programmations et des suivis des opérations de restauration).

L'idéologie administrative des ouvrages hydrauliques se construit donc sur des données très partielles, en décalage avec la dynamique de la recherche. Le rapport Malavoi 2003 va instaurer un régime particulier de légitimation de l'action publique : des propos savants, des concepts opérationnels, une description "phénoménologique" générale de l'effet des ouvrages, mais pour autant:
  • aucune quantification de ces effets, 
  • aucune méta-analyse des résultats scientifiques, 
  • aucun ordre de grandeur de l'impact effectif des seuils sur les différentes populations biologiques, sur la granulométrie du substrat, sur la charge modifiée par  rapport à la charge totale du bassin de drainage, sur l'épuration chimique des intrants de type nutriments ou pesticides, etc.
On dit que les seuils ont un effet (ce qui est vrai), on décrit des mécanismes de cet effet (de manière exacte sur les principes généraux de l'hydraulique fluviale), mais on ne produit aucune appréciation quantifiée, aucun modèle pondérant l'impact des seuils par rapport à toutes les autres pressions.

Dégradation de l'information: de la science à la littérature grise, de la littérature grise aux slogans de programmation publique
On peut aussi télécharger sur la base eaufrance.fr une présentation en version courte de l'étude de Malavoi 2003. Le ton y est plus direct : la bonne solution pour les ouvrages qui n'ont pas un "intérêt collectif majeur" est "l'arasement". Les seuils sont une "priorité à intégrer dans les SAGE". La morphologie est un "risque majeur de non atteinte du bon état (DCE)".

Tous ces éléments de langage, désormais assénés comme autant d'évidences, seront au coeur du discours public Ministère / Agence / Dreal / Onema après l'adoption de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006.


Il y a donc une sorte d'entropie ou dégradation de l'information environnementale :
  • un expert synthétise une partie des travaux scientifiques pour des administratifs (première perte de la qualité de l'information par négligence de certains travaux non connus ou non cités par l'auteur, choix parmi les paradigmes des diverses écoles en sciences de la restauration et de la conservation, qui ne sont nullement homogènes, gommage des détails, des réserves et des nuances,  etc.);
  • des administratifs simplifient encore cette synthèse de l'expert pour les parties prenantes, les élus et les citoyens (seconde perte de la qualité de l'information, déformation du message pour le rendre simple et mobilisateur).

Les expertises détaillées sur les bassins versants ne sont pas menées, ou leurs conclusions sont négligées
Parallèlement, certaines bonnes résolutions du rapport Malavoi 2003 comme le fait d'"expertiser les impacts à l'échelle d'un bassin versant ou d'un axe" ne seront guère suivies d'effet – l'expertise étant généralement limitée à un comptage des seuils (ROE, taux d'étagement) sans aucun modèle d'impact ni aucun croisement avec les données sur l'eau et le bassin versant.

Il se trouve que JR Malavoi, dans le cadre d'une mission en 2006-2007 pour le syndicat de l'Armançon (BE Hydratec), a expertisé le bassin versant de ce cours d'eau. Ce travail plus ambitieux qu'un simple relevé des seuils aboutit à une conclusion qui ne corrobore pas du tout la supposée gravité des petits ouvrages pour la dynamique fluviale :

"Le bassin de l’Armançon présente environ 400 Km de rivières importantes : l’Armançon lui-même (200 Km) et ses principaux affluents et sous-affluents (Brenne, Oze, Ozerain et Armance). D’un point de vue géodynamique, ces rivières, bien que très influencées par les activités anthropiques (nombreux barrages, anciens rescindements de méandres et travaux divers liés notamment à la construction du canal de Bourgogne, nombreuses protection de berges « rustiques » (dominantes) ou très « lourdes » (plutôt rares) présentent une activité géodynamique assez importante. Les érosions de berges, plus ou moins actives selon les secteurs, sont à l’origine d’une charge alluviale importante qui garantit, malgré la présence de barrages « piégeurs d’alluvions », un équilibre sédimentaire. Cette fourniture de charge alluviale évite notamment les incisions du lit, dommageables pour les ouvrages d’art (ponts, digues, protections de berges sur des secteurs à enjeux). Cette activité géodynamique permet aussi le maintien de milieux intéressant du point de vue écologique : des habitats aquatiques diversifiés (en dehors des retenues générées par les seuils) ; un substrat alluvial indispensable pour les biocénoses aquatiques" (Malavoi 2007, 1, 190-191)

Il n'y a donc pas matière à nourrir une politique de restauration coûteuse ni à justifier un classement de continuité (activité sédimentaire correcte, habitats diversifiés). Mais qui va lire ces volumineux rapports ? Personne ou presque. On les enferme dans un tiroir et on préfère s'en tenir aux généralités comme celles du rapport Malavoi 2003, offrant des schémas cognitifs plus simples au risque d'être simplistes, voire faux.

