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08/10/2022

Profiler et reprofiler le delta du Rhin, entre guerre et inondation (Mosselman 2022)

Saviez-vous que le profil actuel du delta du Rhin a été influencé par l’arrivée des troupes de Louis XIV en 1674 et l’humiliation hollandaise de n’avoir pu les stopper ? A travers quelques exemples, un chercheur néerlandais rappelle dans une publication récente que les aménagements fluviaux suivent les aléas de l’histoire humaine, avec des fenêtres d’opportunité qui permettent de réaliser des projets.  En dernier ressort et même quand ils prennent la forme de «renaturation», ces choix sont évalués à leurs résultats tels que les apprécient les sociétés.


Le passage du Rhin, peinture d'Adam Frans Van der Meulen

Le delta du Rhin aux Pays-Bas, parfois appelé delta Rhin-Meuse-Escaut, est une zone modifiée par les interventions humaines depuis l’époque romaine. Erik Mosselman (Université Delft de Technologie) publie un article intéressant sur les entrelacements des choix hydrauliques et des événements historiques à l’Anthropocène. 

Au 17e siècle, les jeunes Pays-Bas ont émergé comme association de provinces unies après le traité de Westphalie (1648). Mais la province de Gueldre et la province de Hollande ont un différend. Près du delta, le bras du Rhin se sépare, avec le Waal méridional vers l’Ouest qui prend la plus grande part, le Rhin septentrional qui tend à avoir moins d’eau. L’excès d’eau dans le Waal brisait les digues et créait les inondations. Les habitants de Gueldre proposèrent de réduire son débit par une dérivation, mais la Hollande refusa, craignant de perdre la navigabilité de cette voie essentielle pour desservir Rotterdam,  Dordrecht et l’arrière-pays rhénan. 

Las, tout le monde fut mis d’accord… par les armées françaises de Louis XIV lorsqu’elles envahirent le pays en 1674. Les troupes traversèrent sans peine les branches du Rhin à niveau bas. L’événement créa un choc dans les esprits (même si les Provinces-Unies ouvrirent finalement grandes leurs digues et noyèrent le plat pays pour repousser les Français). La Hollande et la Gueldre se mirent d’accord pour réaménager la zone et construire le canal de Pannerden (1701-1709) qui servait à la fois à la répartition des eaux, en ligne de défense et en raccourcissement des transports dans le Rhin inférieure. Un peu plus tard, la gestion de cette région deltaïque qui restait très instable donna naissance au Rijkswaterstaat (1798), organe public de gestion de l’eau et des infrastructures. «Sans cette guerre, le système fluvial des Pays-Bas aurait pu se développer d’une manière complètement différente», souligne Erik Mosselman.

Au 20e siècle, le chercheur prend un autre exemple, dont l’événement fondateur n’est pas une guerre mais une catastrophe naturelle : les grandes inondations de 1953. L’ampleur des dégâts provoque la naissance d’un Comité Delta qui décide de protéger les populations et de réduire le coût économique des aléas par un système d’endiguement des branches du delta du Rhin et de barrage évitant les remontées d’eaux salines. Mais dans les années 1970, la mémoire de la catastrophe s’est estompée et les habitants manifestent de plus en plus d’hostilité à l’endiguement, notamment du fait de démolition de patrimoine historique. Dans les années 1980, un groupe d’écologue propose une option novatrice à l’époque, consistant à élargir les lits plutôt qu’à les endiguer. Malgré un prix d’architecture du paysage, le projet n’est pas retenu. 

C'est alors que survient la grande crue de 1995 (le Rhin atteint 12000 m3/s) qui occasionne le déplacement de 250 000 personnes et de nombreux dégâts dans les zones où l’endiguement avait été stoppé. Un programme appelé « Espace pour la rivière » est lancé, avec un budget de 2,3 milliards, reprenant les idées du projet de 1980 : «les plaines inondables ont été abaissées, les obstacles ont été enlevés, les épis ont été arasés ou remplacés par des murs d’entraînement longitudinaux, des canaux latéraux et des canaux de dérivation ont été creusés et des digues ont été reculées. Ces interventions visaient non seulement à réduire les niveaux d’eau de crue, mais aussi à améliorer la ‘qualité spatiale’, un amalgame de nature, de paysage et de patrimoine culturel». 

Erik Mosselman souligne que les normes de résistance aux crues ont encore changé dans les années 2010 et que la politique publique se ré-oriente vers la consolidation de digues, les options impliquant la «renaturation» répondant moins bien aux nouvelles exigences des évaluations. Il y a donc eu une fenêtre étroite pour modifier le profil du delta du Rhin dans le sens d’un espace de liberté en lit majeur.

Discussion
Si la nature fixe ses conditions d’entrée géologiques et hydrologiques, les rivières sont tout autant les filles de l’histoire et des actions humaines. S’en aviser permet de prendre quelque recul par rapport aux «modes» qui se succèdent dans l’inspiration des politiques publiques. En dernier ressort, ce sont les heurs et malheurs des sociétés humaines qui vont guider l’urgence d’agir, et c’est l’obtention de résultats espérés qui sera l’arbitre de l’intérêt de l’action. 

Ce siècle nous promet de nombreux aléas hydrologiques, en particulier les sécheresses et les crues dont l’intensité devrait augmenter avec le changement climatique. Qu’ils prennent l’argument de la renaturation ou de la maîtrise, les aménagements hydrologiques et hydrauliques seront d’abord jugés à leurs effets, et notamment leurs effets socio-économiques en lien aux aléas. Les aménageurs public doivent s’en souvenir, car la perte de mémoire historique de l'eau, le défaut de culture hydraulique et le manque de vision sur les objectifs de l’action peuvent perdre un temps et un argent précieux dans la course à l’adaptation climatique.

30/09/2022

Comment le cycle des sédiments est totalement modifié à l'Anthropocène (Syvitski et al 2022)

A échelle globale, les activités humaines ont augmenté de 215% le flux des sédiments entrant dans les cours d'eau depuis 1950, en même temps qu'elles ont réduit de 49% les sédiments qui arrivent à la mer du fait notamment des extractions de matériaux et de la construction des grands barrages. Des chercheurs proposent aujourd'hui une synthèse de ces données en soulignant combien le cycle des sédiments de l'Anthropocène diffère en ampleur du cycle naturel pré-humain ou pré-industriel. Les grandeurs impliquées rappellent au passage combien les pinaillages des techniciens de rivières sur les minuscules quantités de limon stockées dans les ouvrages anciens de moulins ou étangs sont hors-sol. Il serait bon que les politiques publiques de l'écologie s'appuient sur les vrais ordres de grandeur et non sur des raisonnements déconnectés du schéma d'ensemble. Car à ne pas comprendre les causes et leur poids relatif, on ne maîtrisera pas les effets de nos actions. 

Evolution (mondiale) des flux sédimentaires à l'Anthopocène, art. cit. 

Le cycle sédimentaire est une caractéristique fondamentale du système terrestre : d'un côté il y a formation de montagnes, d'un autre l'érosion physique et chimique par les précipitations, le vivant, les courants, les vagues ou la glace, avec finalement la séquestration des sédiments qui repartent vers le fonds de l'océan. 

Les humains ont collectivement et considérablement modifié les stock et les flux sédimentaires :  gestion des terres cultivées et des pâturages, modification des sols par les bâtis, opérations minières, extraction de sable et de gravier pour les matériaux de construction, etc. Ces activités entraînent des taux d'érosion des sédiments très supérieurs à ceux des cycles naturels pré-humains. L'ingénierie hydraulique a aussi un rôle important: les barrages et leurs réservoirs stockent une fraction substantielle des flux de sédiments, la canalisation des rivières et les transferts entre bassins redirigent de grandes quantités d'eau et de sédiments. Par conséquent, le cycle naturel pré-humain des sédiments est actuellement très altéré, et il est en déséquilibre dynamique.

Jaia Syvitski et ses collègues viennent de publier une estimation du cycle sédimentaire à l'Anthropocène, en prenant comme date de référence 1950, période où l'action humaine s'est accélérée (notamment grâce à la massification de l'usage des énergie fossile dans des machines). Leur chiffrage, dont ils reconnaissent qu'il est une première approximation d'ordre de grandeur, donne une idée de l'ampleur des modifications à l'oeuvre à l'Anthropocène. Le flux massique de sédiments liés aux humains dépasse les 300 milliards de tonnes par an.

Voici les points-clés de leur travail.

"Points clés

• La production de sédiments (approvisionnement) provenant de l'érosion anthropique des sols, des activités de construction, de l'extraction minière, de l'extraction de granulats et de l'extraction de sable et de gravier des côtes et des rivières a augmenté d'environ 467 % entre 1950 et 2010.

• La consommation de sédiments dans l'Anthropocène, y compris la séquestration des réservoirs, le développement des autoroutes, la consommation de charbon et de béton, a augmenté d'environ 2 550 % entre 1950 et 2010.

