Affichage des articles dont le libellé est Services rendus par les écosystèmes. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Services rendus par les écosystèmes. Afficher tous les articles

17/05/2020

Trois bilans à mener sur les bassins versants pour anticiper les crises de demain

Dans une lettre ouverte aux députés et sénateurs, la coordination nationale Eaux & rivières humaines demande une ré-orientation de la politique de l'eau dans le monde d'après la crise du covid-19. Il s'agit non seulement de stopper certaines mesures contre-productives et coûteuses, comme la destruction des patrimoines des rivières, mais aussi d'engager de manière systématique les diagnostics critiques faisant défaut aujourd'hui. Objectif: ré-orienter l'expertise publique et riveraine sur des enjeux stratégiques et des données permettant de prendre les bons choix. Trois bilans doivent être menés sur les bassins versants : hydrologie (ressource en eau, sécheresses et crues), carbone (prévention du changement climatique) et biodiversité (inventaire des milieux sauvages comme anthropisés, sans a priori). Ces bilans ne sont pas faits aujourd'hui, ou de manière très incomplète voire biaisée, ce qui conduit à une dispersion des moyens, parfois à de mauvais choix. Extraits.


Pour une vision de long terme sur les enjeux essentiels : 3 bilans stratégiques à mener sur chaque bassin versant

Sur le long terme, nous devons ré-arrimer la politique de l’eau aux défis majeurs et aux risques systémiques. Nous proposons de réaliser 3 bilans essentiels sur toutes les rivières pour faire les bons choix et préparer l’avenir, à travers les outils d’évaluation et programmation que sont les SDAGE et les SAGE.

1) Bilan hydrologique pour la protection durable de la ressource en eau. Chaque bassin versant doit avoir une estimation complète de sa ressource en eau utile de la source à l’exutoire, ainsi qu’une analyse critique des risques (sécheresse, crue). En particulier, le volume stocké dans les plans d’eau et canaux doit être calculé et leur rôle local de diffusion de l’eau dans les compartiments (nappe, sol, végétation) évalué. Cela n’est pas fait aujourd’hui : soit les estimations sont inexistantes, soit elles sont grossières et ne permettent de faire différentes hypothèses pour 2050 et 2100, ni de tenir compte des réalités de la circulation de l’eau. En particulier, aucun chantier ne peut être engagé s’il abaisse la capacité à retenir l’eau tout au long de l’année ou à ralentir les ondes de crue. Les préfets ne doivent plus autoriser les travaux de destructions d’ouvrages ou d’ouvertures contraintes de vannes qui accentuent le déficit hydrique.  Sur certaines rivières où quasiment tous les ouvrages ont été démolis au nom de la continuité écologique, il n’y a plus que des assecs en été et les crues sont plus violentes en hiver ou au printemps.
Objectif : la gestion quantitative et qualitative de l’eau doit augmenter la rétention d’eau pour affronter les sécheresses et la diversion d’eau pour atténuer les crues. 

2) Bilan carbone de toutes les programmations, règlementations et lois sur l’eau. 
Le Haut Conseil pour le climat a demandé que toutes les politiques publiques soient assorties d’un bilan carbone. Aujourd’hui, la loi sur l’eau (2006), les SDAGE et les SAGE ne comportent pas de tels bilans carbone. Cette carence nous prive d’une vue à long terme sur la prévention du réchauffement climatique. En particulier, les politiques publiques de continuité ont conduit à détruire des barrages hydro-électriques en activité, à décourager voire refuser les équipements des ouvrages existants, à effacer des sites à potentiel d’équipement, à dissuader les porteurs de projets d’investissement. Ces chantiers de démolition d’ouvrage ont un bilan carbone déplorable non seulement dans leur exécution, mais aussi dans leur effet à court et à long termes.
Objectif : la politique de l’eau doit exploiter le potentiel d’énergie bas-carbone et améliorer le bilan carbone.

3) Bilan biodiversité faune-flore de tous les milieux aquatiques avant intervention. 
De nombreux travaux scientifiques montrent le rôle important des écosystèmes créés par l’homme ayant favorisé la biodiversité aquatique : mares, étangs, retenues, lacs, canaux, biefs hébergent du vivant, non seulement en biodiversité ordinaire, mais parfois en conservation d’espèces protégées. Pas seulement les poissons, mais aussi les invertébrés, les amphibiens, les mammifères, les insectes, les oiseaux d’eau, les plantes aquatiques et rivulaires, etc. Or, notre programmation publique travaille encore sur des concepts définis lors de la seconde moitié du 20e siècle : certaines espèces sont ciblées en priorité voir en exclusivité, comme par exemple les poissons migrateurs, sans mesurer les impacts sur la biodiversité globale. La continuité appliquée sans recul peut aussi bien faire disparaître des biotopes installés depuis des siècles que faire circuler des espèces invasives. De nombreux chantiers asséchant des milieux aquatiques et humides sont aujourd’hui menés sans analyse préalable de la faune et de flore, ni aucune compensation. Il est impensable de prétendre préserver la biodiversité en ignorant sa réalité de terrain, en détruisant de manière irréversible des milieux en eau !
Objectif : la politique de l’eau ne doit détruire aucun écosystème aquatique et humide, qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine.

12/06/2019

La réalité des écosystèmes culturels questionne la cohérence de l'écologie de la restauration (Evans et Davis 2018)

Deux chercheurs en science de l'environnement s'interrogent sur les liens entre la restauration écologique et les "écosystèmes culturels", définis comme les modifications de milieux par l'activité humaine au cours des siècles et millénaires passés. Comme un nombre croissant de collègues, ils expriment le besoin de sortir l'écologie de la référence à un état naturel non modifié par l'homme, qui fait de moins en moins sens au regard des observations et connaissances sur l'ancienneté de la fabrique humaine de la nature telle que nous la voyons aujourd'hui. L'écologie doit-elle dépasser l'amnésie et l'utopie d'une nature atemporelle qui pourrait rester toujours identique à elle-même? Comment la société peut-elle participer à la construction des états de nature qu'elle désire?   


Le contrôle de l'eau dans l'hydraulique maya, site de Palenque, rivière Otulum.

La société pour la restauration écologique (SER, Etats-Unis), groupe de praticiens et théoriciens, a proposé en 2016 un "Standard international pour la pratique de la restauration écologique". Celui-ci donne lieu à d'intéressants débats entre experts, où l'on s'aperçoit que la restauration écologique ne coule pas de sources dans ses méthodes, ses paradigmes et ses finalités.

Nicole M. Evans et Mark A. Davis (université de l'Illinois) observent ainsi que le Standard proposé prend en compte la notion d'écosystème culturel, défini comme "les écosystèmes qui se sont développés sous l'influence conjointe des processus naturels et des organisations imposées par l'homme pour fournir une structure, une composition et une fonctionnalité plus utiles pour l'exploitation humaine".

Mais selon cette définition, font remarquer Evans et Davis, "il semble que tous les écosystèmes sont culturels, de manière plus ou moins prononcée". La SER a tenté d'anticiper la critique en parlant de systèmes qui resteraient dans une fourchette de "variation naturelle". Le Standard de la SER parle aussi des écosystèmes culturels pré-industriels qui "montrent des états très similaires à ceux survenant dans des aires non modifiées". Mais, notent Evans et Davis, "alors que la majeure part de la littérature scientifique démontre que les peuples indigènes de l'âge préindustriel étaient des forces majeures sur leurs écosystèmes (Martinez 2003; Krech 2000; Anderson 2005), le Standard dépeint leurs paysages comme des états non modifiés. Un rapide examen de plusieurs exemples montre pourquoi cette généralisation est une représentation grossière et une simplification excessive des peuples du passé et de leurs impacts".

Parmi les exemples, les auteurs rappellent l'exploitation très large de la forêt amazonienne à l'époque pré-colombienne, l'influence cumulée de l'agriculture européenne depuis l'Antiquité, les changements majeurs ayant accompagné l'arrivée de l'homme en Australie et dans la zone océanique.

Les universitaires mettent en avant plusieurs "implications conceptuelles" de leurs critiques:
"Les états naturels [de référence] ne doivent pas être la base pour déterminer si une activité remplit les conditions requises de restauration écologique, car cela pourrait empêcher la restauration nécessaire dans de nombreux endroits dans le monde"

"Lors du choix des références, l’idée d'une référence "originelle" intacte devrait être remplacée par des manières plus nuancées de considérer des impacts bons, mauvais et neutres de l'homme sur des écosystèmes, non basées sur une division de temporalité pré- et post-industrielle"

"Un point de départ pour marier la restauration culturelle et la restauration naturelle est d'intégrer des considérations sociales, culturelles et politiques à côté des considérations écologiques"

Discussion
La question de la "naturalité" ou de l'"état de référence" des systèmes naturels est un problème en écologie de la restauration. Evans et Davis le pointent ici à travers les usages historiques traditionnels de la nature ou les effets de la colonisation, mais leurs objections sont généralisables : nous ne sommes jamais passés d'un état de nature originelle à un état de nature modifiée par une transition brutale aux causes identifiables et réversibles, mais par un long travail de transformation de l'environnement par toutes les grandes civilisations passées et présentes. La modernité accélère bien sûr le phénomène depuis deux siècles, par la croissance démographique et par les moyens technologiques inédits (d'où la proposition de nommer notre époque géologique "Anthopocène"). Mais si nous pouvons, par conscience environnementale nouvelle, choisir de moins modifier certains milieux (par exemple moins exploiter les forêts, moins barrer les rivières, moins artificialiser les sols, moins émettre de carbone, moins produire de polluants persistants, etc.), nous ne pouvons pas pour autant effacer les usages passés ni cesser complètement d'influer sur la nature au vu des besoins ou des préférences socio-économiques des humains. L'évolution étant non réversible, avec une complexité combinatoire des influences entre facteurs biotiques et abiotiques, nous ne pouvons pas davantage revenir à un état bien défini de conditions passées (que ces conditions soient biologiques, thermiques, hydrologiques ou autres).

Si les écosystèmes sont en réalité des co-créations culturelles, techniques et naturelles, ou des phénomènes fondamentalement hybrides comportant une part de volonté humaine dans leur condition d'existence, que voulons-nous pour leur avenir? Pourrions-nous, par exemple, créer volontairement des configurations nouvelles d'habitats et de biodiversités? Avons-nous, sur les états de la nature, la même liberté que sur les états de la culture? Que devons-nous faire d'habitats anciens ou récents qui ont fini par héberger des faunes et des flores propres, parfois endémiques, parfois exotiques, mais ayant en tout état de cause leurs diversités spécifique, génétique, fonctionnelle?

Ces questions sont d'actualité puisque l'écologie de la restauration est devenue une politique publique, impliquant des dépenses et des contraintes, donc des débats démocratiques sur les finalités et les justifications de l'action. Malheureusement, les connaissances sur l'écologie restent peu diffusées, les réflexions à son sujet moins encore : la discussion est trop souvent réduite à des effets d'annonce, les choix alternatifs ne sont pas exposés ni pensés avec clarté, certaines options sont (indument) présentées par effet d'autorité comme le seul discours légitime au plan scientifique ou épistémologique. Une situation qui doit changer, car elle est défavorable à des choix avisés et informés sur l'avenir commun des sociétés et des milieux. En France, cela passe par une réforme en profondeur de la gouvernance publique de ces questions, aujourd'hui défaillante à produire de l'information, de la participation et de la délibération de qualité.