Le problème est le même pour certains travaux de bureaux d'études: par exemple, aussi bien NCA 2014 sur la Cure à Bessy qu'Artelia 2016 sur la Brenne à Montbard ne parviennent pas à trouver d'effet sédimentaire significatif des seuils étudiés. C'est écrit noir sur blanc dans leurs rapports mais malgré cela, rien ne change dans la conviction des porteurs de projet. On reste dans la croyance en des idées générales et l'adhésion à des planifications pré-établies : si l'impact sédimentaire est mesuré comme faible, on dira que le seuil "nuit à l'auto-épuration" (sans mesurer pour autant la chimie des nutriments et contaminants, donc sans preuve), qu'il "nuit à la biodiversité" (sans mesurer pour autant la biodiversité de l'hydrosystème, donc sans preuve), etc. Comme toujours, l'idéologie fait feu de tout bois pour renforcer sa croyance, ignore les objections empiriques et sélectionne les seuls faits qui la corroborent.

Conclusion
Le rapport Malavoi 2003 a été une étape importante dans la construction intellectuelle de l'idéologie administrative des seuils de moulins. Le problème n'est évidemment pas dans la compétence scientifique et technique de son auteur, qui est indiscutable. Le problème réside dans l'exercice lui-même : on ne peut pas traiter une question aussi complexe que l'effet des seuils sur les cours d'eau et le choix d'une politique sur ces seuils par un seul rapport rédigé par une seule personne. C'est une expertise scientifique, collective et multidisciplinaire qui aurait dû être sollicitée, fondée sur un solide passage en revue de l'ensemble de la littérature scientifique, avec des mises en garde sur le niveau de robustesse des conclusions de la recherche. A notre connaissance, un tel document n'existe toujours pas en 2016. Quant à l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, elle a continué à développer des outils programmatiques sur des bases scientifiques quasi inexistantes, comme le taux d'étagement mis en avant à la fin des années 2000 puis adopté en 2016 par l'Agence de l'eau Seine-Normandie. Ainsi prospère l'idéologie administrative de l'effacement des ouvrages hydrauliques. Tôt ou tard, sa mise en oeuvre butera sur la réalité des résistances qu'elle suscite. Tôt ou tard, son caractère rudimentaire et parfois dogmatique fera l'objet d'une critique scientifique (des voix s'élèvent déjà). Le plus tôt sera le mieux, compte tenu du caractère irréversible de la destruction du patrimoine hydraulique hérité de siècles d'occupation des vallées.

Références : 
Malavoi JR - Area (2003), Stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière, 134 p.
Malavoi JR - Hydratec (2007), Etude de la dynamique fluviale et des potentialités de régulation de l'Armançon, Rapport de phase 1, diagnostic.

A lire en complément
Du continuum fluvial à la continuité écologique: réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

A noter
L'Agence de l'eau Loire-Bretagne, pionnière dans les postures les plus agressives vis-à-vis des seuils et barrages, est aussi une Agence qui stagne depuis 10 ans sur la progression de l'état chimique et écologique des masses d'eau de son bassin. Elle est par ailleurs incapable de donner aux citoyens un état chimique des rivières dans l'accompagnement de son SDAGE 2016-2021. Cette allocation défaillante de l'argent public devrait faire l'objet d'un audit si l'institution veut corriger sa trajectoire problématique et conserver sa crédibilité.

22/06/2016

Agence de l'eau Seine-Normandie : l'insupportable dogmatisme de l'effacement

En réunion de concertation pour l'avenir du plan d'eau de Bessy-sur-Cure, nous nous sommes heurtés une nouvelle fois au dogmatisme de l'Agence de l'eau Seine-Normandie: financement des effacements à 80 voire 100 %, refus de financement des aménagements de franchissement dès lors que l'ouvrage n'a pas d'usage ou que son effacement est jugé possible. Le contentieux sur les ouvrages en rivières classées L2 sera la seule issue si l'Agence persiste dans cet intolérable chantage à la casse. Vous pouvez nous aider à nourrir le dossier de ce contentieux en nous communiquant des exemples de financement public de passes à poissons par des Agences de l'eau. Car l'arbitraire des choix opaques de chaque Agence a ses limites : face à la loi commune, les citoyens français n'ont pas à subir des inégalités de traitement devant des charges publiques.