• Le transport de sédiments de la terre vers l'océan côtier (via les rivières, le vent, l'érosion côtière et la perte de glace) a diminué de 23 % entre 1950 et 2010, tandis que le transport de particules fluviales, y compris le carbone organique, a diminué de 49 % sur la même période. ; les compensations comprennent l'augmentation de l'apport de sédiments par les icebergs et la fonte des glaces.

• S'il n'y avait pas eu séquestration des sédiments derrière les barrages, les rivières mondiales auraient augmenté leurs charges en particules de 212 % entre 1950 et 2010.

• Les impacts de l'anthropocène sur le milieu sédimentaire marin restent mal caractérisés mais, sur la base de la remise en suspension des sédiments des fonds marins issus du chalutage, du dragage et de la poldérisation, le transport anthropique semble avoir augmenté de 780 % entre 1950 et 2010.

• La charge sédimentaire anthropocène de la Terre (apport net de sédiments terre-mer et production de sédiments anthropiques) dépasse 300 milliards de tonnes (Gt) par an, un flux massique qui inclut une faible contribution (<6%) des processus naturels."

Concernant les barrages, les auteurs observent : 

"Les humains ont modifié par inadvertance l'un des plus grands «systèmes» de la Terre, le débit fluvial mondial, qui est essentiel au flux de sédiments continentaux. Aujourd'hui, du fait des retenues artificielles et des déviations, seuls 23 % des fleuves de plus de 1 000 km coulent sans interruption vers l'océan côtier (10,5 % en Europe, 18,7 % en Amérique du Nord)120. Au moins 3 700 grands barrages (≥15 m de hauteur de retenue verticale), qu'ils soient prévus ou en construction, réduiront le nombre de grandes rivières à écoulement libre restantes d'environ 21 % supplémentaires. Plus de 40% du débit fluvial est intercepté par de grands réservoirs. Les grands barrages sont la principale cause de séquestration des sédiments : sur les 58 519 grands barrages recensés, seuls 1,4 % ont été construits avant 1850 (capacité de 6,1 km3) alors que 10 % ont été construits entre 1850 et 1950 (capacité de 685 km3).
 
95,7 % de la capacité totale des réservoirs mondiaux (>15 000 km3) ont été construits après 1950. L'efficacité globale de piégeage des sédiments des réservoirs est passée de 5 % en 1950 à 30 % en 1985. Les grands barrages ont piégé environ 3 200 Gt de sédiments depuis 1950, dont environ 74 % auraient probablement atteint l'océan côtier. La charge particulaire fluviale « potentielle » combine alors les charges fluviales observées avec cette charge potentielle du réservoir, de sorte que la charge fluviale potentielle en 1950 était d'environ 17,8 Gt par an (et proche des taux de fond du Quaternaire) et 55,5 Gt par an en 2010. S'il n'y avait pas de barrages, les sédiments se déverseraient dans les deltas côtiers."

Discussion
On peut débattre du choix de fixer à 1950 la naissance de l'Anthropocène, car en réalité, la recherche scientifique montre que le cycle de l'eau et du sédiment est modifié depuis la sédentarisation néolithique (lire par exemple nos recensions de Brown et al 2018). Ce qui change au fil des générations, c'est d'une part le nombre total d'humains, d'autre part la capacité technologique à manipuler des quantités de matière. La période 1800-présent a montré une accélération de la démographie et de la technologie, donc des évolutions physiques, chimiques et biologiques induites par les humains. Mais en soi, ces évolutions ont commencé au paléolithique et ont connu une première accélération au néolithique, l'enjeu de sédentarité impliquant une croissance de la maîtrise locale des environnements des groupes humains.

La recherche de Syvitski et de ses collègues parle des grands barrages dans l'altération du flux sédimentaire, parce que ces ouvrages qui entravent tout le lit majeur sont conçus pour ne pas être surversés par l'eau, à la différence des petits ouvrages. Il en résulte qu'ils bloquent dans leur réservoir une fraction considérable de la charge solide (sable, gravier, pierres, blocs). L'effet est long à se déployer complètement : les rivières françaises continuent par exemple aujourd'hui de s'ajuster à la politique de construction des grands barrages entre 1850 et 1980, ainsi qu'aux barrages de correction torrentielle qui ont été conçus pour réduire les éboulements rocheux dans les régions montagneuses. Quant aux sédiments qui circulent dans les rivières, ils sont souvent issu de l'érosion de sols agricoles nus en hiver, du ravinement s'exerçant sur des surfaces artificialisées de bassin versants, de nombreux déchets des sociétés industrielles.

Prendre conscience de l'ampleur de ces phénomènes, c'est aussi prendre conscience du simplisme de certaines politiques de continuité écologique sédimentaire. On a vu depuis 15 ans des techniciens de rivières venir discuter avec gravité des niveaux d'envasement ou des déficits granulométriques sur quelques dizaines de mètres autour des moulins, étangs, plans d'eau, usines hydrauliques. Mais faire grand cas de cet épaisseur du trait, sur des systèmes à faible réservoir datant de plusieurs siècles et se réajustant vite à l'équilibre, cela n'a guère de sens par rapport à la réalité des grandeurs physiques impliquées dans le cycle de l'eau et des sédiments à l'Anthropocène. 

Enfin, ce travail aide aussi à comprendre pourquoi les politiques de "renaturation" relèvent souvent de l'imagerie de carte postale et du slogan technocratique : l'évolution des derniers siècles ne permet pas de laisser penser que l'on pourrait restaurer une nature antérieure par quelques interventions impressionnistes sur le paysage. Les changements des cycles des sédiments, de l'eau, du carbone, de l'azote, du phosphore, de la biomasse continentale et de bien d'autres sont profonds. 

Référence : Syvitski J et al (2022), Earth’s sediment cycle during the Anthropocene, Nature Reviews Earth & Environment, 3, 3, 179-196.

27/06/2022

L’Europe propose une loi de restauration de la nature

La commission européenne vient de proposer un projet de loi relatif à la restauration de la nature. Nous analysons sa disposition sur la continuité des rivières, tout en rappelant que la notion floue de «restauration de la nature» est contestée par une partie de la recherche scientifique: cette construction intellectuelle inspirée de spécialistes de l’écologie de la conservation ne correspond pas à la manière réelle dont les humains vivent leur environnement et interagissent avec lui depuis des millénaires, comme elle n'inclut pas la réalité des nouveaux écosystèmes créés par les humains dans l'histoire. Plusieurs évolutions de ce texte vont donc être suggérées aux parlementaires européens pour son adoption, puis aux parlementaires français pour sa transposition.


La direction générale de l’environnement de la Commission européenne vient de proposer, dans le cadre du Pacte vert, un projet de directive sur les écosystèmes. Voici un extrait de son communiqué :

« La Commission propose aujourd’hui le tout premier acte législatif qui vise explicitement la restauration de la nature en Europe, dans le but de réparer les 80 % d’habitats européens qui sont en mauvais état et de ramener la nature dans tous les écosystèmes, depuis les forêts et les terres agricoles jusqu’aux écosystèmes marins, d’eau douce et urbains. Dans le cadre de cette proposition de loi sur la restauration de la nature, des objectifs juridiquement contraignants en matière de restauration de la nature dans différents écosystèmes s’appliqueront à chaque État membre, en complément de la législation existante. L’objectif est de couvrir au moins 20 % des zones terrestres et marines de l’UE d’ici à 2030 par des mesures de restauration de la nature et, d’ici à 2050, d’étendre ces mesures à tous les écosystèmes qui doivent être restaurés. »

Le memorandum de justification (en anglais) peut se lire à ce lien

Continuité écologique des rivières: la France a déjà largement fait sa part, avec beaucoup de problèmes en retour d'expérience 
Dans le cas particulier des rivières qui nous intéresse, cette proposition européenne vise à obtenir en 2030 un linéaire de 25 000 km de cours d’eau sans obstacle à échelle de l’union européenne. Comme nous l’avions déjà fait observer, la France à elle toute seule a déjà classé à peu près cette dimension de linéaire de rivière par les arrêtés administratifs de continuité écologique de 2012 et 2013, faisant suite à la loi sur l’eau de 2006. 

Cela signifie que notre pays a à en quelque sorte «surtransposé» par avance les normes européennes (non encore existantes voici 10 ans), avec des objectifs qui se sont d'ailleurs révélés très peu réalistes par rapport aux capacités d’action. Si cet acte législatif venait à être adopté au niveau européen, nous pourrons donc informer les décideurs nationaux que la France est déjà largement dans l’excès d’ambition sur ce dossier, et non pas dans le manque d’action. Inversement, la France est très en retard dans la lutte contre les polluants émergents, ce que l'Europe lui a reproché. De surcroît, la méthode de mise en œuvre de la continuité écologique de rivières a soulevé depuis 10 ans des contentieux juridiques, des contestations scientifiques, des conflits sociaux et des réformes législatives, donc l’expérience française indique plutôt à l’Europe que ce sujet particulier doit être repensé avec beaucoup plus de précision et d’attention, certainement pas asséné comme une évidence. 