Référence : Evans NM et Davis MA (2018), What about cultural ecosystems? Opportunities for cultural considerations in the International Standards for the Practice of Ecological Restoration, Restoration Ecology, 26, 4, 612–617.

A lire sur ce thème
Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018)
Quelques millénaires de dynamique sédimentaire en héritage (Verstraeten et al 2017) 
Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015) 
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015) 

07/04/2019

Les effets complexes d'un étang sur la qualité de l'eau et les invertébrés en tête de bassin (Four et al 2019)

En comparant deux petites rivières mosellanes en tête du bassin de la Sarre, l'une avec étang piscicole datant du Moyen Âge et l'autre sans, six chercheurs ont étudié certains effets de la présence d'un plan d'eau. Leurs travaux montrent que les populations de macro-invertébrés à l'amont ne sont pas significativement modifiées par la présence de l'ouvrage et de sa retenue. A l'aval, la biomasse des invertébrés est trois fois plus forte quand un étang est présent, surtout parce que des gammaridés en profitent. La présence de l'étang modifie le cycle des nutriments et des réseaux trophiques, pouvant contribuer à détoxifier l'eau. Elle change aussi, dans un sens favorable, la disponibilité de l'eau à l'étiage dans ces têtes de bassin où les assecs sont fréquents. Les chercheurs proposent donc aux gestionnaires d'engager des études écologiques approfondies quand il s'agit de faire des choix sur les ouvrages, leurs plans d'eau et leurs services écosystémiques.


Si les ouvrages et plans d'eau ont acquis une mauvaise réputation à la suite de la directive-cadre sur l'eau de l'Union européenne (DCE 2000), qui a valorisé un "état de référence" idéal de la rivière sans aucune altération morphologique des conditions naturelles d'écoulement, ils rendent de nombreux services écosystémiques et leur bilan réel a finalement été très peu étudié par rapport à celui des systèmes lotiques.

Brian Four et ses cinq collègues (université de Lorraine, Université de lausanne, INRA) remarquant ainsi en introduction de leurs travaux.
"Les étangs piscicoles, créés par la construction d'un barrage sur des cours d'eau peu importants et utilisés pour la production de poisson, sont des agro-écosystèmes très répandus sur la Terre (Oertli & Frossard 2013). Ces plans d'eau artificiels sont généralement considérés comme des facteurs de modification des cours d’eau (directive-cadre sur l’eau: DCE, Union européenne, 2000). Par conséquent, ils sont fortement critiqués et leur élimination est favorisée par la DCE car ils peuvent entraîner des altérations hydromorphologiques, chimiques et écologiques dans les cours d'eau perturbant le continuum phyico-chimique et écologique naturel (par exemple, Bunn & Arthington 2002; Elosegi & Sabater 2013; Gonzalez et al 2013; Four et al 2017a, b). Cependant, ces modifications peuvent être profondément influencées par le mode de gestion des étangs piscicoles. Parmi elles, le degré d’intensification du système (par exemple la densité du poisson et/ou l’utilisation d’engrais/de nourriture) ou la gestion du barrage sont des pratiques qui peuvent fortement influer l’effet des étangs sur les eaux réceptrices (par exemple, Banas et al 2002; Gaillard et al 2016a; Four et al 2017b). Ces systèmes sont connus pour fournir de multiples services écosystémiques (Evaluation du Millénaire, 2005; Aubin et al 2014; Mathé et Rey-Valette 2015), tels que la production de poisson et le niveau élevé de diversité alpha dans l'environnement et autour de l'écosystème aquatique (augmentation de la richesse en espèces de plantes et d'oiseaux; Pinet et Hélan 2015; Convention de Ramsar 1971). De plus, lorsqu'ils sont gérés de manière extensive (sans utiliser d'engrais et / ou de nourriture) dans le paysage agricole, certaines études ont montré que la présence de ces agro-écosystèmes le long des cours d'eau pouvait également favoriser une diminution des teneurs en matières en suspension, en pesticides et en éléments nutritifs du coeurs d'eau à l'aval (Banas et al 2002; Gaillard et al 2016a,  b)."
Comme il a été démontré que les étangs ont des effets variables sur les rivières, il apparaît essentiel aux auteurs de "mieux évaluer les différentes modifications possibles avant de tirer des conclusions pertinentes en ce qui concerne leur gestion". D'autant que comme ils l'observent, "de manière surprenante, seules quelques études ont étudié les modifications de la matière organique (MO) causées par les agro-écosystèmes, en particulier par les barrages des plans d'eau piscicoles dans les petits cours d’eau".

Les chercheurs ont étudié deux rivières intermittentes en premier ordre de Strahler dans la tête de bassin de la Sarre. Très proches et donc dans la même hydro-éco-région, une rivière était dotée d'un étang piscicole sur son lit mineur (superficie de 4,7 ha, datant du Moyen Age) et l'autre non. Les usages des sols sur leurs bassins étaient comparables. L'étang était géré pour une production piscicole en polyculture (carpe, brochet, perche, gardon). Deux points d'étude ont été déterminés à l'amont et à l'aval des cours d'eau, dans un cas avec l'étang au milieu et dans l'autre en condition lotique de référence.

Les chercheurs ont notamment analysé sur chaque système :
  • l'abondance et la diversité des macro-invertébrés
  • la composition de ressources alimentaires et des réseaux trophiques
Parmi leurs principaux résultats :
  • 8077 individus de 56 taxons ont été répertoriés au total,
  • l'amont de la rivière libre et l'amont de la rivière discontinue ne montrent pas de différences significatives,
  • seul l'aval de l'étang piscicole a montré des différences significatives, avec notamment une densité d'invertébrés (8198/m2) trois fois supérieure aux autres sites,
  • l'aval de l'étang était dominé par des déchiqueteurs crevettes (Gammaridae) plutôt que des déchiqueteurs insectes,
  • les niveaux isotopiques d'azote et carbone montraient des variations, ainsi que les niches trophiques des invertébrés en particulier à l'aval de l'étang pour les sources autotrophes (biofilm et algues combinés), pour les matières organiques transférées (SOM) et pour les copépodes (appauvris en carbone 13 par rapport aux autres sites).
Ce tableau (cliquer pour agrandir) montre notamment les différentes mesures entre amont et aval de la rivière sans ouvrage (UR, DR) et de la rivière avec ouvrage (UF, DF).

Extrait de Four et al 2019, art cit.

Les chercheurs sont amenés à souligner la nécessité de relativiser l'impact de la discontinuité écologique selon le contexte de chaque rivière et ouvrage :
"En conclusion, nous avons montré que des études de ce type peuvent accroître la connaissance des impacts des étangs sur le fonctionnement des cours d’eau. Certes, les étangs piscicoles sont connus pour nuire à la continuité écologique des cours d'eau mais, lorsqu'ils sont établis dans des cours d'eau temporaires, leur impact peut ne pas être très significatif dans les affluents temporaires en amont. En fait, nous avons montré que les étangs piscicoles ne modifieraient peut-être pas radicalement les communautés de macro-invertébrés en amont, soulignant que dans les écosystèmes lotiques temporaires, la continuité des flux écologiques semble avoir une importance limitée en ce qui concerne la restauration du réseau trophique basal (les communautés de macro-invertébrés) en raison des schémas de dispersion aérienne des taxons dominants (Acuna et al 2005), ou de la colonisation limitée d’organismes provenant de l’étang. Cette étude a mis en évidence que la qualité de ces écosystèmes (pour favoriser la colonisation et la survie de ces taxons adaptés) et la densité des cours d'eau temporaires d'un même bassin hydrographique (pour faciliter la colonisation croisée d'insectes) sont plus importantes que la présence d'étangs pour préserver le fonctionnemment de cours d'eau amont. D'autre part, notre étude a montré que les étangs piscicoles entraînaient des modifications substantielles de la dynamique trophique dans les tronçons en aval. Étant donné que les étangs se trouvent généralement dans des bassins hydrographiques altérés par des activités humaines telles que les pratiques agricoles (Four et al 2017a) et qu'ils favorisent les densités de macroinvertébrés (en particulier celle de Gammarus pulex) dans les eaux, la présence d'étangs sur de petits cours d'eau pourrait augmenter la consommation allochtone et autochtone de matière organique dans les cours d'eau. En conséquence, cela pourrait faciliter l'immobilisation et la dégradation d'au moins une partie du surplus de matière organique produit dans les étangs  et/ou dans le bassin hydrographique en les intégrant dans les réseaux trophiques. En outre, cela pourrait également favoriser la détoxification dans le flux des polluants agricoles avec leur adsorption sur la matière organique transférée et un métabolisme intensifié au niveau de l'écosystème (Gan et al 2004; Hameed et al 2011). Cette étude s'ajoute aux résultats antérieurs montrant que les étangs à poissons peuvent favoriser la réduction des pesticides dans les cours d'eau en augmentant l'adsorption et la dégradation des pesticides (Gaillard et al 2016a, b)." 
Discussion
Les chercheurs ayant étudié les rivières avec et sans étang du bassin de la Sarre concluent à l'intention des gestionnaires par la nécessité d'une analyse fine de chaque situation en matière de gestion écologique des milieux aquatiques et d'évaluation de services écosystémiques.

Comme ils le disent aussi dans leur conclusion :
"Compte tenu de la complexité des effets des activités anthropiques (barrages, étangs, pratiques agricoles et pratiques connexes dans les bassins hydrographiques) sur les processus écologiques des cours d’eau et la qualité de leur eau à plus grande échelle, il serait pertinent d’intégrer le spectre des services écosystémiques (Tibi et Therond 2017) fournies par les étangs piscicoles dans les décisions de gestion, en particulier dans les zones d'activités agricoles intensives. Pour cela, généraliser ce type d’études intégrant le changement de communauté (par exemple, le changement de biomasse des différents groupes alimentaires fonctionnels de la communauté), le changement des niches trophiques (par exemple, les assimilations) et le changement de diversité fonctionnelle (basé sur des métriques pondérées par la densité des communautés) est crucial pour mieux comprendre nos conclusions et pour aider les décideurs à mieux prendre en compte la complexité des activités humaines dans les bassins hydrographiques, finalement pour promouvoir les services des écosystèmes aquatiques".
Qu'il s'agisse de la mise en oeuvre de la directive-cadre européenne sur l'eau de 2000 ou de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006, la question de la bonne information écologique pour éclairer les décisions publiques est ainsi de première importance.

Faute de moyens associés à la programmation publique, les gestionnaires ont eu parfois tendance à partir d'orientations un peu simplistes, comme le fait qu'un état de référence "plus proche d'un milieu naturel" serait toujours une bonne chose. Mais les rivières européennes ne sont pas dans une situation "naturelle" depuis longtemps, elles subissent diverses pressions à effets additifs, synergiques ou antagonistes (devant donc être évaluées in situ), elles ont été modifiées dans leurs peuplements (y compris des exotiques et invasives reposant la question de la valeur de fragmentation), elles hébergent divers écosystèmes artificiels plus ou moins anciens. On ne peut donc se fier simplement à une biodiversité ou une fonctionnalité "de référence" pour faire des choix éclairés.