On peut lire sur le site de l'Agence de l'eau Seine-Normandie la grille d'attribution des aides publiques dans le domaine de la restauration des rivières, et en particulier de la continuité écologique. Voici le barème :
Suppression d'obstacles à la libre circulation : subvention de 80%, subvention de 100% si actions PTAP
Dispositifs de franchissement : le financement de dispositif de franchissement est limité aux ouvrages avec usage dont l'effacement est impossible dans des délais raisonnables. En outre la mise en conformité d'un ouvrage à usage économique n'est pas éligible s'il fait l'objet d'une mise en demeure. Subvention de 40%, subvention de 60% et avance de 20% si actions PTAP.
En d'autres termes, dès lors qu'un effacement est possible et dès lors que l'ouvrage est jugé sans "usage", il n'y a pas d'aide pour des passes à poissons. Dans le cas de Bessy-sur-Cure, l'Agence considère que l'on peut remplacer la baignade par des points d'eau de petite profondeur, que l'on peut modifier les captages de la retenue, donc que l'effacement est possible. C'est ainsi la seule solution financée. Notons qu'à Bessy-sur-Cure, l'AESN maintient que le coût ridiculement faible de 50 k€ pour le dérasement d'un ouvrage de 120 m de long, avec de forts enjeux de riveraineté, de stabilité berge-bâti et de compensation d'usages lui paraît réaliste. Cette prétention fantaisiste est la condition pour dire que l'effacement a le meilleur coût-avantage quand, dans le même temps, on demande des passes à poisson pharaoniques pour des espèces n'en ayant guère besoin au regard de la qualité piscicole excellente de la masse d'eau.

Notre association va évidemment se plaindre de cette position dogmatique auprès des inspecteurs du CGEDD et de la direction administrative de l'AESN, qu'elle rencontre dans les prochains jours, ainsi qu'auprès du président du Comité de bassin Seine-Normandie dont la tolérance vis-à-vis de ces pratiques discriminatoires et destructrices est incompréhensible. François Sauvadet a déjà pris des positions publiques en faveur de la sauvegarde des seuils et barrages : nous lui demanderons de mettre ses actes en conformité avec ses convictions et de saisir l'instance délibérative de Seine-Normandie en vue de modifier ces arbitrages délétères.

En comparaison de cette incroyable pression à la destruction que subissent les riverains et propriétaires, rappelons la manière trompeuse dont le Ministère de l'environnement expose la question aux parlementaires inquiets de ces dérives :
"Le classement de cours d'eau en liste 2 nécessite que les ouvrages en place (seuils, barrages) soient adaptés, transformés ou parfois déconstruits, pour assurer le rétablissement des fonctionnalités écologiques (épuration, tampon de crues, habitats diversifiés support de biodiversité, etc.). Les ouvrages concernés font l'objet d'informations, de concertations, d'études multicritères, afin de rechercher la meilleure solution technique et financière."
Le cas de Bessy-sur-Cure montre que c'est du vent : les enjeux écologiques sont très faibles, le tronçon de rivière est en bon état DCE (excellent état piscicole), le plan d'eau a des usages sociaux, et malgré tous les éléments reconnus de cette "étude multicritères", le seul discours tenu par l'administration est : nous préférons déraser et vous serez fortement aidés en ce sens ; sinon débrouillez-vous, mais sachez que le dossier d'instruction sera sévère et le dispositif exigé coûteux.

Comment la parole publique peut-elle être crédible quand on dissimule aux parlementaires la réalité du terrain et le parti-pris en faveur de la destruction du patrimoine hydraulique? Qu'espère l'administration avec cette attitude brutale, sinon des rapports de plus en plus tendus sur les rivières classées?

Une base de données pour démontrer l'arbitraire au juge : vous pouvez nous aider
Nous avons ouvert une base de données des aménagements avec passes à poissons financés en Seine-Normandie et sur les autres bassins français. Nous demandons à nos lecteurs de nous envoyer leurs propres données s'ils ont bénéficié de subventions pour des aménagements de continuité écologique (construction d'un dispositif de franchissement sans usage industriel ou commercial du moulin).

S'il n'est pas mis fin à la prime actuelle à la casse, nous demanderons en effet au juge de constater et de condamner les inégalités devant les charges publiques sur le territoire national : face aux obligations nées d'une loi commune, certains bénéficient de l'aide publique et d'autres non, dans des cas parfaitement similaires. C'est évidemment inacceptable.  Merci par avance de nous aider à motiver cette future démarche en nous contactant pour recevoir notre formulaire standardisé d'information sur les chantiers de continuité financés par Agence de l'eau, quel que soit le bassin.

A lire (et faire lire à vos élus) en complément
Idée reçue #01 : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix"
Idée reçue #05 : "l'Etat n'a jamais donné priorité aux effacements des ouvrages hydrauliques en rivière"
Idée reçue #06 : "C'est l'Europe qui nous demande d'effacer nos seuils et barrages en rivière"