De nombreux universitaires et chercheurs mettent en garde contre l'opposition stérile et fausse entre nature et société
Sur le fond, ce texte européen déploie parfois une idéologie déjà datée sur l’opposition entre la nature et la société. Il y a un consensus large sur la nécessité de maîtriser des substances toxiques pour la santé humaine et environnementale. Il y a aussi souvent un désir social de préserver des paysages et cadres de vie où la biodiversité n’est pas trop altérée. Mais l’idée directrice de « restauration de la nature » nous semble bien trop contestée au plan scientifique et politique pour en faire une ligne normative directrice à échelle de l’Union européenne. 

Des universitaires ont ainsi critiqué la posture intellectuelle des experts et hauts fonctionnaires de l’Union européenne qui inventent une notion de « nature » plus philosophique ou technocratique que scientifique (voir Linton et Krueger 2020, Vos et Boelens 2020). En effet, pour les sciences d’observation (naturelle, humaine, sociale), il existe des phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux, économiques, techniques ne pouvant pas être arbitrairement séparés entre ce qui serait d’un côté « la nature » et de l’autre un « humain » qui en serait exclu, différent. En réalité, nos environnements humains et non-humains ne font qu’évoluer ensemble depuis des millénaires. 

Dans le cas des rivières, la recherche scientifique a montré que les bassins versants actuels sont tous issus d’une co-évolution des conditions  physiques et des pratiques humaines à compter de la sédentarisation néolithique, sans qu’il soit possible ou simplement sensé de dire que la référence «naturelle» serait la rivière telle qu’elle était en l’an 1800, en l’an 1000, en l’an 0, ou encore au paléolithique – sans compter l'effet actuel et futur du changement climatique faisant évoluer ces références «naturelle»  (voir Bouleau et Pont 2014, 2015, Lespez 2015, Verstraeten 2017, Su 2021). Hélas, la direction générale de l'environnement de la commission européenne entretient une ligne de pensée simpliste à ce sujet, dont l’expérience concrète des chantiers de «restauration de la nature» a déjà montré de nombreuses limites.

Deux évolutions nécessaires : intégrer la protection des nouveaux écosystèmes créés par les humains, garantir la priorité à la lutte contre le changement climatique en cas de conflit de normes
Concrètement, nous allons demander aux parlementaires européens en charge de la discussion du texte puis aux parlementaires français en charge de sa transposition deux évolutions indispensables :
  • Les ambitions sur les écosystèmes aquatiques et humides doivent impérativement inclure la préservation et la valorisation écologiques ce que l’on appelle les «écosystèmes culturels», «nouveaux écosystèmes» ou «écosystèmes anthropiques», c’est-à-dire les milieux ayant émergé des activités socio-économiques au fil des siècles passés et ayant produit des états écologiques alternatifs. Cela inclut par exemple la protection des retenues, lacs, mares, étangs, biefs, canaux, etc.
  • Face à la crise climatique et énergétique prenant peu à peu une dimension existentielle en Europe, les normes doivent être hiérarchisées et, comme le proposent de nombreuses voix dans les pays européens, toutes les énergies renouvelables doivent avoir priorité (notion d’ «intérêt public majeur» assurant la hiérarchie des normes dans la conduite des politiques publiques). Cela signifie que les opérations de «restauration de la nature» doivent être placées secondairement aux opérations assurant la souveraineté énergétique et la prévention d’un changement climatique dangereux. Cela exclut tout ce qui affaiblit, retarde, empêche la mobilisation européenne d’une source d'énergie bas-carbone, en particulier dans le cas de l’hydraulique, qui a l’un des meilleurs bilans en ce domaine. 

23/02/2022

Quand riverains et usagers des canaux résistent à la normalisation administrative de la nature (Collard et al 2021)

Les béals sont des canaux gravitaires d'irrigation traditionnelle en Cévennes, avec un seuil qui détourne la rivière vers de multiples parcelles. Une sociologue et deux géographes ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes administratives en écologie aquatique, issues des lois françaises et de la directive européenne sur l'eau. Les chercheurs relèvent des différences de perception de la nature chez les acteurs, ainsi qu'une difficulté à mettre en adéquation des propos théoriques sur le fonctionnement idéal de cette nature avec la réalité complexe des nouveaux écosystèmes issus des usages humains.


Aquarelles originales : Nicolas De Faver, Source : Livret "Béals et pesquiers dans la vallée du Gijou", ATASEA


Anne-Laure Collard, François Molle et Anne Rivière-Honegger (université Montpellier, CNRS, IRD, ENS Lyon) ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes sur l'eau (directive européenne 2000, lois de 1992, 2006) dans les canaux d’irrigation gravitaire anciens de la Haute Vallée de la Cèze, en Cévennes gardoises. Ces canaux y sont appelés béals et maillent historiquement le territoire de moyenne montagne.

L'imposition d'une règlementation administrative se fait par des outils de gestion qui comportent des volets d'obligations et de préconisations : classement en Zone de Répartition des Eaux (ZRE), nécessité d'un Plan de Gestion de la Ressource en Eau (PGRE). L'argument est celui de la "modernisation" imposée aux associations d’irrigants (ASA, établissements réunissant des propriétaires privés sous tutelle du préfet) ou à des particuliers. Mais cette évolution ne se passe pas toujours bien.

Une première friction concerne l'effet de découragement lié à des procédures : "Le béal est une affaire locale et familiale. À ce titre, la modernisation n’est pas toujours bien reçue, car interprétée comme une complexification bureaucratique qui mine le «plaisir» pris à s’en occuper. En pratique, des procédures doivent être suivies telles que la rédaction d’un compte-rendu des Assemblées générales, la tenue d’une comptabilité et d’un suivi quantitatif des prélèvements engendrant des frais supplémentaires. Cette administration est aussi vécue comme une négation des dimensions flexibles et négociables des modalités de gestion de l’eau."

En outre, des choix sont contestés. La mise en conformité des béals par les ASA est une des conditionnalités d’accès aux aides publiques, avec obligation d'économie d'eau et de continuité écologique. Mais "la plupart des travaux subventionnés consistent à poser des tuyaux en PVC pour améliorer l’efficience du canal. Le béal est ainsi résumé à ses dimensions techniques de dérivation et de distribution de l’eau. Or, pour les habitants rencontrés, les béals sont un «art de vivre» se référant à des valeurs sensorielles et esthétiques, aux sociabilités villageoises". La pose de tuyaux est certes une solution efficace et pratique pour l’entretien du réseau à des endroits difficiles d’accès ou sujets à des pertes, mais le "tout tuyau" n'est pas pour autant apprécié. Et le béal n'est pas réduit dans l'esprit de son riverain à une fonctionnalité monodimensionnelle d'écoulement optimal.

Sur le terrain, il existe une complexité hydrologique et hydraulique des béals, que les études de débit mesurent mal. Plusieurs travaux, de l’Onema et du syndicat de bassin ABCèze laissent entendre que le débit de la rivière dérivée (Gardonnette) se reconstitue d’une prise d'eau à la suivante, ou que l'ouverture / fermeture des béals (sur le bassin du Luech) ne donna pas un résultat des jaugeages concluant. Or, cette incertitude de terrain ne nourrit pas le doute chez tous les acteurs : "malgré ces incertitudes, les convictions de celles et ceux responsables d’appliquer la réglementation ne sont pas ébranlées. La simplification hydraulique est suffisante dès lors qu’elle corrobore les postures individuelles, comme c’est le cas pour cet interlocuteur qui préfère nier le particularisme des béals et considérer que : «globalement, les canaux ont un impact fort sur la ressource en eau. De toute façon, en tout cas pour l’instant, c’est clair [...]» (Entretien Agence de l’Eau, novembre 2018).