Pareillement, la politique française de continuité écologique est issue d'une trajectoire particulière et ancienne, d'abord centrée sur des enjeux halieutiques, ayant commencé avec la loi échelle à poisson 1865. Elle a été greffée sur le tard à la politique de gestion des rivières définie par la DCE 2000, mais en même temps se sont superposés d'autres enjeux d'écologie et de développement durable : protection de zones humides, gestion des inondations et assecs, problème des charges toxiques en intrants agricoles et rejets domestiques, prélèvements locaux en eau, hydro-électricité et changement climatique, usages récréatifs et paysagers des rivières aménagées, patrimonialisation de certains héritages techniques et industriels, prise en compte des services écosystémiques, etc.

Seule l'étude approfondie des ouvrages hydrauliques, de leurs biodiversités, de leurs fonctionnalités et des services écosysémiques associés à leurs usages permettra de nourrir une politique publique bien informée à leur sujet. Nous en sommes encore loin.

Référence : Four B et al (2019), Using stable isotope approach to quantify pond dam impacts on isotopic niches and assimilation of resources by invertebrates in temporary streams: a case study, Hydrobiologia, 834, 1, 163–181.

A lire sur le même thème
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018) 
Les étangs piscicoles à barrage éliminent les pesticides (Gaillard et al 2016) 
Etudier et protéger la biodiversité des étangs piscicoles (Wezel et al 2014)
La biodiversité négligée des fossés, mares, étangs et lacs (Davies et al 2008) 

Notre demande aux gestionnaires
Pour une étude de la biodiversité et des fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes 

27/10/2018

Négocier et construire des ouvrages hydrauliques face aux crues (Riegel 2018)

Socio-anthropologue à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP), Julie Riegel s’intéresse à l’action publique environnementale “par le bas”, telle qu’elle est portée, vécue, ignorée ou requalifiée par les acteurs concernés. Elle vient de publier un article intéressant sur le processus de concertation dans un chantier de construction d'ouvrages hydrauliques en lit mineur de rivières visant à limiter un risque de crue à l'aval, sur la Brévenne et la Turdine. Outre que ce travail rappelle que l'on construit aussi des ouvrages face aux crues (posant la question insistante de la rationalité de leurs destructions actuelles au nom de la continuité écologique), la recherche de Julie Riegel montre en détail comment les acteurs négocient les contraintes mais aussi se sentent dépossédés de leur autonomie, et comment l'imposition de projets fléchés à l'excès dans leur conception et leur financement laisse trop peu de place à une vraie démocratie locale de l'eau. 



La problématique examinée par Julie Riegel a concerné un projet du Syndicat de rivières Brévenne Turdine (SYRIBT).  "Les lits et les berges des rivières Brévenne et Turdine appartiennent aux propriétaires riverains, mais les eaux sont considérées comme patrimoine de la nation. Ce bassin versant est marqué par un régime des eaux contrasté, qui combine de forts étiages estivaux, de hautes eaux hivernales et des crues rapides et récurrentes, provoquant des inondations brutales et dévastatrices. Les agglomérations en aval du bassin versant, en particulier L’Arbresle, ont été marquées par les crues de 1983 et de 2008, qui ont généré des dégâts matériels et psychologiques considérables."

Les débats sur le contrat de rivière porté par le syndicat ont pris une teneur plus vive à la suite de la crue exceptionnelle de 2008. Une association - Tous Unis Contre les Inondations (TUCLI) - a mobilisé la presse et porté plainte en 2009 contre le syndicat, la mairie de l’Arbresle et l’État.

En 2012, le syndicat répond par un projet de «restauration hydraulique et écologique du bassin versant Brévenne-Turdine». Avec deux objectifs : la protection contre le risque d’inondation par la construction d’ouvrages hydrauliques, et la restauration morphologique des rivières. Cinq sites sur la Brévenne et la Turdine sont identifiés, devant accueillir quatre ouvrages de ralentissement dynamique et trois opérations de restauration écologique. Afin de favoriser l’acceptabilité du projet, le syndicat mandate la coopérative DialTer (spécialisée dans le dialogue territorial) pour conduire une concertation.

Mais la concertation prend une tournure plus âpre que prévu, avec diverses oppositions relatives au foncier agricole impacté. Il y a donc révision à la baisse de l'ambition : "Après six mois d’allers-retours entre groupe de travail principal, comité de pilotage et réunions délocalisées, le projet a largement évolué. Trois sites seulement au lieu des cinq initiaux ont finalement été retenus. Ils doivent accueillir deux barrages écrêteurs de crue à la place des quatre ouvrages modélisés initialement, ainsi que deux opérations de restauration écologique (Syndicat Brévenne Turdine, 2015). L’emprise des nouveaux ouvrages sur la rivière et l’impact global sur le foncier agricole sont bien moindres."

Au cours de la concertation, les enjeux se sont déplacés : la protection des agglomérations contre les inondations est reconnne, mais la préservation du foncier agricole avec une juste indemnisation des exploitants riverains est mise en avant :

"Le rachat des terres directement dans l’emprise des travaux a ainsi été validé à hauteur de 2,50 € le mètre carré, la même pour tous les riverains, contrastant avec la fourchette de 0,90 à 1,10 € des projets d’aménagement précédents. Le détail des indemnisations prévues est complexe, mais il faut en souligner d’une part la définition à l’amiable avec chacun des riverains, d’autre part l’effort de lisibilité et de traçabilité réalisé par le Syndicat. Au-delà des barèmes standard proposés par la Chambre, la situation singulière de chaque agriculteur riverain a été considérée : par exemple, la prise en compte de la dégradation des clôtures par le passage d’engins, la perte de fertilité tem- poraire de parcelles occupées par les travaux de chantier, l’adaptation des indemnisations sur les servitudes d’inondation selon les assolements, le temps de décrue et de remise en état des parcelles, les circuits de déplacement des bêtes modifiés le cas échéant…"

Le projet avance donc car des concessions sont faites. Il est à noter que la dimension écologique du chantier est celle qui attire le moins d'attention et de soutien : "au cours de ces étapes de requalification, les enjeux écologiques du projet semblent être passés au second, puis au troisième plan. La restauration écologique des rivières Brévenne et Turdine, objectif initial aux côtés de la gestion du risque d’inondation, est moins visible dans les archives de la concertation, et peu audible lors des entretiens. Elle ne semble pas avoir acquis le statut d’intérêt commun."

J. Rigel donne des précisions intéressantes sur les positions des acteurs à ce sujet : "Lors de notre enquête, certaines parties prenantes s’avèrent dubitatives au regard du double objectif initial du projet du Syndicat – la construction d’ouvrages hydrauliques et la restauration écologique. Pour certains pêcheurs, ce projet est incohérent : il s’agit en fin de compte d’enlever des enrochements de berges pour les remettre plus haut dans des ouvrages. Les représentants des organisations environnementales ont également perçu ce projet comme principalement dédié à la protection contre les inondations, et comme imposé par la demande sociale. La dimension écologique leur semble d’emblée biaisée, tant les barrages n’ont aucune vocation environnementale, et bien que ce biais leur paraisse légitime. Les deux barrages vont artificialiser des portions de la Turdine en bon état écologique, et nécessairement modifier la dynamique liquide et solide de la rivière. Et puis les propositions techniques en matière écologique laissent circonspects certains acteurs : les seuils constituent-ils vraiment une entrave à la circulation piscicole, sur des rivières qui justement entrent en crue ? Quant à la renaturation des berges de la Turdine, avec l’enlèvement des roches apposées il y a plusieurs décennies pour diminuer l’érosion, la replantation de végétaux va-t-elle suffire à les stabiliser ? (…) De plus, pour les organisations environnementales, l’enjeu sur le bassin versant est ailleurs : il concerne la gestion quantitative de l’eau et les problèmes d’étiage, certains cours d’eau étant complètement à sec en saison estivale. En toile de fond se profile une controverse récurrente avec la profession agricole, et notamment avec la Chambre d’agriculture, sur la question des retenues collinaires qui jalonnent le bassin versant et ne respectent pas l’obligation de débit réservé."

La socio-anthropologue souligne quelques problèmes d'appropriation des projets portés par les gestionnaires publics.

Excès de technocratie "préformatée" de certains discours publics : "Dans ce projet, la restauration écologique est sous-tendue par un discours technico-rationnel généralisant, rattaché à des prescriptions et des normes publiques environnementales surtout véhiculées par l’agence de l’eau. Ces prescriptions ne convergent pas avec un discours d’attachement sur le registre du proche et du sensible, ou encore de l’esthétique, de l’héritage, toutes motivations possibles d’un discours de sensibilité écologique (Bozonnet, 2012)."

Sentiment de perte d'autonomie des riverains : "Le manque de prise des riverains sur le déroulement des chantiers d’aménagement, et leur perte de visibilité sur la gestion des inondations, semblent s’ajouter à un sentiment global de perte d’autonomie. En tant que propriétaires riverains, ils disposent de droits individuels historiques, mais ces droits sont de plus en plus encadrés et contrôlés par l’administration. L’entretien des berges, la taille et le prélèvement des boisements, le prélèvement d’eau nécessitent des déclarations régulières et des autorisations auprès de différents corps administratifs. M. D. a ainsi préféré creuser un étang sur sa propriété pour abreuver ses vaches afin de s’affranchir de la tutelle administrative, ce qui a déclenché une visite impromptue de la police de l’eau. L’administration dispose d’un pouvoir réglementaire et envisage les eaux courantes comme un bien commun (res communis), dont la préservation est d’intérêt général. Alice Ingold (2011) a montré les liens et les tensions depuis le XIXe siècle entre les droits juridique et administratif, et les conflits de savoirs sur la gestion des eaux qu’ils véhiculent, relevant soit d’une histoire socio-écologique et territorialisée, soit d’une approche technique et scientifique des cours d’eau."

Julie Riegel conclut : "En première lecture, cette concertation n’a donc pas permis de construire un intérêt commun relevant du volet écologique, mais un tel constat est réducteur, car biaisé par un point de vue naturaliste et hydrologique. Le caractère initialement binaire du projet, structuré en un volet hydraulique censé être purement anthropocentré, et un volet écologique purement écocentré, reflète surtout les thématiques fléchées par les bailleurs de fonds. Or le projet dans sa mouture finale s’avère bien moins consommateur de foncier agricole et de prairies de pâture que dans sa version initiale, et la continuité écologique dans les ouvrages hydrauliques y est mieux prise en compte. Le cadre initial de ce dialogue, corseté par la commande de départ, n’a pas donné aux parties prenantes la marge de manœuvre pour questionner l’énonciation des enjeux écologiques du projet ni le périmètre territorial à considérer. Les parties prenantes ont été sollicitées pour délibérer sur les solutions proposées par le projet et pour en négocier ses externalités."