Les auteurs pointent que la "continuité écologique" est l'une des dimensions de la normalisation administrative mal vécue sur le terrain. Pourtant, leurs entretiens très intéressants avec les acteurs (y compris publics) montrent que les faits sont loin d'être établis clairement quant à l'impact délétère des seuils et dérivations sur la rivière. Nous citons longuement ce passage qui intéresse de près notre propre réflexion et celle de nos lecteurs :

"Le raisonnement selon lequel l’impact "réel" des béals n’aurait pas vraiment besoin d’être démontré scientifiquement pour être retenu, car relevant du "bon sens", est conforté par les enjeux de continuité écologique. En effet, le béal est aussi envisagé comme un obstacle potentiel, susceptible de court-circuiter la rivière. Cet argument est régulièrement avancé par les acteurs publics rencontrés lorsque celui des prélèvements est trop mis à mal :

« L’eau est mieux dans le cours d’eau plutôt que de rester dans le canal, surtout en période d’étiage où les poissons en ont besoin ». (Entretien DDTM, mai 2019) « Ce que souhaitent l’AFB et l’Agence [de l’Eau], c’est d’essayer de court-circuiter le moins possible toute cette partie en amont. Entre l’amont et les restitutions, "on" prend une grande partie du débit et c’est sur cette partie-là où il ne faudrait pas que le débit de la rivière soit trop réduit ». (Entretien Chambre Agriculture, avril 2018)

Cette définition négative du béal pour les milieux correspond à une lecture centrée sur son potentiel de dérivation du cours d’eau et le risque d’intermittence encouru. Pourtant, l’impact local des seuils n’est pas quantifié, pas plus qu’il n’est envisagé par les acteurs publics familiers du terrain comme un obstacle à la reproduction piscicole ou au transport sédimentaire :

« Oui, quand il y a une crue, il y a deux ou trois seuils qui sont peut-être limites. Mais oui, elles remontent les truites. Elles remontent et elles descendent ». (Entretien AFB, juin 2018) « Même nous, on ne connait pas trop les impacts [des seuils]. Les seuils, une fois qu’ils sont comblés de sédiments, le transport se fait aussi. La vie piscicole en crue, suivant les seuils, ça peut passer. C’est une thématique où le syndicat ne s’est pas trop lancé ». (Entretien ABCèze, mars 2018)

Un pêcheur ajoute « n'avoir jamais vu l’un des siens se plaindre des béals » (Entretien, mai 2019). Ainsi la qualification du béal comme objet externe à la rivière procède d’une simplification hydraulique, elle est aussi la traduction d’une conception administrative de la rivière que l’injonction d’appliquer le cadre de régulation nourrit dans le sens où les agents responsables de faire respecter les réglementations se doivent d’agir, d’impulser une « mise en mouvement » comme l’un d’eux l’exprime, afin de se rapprocher des objectifs identifiés pour l’amélioration du bon état écologique des masses d’eau."

Au final, notent les chercheurs, "selon cette manière de voir, le décompte des « pertes » est important et les restitutions sont ignorées ; la recherche d’économie d’eau, le respect de la continuité écologique comptent, les relations sociales et les histoires locales moins. Selon cette manière de voir, la rivière est une nature «muette et impersonnelle» (Descola, 2005), une «substance fluide» (Helmreich, 2011) que la présence des béals viendrait perturber, et qu’il vaut donc mieux fermer. Ce travail montre comment les savoirs hydrologiques empiriques issus de l’expérience sensible des « gens d’en haut » viennent interroger ceux produits par l’expertise (c’est là un autre nœud de friction). En effet, ces savoirs mettent en avant la complexité des processus de circulation de l’eau entre le lit de la rivière, le sol et le canal, et soulèvent la question du rôle des canaux sur la biodiversité, renseignée par ailleurs (Aspe et al., 2014). Enfin, ce travail montre que les ontologies sensibles et modernes «agissent» sur les réalités des acteurs en présence (Mol, 1999). Pour certains des gestionnaires de l’eau et des agents de l’administration française, les savoirs experts produits simplifient les béals pour les réduire à un prélèvement quelconque en eau, et maîtrisable. Selon une conception sensible, la perméabilité des canaux vue comme dysfonctionnelle par l’administration française est définie comme véritable lien et liant entre les habitants et la rivière, et les béals font la biodiversité locale, car indissociés de la rivière et des milieux."

Et leur mot de conclusion : "Ce travail montre donc l’intérêt de poursuivre les travaux sur les sociétés d’irrigants en mutation, illustrant les difficultés à prendre en compte les savoirs locaux dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de l’eau, malgré la volonté affichée de le faire ; mais aussi les contradictions inhérentes à toutes les politiques environnementales qui visent à "rationaliser" les pratiques selon des principes uniformes et des paramètres calculés au niveau local dans un contexte de grande incertitude."

Discussion
Cette recherche montre tout l'intérêt de développer des sciences sociales et humanités de l'eau en appui des politiques publiques des rivières, des canaux, des plans d'eau, des écosystèmes originels ou anthropiques. 

D'une part, ces recherches permettent de comprendre le vécu et la perception de l'eau par ses riverains et usagers, dans leur diversité et complexité. Une administration qui aurait été formée à un discours simplificateur de l'eau comme phénomène biophysique ou comme phénomène économique rencontrera résistances et incompréhensions si elle veut plaquer son approche sur le réel. C'est ce qui arrive assez fréquemment aux administrations de l'eau depuis leur "tournant écologique" consécutif à la loi de 1992 (cf sur ce tournant Morandi 2016). Le problème est éventuellement aggravé en France par l'approche souvent verticale et hiérarchique de la gestion publique, là où d'autres pays laissent davantage de libertés aux acteurs locaux pour faire émerger des projets s'ils ont réellement un sens partagé (voir par exemple les observations en ce sens dans la thèse de Drapier 2019 sur la comparaison France - Etats-Unis et dans celle de Perrin 2018 sur les conditions de gouvernance durable de l'eau).

D'autre part, ces recherches mènent à interroger ce que signifie la "nature" des sciences de la nature. Les politiques publiques de l'écologie ont été menées en Europe et en France sur un mode assez technocratique, avec des batteries d'indicateurs et métriques visant à une normalisation et à une certification de résultat. Mais il y a beaucoup de trous dans la raquette. Des limnologues avaient par exemple montré qu'un demi-million de plans d'eau en France sont devenus invisibles au regard des nomenclatures de la DCE dans son interprétation française, alors même que ces milieux ont une existence singulière au plan de l'hydrologie, des fonctionnalités, de la biodiversité (voir Touchart et Bartout 2020). Ces milieux invisibilisés deviennent des anomalies, car la nomenclature attend uniquement une "masse d'eau rivière" dans l'ignorance des évolutions historiques de ladite masse d'eau, qui est en fait devenue au fil du temps une "rivière avec des retenues et des canaux". Un certain discours de l'écologie de la conservation, en affirmant que seule valait comme référence normative et biophysique une "nature sans humain", a joué un rôle négatif de ce point de vue, en évacuant comme non pertinente l'étude des écosystèmes réels, y compris ceux de milieux anthropisés.

Référence : Collard AL, Molle F et Rivière-Honegger A (2021), Manières de voir, manières de faire : moderniser les canaux gravitaires, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, 21, 2

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23/11/2021

Près de la moitié des espèces de poisson du bassin de Seine sont d'origine exotique (Belliard et al 2021)

Une équipe de chercheurs montre qu'en l'espace de moins d'un millénaire, 46% des espèces de poisson présentes dans le bassin de la Seine sont devenues non-indigènes au bassin, en raison d'introductions répétées, surtout depuis le 19e siècle. Cette tendance devrait se poursuivre à horizon prévisible. Ces travaux posent la question du rapport que nous entretenons avec ces nouvelles espèces. Faut-il forcément y voir une "atteinte à la biodiversité" alors que le nombre total d'espèces de poisson est plus grand aujourd'hui qu'hier? Faut-il espérer un retour à l'état des espèces d'il y a un millénaire, alors que rien n'indique que c'est possible? Et serait-ce de toute façon souhaitable? L'écologie de la conservation doit davantage clarifier les coûts et bénéfices attendus dans la gestion des espèces exotiques, mais aussi préciser pourquoi telle ou telle représentation de la nature serait un objectif en soi pour notre société.


Vivier représenté sur une fresque du 14e siècle source.

Le bassin versant de la Seine s'étend sur plus de 76 000 km2, sous un régime hydrologique pluvial/océanique. Plus de 95 % de cette superficie se trouve dans un grand bassin sédimentaire à faible altitude (moins de 500 m), ce qui a été favorable au développement précoce d'une importante population humaine : environ 3 millions de personnes vers 1300, 8 millions vers 1900 et à 17 millions aujourd'hui. Les cours d'eau du basin de Seine ont été modifiés et artificialisés de multiples manières: moulins à eau étangs piscicole, plan d'eau d'irrigation, puis chenalisation pour la navigation, régulation pour les crues, constructions de canaux pour relier la Seine aux autres voies d'eau de l'Europe occidentale, méridionale et centrale. 

De manière directe pour l'alimentation ou le loisir, de manière indirecte par ces créations de nouveaux habitats, l'occupation de la Seine a conduit à l'introduction de nouvelles espèces, en particulier de poissons. Jérôme Belliard et ses collègues ont analysé des sources historiques et contemporaines les plus variées pour analyser l'apparition de nouvelles espèces dans le bassin (dites exotiques ou non-indigènes, car implantées par l'action humaine). 

Voici le résumé de leur recherche :

"La propagation d'espèces non indigènes est aujourd'hui reconnue comme une menace majeure pour la biodiversité des écosystèmes d'eau douce. Cependant, depuis très longtemps, l'introduction et l'acclimatation de nouvelles espèces ont été perçues principalement comme une source de richesse pour les sociétés humaines. 

Ici, nous avons examiné l'établissement d'espèces de poissons non indigènes dans le bassin de la Seine d'un point de vue historique en adoptant une double approche. Dans un premier temps, à l'échelle du bassin entier, à partir de diverses sources écrites et archéologiques, nous avons retracé la chronologie, au cours du dernier millénaire, des implantations d'espèces allochtones. Dans un deuxième temps, en analysant le suivi des poissons de plusieurs centaines de sites couvrant la diversité des rivières et des ruisseaux, nous avons examiné les changements de nombre et d'abondance des espèces non indigènes dans les communautés de poissons locales au cours des trois dernières décennies. 

La première introduction d'espèce documentée remonte au XIIIe siècle mais c'est à partir du milieu du XIXe siècle que les tentatives d'introduction se sont accélérées. Aujourd'hui, ces introductions ont atteint un niveau sans précédent et 46% des espèces recensées dans le bassin sont allochtones. Au cours des trois dernières décennies, les espèces non indigènes ont continué à augmenter au sein des communautés de poissons à la fois en termes de nombre d'espèces et d'abondance d'individus. Les augmentations les plus prononcées sont notées sur les grands fleuves et les sites où les pressions anthropiques sont fortes. Les voies navigables reliant les bassins européens, la mondialisation des échanges et le changement climatique en cours fournissent un contexte général suggérant que l'augmentation de la proportion d'espèces non indigènes dans les communautés de poissons du bassin de la Seine devrait se poursuivre pendant plusieurs décennies."

Au total, au moins 37 espèces de poissons ont été introduites dans le bassin de Seine. Certaines ne se sont pas acclimatées ou ont été extirpées, il en reste 28 aujourd'hui. Parmi ces 28 espèces, 6 semblent maintenues par des empoissonnements, les 22 autres sont naturalisées et connaissent un maintien autonome. 

Ce graphique montre que la plus grande partie des nouvelles espèces sont d'apparition assez récente à échelle historique (depuis 1900). 


Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Cet autre graphique montre la progression décennie par décennie des années 1850 à nos jours.

Extrait de Belliard et al 2021, art cit.

Les auteurs observent que dans les plus petites rivières, on a pu observer localement des déclins d'espèces exotiques, indiquant que la tendance n'est pas inévitable en soi, même si les causes de variation à la baisse (donc de sa possible persistance) ne sont pas clairement établies.

Discussion
La période moderne, que certains auteurs proposent de nommer Anthropocène, a connu un brassage sans précédent (sur une si courte durée) des espèces au niveau planétaire en raison de la multiplication des échanges entre les pays et les continents. Cela contribue à l'évolution des écosystèmes en place, puisque les réseaux trophiques sont modifiés et de nouveaux lignages apparaissent un peu partout. Nous ne sommes qu'au début du phénomène en terme évolutif. Certaines des espèces exotiques sont invasives ou proliférantes car, n'ayant pas de prédateurs et étant bien adaptées au nouveau milieu, elles se répandent très rapidement au détriment des espèces en place. D'autres n'ont pas cette expansion foudroyante et se contentent de se maintenir en occupant une niche.

En écologie et biologie de la conservation, l'accent est plutôt mis sur le caractère négatif des espèces exotiques. Celles-ci ne sont pas toujours comptabilisées dans les inventaires de biodiversité, et des débats existent à ce sujet (voir par exemple Velland et al 2017, Primack et al 2018). La raison en est que l'espèce exotique plus banale (plus répandue) peut menacer l'existence d'espèces indigènes plus rares. 

Cependant, ce point de vue du naturaliste pose question quand il s'agit de définir des politiques publiques. Autant les espèces invasives peuvent représenter des coûts, autant les espèces exotiques non proliférantes ne posent pas de problèmes particuliers au plan économique et social. Extirper une espèce déjà installée est complexe, voire parfois impossible. En outre, il reste de lourdes incertitudes sur notre avenir climatique et hydrologique, donc sur les communautés d'espèces qui seront les mieux adaptées aux conditions de l'Europe dans un siècle. 

Ce choix est aussi discutable sur le fond du problème, c'est-à-dire selon les représentations que l'on a de la nature et du vivant : si l'on ne considère pas que la nature est figée et si l'on voit l'évolution du vivant à l'Anthropocène comme un épisode après d'autres de sa longue histoire, en quoi l'espèce exotique est-elle nécessairement un problème en soi? On peut comprendre une politique de conservation d'un stock minimal de certaines espèces endémiques menacées, afin de préserver un potentiel adaptatif, mais une tentative de régulation stricte de la composition du vivant paraît utopique. Et d'une utopie dont le caractère désirable et utile pour tous les citoyens reste à démontrer.

doi: 10.3389/fevo.2021.687451

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19/09/2021

Natacha Polony, Camille de Toledo, la Loire et les moulins

Signe des temps : les moulins se sont invités sur France Inter à une discussion sur les droits et les représentations politiques de la nature. 


Camille de Toledo (haut) Natacha Polony (bas) et les moulins du bassin de Loire (DR).

L'émission Le Grand Face-à-Face (18/09/2021) de France Inter a donné lieu a d'intéressantes discussions entre Natacha Polony et l'écrivain Camille de Toledo, à l’initiative de l’ouvrage Le fleuve qui voulait écrire (Les Liens qui Libèrent). Camille de Toledo est partisan d'une redéfinition juridique et politique des démocraties, visant à donner des droits à la nature et à des éléments naturels. En accordant le statut de sujet de droit à des espèces, des milieux, des écosystèmes, on institue de nouveaux rapports entre l'humain et le non-humain.

Cette position, inspirée notamment des travaux de Bruno Latour, n'est pas sans poser de nombreuses questions. Natacha Polony a soulevé des points problématiques à travers les exemples des moulins et des silures du bassin de la Loire. Les premiers, présents souvent depuis 1000 ans comme le rappelle la chroniqueuse, ont façonné la nature et créé à leur tour de nouveaux écosystèmes locaux. Les seconds, introduits depuis quelques décennies dans le bassin de la Loire, se sont acclimatés et font désormais partie des espèces peuplant le fleuve. 

Dès lors, qui définit les contours de ce qu'est la nature, de ce qu'elle devrait être, de la manière dont elle doit être protégée en droit et représentée en politique? Qui dira que tel écosystème, telle espèce, n'est pas en situation de "naturalité", qu'il faudrait éventuellement les détruire ou les interdire? 

Hélas, les réponses de Camille de Toledo ont été assez généralistes et évasives... Voire inquiétantes quand un autre chroniqueur (Ali Baddou) soulignait que le livre de l'écrivain suggère des hypothèses de mandat impératif et non représentatif, c'est-à-dire des positions prises au nom de la nature qui seraient au-delà de toute discussion et de tout compromis propres à la démocratie parlementaire.

Ces discussions sont certes fort théoriques par rapport aux réalités immédiates du changement climatique, de la pression humaine sur les ressources rares, des pollutions durables des milieux. Mais, comme notre association l'a souligné à de nombreuses reprises (voir quelques références ci-dessous), ces questions sont importantes pour le débat public : elles engagent le sens que l'on donne à l'écologie et, plus largement, la reconnaissance de la pluralité des représentations que l'on se fait de la nature. 

Si les ouvrages de moulins sont devenus (eux aussi) une sorte de sujet "non-humain" du débat politique et juridique, c'est qu'ils ont été le lieu d'une confrontation inédite entre les tenants d'une naturalité "sauvage" jugeant toute altération humaine d'un milieu biophysique comme une anomalie à faire disparaître et les tenants d'une nature en évolution permanente où les influences humaines sont des héritages au même titre que d'autres. 

Les oppositions ne sont pas forcément tranchées, car précisément une démocratie intégrant les questions écologiques est capable de compromis. Mais à partir du moment où l'on acte que la nature terrestre est devenue une réalité hybride entre la dynamique de ses éléments biophysiques antérieurs à notre espèce et la dynamique de l'expérience humaine depuis des millénaires, il faudra bien clarifier les références au nom desquelles on prétend changer le droit et la politique pour y instituer de nouveaux sujets.

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14/06/2021

Les plans d'eau d'origine humaine, un outil de conservation de la biodiversité (Zamora-Marin et al 2021)

Des chercheurs ont étudié la faune de divers plans d'eau d'origine humaine en France, en Suisse et en Espagne, incluant des étangs et retenues piscicoles. Ils observent que ces écosystèmes anthropiques n'atteignent pas la biodiversité de leurs équivalents naturels encore présents, mais qu'on y trouve de 42 à 65% des pools régionaux de coléoptères, d'escargots et d'amphibiens. Les types de plans d'eau sont complémentaires, et leur nombre cumulé est un facteur de conservation biologique des espèces. Les chercheurs concluent que ces systèmes aujourd'hui négligés méritent l'attention des gestionnaires car ils peuvent apporter une contribution substantielle à la préservation des espèces de milieux aquatiques et humides. Il est déplorable qu'au lieu d'encourager à cette gestion écologique intelligente, la destruction et assèchement d'étangs et plans d'eau figurent encore dans la politique de certains bassins versants, au nom d'une vision trop étriquée de la biodiversité comme des services écosystémiques.