Discusion
Cet article montre les intérêts et les limites de la concertation publique dans les projets hydrauliques et écologiques. Par rapport à notre expérience associative, nous observons ici un cas très favorable : les associations écologistes et de pêche acceptent la construction d'ouvrages (que d'habitude elles veulent détruire), les riverains obtiennent des dédommagements conséquents et une baisse d'emprise notable du projet initial, les services de l'Etat valident ces évolutions. Cela n'a rien à voir avec les discussions que nous observons sur la question des moulins, étangs et petits ouvrages non professionnels : elles restent largement bloquées sur des positions antagonistes sans aucune concession des services de l'Etat (sans doute parce que les propriétaires des ouvrages sont de simples particuliers non organisés en syndicats et chambres comme les agriculteurs, avec bien moins de poids dans la négociation publique.)

Au-delà, le texte de Julie Riegel montre que l'écologie négociée avec les premiers concernés (riverains) n'est pas toujours l'écologie rêvée par des décideurs et des sachants.

Un idéal avait émergé voici une vingtaine d'années : la démocratie participative devait mieux garantir la protection de l’environnement. L’implication des citoyens à la décision publique est portée par le principe 10 de la convention de Rio, la convention d’Aarhus, la Commission nationale du débat public en France et les attendus de la loi sur l’eau de 2006.

Aujourd'hui, certains considèrent que cette option de la consultation et participation du public est un échec, notamment car elle ne résout pas les conflictualités ou donne lieu à des appropriations non prévues dans l'esprit du législateur. Nous pensons au contraire que les dissensions dans la gestion participative de l'environnement révèlent des évolutions de fond, dont le déni serait une impasse. D'une part, les politiques publiques doivent s'adapter aux nouvelles conditions d'horizontalité de nos démocraties, où l'on supporte de moins en moins des approches déconnectées des réalités vécues et des contraintes dépourvues de services rendus ;  d'autre part, les politiques de la nature doivent accepter l'idée qu'il existe une pluralité de représentations de cette nature dans la société, pluralité non soluble dans une technocratie scientiste à qui il suffirait d'invoquer le mot "écologie" pour clore tout débat sur les fins et les moyens des choix collectifs des humains.

Référence : Riegel J (2018), Le dialogue territorial au risque de l' écologie? Traces et effets d'une concertation entre aménagements hydrauliques et restauration écologique, Participations, 1, 20, 173-198, doi 10.3917/parti.020.0171

Illustrations : en haut, l'inondation de l'Arbresle les 1er et 2 novembre 2008 : la pire crue des 200 dernières années, droits réservés © SYRIBT / IRMa ; en bas, la Brévenne à l'Arbresle. "Aux environs de Lyon / Monsieur Josse", édition illustrée de 250 dessins de Jean-Baptiste Drevet - Bibliothèque nationale de France, domaine public.

A lire sur ce thème
L'écologie de la restauration et l'oubli du social (Martin 2017) 
Les fonctionnaires de l'eau sont-ils indifférents au social? (Ernest 2014) 

20/10/2018

Sortir de l'indifférence et de l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels (Clifford et Hefferman 2018)

Dans un vaste passage en revue de la littérature scientifique, deux chercheurs de l'université Duke appellent à une prise en compte des écosystèmes aquatiques d'origine artificielle dans la gestion écologique de l'eau et des milieux aquatiques. Ils soulignent que ces écosystèmes sont déjà incontournables, et parfois majoritaires dans le "paysage aquatique" de nos sociétés. Si ces artificialisations représentent des impacts sur la nature, elles produisent également des services écosystémiques. Même du point de la vue de la biodiversité, l'évolution locale des espèces est rapide : il n'est plus possible de gérer l'avenir du vivant en se restreignant à la seule fraction des masses d'eau très peu impactées, ni en opposant le naturel à l'artificiel pour négliger le second terme, alors que chaque bassin versant est devenu une réalité hybride. Partout dans le monde, des chercheurs en sciences de l'environnement et sciences sociales appellent à ce changement de paradigme en vue d'une écologie de la réconciliation. L'action publique en France a urgemment besoin de s'en inspirer, car ce sont des enjeux concrets pour les milieux aquatiques comme pour les populations humaines, notamment face aux pressions croissantes du changement climatique. A l'heure où des choix précipités et peu informés menacent partout l'existence de lacs, retenues, étangs, canaux et zones humides dans nos bassins, il est grand temps d'envisager la question de l'eau en se débarrassant de certaines oeillères.



L'article de Chelsea C. Clifford et James B. Heffernan s'ouvre sur un constat : "Les humains modifient la géomorphologie à une échelle de plus en plus grande, comparable à et, à certains égards, supérieure à la vitesse des processus naturels. Chaque changement que les gens apportent à la surface de la Terre peut avoir une incidence sur le débit et l’accumulation de l'eau. Les gens ont creusé des fossés, endigué des ruisseaux et des rivières, et déplacé d’une manière ou d'une autre la surface de la Terre pour diriger et stocker de l’eau à des fins humaines, en particulier de l’agriculture, pendant plus de 5 000 ans."

Les chercheurs observent que toutes ces masses d'eau d'origine humaine sont finalement peu connues. On les classe comme "artificielles" ou 'anthropiques", mais on ne reconnaît pas leur intégration dans un "paysage de l'eau" (hydroscape) complexe, hybride. L'étude de ces masses d'eau est confiée à des disciplines diverses qui travaillent trop peu entre elles. Leur valeur écologique manque d'une base de connaissance solide.

Clifford et Heffernan appellent la communauté savante à sortir de cet état d'ignorance. Les chercheurs proposent de mieux caractériser l'artificialisation d'un milieu, en fonction de traits permettant de comprendre la nature, l'extension, l'ancienneté des interventions humaines (construction ex nihilo, transformation, altération). Ils appellent aussi et surtout à une évaluation complète de leur valeur écologique : "Les systèmes aquatiques artificiels auront probablement une importance écologique, en raison de leur étendue, qui peut rivaliser avec celle des systèmes de drainage naturels et des masses d’eau. Les fonctions écologiques des systèmes artificiels ont probablement une signification sociale, souvent en tant que services et "disservices" écosystémiques, en raison de leur emplacement fréquent près d'un grand nombre de personnes. De plus, l'étendue, la répartition et les caractéristiques des masses d'eau artificielles sont susceptibles de changer rapidement, parallèlement à celles des masses d'eau naturelles. Une compréhension interdisciplinaire des services et disservices des systèmes aquatiques artificiels, des facteurs qui les influencent et de leur répartition dans l’espace et dans le temps pourrait favoriser la prise de décisions qui accroissent leur valeur écologique."

L'article de Clifford et Heffernan passe ainsi en revue plus de 200 références scientifiques et propose en annexe une première liste indicative des services (ou disservices) rendus par les écosystèmes aquatiques artificiels. Même dans le domaine de la biodiversité, où l'action humaine est souvent pointée comme négative, ce tableau fait apparaître que des masses d'eau artificielle peuvent aussi avoir des aspects positifs (pour des invertébrés et plantes aquatiques, des amphibiens, des espèces localement menacées qui ont colonisé ces milieux etc.)

Enfin, dans leur conclusion que nous traduisons ci-après, les chercheurs appellent à une écologie de la réconcliation qui englobe tous les écosystèmes (naturels et artificiels) dans nos réflexions et nos gestions de paysages aquatiques en mutation permanente :

"Les systèmes aquatiques artificiels constituent une composante importante, peut-être prédominante et probablement durable du paysage moderne de l'eau (modern hydroscape). Parce que l'extension même des écosystèmes aquatiques artificiels, par certaines mesures, rivalise de plus en plus avec celle des systèmes naturels, ils peuvent jouer un rôle important à la fois dans la conservation et dans la fourniture de services écosystémiques au sein de ces paysages aquatiques hybrides. La prémisse sous-tendant une écologie de la réconciliation est l’étendue insuffisante des habitats relativement non perturbés pour préserver autre chose qu’une fraction des espèces existantes. Dans certaines régions, il peut être difficile d’adopter une politique de conservation de la biodiversité suffisamment large sans inclure des systèmes artificiels. Étant donné que les systèmes aquatiques artificiels sont intimement liés aux éléments naturels du paysage aquatique et ne sont pas séparés de ceux-ci, l'amélioration de l'état des systèmes artificiels peut également bénéficier aux masses d'eau naturelles, ou parfois peut dégrader ces masses d'eau naturelles par captage; l'effet net de leur création doit tenir compte de tout ce qui précède. Ainsi, les plans d'amélioration de la gestion des terres et des eaux devraient cibler les systèmes aquatiques artificiels ainsi que ceux d'origine naturelle.

Pour tirer le meilleur parti des avantages socio-écologiques des systèmes aquatiques artificiels, nous devons comprendre non seulement leur valeur actuelle, mais également leur fourniture éventuelle de services écosystémiques. Cette compréhension nécessitera d’abord et avant tout de meilleures évaluations de l’extension et de la condition des systèmes aquatiques artificiels. Pour améliorer cette situation, nous devrons suspendre notre hypothèse conventionnelle selon laquelle les systèmes aquatiques artificiels sont intrinsèquement inférieurs ; au lieu de cela, nous avons besoin de plus d'études fondées sur des hypothèses évaluant les facteurs tels que les paramètres des bassins versants, la structure et la conception physiques des écosystèmes, la durée et la gestion qui influencent leurs conditions écologiques. Au-delà de cette exploration initiale, nous devrons examiner plus en détail les interactions entre ces facteurs et les autres moyens de définir les mécanismes sous-jacents à l'artificialité (physique ou biologique, par exemple), d'abord conceptuellement puis au moyen d'études bien contrôlées.

Étant donné que la manière dont nous percevons les systèmes aquatiques artificiels peut affecter leur état et leur valeur ultimes, une gestion efficace du paysage hybride moderne de l'eau peut nécessiter de reconsidérer les normes culturelles relatives au concept d'artificialité, allant même jusqu'à défaire nos idées profondément ancrées sur la dichotomie homme / nature. Nous scientifiques de l'environnement et nos collaborateurs interdisciplinaires devons d'abord déployer de tels efforts pour soutenir notre propre travail, mais nous pouvons également jouer un rôle en aidant les responsables politiques et autres à faire face à ces défis."

Référence: Clifford CC, Heffernan JB, Artificial aquatic ecosystems, Water 2018, 10, 1096 - doi:10.3390/w10081096

A lire sur le même thème
Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018) 
La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018) 
Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018) 
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)

A lire notre requête 
Pour une étude publique de la biodiversité et de la fonctionnalité des ouvrages hydrauliques

04/07/2018

Un rapport parlementaire sur l'eau rappelle la nécessité d'ouvrages et de retenues face aux changements climatiques

Les députés Adrien Morenas (président-rapporteur) et Loïc Prud’homme (co-rapporteur) avaient été désignés en novembre 2017 par le bureau de la Commission du développement durable à l'Assemblée nationale en vue d'une mission d'information sur l'avenir de la ressource en eau. Le rapport vient de paraître, après un programme d'auditions, de déplacements de terrain en province et de discussions à la Commission européenne. Parmi les orientations proposées : la nécessité de conserver, entretenir voire construire des retenues face à la pression croissante des sécheresses aux étiages. Mais alors, pourquoi le ministère de l'écologie et son administration planifient-ils partout l'assèchement des lacs, réservoirs, retenues, étangs, plans d'eau, canaux et biefs, cela au nom de la sacro-sainte "continuité écologique" devenue un dogme non questionné de la gestion de bassin? On nage dans les contradictions, avec des politiques de l'eau mal coordonnées et mal priorisées, où chacun défend son objectif sans vision d'ensemble et de long terme. Nicolas Hulot compte-t-il passer du régime des joutes symboliques et actions superficielles à un travail de fond sur la remise à plat des programmations publiques défaillantes? Car c'est ce que l'on attend de ce gouvernement...