Les milieux d'eau douce sont considérés comme les écosystèmes les plus menacés dans le monde, malgré le niveau important de biodiversité qu'ils abritent et de services écosystémiques qu'ils apportent. Comme le remarquent Jose Manuel Zamora-Marín et ses collègues dans ce nouveau travail, "les préoccupations concernant la conservation et la gestion des écosystèmes d'eau douce se sont concentrées sur les eaux courantes, telles que les rivières et les ruisseaux, ou les grands lacs. Cependant, des plans d'eau plus petits tels que des mares ont été signalés comme représentant une proportion importante de la surface totale d'eau douce sur Terre, en raison de leurs densités élevées dans la plupart des paysages (Downing et al., 2006). Au cours des deux dernières décennies, un corpus croissant de littérature a démontré le potentiel élevé des plans d'eau à accroître la biodiversité d'eau douce et à agir comme habitats critiques pour la faune (Oertli et al., 2010 ; Céréghino et al., 2014 ; Biggs et al., 2016), en particulier pour les amphibiens (Gómez-Rodríguez et al., 2009 ; Arntzen et al., 2017), les macroinvertébrés (Florencio et al., 2014 ; Hill et al., 2016a, 2019 ; Wissinger et al., 2016) et macrophytes d'eau douce (Nicolet et al., 2004 ; Della Bella et al., 2008 ; Akasaka et Takamura, 2012).

Malgré leurs hautes valeurs écologiques et culturelles pour la société, les plans d'eau de diverse nature ont été pour la plupart négligés par les gestionnaires de l'eau et de la biodiversité, aucun cadre législatif n'existant pour les protéger.

Les chercheurs ont analysé la biodiversité de cinq types de plans d'eau artificiels (étang piscicole, gravière, réserve d'eau en montagne, réserve d'eau en milieu semi-aride, mares urbaines) dans trois zones en France, Suisse et Espagne. La carte ci-dessous montre les zones d'étude.


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

Voici le résumé de leurs travaux :

"De plus en plus de plans d'eau artificiels sont créés pour les services qu'ils rendent à l'Homme. S'ils ont le potentiel d'offrir des habitats pour la biodiversité d'eau douce, leur contribution à la diversité régionale est peu quantifiée. Dans cette étude, nous évaluons la contribution relative de cinq types de plans d'eau artificiels à la biodiversité régionale de cinq régions différentes, en étudiant les amphibiens, les coléoptères d'eau et les escargots d'eau douce. Cette biodiversité est également comparée à celle observée dans les plans d'eau naturels de trois des régions étudiées. 

Nos résultats indiquent que plans d'eau artificiels abritent, en moyenne, environ 50 % du pool régional des espèces lentiques. Par rapport aux plans d'eau naturels, les plans d'eau artificiels ont toujours supporté une richesse alpha nettement inférieure (54 % de la richesse naturelle). Les communautés d'invertébrés présentaient des valeurs élevées de diversité bêta et étaient représentées par un ensemble restreint d'espèces largement distribuées et par de nombreuses espèces rares. Il y avait des écarts entre les groupes taxonomiques : dans l'ensemble, les amphibiens ont le plus bénéficié de la présence de plans d'eau artificiels, puisque 65% des pools régionaux d'espèces lentiques pour ce groupe s'y trouvaient, alors que 43% et 42% étaient observés dans le cas des coléoptères et des escargots, respectivement. Cependant, chaque groupe d'invertébrés tendait à être le groupe ayant le plus bénéficié d'un seul type de plans d'eau. Par conséquent, les types de plans d'eau artificiels étaient complémentaires entre eux en termes de contribution à la diversité régionale des trois groupes d'animaux. 

Sur la base de ces résultats, nous prévoyons que les futurs paysages dominés par l'Homme et dans lesquels la plupart des plans d'eau sont artificiels seront particulièrement appauvris en termes de biodiversité d'eau douce, soulignant la nécessité de conserver les plans d'eau naturels existants et de créer de plans d'eau «quasi naturels». Cependant, s'ils sont correctement conçus et gérés, les plans d'eau artificiels pourraient apporter une contribution substantielle au soutien de la biodiversité des eaux douces à l'échelle régionale. De plus, le nombre et la diversité des plans d'eau artificiels doivent être élevés dans chaque paysage considéré."

Ce tableau montre la contribution de chaque type de plans d'eau artificiels (FP: fish ponds; GP: gravel pit ponds; MWP: mountain watering ponds; SWP: semiarid watering ponds; and UP: urban ponds).


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

On remarque que les mares urbaines (67%) et les étangs piscicoles (60%) ont tendance à abriter davantage de biodiversité régionale.

Discussion
Cette nouvelle recherche confirme de nombreux travaux antérieurs déjà recensés sur ce site : les plans d'eau d'origine humaine sont loin d'être des déserts biologiques! Ils n'atteignent pas la biodiversité des plans d'eau naturels, ce qui confirme la nécessité de protéger ces derniers de risques d'artificialisation ou d'assèchement. Cela d'autant que les zones humides des lits majeurs ont été largement détruites depuis 3 siècles. Mais pris ensemble, les plans d'eau artificiels représentent  une forte contribution à la biodiversité locale et régionale. Le fait que chaque plan d'eau peut avoir des peuplements dominants qui sont différents des autres indique la nécessité de les considérer comme un ensemble et de les gérer avec une réflexion au niveau de chaque éco-région. D'autres chercheurs français avaient appelé "limnosystème" ce réseau des masses d'eau lentiques aux propriétés et fonctionnalités particulières (Touchart et Bartout 2018). Il est hélas largement orphelin d'attention et de réflexion en France chez les gestionnaires publics, qui se concentrent sur la rivière ou sur des sites isolés remarquables, mais n'ont pas de vision globale sur l'apport des plans d'eau. 

Référence : Zamora-Marín et al. (2021), Contribution of artificial waterbodies to biodiversity: A glass half empty or half full?, Science of the Total Environment, 753, 141987

07/06/2021

Les écologistes ne tarissent pas d'éloges sur la biodiversité de la retenue artificielle de Montbel

Des mouvements écologistes locaux protestent contre la construction de cabanons au bord du lac de Montbel en Ariège. Leur argument : cette masse d'eau artificielle née d'un barrage mis en eau en 1984 est le lieu d'une riche biodiversité d'oiseaux et de chauves-souris, de mammifères et d'amphibiens. Cette réalité contredit évidemment le dogme de la nature sauvage selon lequel tout milieu créé par les humains est dégradé, sans intérêt écologique et doit être "renaturé" au plus vite par destruction progressive de tous les "obstacles à l'écoulement". A quand une étude systématique de la faune, de la flore et des services écosystémiques attachés aux ouvrages humains dans les bassins versants? 

Le Monde, 6 juin 2021. 

Mise en eau en décembre 1984, la retenue de Montbel en Ariège est un lac artificiel, d’une superficie totale de 550 hectares et d'un volume de 60 millions de mètres cubes d’eau. Elle est destinée à l’irrigation agricole et au soutien d’étiage du fleuve Ariège, de son affluent l’Hers et de la Garonne. Cet ouvrage est aussi équipé d’une usine hydroélectrique et d’une base de loisirs.

Si l'on en croit le discours officiel de l'écologie d'Etat ou de celle de certaines ONG, c'est donc une catastrophe : on intercepte et dérive l'eau d'une rivière naturelle, on crée une masse d'eau qui se réchauffe et s'évapore en été, on a dénaturé et dégradé la vie sauvage... 

Or, le journal le Monde révèle que la réalité paraît assez loin de cette caricature : les groupes écologistes locaux, loin de demander la destruction du barrage et du lac, sont en conflit avec un promoteur qui propose de construire des cabanons sur ses rives. Le motif du conflit? Cela pourrait déranger la faune qui profite de l'écosystème artificiel.

Voilà ce que dit le journal :
"Les associations de défense de l’environnement sont vent debout contre ce concept touristique présenté comme un « éco-domaine » par Coucoo, l’entreprise porteuse du projet. Laurence Bourgeois, membre du collectif de riverains « A pas de loutre », ouvre les hostilités : « Il y a des zones à protéger. Et ce projet ne correspond pas à l’urgence climatique ni à la protection de la biodiversité. » Gilbert Chaubet, porte-parole du comité écologique ariégeois, enfonce le clou. « Ce projet est de la pure urbanisation. Les cabanes dont disséminées sur 2,5 kilomètres et créent de la nuisance par leur fonctionnement », affirme cet Ariégeois pure souche, qui craint que la lumière et le bruit perturbent les animaux.

Car aigrettes garzettes, grandes aigrettes, foulques, grèbes huppés, hérons cendrés et 155 autres espèces viennent se nourrir dans cette zone, se reposer et y nicher en période de nidification. Et, parmi elles, quarante-cinq figurent sur la liste rouge nationale des espèces menacées. La loutre, le triton marbré et la chauve-souris en font partie."