Comme bien d'autres avant lui, le rapport Morenas et Prud'homme 2018 constate l'importance présente et à venir de la question de l'eau, tenant non seulement aux prévisions sur l'évolution du climat, mais aussi aux choix d'aménagement et aux usages humains : "La pression sur la ressource en eau n’est pas liée exclusivement au réchauffement climatique mais également à la défaillance des politiques d’aménagement du territoire qui font que, l’héliotropisme aidant, la concentration des populations en bord de mer et dans le sud de la France rend plus difficile la gestion de l’approvisionnement en eau".

Outre un point national avec quelques aperçus européens et mondiaux sur la question de la ressource en eau, le rapport parlementaire s'interroge aussi sur la gouvernance. Il est notamment souligné que le modèle des agences de l'eau est mis à mal depuis que ces agences doivent abonder la politique de la biodiversité (en finançant l'agence française pour la biodiversité), l'Etat ayant débloqué trop peu de fonds propres de son budget central sur cette question. Le même Etat prélève par ailleurs sur les trésoreries des agences pour boucler ses lois de finance publique, rompant le principe "l'eau paie l'eau" et achevant de transformer les taxes payées par les usagers de l'eau en une fiscalité déconnectée de services rendus par les agences.

Dans les propositions du rapport, un point retient notre attention : celui de la gestion quantitative de la ressource (cf extrait ci-dessous). Les rapporteurs y soulignent que l'incertitude liée au changement climatique et le développement des besoins en eau rendront nécessaires la "création ou l'amélioration d'ouvrages".

Hélas, le rapport ne pointe pas l'action aberrante en ce domaine de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie. En raison d'une politique en silo où chacun développe son projet sans tenir compte des données et des enjeux du voisin, la stratégie de continuité écologique conduit depuis déjà près de 10 ans à la destruction massive et à l'assèchement ou la diminution surfacique d'innombrables points de retenues d'eau répartis sur le territoire (lacs, étangs, plans d'eau, retenues, biefs, canaux). Ces choix ont des effets négatifs sur la recharge des nappes et sur les usages locaux de l'eau. Nombre de riverains se plaignent déjà de ne retrouver dans les rivières massivement "défragmentées" que des filets d'eau chaude et polluée à l'étiage, comme le triste exemple du Vicoin censé être un "modèle" pour certains gestionnaires de l'eau alors qu'il est plutôt un cauchemar les années sèches.

Une telle politique  a généralement été conçue sous l'angle de l'hydrobiologie et de l'ichtyologie visant à optimiser certaines conditions pour certains poissons, mais ce petit bout de la lorgnette reste sourd et aveugle aux autres enjeux environnementaux, sociaux ou économiques. Un autre paradigme justificateur des destructions d'ouvrages et de retenues est celui de la "renaturation" : mais l'option de laisser la nature à elle-même ne garantit précisément pas que les écosystèmes rendront encore demain des services à la société. Et comme l'hydrologie est en train d'être modifiée par le changement climatique, la "nature" évolue de toute façon sur une trajectoire altérée par l'homme, de sorte que son invocation ne suffit pas vraiment à fonder une politique cohérente de l'eau. (On lira aussi l'article de recherche très intéressant d'Alexandre Gaudin et Sara Fernandez 2018 sur les politiques de l'eau et des barrages dans le sud-ouest de la France, montrant comment les politiques publiques essaient de rationaliser post hoc des choix contradictoires, au risque de perdre toute lisibilité).

A ce jour Nicolas Hulot n'a manifesté aucune intention de reprendre sérieusement en main ce dossier de l'eau, malgré les nombreux problèmes observés dans la gouvernance, le financement, le retard sur les objectifs européens, la conciliation des usages. Pire, il a confirmé sans concertation ni réflexion le projet absurde de destruction des deux lacs réservoirs de la Sélune, soit 50 millions € d'argent public à contre-courant des besoins de notre société, si ce projet insensé devait se réaliser. Il serait temps de sortir de l'inertie et des inepties.

Extrait des préconisations

Action en faveur de la biodiversité et de la gestion quantitative de l’eau

  • Un plan national de préparation au changement climatique (comme l’a fait la Corse) intégrant la question du soutien des étiages doit être élaboré dans une optique environnementale. Il indiquera en fonction des données climatiques et des perspectives de réchauffement les besoins d’aménagement des cours d’eau dans un double objectif : garantir l’alimentation des populations en eau potable et maintenir la biodiversité des cours d’eau. Le rôle essentiel des retenues d’eau doit être réaffirmé, ainsi que l’importance de l’hydroélectricité pour la fourniture en électricité de notre pays et le soutien d’étiage.
  • Le soutien des étiages en été est une nécessité évidente pour maintenir une quantité minimale d’eau dans les cours d’eau nécessaires à la vie. Cette action implique la création ou l’amélioration d’ouvrages, en particulier de retenues. Une action de communication et de concertation de grande ampleur doit être engagée pour éviter que des résistances trop grandes ne bloquent les projets qui ne doivent pas apparaître comme réservés à un nombre limité d’agriculteurs, mais comme une action favorable à l’environnement et à la santé publique dans la mesure où la qualité de l’eau est liée au volume des cours d’eau (plus le volume est important, plus les pollutions sont diluées).
  • Un plan national d’économies d’eau doit être mis en œuvre, prévoyant des incitations fiscales, par exemple pour la création de dispositifs de récupération de l’eau de pluie.
  • La récupération et le traitement des eaux de pluie doivent être intégrés dans la politique d’assainissement.

Référence : Morenas Adrien, Prud'homme Loïc (2018), Rapport d’information sur la ressource en eau, n°1101, 206 pages.

Illustration : lac de Guerlédan à sec, côté Caurel (Côtes-d'Armor, France), fin août 2015, arbres morts. Fab5669, travail personnel, CC-ASA 4.0

A lire sur ce thème
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 

26/02/2018

La continuité de la rivière, un enjeu allant bien au-delà de l'écologie (Drouineau et al 2018)

Dans un article venant de paraître dans la revue Environmental Management, dix chercheurs proposent une réflexion sur la restauration de continuité de la rivière en lien aux poissons diadromes (ayant une partie de leur cycle de vie en mer et une autre dans l'eau douce). Après avoir observé que ces politiques sont anciennes, qu'elles obtiennent des résultats mitigés et que l'option récente d'effacement d'ouvrages en préférence aux aménagements ouvre de nouveaux enjeux sociaux, les auteurs proposent diverses pistes d'amélioration. Ils soulignent notamment que la continuité de la rivière est une question sociale et économique autant qu'écologique. Nous montrons ici que leurs critiques rejoignent nos constats de carence dans la préparation et la mise en oeuvre de la réforme de continuité en France. Mais nous émettons également diverses réserves sur la mise en oeuvre des préconisations proposées, en particulier sur la rigueur nécessaire pour l'approche objective des services rendus par les écosystèmes et de la valeur intrinsèque des acteurs non humains de la rivière, qu'il s'agisse des espèces vivantes (ne se limitant pas aux poissons diadromes), des patrimoines bâtis ou des paysages vécus. Le décideur doit écouter la société en amont de ses décisions, pas rationaliser des préjugés pour mieux les imposer.


Hilaire Drouineau et neuf collègues (Irstea, EDF−R&D en France, EIFER en Allemagne) proposent une réflexion sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Ils observent : "La fragmentation des écosystèmes constitue une menace sérieuse pour la biodiversité et l'un des principaux défis en restauration des écosystèmes. La restauration de la continuité des rivières (RCR) a souvent ciblé les poissons diadromes, un groupe d'espèces qui soutient de fortes valeurs culturelles et économiques et qui est particulièrement sensible à la fragmentation des rivières. Pourtant, elle a souvent produit des résultats mitigés et les poissons diadromes restent à des niveaux d'abondance très bas."

Après avoir rappelé que les poissons migrateurs diadromes (environ 250 espèces dans le monde, une dizaine en France) font l'objet de diverses valorisations, les auteurs soulignent que les politiques de reconstitution de leurs stocks n'ont pas toujours été marquées par le succès :

"Malgré des efforts à long terme pour restaurer les poissons diadromes (les premières lois ont été adoptées dans les années 1700 pour le saumon: Brown et al 2013), ces programmes de restauration ont également connu un succès mitigé (Lichatowich et Lichatowich 2001 Lichatowich and Williams 2009). Un exemple célèbre est l'échec du programme de rétablissement du saumon du Pacifique dans le fleuve Columbia, que l'on a qualifié de plus grande tentative de restauration des écosystèmes au monde, mais qui a échoué (Lichatowich et Williams 2009). La réglementation des activités de pêche, la construction de passes à poissons et le repeuplement sont parmi les principales mesures mises en œuvre pour conserver et restaurer les poissons diadromes. En ce qui concerne plus spécifiquement la RCR pour les poissons diadromes, la construction de passes à poissons pour atténuer l'impact des obstacles à la migration est la mesure d'atténuation la plus courante."

Les chercheurs observent que l'efficacité limitée des passes (ou leur impossibilité dans certains cas) a conduit à l'émergence de la suppression des obstacles comme solution alternative, ce qui a engagé des enjeux sociaux et économiques beaucoup plus larges:

"Les passes à poissons peuvent être considérées comme des demi-mesures (Brown et al 2013), c'est-à-dire des mesures qui ne préviennent pas le problème, mais atténuent les symptômes et ont une efficience limitée (Noonan et al 2012). L'élimination des obstacles semble être beaucoup plus efficace écologiquement (Garcia De Leaniz 2008, Hitt et al 2012) et est de plus en plus perçue comme un outil essentiel dans la restauration des rivières en général, et des poissons migrateurs en particulier (Doyle et al 2013, Magilligan et al 2017). Cependant, elle soulève beaucoup plus de questions socio-économiques que des demi-mesures  (Jørgensen et Renöfält 2013, Magilligan et al 2017) en raison de la perte potentielle des avantages récréatifs ou des valeurs culturelles, esthétiques et historiques fournies par l'obstacle (par exemple patrimoine des moulins, réservoirs artificiels créés par les barrages et utilisés pour la pêche, la voile, le canoë)".

Ces demi-échecs de la restauration des populations de poissons diadromes et ces enjeux désormais élargis soulèvent donc plusieurs défis. Hilaire Drouineau et ses coauteurs en discernent trois pour l'approche écologique de la question:

  • le premier défi consiste à changer d'échelle, avec une approche de la continuité passant de l'examen des sites à l'approche par populations (incluant une phase océanique, rappelons-le) et par bassins versants;
  • le deuxième défi est d'élargir des impacts directs aujourd'hui analysés (mortabilité en turbines hydroélectrique, blocage à la montaison) vers les impacts indirects (surpêche, stress, pression sélective, isolement génétique, coût énergétique);
  • le troisième défi est de mettre au point des outils d'aide à la décision, sachant qu'"il existe un besoin évident d'un modèle mécanistique tenant compte des mouvements des poissons et de la dynamique des populations, de la structure dendritique des réseaux fluviaux fragmentés, et l'impact direct et indirect des obstacles pour (i) évaluer l'impact des obstacles à l'échelle des obstacles et à l'échelle de la population et (ii) prédire l'effet des actions de restauration.
Les auteurs observent ensuite qu'il existe de nombreuses régulations autour de cette question de la continuité ou des espèces diadromes : la directive Habitats 92/43/EEC, les recommandations de la  NASCO (North Atlantic Salmon Conservation Organisation), la convention de Berne, les projets européens Life, le règlement européen anguille 1100/2007 CE, les SDAGE des agences de l'eau, les COmité et PLAns de GEstion des POissons MIgrateurs (COGEPOMI, PLAGEPOMI).

Outre une certaine confusion et perte d'efficience dans ces dispositifs superposés, les chercheurs soulignent que la restauration de continuité entre en conflit normatif avec d'autres orientations publiques, y compris parfois dans le domaine de l'écologie. Il est ainsi observé :

"Toutes ces réglementations de conservation et de restauration interagissent potentiellement entre elles et, en fonction de la manière dont elles sont interprétées par les acteurs politiques, peuvent provoquer des conflits politiques. Par exemple, certains milieux humides ou lacs créés par la construction d'un barrage sont classés par Natura 2000 en raison de leur intérêt pour les oiseaux ou d'autres animaux ou plantes, bien qu'ils modifient la libre circulation des poissons et des sédiments. Mais cette réglementation peut entrer en conflit avec d'autres, comme sur l'utilisation de l'eau. Par exemple, à l'échelle européenne, la directive 2009/28/CE encourage l'utilisation des énergies renouvelables, y compris l'hydroélectricité, bien que les installations hydroélectriques soient souvent obstacle à la libre circulation des poissons et source de mortalité pour les espèces migrantes (Blackwell et al 1998b, Muir et al 2006, Larinier 2008, Pedersen et al 2012). La RCR [restauration de continuité écologique] peut également entrer en conflit avec la réglementation sur la propagation des espèces exotiques et des maladies (Rahel 2013, McLaughlin et al 2013, Tullos et al 2016). Rahel (2013) fournit de nombreux exemples intéressants sur la manière dont les gestionnaires ont utilisé la fragmentation pour prévenir la propagation de maladies en Norvège, en République tchèque ou aux États-Unis. En Europe, cette question est particulièrement importante pour l'aquaculture piscicole: la directive européenne 2006/88/CE définit la condition à remplir pour qu'une zone soit considérée comme 'indemne', en accordant des facilités spécifiques pour l'aquaculture. Une telle zone peut être soit un ou plusieurs bassins versants, soit une sous-partie du bassin versant délimitée par 'une barrière naturelle ou artificielle qui empêche la migration vers le haut des animaux aquatiques'. Par conséquent, la restauration de la connectivité et de la migration pourrait remettre en question le statut de zone indemne de maladie accordée aux zones finlandaises, suédoises, irlandaises, danoises ou britanniques (décision de la Commission européenne du 15 avril 2010). Enfin, la RCR peut interférer avec d'autres réglementations d'utilisation de l'eau, en particulier les règles concernant le débit minimum et l'extraction d'eau."

Au-delà de cette complexité normative à prendre en compte, en raisons des multiples biens et services que la rivière procure à la société, la restauration de continuité ne peut pas être seulement une "question écologique", mais doit être aussi traitée comme une "question socio-économique".


Le contexte de la restauration de continuité, dont la prise en compte suppose une analyse élargie (in Drouineau et al 2018, art cit, droit de courte citation). 

Plusieurs pistes sont proposées pour avancer en ce sens, avec une insistance sur la nécessité de croiser les approches de façon interdisciplinaire :
  • évaluer les biens et services écosystémiques associés aux poissons diadromes (valeur économique, culturelle, récréative)
  • comprendre la construction sociale de la restauration de continuité écologique, notamment le jeu croisé des multiples acteurs (favorables ou défavorables) dans la mise en oeuvre des réglementations puis dans leur application à diverses échelles spatiales (de l'Europe au bassin versant). 

Discussion
Le travail de Hilaire Drouineau et de ses collègues confirme divers diagnostics portés à partir de notre expérience associative. La continuité écologique pratiquée en France à ce jour a été conçue à traits assez grossiers : elle est peu adossée à des modélisations permettant d'avoir une vue d'ensemble de l'enjeu pour chaque espèce diadrome, de prioriser les axes migrateurs et les sites les plus impactants dans les bassins, d'évaluer les coûts et bénéfices attendus, donc au final de juger l'efficience des investissements passés ou d'anticiper celle des investissements futurs.

Le principal outil français de mise en oeuvre de cette continuité (classement 2012-2013 au titre de l'article L 214-17 CE) a remplacé un autre qui était déjà défaillant (L 432-6 CE s'exerçant sur la période 1984-2005) et a été construit à dire d'experts locaux agrégés sur grands bassins hydrographiques, d'où il ressort plusieurs défauts :

  • modèles déterministes habitats-potentiels assez simplistes car ne prenant pas en compte toutes les pressions et la dynamique des populations concernées ;
  • disproportion de l'effort programmé (20000 ouvrages) à l'investissement public et au délai réglementaire ;  
  • anomalies dans l'intensité spatiale du classement (certaines zones très couvertes, d'autres très peu, pas toujours en proportion d'un enjeu migrateur, beaucoup de grands barrages épargnés rendant illisible l'effort sur des ouvrages modestes); 
  • confusion des espèces amphihalines et des espèces holobiotiques qui n'ont pas les mêmes enjeux de migration ni les mêmes menaces d'extinction; 
  • superposition de motivations "fonctionnalistes" sur la restauration de capacité migratoire et de motivations "conservationnistes" sur la renaturation ou le changement d'habitats locaux, alors que ce ne sont pas les mêmes justifications normatives (légales, réglementaires) ni préconisations techniques qui permettraient d'asseoir ces prétentions ; 
  • centrage halieutique n'ayant pas pris en compte les conflits de normes et parfois d'enjeux de biodiversité dont parlent Hilaire Drouineau et ses collègues.

Quant à la dimension socio-économique, elle a été initialement réduite à la caricature "ouvrage inutile" versus "ouvrage utile", en totale cécité aux diverses modalités d'attachement des propriétaires et des riverains aux ouvrages et à leurs paysages. Le discours de la destruction des ouvrages a donc soulevé une opposition diffuse (Barraud et Germaine 2017), la France n'étant pas une exception (voir Cox et al 2016, Magilligan 2017). L'expérience a ainsi montré le caractère non consensuel des grilles de lecture de la rivière et la résistance de la société à une politique perçue comme trop autoritaire, trop systématique et finalement trop peu convaincante sur les bénéfices apportés aux citoyens par cette dépense d'argent public. La solution la plus sage serait de repenser substantiellement la manière dont on envisage la défragmentation des rivières, mais cette issue a peu de chance de voir le jour, sauf si la loi sur l'eau de 2006 recevait un ré-examen complet.

La rivière faisant l'objet de divergences voire conflits d'usages et d'images dans la population, le décideur public est en quête de moyens d'objectiver la situation pour faire les choix approchant le mieux d'un intérêt général. L'approche en services rendus par les écosystèmes est un outil dédié à cette fin, comme le rappellent Hilaire Drouineau et ses collègues.

Mais à notre connaissance, depuis son émergence dans les années 2000, on n'a pas vraiment assisté à un affinement consensuel et convergent de cette méthodologie par la communauté savante. Il y a certes pléthore de publications et même une revue spécialisée entièrement dédiée (Ecosystem Services). Mais cette abondance signale la complexité du sujet et l'existence de biais potentiellement nombreux quand il s'agit de bâtir une méthode assez simple et applicable par le gestionnaire. Les biens ou services environnementaux sont souvent de nature immatérielle, non marchande ou non monétaire (leur trouver un équivalent mesurable qui reflète vraiment l'état d'esprit d'une population est peu évident), les conflits d'usages et d'images se transposent immanquablement dans le poids que l'on va donner à certaines dimensions de la rivière ou de ses espèces. Les paramétrisations de tels modèles de services écosystèmiques demandent un travail assez lourd et plurisciplinaire à l'amont, pour bien prendre en compte l'ensemble des attentes sociales que l'on prétend mesurer sur une échelle commune (ou pour analyser l'effet réel de bénéfices physiques supposés comme l'épuration, la limitation de crue). Le non respect de cette rigueur ferait perdre à l'outil sa fonction d'arbitrage par évaluation objective, risquerait de conduire à des investissements non optimaux et reconduirait la défiance vis-à-vis d'un gestionnaire produisant des outils ad hoc pour rationaliser des choix opérés a priori, et non pour observer les attentes sociales sans préjugé.

Donc pourquoi pas une évaluation en services rendus par les écosystèmes, mais il faut y mettre des moyens, confier cela à la recherche, garantir une participation élargie dans la validation des outils, trouver la bonne échelle spatiale d'estimation comme de décision. Et de ce point de vue, le travail de Drouineau et al soulève déjà des questions. Par exemple, dans la restauration de continuité écologique, le poisson diadrome et l'ouvrage hydraulique sont l'un comme l'autre des "acteurs non humains" de la rivière (Dufour et al 2017) et il n'y a aucun raison scientifique de pré-orienter l'analyse sur les services que rendrait l'un, et pas l'autre. Parler de l'ouvrage comme un "obstacle" est déjà un biais d'orientation.  Pareillement, sous l'angle de la valeur intrinsèque du vivant, le poisson diadrome est l'individu d'une espèce au même titre que tous les individus de toutes les espèces de la rivière, y compris celles qui profitent à divers titres des aménagements anthropisés ou de leurs annexes. Quelle valeur donnera-t-on aux tritons, libellules, aigrettes, saules ou potamots qui profitent d'un bief représentant une nuisance pour des saumons ou des aloses? Et déjà, comment garantira-t-on la prise en compte de cette diversité avant d'intervenir?

Référence : Drouineau H et al (2018), River continuity restoration and diadromous fishes: much more than an ecological issue, Environmental Management, DOI: 10.1007/s00267-017-0992-3

Illustration : en haut, seuils joints en tuf calcaire d'une rivière jurassienne, des discontinuités naturelles.