Le journal précise que les entrepreneurs porteurs du projets de cabanons ne sont pas d'accord avec cette lecture:
"«Nous sommes considérés comme des envahisseurs assoiffés d’argent et des bétonniers. C’est dommage, et c’est faux », rétorque Gaspard de Moustier, codirigeant de la société avec Emmanuel de La Bédoyère. L’entrepreneur trentenaire préfère opposer à ses détracteurs des «arguments écologiques et scientifiques», en s’appuyant sur les observations menées par le bureau d’études en écologie Nymphalis. Dans ses conclusions, ce rapport de 150 pages indique que «le projet n’est pas de nature à porter atteinte à l’état de conservation des habitants et des espèces».
Il reste au moins une question à trancher, la présence de la loutre dans la retenue:
"« Existe-t-il, oui ou non, une loutre d’Europe sédentaire [dans cette zone] ? », s’interroge Sylvie Feucher, la préfète de l’Ariège. La société dispose de quatre mois pour faire de nouvelles investigations à l’aide de pièges photographiques."
Une chose est sûre : la diabolisation des ouvrages hydrauliques au prétexte qu'ils créent des milieux artificiels forcément dégradés par rapport aux milieux naturels n'a aucun sens. D'une part, les milieux de ces ouvrages sont progressivement colonisés par le vivant aquatique qui apprécie l'existence d'une masse d'eau (l'opposition nature/humanité est un contresens), d'autre part  les services écosystémiques attendus par les sociétés humaines ne se résument pas au niveau de biodiversité endémique. 

Les écologistes de Montbel ont l'air d'en être persuadés, puisqu'ils défendent le barrage et sa retenue artificielle : pourquoi n'en parlent-ils pas à leurs collègues qui, partout en France, appellent à la destruction des milieux aquatiques et humides issus des ouvrages hydrauliques? 

16/04/2021

"Des millions de dollars ont été dépensés pour essayer de ramener les cours d'eau à un état artificiel", l'erreur américaine reproduite en France

On l'ignore parfois, mais l'idée de la restauration écologique des rivières vers un état sauvage provient surtout des Etats-Unis. Or voici plus de 10 ans, une recherche avait montré là-bas que la reconstruction de rivières à méandres, grande occupation des gestionnaires publics de la nature, correspond en fait à une morphologie héritée... de l'abandon des moulins à eau construits deux siècles plus tôt! Nous traduisons ici un commentaire de la revue Nature qui soulignait déjà cette incongruité : dépenser des fortunes pour essayer de revenir à un état ancien déjà artificialisé, et cela alors que les conditions présentes et futures de milieu ne sont de toute façon plus du tout les mêmes. En Europe, les moulins et étangs ne se sont pas développés sur trois siècles comme aux Etats-Unis, mais sur deux millénaires. Et ils faisaient suite à un millénaire précédent de déforestations, chenalisations et terrassements agricoles. Cela ne rend que plus absurde la dépense d'argent public en quête d'une fantasmatique nature antérieure. Le manque de rigueur scientifique et de recul historique dans l'écologie aquatique conduit à trop de chantiers de carte postale sans intérêt majeur ni pour la société, ni pour le vivant.


Le réméandrage à la pelleteuse ne correspond en rien à une "renaturation", mais au choix assez arbitraire d'un style fluvial né de l'occupation humaine des sols. On notera au passage qu'en été, des méandres ralentissent, réchauffent et évaporent davantage l'eau qu'un écoulement rapide plus rectiligne, phénomène qui est censé être dramatique quand on parle d'une retenue. Mais nos apprentis sorciers de la "nature renaturée" ne sont pas à une contradiction près... Droits réservés.


À quoi ressemble une rivière naturelle?
L'héritage des ouvrages de moulins brouille l'eau des restaurateurs de rivières
Emma Marris

Les écologues travaillant à la restauration des cours d'eau dans l'Est des États-Unis ont utilisé un idéal malavisé, selon de nouvelles recherches.

La notion pittoresque, soutenue par de nombreux écologues, selon laquelle un cours d'eau non touché par des mains humaines serpente dans un seul canal en forme de S avec de hautes berges verticales semble être fausse. Au lieu de cela, cette forme est un artefact des milliers de petits barrages de moulins construits sur les cours d'eau de l'Est des Etats-Unis entre les 18e et 19e siècles, disent Robert Walter et Dorothy Merritts du Franklin and Marshall College à Lancaster, en Pennsylvanie.

L'équipe a parcouru d'anciennes cartes, examiné des documents historiques, visité des centaines de cours d'eau et utilisé des techniques de détection et de télémétrie de lumière (LIDAR) pour avoir une idée de la configuration du terrain sous la végétation moderne. À certains endroits, ils ont utilisé une pelleteuse pour exposer les couches sédimentaires et vérifier l'histoire géologique.

Les chercheurs concluent que les cours d'eau de la région du Piémont à l'Est des États-Unis - juste à l'Est des Appalaches - ressemblaient plus à des marais qu'à des rivières lorsque les Européens sont arrivés pour la première fois. L'eau ne coulait pas dans un seul canal, mais plutôt dans des tresses, des bassines et de la boue, rapportent-ils dans Science (article).

Des méandres nés des retenues
À la fin du 18e siècle, de nombreuses rivières avaient été endigués (avec des barrages aussi larges que des vallées entières, parce que les cours d'eau étaient si étendus), et ils se sont transformés en un collier de retenues de moulin, un tous les quatre kilomètres environ. Pendant ce temps, la déforestation sur les hauteurs a augmenté l'approvisionnement en eau et l'afflux de sol. Les retenues des moulins ont recueilli d'épaisses couches de sédiments sur leurs fonds.

Lorsque l'énergie à vapeur a commencé à déplacer l'hydraulique pour la mouture, la forge et l'exploitation minière, bon nombre de ces barrages ont été percés. Les torrents d'eau à écoulement rapide qui en résultaient ont creusé un canal à travers les sédiments dans les anciens étangs, créant la forme sinueuse considérée aujourd'hui comme "naturelle".

Un travail similaire a été effectué dans le nord-ouest du Pacifique, et l'équipe ajoute qu'elle pense que le même processus aurait pu avoir lieu en Europe. "Dans les années 1700, il y avait 80 000 moulins en France", explique Walter.

Si cette reconstitution des événements est vraie, alors des millions de dollars ont été dépensés pour essayer de ramener les cours d'eau à un état artificiel: leur état après la chute des anciens barrages, plutôt qu'avant leur construction.

Dans un projet provisoirement prévu pour l'été 2008 en Pennsylvanie, Walter et Merritts travaillent avec des restaurateurs pour essayer d'éliminer tous ces sédiments modernes jusqu'aux zones humides de l'Holocène en dessous. Ils pensent que cela permettra le retour des anciens marais, diminuant la charge de sédiments et de nutriments dans les cours d'eau et empêchant certains des problèmes observés aujourd'hui à cause d'un excès de sédiments déversés dans la mer.

Tout change
Sean Smith, qui examine les propositions de restauration des rivières pour le département des ressources naturelles du Maryland à Annapolis, affirme que les travaux ont déjà eu un impact sur le terrain. "Il y a déjà des propositions qui sont essentiellement du dragage de vallée, où ils veulent terrasser vers la forme précoloniale", dit-il.

Dans certains de ces projets, les restaurateurs ont été surpris et heureux de constater que les plantes des zones humides enfouies sous des charges de sédiments pendant des centaines d'années sont toujours viables et commencent à repousser.

Mais le changement de mentalité n'est pas nécessairement une bonne chose. Margaret Palmer, écologue des rivières et de la restauration à l'Université du Maryland à College Park, craint que l'effet de la recherche ne soit de remplacer un paradigme rigide par un autre - aucun ne prenant en compte la nature changeante du paysage. "Tout change. Nous avons défriché des arbres; nous avons radicalement changé la quantité d'eau dans ces cours d'eau. Si notre objectif est de réduire la charge de sédiments, nous devrions nous concentrer sur cela et ne pas nous soucier de donner au cours d'eau la même apparence qu'au moment de la pré-colonisation, car rien d'autre n'est identique à ce qu'il était avant la colonisation", dit-elle.

Dave Rosgen, un restaurateur de rivières bien connu à Fort Collins, Colorado, est d'accord. "Ce que je suggère, c’est que nous n’essayons pas de faire en sorte que la restauration corresponde à un état 'vierge', car les rivières doivent être stables dans les conditions actuelles dans lesquelles elles se trouvent."

A lire dans le cas français

27/02/2021

La biodiversité des poissons d'eau douce à l'Anthropocène (Su et al 2021)

Les cours d’eau abritent une riche biodiversité en poissons, avec près de 18 000 espèces recensées, soit un quart des vertébrés. Une équipe de scientifiques menée par des laboratoires français a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte le nombre d’espèces (diversité taxonomique), le nombre de fonctions (diversité fonctionnelle) et les liens de parenté entre espèces (diversité phylogénétique). Dans un article de la revue Science, ils montrent que plus de 50 % des 2 456 cours d’eau analysés ont eu leurs faunes de poissons fortement modifiées par les activités humaines. L'Europe est la première concernée par cette tendance déjà ancienne. Environ 14 % de cours d’eau étudiés restent peu impactés et ils n’abritent que 22 % des espèces de poissons d’eau douce du globe. Certains résultats de cette étude vont à l'encontre d'idées reçues en montrant que les diversités spécifique, fonctionnelle ou phylogénétique se sont plutôt accrues localement dans une majorité de rivières, du fait des introductions d'espèces, alors que les différences entre bassins ont décru. La biodiversité évolue et, à l'Anthropocène, le facteur humain en est désormais un agent incontournable. Ces travaux ont des conséquences sur les choix en restauration écologique, car l'idée de "restaurer" un état antérieur du vivant aquatique paraît de plus en plus naïve ou impraticable.