A lire sur le même thème
Développer des grilles de priorisation écologique des ouvrages hydrauliques (Grantham et al 2014)
L'écologie de la restauration et l'oubli du social (Martin 2017)
"La science est politique : effacer des barrages pour quoi? Qui parle?" (Dufour et al 2017)

01/02/2017

Journée des zones humides

Biefs, canaux, rigoles des déversoirs et déchargeoirs, retenues, étangs... les ouvrages en rivière créent des plans d'eau et des annexes hydrauliques qui forment autant de singularités. Ils alimentent souvent des espaces humides attenants, par des rehausses de nappe, des débordements ou des fuites. A leurs abords, la végétation prospère. Au fil des saisons, on y observe toute une faune d'oiseaux, insectes, amphibiens, mammifères... En sécheresse ou en crue, des poissons y trouvent refuge. Chaque ouvrage est différent, chaque ouvrage mérite un examen attentif. L'inventaire de cette biodiversité reste à faire, car elle est aujourd'hui négligée – voire niée – par les gestionnaires de l'eau. Nous invitons les propriétaires de ces ouvrages à se coordonner, à relever et photographier la faune et la flore de leur bien, à nous communiquer leurs observations. 

16/09/2016

Des rivières, des experts et des services écosystémiques, mutations de l'hydropolitique (Lespez et al 2016)

Nous avons à plusieurs reprises déjà croisé les travaux de Laurent Lespez (Université de Paris Est-Créteil, département de géographie), Marie-Anne Germaine (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Mosaïques UMR Laboratoire Architecture Ville Urbanisme) et Régis Barraud (Université de Poitiers, Laboratoire Ruralités), trois chercheurs qui analysent notamment les représentations sociales et les enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans le devenir des rivières. Leur dernier article montre comment les projets d'aménagement se légitiment désormais par des analyses de "services écosystémiques" dont la mise en oeuvre est pour le moins difficile : biais manifestes dans la sélection des éléments à valoriser et dans l'objectivation de leur valeur, faible intégration des acteurs locaux, pouvoir de l'expert qui passe trop vite de la connaissance à la norme, méconnaissance du caractère hybride des rivières et de la "socio-nature", c'est-à-dire la co-évolution intrinsèque des sociétés et des milieux. Au final, un pouvoir produit toujours le discours de sa légitimité... discours que des contre-pouvoirs déconstruisent. Extraits de ce riche article et discussion.




L'approche par services écosystémiques, enfant de l'intervention publique - "Le renforcement récent de la législation (Directive cadre sur l’Eau (DCE) en 2000 ; la Loi sur Eau et les Milieux aquatiques (LEMA) en 2006 et la définition des Trames verte et bleue par le Grenelle de l’environnement en 2009) témoigne du renforcement des approches environnementalistes et d’une évolution plus interventionniste de la puissance publique et se traduit, par exemple, par la multiplication des opérations de restauration écologique (Germaine et Barraud, 2013a ; Lespez et al., 2015). Nous posons l’hypothèse que cette évolution accompagnée de la montée en puissance des évaluations économiques (Salvetti, 2013), et notamment des approches par les services écosystémiques (SE), favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion des rivières."

Changement de paradigme, montée de l'expertise en hydro-écologie et hydromorphologie - "la loi sur l’eau de 1992 et le développement de la gestion intégrée des eaux par bassin sont le symbole d’un changement de paradigme. Cette loi impose un cadre de gestion qui correspond à la dimension biophysique des systèmes et à la reconnaissance de leur complexité qui nécessite des cadres de délibération spécifiques pour définir l’intérêt général (SDAGE et SAGE). Progressivement, la qualité de l’environnement tient lieu de principe majeur dans la définition de l’intérêt général légitimant une approche plus interventionniste de la puissance publique. Elle se traduit par un projet enraciné dans le présent, mais dans lequel sont ressuscitées une historicité et une naturalité plus ou moins réinventées (Haghe, 2010). Elle s’appuie sur l’émergence des agences de bassin comme outil financier et politique principal de la conduite du projet de gestion de la rivière aménagée. Parallèlement, le renouvellement de l’expertise institutionnelle (ONEMA, Institut National de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture, IRSTEA) ou associative (fédérations de pêche) marque le basculement d’une approche hydraulicienne pure à une approche écologique. Le processus n’est d’ailleurs pas achevé et a suivi des spécialisations et des chemins d’organisation des savoirs variés. Par exemple, l’expertise du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP), d’abord centrée sur les savoirs halieutiques, a connu un premier tropisme hydro-biologique, désormais nuancé par la mise en avant de l’hydromorphologie. Couplés à la « continuité écologique », les principes de gestion physique des cours d’eau constituent depuis la mise en œuvre de la DCE le nouvel ancrage de l’expertise qui demeure polarisée par une approche piscicole de la qualité des cours d’eau."

Le lieu d'étude, chevelu des rivières non domaniales de l'Ouest de la France, marqué par des siècles d'aménagement hydraulique - "Il s'agit pour les auteurs d'"appréhender les enjeux liés à l’émergence de ce nouveau paradigme de gestion des cours d’eau à partir de l’exemple des rivières ordinaires de l’ouest de la France. Celles-ci sont définies comme les cours d’eau non domaniaux, essentiellement soumis au droit privé de propriété, qui constituent l’essentiel du chevelu hydrographique dans l’ouest de la France. Insérées dans des espaces ruraux à l’écart des grands foyers urbains, elles proposent des environnements communs à l’ensemble des petits cours d’eau de la façade Atlantique européenne. Les hydrosystèmes concernés sont de petite ou moyenne dimensions (ordre inférieur à 6 selon la classification de Strahler) et possèdent une faible énergie. Même si beaucoup des cours d’eau étudiés sont des fleuves côtiers, nous n’évoquerons pas leurs parties estuariennes qui sont soumises à d’autres enjeux de gestion. Enfin, ces rivières partagent une matrice d’aménagement hydraulique héritée liée à la présence des moulins à eau. Il s’agit de proposer une réflexion sur l’évaluation par les SE et de la mettre en relation avec les rapports de force à l’œuvre dans le domaine de la gestion des cours d’eau."

L'oubli du caractère hybride des cours d'eau et de la "socio-nature" - "La décomposition (en composantes biotique, abiotique et socio-économique) issue des approches écologique et économique qui ont construit le protocole d’évaluation et qui sont transposées au cours d’eau (…) ne nous semble opérationnelle ni sur le plan scientifique, ni sur le plan technique, ni sur le plan pédagogique. En effet, les cours d’eau sont bien le support de flux biophysiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été depuis longtemps façonnées par les sociétés. Ainsi la plupart des cours d’eau ne sont pas « soumis à l’influence humaine » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 113), ils ne sont pas non plus le résultat d’interactions complexes entre sociétés et processus biophysiques, mais le fruit de leur hybridation complète (Latour, 1991) dans une histoire de longue durée qui montre que l’Anthropocène des cours d’eau ordinaires a débuté bien avant la révolution industrielle (Lespez et al., 2013 ; 2015). Il n’y a pas non plus de capital « naturel », mais des milieux hérités qui constituent un capital où l’écologique et le culturel sont indissociables, c’est-à-dire un capital « hybride » ou des fragments de socio-nature (Swyngedouw, 1999). Les rivières ordinaires de l’ouest de la France sont des infrastructures que l’on peut sans doute qualifier d’ « anthroposystème » (Lévêque et al., 2003 ; Armani, 2006). L’hybridation de la nature (Latour, 1991) et la naturalisation de nos artifices (Larrère et Larrère, 1997) n’ont pas été vraiment encore intégrées dans le champ opératoire et de ce point de vue, l’évaluation par les SE telle qu’elle est envisagée actuellement ne modifie pas les choses. Il faudrait pour cela qu’elle modifie sa base conceptuelle pour tenir compte de l’ontologie des milieux contemporains dont les rivières ordinaires sont un exemple parmi d’autres." 

Biais d'évaluation économique (1), exemple de l'hydro-électricité en Léon-Trégor - "Alors qu’une étude de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne (2007) avait conclu à la faiblesse du potentiel du SAGE Léon-Trégor dans les Côtes-d'Armor (637 kWh de potentiel productible, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 1 500 habitants sur un territoire qui en comptait alors 113 140), sous la pression des propriétaires d’ouvrages une nouvelle expertise a été commandée par Lannion Trégor Communauté en partenariat avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie en 2014 dans le contexte d’application de la DCE, mais aussi de l’adoption d’un Plan Climat Énergie Territorial. Sur un peu plus de 150 ouvrages existants, l’étude conclut à un potentiel théoriquement mobilisable de 2 660 MWh/an. Sous la pression des structures responsables de la gestion de l’eau, ce potentiel a été revu en fonction de la consistance légale des ouvrages (c’est-à-dire en tenant compte du droit de dérivation actuel) : 45 % des ouvrages sont mobilisables sous conditions strictes, tous situés sur le Léguer, ce qui représente un potentiel de 1 200 MWh/an. (…) Même si les méthodes ont fait l’objet d’une harmonisation (MEDDE, 2013), l’interprétation des résultats demeure encore sujette à controverse. Les mêmes valeurs sont considérées par les uns comme la preuve du caractère anecdotique de l’énergie produite par ces ouvrages et par les autres comme la raison suffisante pour justifier leur maintien : ils produisent peu, mais dans des lieux isolés qu’ils peuvent rendre autosuffisants énergétiquement et s’appuient sur des droits ancestraux qui sont un héritage personnel, mais aussi envisagé comme ayant une portée culturelle."

Biais d'évaluation économique (2), exemple de la pêche sur la Touques - "L’ambitieux programme de restauration de la rivière Touques en Basse-Normandie n’aurait peut-être pas été mis en œuvre dans les années 1990 si les élus n’avaient pas eu en tête les retombées économiques espérées du tourisme halieutique (Germaine, 2011). La remontée des truites de mer a en effet été envisagée comme un levier pour promouvoir la pêche sportive et générer des bénéfices qui devaient même alimenter à terme l’entretien des berges de la rivière. Le programme mené entre 1994 et la fin des années 2000 a consisté à araser, à abaisser ou ouvrir 33 ouvrages en travers, à équiper 38 autres, et à restaurer un linéaire d’une centaine de kilomètres de rives. C’est une réussite indéniable sur le plan piscicole comme en témoigne l’ouverture de 140 km de cours d’eau (contre 24 seulement en 1978) aux poissons et l’augmentation du stock de truites de mer de 1 400 en 2000 à près de 7 000 en 2008. L’annonce de retombées de la pêche estimées à 762 245 €/an (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis à 1 562 775 €/an (Bonnieux, 2000) a sans doute constitué un puissant moteur pour encourager les élus vers des programmes ambitieux de restauration. Cependant, si le nombre de cartes de pêche vendues et la fréquentation ont augmenté, ces chiffres n’ont jamais été atteints : en 2003, les bénéfices liés à l’activité pêche étaient estimés à 110 000 € par l’association PARAGES responsable de ce programme (Germaine, 2011). Basées sur la méthode des transferts de bénéfices utilisée à partir d’exemples nord-américains ou scandinaves (Salanié et al., 2004 ; Le Goffe et Salanié, 2004), dont les résultats sont peu transposables en l’état aux rivières de l’ouest de la France, les expertises économiques ont donc surévalué les bénéfices liés à la restauration de l’hydrosystème provoquant la défiance des élus et des institutions partenaires qui se sont retirés de l’association." 

Des méthodologies loin d'être stabilisées, une inclusion problématique des acteurs concernés - "L’évaluation monétaire des services marchands repose en réalité sur des choix de valeurs à discuter qui révèlent l’existence de visions divergentes de certains services ou usages. Elle renvoie à la nécessité de bien identifier en amont les bénéficiaires des dits services qu’on entend évaluer, ce qui est rarement fait par les bureaux d’études, mais qui sera l’enjeu de la plupart des discussions avec les acteurs concernés. Comme l’ont montré les expériences conduites sur la Vire ou le Léguer, loin de faciliter les choix d’aménagement ou de désaménagement, elle suppose de reporter la concertation dès la phase de diagnostic si l’on souhaite une vision la plus partagée possible de la définition de la valeur qui servira de support à la décision. (…) La multiplication des dossiers environnementaux à traiter et surtout la complexité des études économiques à conduire dans le cadre des SE est problématique, car « les protocoles d’évaluation des services écologiques sont encore loin d’être stabilisés tant au plan scientifique qu’opérationnel » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 42) et que nos connaissances sur le fonctionnement des systèmes fluviaux concernés demeurent encore insuffisantes. Cette situation est d’autant plus délicate que la fixation de la valeur des activités récréatives par les méthodes des évaluations contingentes est difficile et demande des enquêtes spécifiques pour lesquelles les bureaux d’études, souvent généralistes, qui interviennent sur les cours d’eau et les zones humides ordinaires n’ont pas encore développé de compétences. (…) toutes les expériences conduites soulignent la difficulté pratique d’intégrer les riverains et les populations locales dans le processus de co-construction du fait de la multiplicité des intérêts et des agendas professionnels et de problèmes méthodologiques comme l’inégal accès à l’outil informatique de plus en plus utilisé pour les prises de contact ou la conduite de l’enquête"

Quelle évaluation pour les services culturels ? Limites de "l'esthétique verte" - "En pratique, l’évaluation est difficile et pose des questions fondamentales. Nous savons que les paysages de la rivière aménagée sont un mélange de motifs élémentaires (ripisylve, berge, fossé, prairie, mare, etc.) correspondant plus ou moins à des écosystèmes. Mais comme le font remarquer de nombreux chercheurs, il est bien rare que l’activité de contemplation se limite à un objet élémentaire : c’est le plus souvent l’ensemble qui compte aux yeux des riverains (Kirchhoff, 2012). Dès lors, on peut douter que cette activité de contemplation s’appuie seulement sur la dimension visible d’un écosystème. De notre point de vue, elle repose sur l’appréciation d’un héritage hybride, le paysage, fruit d’une réorganisation par les hommes des systèmes fluviaux et de leurs écosystèmes. Selon les méthodes économiques en vigueur, on pourrait sans doute en calculer une valeur, mais il ne nous semble pas, sauf peut-être pour certains écologues informés et sensibilisés à une esthétique verte (Fel, 2009), qu’elle puisse être uniquement attribuée aux écosystèmes."

Le rôle de l'expertise questionné - "Les experts ont souvent beaucoup de mal à sortir d’une vision normative liée à leur représentation de l’inégalité des savoirs et à leur sentiment d’incarner l’intérêt général. Cette inflation du poids d’une expertise « source de normativité décisionnelle » (Lascoumes, 1994) caractérise la prise en charge actuelle de la gestion des cours d’eau étudiés et contribue à limiter les capacités délibératives des acteurs locaux. La critique du pouvoir de l’expert (Callon et al., 2001) devient implicitement ou explicitement un des enjeux des débats. Le rôle, qui pourrait être crucial des gestionnaires de terrain, a bien évolué en même temps que leur nombre a considérablement augmenté. Ils assurent souvent encore un rôle d’intermédiaire entre la sphère nationale et locale. En jouant pour le plus grand nombre un rôle de traducteur de l’expertise environnementale et de l’approche par les SE, ils sont les garants d’une certaine diffusion des savoirs alors que leur connaissance familière des cours d’eau leur permet de faire remonter les savoirs issus du terrain. Mais après avoir bénéficié d’un élargissement de leurs compétences, ils sont de plus en plus écartelés entre des injonctions distantes et quantifiées et les réalités humaines et politiques quotidiennes. La multiplication des projets et de leurs responsabilités alors que se développe une expertise plus standardisée et basée sur la production d’indicateurs fait craindre une dérive bureaucratique (Bouleau et Gramaglia, 2015) qui les éloigne progressivement du terrain et de leur rôle dans la formation de savoirs d’échelle locale."

La démocratie locale pour gérer les rivières ordinaires - "Au bilan, l’approche par les SE est lourde, difficile à réaliser et est rarement utilisée de la sorte (Blancher et al., 2013). Si l’on souhaite s’y engager et ne pas définitivement acter l’hypertrophie de l’expertise et la fin d’une délibération locale, il paraît indispensable que la prescription au nom de l’intérêt général ne fixe pas les calendriers et les objectifs a priori et que l’évaluation associe les acteurs locaux dans la définition des services et des valeurs ou, qu’a minima, soient clairement identifiés les usagers, qui exercent des pressions ou au contraire participent au maintien de la fonctionnalité des écosystèmes, ainsi que les bénéficiaires des services. La démocratie locale pourrait alors retrouver sa place pour gérer des environnements ordinaires aux enjeux écologiques modestes."



Discussion
La rivière est un enjeu de pouvoir et donc un territoire de lutte, aussi lointainement que nos sociétés sédentarisées sont devenues par nécessité des sociétés hydrauliques. Il y a le pouvoir de maîtrise du flot et de son accès en vue des usages (pour l'alimentation, l'irrigation, la navigation, l'énergie, le loisir), puis les luttes de ces usages respectifs dans la délibération et la décision publiques. Cette hydropolitique n'est pas un régime d'exception, simplement l'expression appliquée à la rivière de la diversité des valeurs, des intérêts et des goûts propre aux sociétés humaines. Nous n'attendons pas tous la même chose de la rivière. Nos attentes varient selon les personnes et les groupes, mais aussi et les auteurs le soulignent, ces attentes peuvent varier dans le temps (par exemple qui parlait de l'intérêt de puits carbone il y a 30 ans?) et dans l'espace (une production énergétique négligeable au plan régional ou national l'est-elle encore au plan local?).

Comme le remarquent les trois chercheurs, la notion moderne d'intérêt général a été l'outil normatif de l'Etat pour coordonner et apaiser des intérêts particuliers en conflit potentiel. Mais cet intérêt général a lui-même fluctué dans sa définition et ses orientations sur les rivières – il était (reste parfois) aménageur agricole ou industriel avant de devenir restaurateur écologique depuis peu. A partir du moment où il n'existe pas de consensus a priori parmi les riverains et les usagers, et vu que les rivières forment des réalités territoriales assez diverses selon l'occupation de leurs berges, l'exploitation de leurs cours et l'histoire de leurs vallées, il paraît peu probable que la rhétorique de cet "intérêt général" ou le recours à d'autres notions abstraites surplombantes donne la moindre clef utile pour produire une gestion consensuelle.

Il en va de même pour les concepts issus de l'écologie, puisque derrière l'adhésion de façade sur la "qualité de l'environnement" ou le "bon état de l'eau", on trouve vite des désaccords sur les obligations et contraintes qui en découlent. Plus largement, la réduction à la "rivière-nature" (dite aussi "sauvage", libre", etc.) dans le discours écologique dominant échoue à créer le consensus naïf qu'elle espérait sans doute (puisqu'invoquer la "nature" chez les adeptes de cette vision revient généralement à invoquer un ordre désirable devant lequel la volonté humaine doit plier). La négation des formes hybrides des cours d'eau (outre la rivière-nature, la rivière-société, la rivière-histoire, la rivière-économie, etc.) attise au contraire les conflits symboliques.

Plutôt que de s'échiner à nier les divergences de vue sur la rivière, il faudrait poser la reconnaissance de cette diversité et favoriser son expression dans le cadre du débat démocratique. Nous en sommes loin puisque :

  • les normes sont décidées par des comités d'experts lointains et fermés (exemple la conception de la DCE par la Commission européenne), on laisse aux échelons inférieurs du pouvoir quelques miettes de jeu dans l'application de ces normes ;
  • les instances délibératives de la gestion intégrée de l'eau (en France comité de bassin des SDAGE et commission locale de l'eau des SAGE) souffrent de dysfonctionnements patents (faible représentativité de la diversité des acteurs de l'eau, participation souvent limitée au vote de dossiers préparés de A à Z par des techniciens du pouvoir central après échanges avec les lobbies les plus actifs dans les commissions techniques) ;
  • le lourd régime des planifications pluri-annuelles sur base d'objectifs (généralement hors-sol, cf bilan des SDAGE en comparaison des annonces 5 ans plus tôt) ne parvient pas à se muter en gestion adaptative et intégrative plus souple et plus ouverte ;
  • l'action publique crée de manière artificielle une temporalité d'urgence ("sauver la rivière", "atteindre l'objectif dans X années") déconnectée de la temporalité réelle des hydrosystèmes (qui évoluent lentement et pas toujours de manière prédictible) et des attentes dominantes des riverains (qui souhaitent rarement des bouleversements de leur cadre de vie, plutôt des réponses ponctuelles à des problèmes concrets) ;
  • l'expertocratie triomphe à tous les niveaux, le moindre chantier suscitant désormais des études de faisabilité pour affronter la complexité des contraintes techniques et réglementaires, avec souvent une robustesse moyenne des connaissances scientifiques ouvrant des batailles d'experts sur des systèmes non déterministes (évolution biologique d'une rivière par exemple).

En France, le transfert en cours de la compétence GEMAPI (gestion de l'eau, des milieux aquatiques, de prévention des inondations) à la commune et aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre sera l'occasion de reposer ces problèmes.

Référence : Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable ?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, en ligne, hors-série 25, DOI : 10.4000/vertigo.17443

Illustrations : forges d'Aisy-sur-Armançon (en haut), moulin de Saint-Rémy sur la Brenne (en bas). Les aménagements de petite hydraulique, dont l'âge d'or se situe entre le XIe et le XVIIIe siècles, ont structuré les vallées. Après avoir été dépourvus de leur usage premier de production (généralement entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle), les sites sont réinvestis d'autres significations, souvent patrimoniales et paysagères. Ces lieux de mémoire deviennent lieux de conflit quand un nouvel ordre normatif entreprend de les désigner comme des obstacles à une naturalité idéale, et in fine d'en faire disparaître le plus grand nombre. Il est à noter que ces deux sites ici représentés sont pourvus d'une turbine et produisent encore une énergie à usage local, ce qui est l'exception plutôt que la règle. Pour le moment du moins, mais qui peut préjuger des enjeux énergétiques dans 20, 50 ou 100 ans? La temporalité des ouvrages est multiséculaire, tout comme celle des milieux aquatiques qu'ils modifient. L'action publique, avec ses grilles de résultats à 5 ans, peine à s'adapter à cette réalité.