Plus une zone tend vers le rouge foncé, plus sa biodiversité de poisson a été modifiée. Extrait de Su et al 2021, art cit

Une équipe de scientifiques menée par Sébastien Brosse, professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier, laboratoire Évolution et diversité biologique (CNRS/Université Toulouse III - Paul Sabatier/IRD), a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte ses différentes dimensions et l'a appliqué à l'analyse globale de l'évolution des poissons d'eau douce. Leur résultat vient d'être publié dans la revue Science

Les rivières et les lacs couvrent moins de 1% de la surface de la Terre mais ils représentent une biodiversité importante, dont près de 18 000 espèces de poissons. Ces poissons d'eau douce jouent des rôles dans le fonctionnement des écosystèmes par la production de biomasse, la régulation des réseaux trophiques et la contribution aux cycles des nutriments. Ils participent aussi au bien-être humain en tant que ressources alimentaires et à travers des activités récréatives ou culturelles.

Depuis des siècles, parfois des millénaires, les populations humaines ont affecté la biodiversité des poissons de diverses manières : l'extraction par la pêche, l'introduction d'espèces non indigènes, le changement des régimes d'écoulement par fragmentation (barrage), la pollution des sols et des eaux, la modification du climat et des habitats. "Ces impacts anthropiques directs et indirects ont conduit à une modification de la composition des espèces locales, soulignent les chercheurs. Cependant, la biodiversité ne se limite pas aux composantes purement taxonomiques, mais comprend également les diversités fonctionnelles et phylogénétiques."

Les chercheurs ont mis au point un indice de changement cumulatif des dimensions de la biodiversité. Ce schéma résume le calcul :
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Il y a 3 indices de richesse au sein d'un bassin (local) et 3 indice de dissimilarité entre les bassins (régional), sous l'angle taxonomique (nombre d'espèces), fonctionnel (nombre de fonctions des espèces) et phylogénétique (nombre de lignages différents). Plus la valeur de l'indice est élevée, plus on observe de différences entre l'état historique et l'état actuel de la biodiversité des poissons.

Ces cartes montrent les calculs de l'indice sur la Terre, en entrant dans le détail des composantes. 
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Les chercheurs soulignent : "À l'exception de quelques rivières dans la partie nord des royaumes paléarctique et néarctique, la biodiversité des poissons n'a pas diminué dans la plupart des rivières. Cela diffère nettement des résultats récents documentant le déclin des ressources vivantes en eau douce à l'échelle locale (c.-à-d.> 1 à 10 km de tronçon fluvial) dans certains de ces bassins fluviaux. Fait intéressant, nous rapportons une tendance inverse chez les poissons d'eau douce pour la richesse taxonomique, fonctionnelle et phylogénétique locale dans plus de la moitié des rivières du monde. Cette augmentation de la diversité locale s'explique principalement par les introductions humaines d'espèces qui compensent voire dépassent les extinctions dans la plupart des rivières. Parmi les 10 682 espèces de poissons considérées, 170 espèces de poissons ont disparu dans un bassin fluvial, mais ce nombre pourrait être sous-estimé en raison du délai entre l'extinction effective et les rapports d'extinction publiés. En outre, 23% des espèces de poissons d'eau douce sont actuellement considérées comme menacées, et certaines d'entre elles pourraient disparaître dans un proche avenir."

Si la richesse locale de biodiversité augmente, le phénomène est contraire pour la diverité réginale, qui tend à devenir uniforme : "Outre l'augmentation globale de la richesse des assemblages de poissons dans les bassins fluviaux, l'homogénéisation biotique - une tendance générale à la baisse de la dissimilarité biologique entre les bassins fluviaux - semble omniprésente dans tous les fleuves du monde. La dissimilarité fonctionnelle était la facette la plus touchée, avec une diminution dans 84,6% des rivières, alors que la dissimilarité taxonomique et la dissimilarité phylogénique ont diminué dans seulement 58% et 35% des rivières, respectivement. L'écart entre l'évolution de la diversité fonctionnelle et les modifications de la diversité taxonomique et phylogénétique provient principalement de l'origine non indigène des espèces introduites dans les rivières. Les espèces transférées d'une rivière vers des bassins voisins favorisent des pertes de dissemblance car elles sont déjà indigènes dans de nombreuses rivières de la même écozone, et sont souvent fonctionnellement et phylogénétiquement proche d'autres espèces locales. En revanche, les espèces exotiques (c'est-à-dire provenant d'autres écozones) sont moins fréquemment introduites, et leur histoire évolutive divergente avec les espèces indigènes a conduit à une dissemblance phylogénétique accrue de leurs rivières receveuses."

Discssion
L'article de Guohuan Su et de ses collègues est intéressant à plusieurs titres.

D'abord, il rappelle qu'il existe de nombreuses manières de mesurer la biodiversité. La plus commune consiste à s'interroger sur le nombre total d'espèces. Mais elle n'est pas la seule car cette richesse spécifique ne dit pas si les espèces accomplissent ou non les mêmes fonctions dans les milieux, ni si les assemblages d'espèces offrent une diversité génétique permettant au vivant de résister plus facilement à des pressions de sélection dans l'évolution.

Ensuite, cette étude montre que l'Anthropocène est une réalité : partout où il y a eu expansion démographique des humains et développement économique moderne, les milieux ont déjà considérablement évolué. Au demeurant, on le voit dans une des figures de l'article, où les corrélats des évolutions les plus marquées de la biodiversité sont montrés. Voici l'extrait pour la zone paléarctique (Eurasie, où se situe donc la France):


Le premier corrélat en vert est l'indicateur FPT qui signifie empreinte humaine à travers l'économie et l'industrialisation. Le suivant est la taille des bassins (RBA en hachuré gris) et ensuite la fragmentation par barrage (DOF en bleu). 

Enfin, l'évolution de la biodiversité des poissons d'eau douce est plus complexe que le schéma d'effondrement souvent entendu dans les médias. Dans les zones peuplées et développées comme l'Europe et l'Asie, la richesse taxonomique, fonctionnelle ou phylogénétique a localement augmenté plus que diminué dans un plus grand nombre de bassins. Cela tient notamment à l'introduction de nouvelles espèces, parfois dans des nouveaux milieux où ces espèces sont adaptées. En revanche, dans la même zone, la dissimilarité taxonomique et fonctionnelle entre les bassins a baissé : ils sont plus riches en leur sein mais aussi plus uniformes entre eux. Le schéma est plus variable selon les régions pour la dissimilarité phylogénétique. On notera que c'est une étude "à grande maille" : l'analyse détaillée de tous les habitats d'un bassin peut éventuellement révéler des diversités locales échappant aux synthèses, avec par exemple des espèces endémiques rares, mais non éteintes. Cela dépend également de la qualité d'échantillonnage des poissons. Le remplacement de la pêche électrique de contrôle par l'ADN environnemental circulant dans l'eau (plus puissant en détection) pourra peut-être amené des évolutions des données, et donc des modèles. 

Pour conclure, il est manifeste que la biodiversité évolue rapidement avec l'activité humaine. Parfois en "négatif", comme les extinctions locales ou globales d'une espèce, parfois en "positif" comme l'ajout d'espèces à des milieux, voire la spéciation à partir d'un lignage séparé qui divergera de la population mère au fil des générations. Le schéma de l'écologie a longtemps été qu'il existe une nature stable, à l'équilibre. Eventuellement que l'on pourrait revenir facilement à l'équilibre antérieur si une action humaine l'a changé. Mais nous découvrons que la nature est en équilibre dynamique plutôt instable, et que l'humain fait pleinement partie de l'équation, induisant des transformations massives et rapides. Il paraît donc nécessaire d'adopter d'autres représentations de la nature, et de se poser d'autres questions sur les natures que nous voulons pour demain : nature comme naturalité (respect d'un écosystème peu modifié), nature comme fonctionnalité (respect des conditions de reproduction et évolution du vivant), nature comme service écosystémique (respect des besoins humains en lien à la nature), nature comme construction sociale (reconfiguration de la nature selon des choix collectifs). Ces options sont davantage philosophiques ou politiques que scientifiques. Elles ne sont pas en soi exclusives les unes des autres, et une seule d'entre elles n'a probablement pas vocation à s'appliquer uniformément à l'ensemble des milieux aquatiques et humides.

Référence : Su et al (2021), Human impacts on global freshwater fish biodiversity, Science, 371, 835–838

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