On parle de plus en plus des "solutions fondées sur la nature" dans le domaine de la gestion de l'eau. Il s'agit par exemple d'ouvrir des lits majeurs d'inondation pour prévenir les crues ou de restaurer des zones humides pour stocker l'eau. Nous soutenons ces initiatives, qui actent des limites de l'artificialisation excessive des bassins versants au 20e siècle. Mais avec plusieurs réserves de précaution. D'abord, il s'agit d'expérimentation : toute "solution" promue sur argent public doit répondre devant les citoyens de ses résultats et de ses coûts, la "nature" n'étant pas ici un argument suffisant si le service attendu pour la société n'est pas aussi au rendez-vous. Ensuite, la puissance publique française ayant tendance à convertir les approches empiriques en doctrine rigide, on se gardera de toute généralisation avant les retours d'expériences menés avec rigueur et transparence, dans une expertise ouverte aux observations citoyennes. Enfin, certains adeptes des solutions fondées sur la nature se montrent parfois des partisans aveugles de la destruction des solutions fondées sur l'histoire qui ont largement fait leur preuve, en particulier les retenues et diversions d'eau attachées aux ouvrages hydrauliques en place. Face aux risques de crue comme de sécheresse, nous n'avons surtout pas besoin de détruire les héritages du passé qui restent utiles et permettent des gestions de l'eau sur les bassins versants. Par ailleurs, la création de retenues peut aussi rester nécessaire sur certains territoires. Ici comme ailleurs, l'écologie devra être pragmatique, intelligente et inclusive.
Crue en lit majeur de l'Armançon au niveau de Senailly (21)
Les solutions fondées sur la nature désignent la capacité à utiliser l'environnement naturel et ses écosystèmes pour offrir des services de gestion des risques et de production d'agrément. Les exemples en sont nombreux, comme favoriser la végétation en ville afin de rafraîchir l'atmosphère, créer des dunes pour contenir l'avancée de la mer sur le littoral, planter des forêts pour stocker le carbone en excès ou encore recréer des haies pour éviter l'érosion des sols agricoles.
Dans le domaine de l'eau, plusieurs de ces solutions fondées sur la nature sont promues, par exemple restaurer des zones humides qui servent à stocker et épurer l'eau, outre leur valeur de biodiversité ; permettre des inondations du lit majeur des rivières afin de dissiper des crues et de limiter leur effet à l'aval ; planter des ripisylves pour atténuer l'effet du réchauffement sur la température de l'eau ; végétaliser les bassins versants pour réduire le ruissellement superficiel et l'érosion, etc. (voir
Rey et al 2018 ; voir les deux rapports parlementaires en référence en bas de l'article).
Ce concept de solutions fondées sur la nature n'est pas directement scientifique pour le moment. Il a émergé du monde des ONG, sous l’impulsion de l’UICN, lors de la conférence des parties de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques qui s'était tenue en 2009, à Copenhague (voir
UICN 2018). L'Union européenne a lancé plusieurs programmes (BiodivERsA 2014, ThinkNature 2018 dans le cadre de la programmation scientifique de l'Union Horizon 2020) pour travailler sur ces solutions fondées la nature, évaluer leurs domaines, leur faisabilité et leur efficacité.
Les solutions fondées sur la nature ont eu rapidement du succès au ministère de l'écologie et dans les organismes administratifs qui en dépendent, comme l'office français de la biodiversité (exemple
AFB 2017) ou les agences de l'eau (exemple
AERMC 2018). Le nouveau Plan national d’adaptation au changement climatique (2018) et le nouveau Plan biodiversité (2018) promeuvent l’utilisation de ces solutions.
C'est à ce point que nous exprimons quelques inquiétudes : l'expérience des dernières décennies montre que le fonctionnement excessivement bureaucratique et centralisé de la France peut facilement conduire à des déboires. Ce qui fut vrai à l'époque des 30 glorieuses dans le sens d'une artificialisation outrancière (soutenue alors par les pouvoirs publics au nom de "
la science") pourrait très bien devenir vrai demain sous la forme d'une naturalisation outrancière (toujours soutenue au nom de "
la science"). Cette crainte n'est pas théorique : nous en avons de bien tristes exemples depuis quelques années dans
la politique aberrante de destructions des moulins et étangs d'Ancien Régime au nom d'une soi-disant modernité écologique. De telles pratiques autoritaires, sous-informées et conflictuelles n'ont pas d'avenir et doivent plutôt servir de contre-exemples sur ce qu'il ne faut pas faire.
On prendra garde ici à un certain "
scientisme" écologique qui, ignorant les vertus de l'empirisme et l'examen des solutions concrètes déjà déployées dans le passé, prétendrait ré-inventer l'aménagement du territoire sans esprit critique et sans garde-fou sur la qualité de ses réalisations. Nous devons certes innover, et il est certain que la politique brutale de "
correction" des aléas de la nature au fil du dernier siècle a entraîné des détériorations d'écosystèmes, parfois des effets pervers multipliant les coûts de gestion et les externalités négatives. Les milieux ont besoin d'être protégés, respectés, parfois restaurés. En sens inverse, gardons-nous de l'amnésie ou de la naïveté car la nature laissée à elle-même produisait parfois des désagréments, et ne suffit pas à elle seule à satisfaire les attentes de la société. A cela s'ajoute que les experts eux-mêmes, quand on prend le temps de lire attentivement leurs travaux, admettent la grande incertitude des connaissances (voir
le travail Inra-Irstea 2016 sur l'effet des retenues, par exemple) et donc l'inanité qu'il y aurait à propager des propos définitifs sur les avantages ou les inconvénients de chaque option. L'humilité et l'honnêteté intellectuelles sont de mise pour construire les politiques publiques, le premier enseignement de la science étant la complexité du réel et la difficulté à anticiper les conséquences à long terme de nos actions.
Les solutions fondées sur la nature visent avant tout à être des "
solutions". A ce titre, elles doivent donner lieu à des expérimentations suivies d'évaluations.
L'évaluation du rapport coût-efficacité : les solutions fondées sur la nature occupent un certain espace et demandent des chantiers d'aménagement, parfois de suivi dans le temps et de ré-intervention pour corriger des erreurs ou des dégradations de fonctionnalité. Cela a des coûts qu'il convient d'estimer et de mettre en regard de leur efficacité à atteindre l'objectif assigné. Par exemple, il s'agira de définir le volume d'eau réellement retenu par une zone humide lors d'une crue (toute personne vivant au bord de la rivière constate que dans les périodes de crues par accumulation, les sols sont vite gorgés d'eau, donc la capacité de rétention des lits majeurs est saturé, ce qui demande évaluation précise en gestion des risques).
Le respect de la concertation sociale : la simple invocation de la nature ne suffit nullement à créer du consensus, car les solutions fondées sur elle ont aussi des coûts, des contraintes, des impacts sur les riverains. Il peut être difficile de faire accepter des inondations de terrains, même si elles ne sont pas permanentes comme dans le cas d'un barrage (voir par exemple le suivi instructif de chantier relaté et analysé dans
Riegel 2018).
Le pragmatisme sans dogme : on observe avec perplexité que certains défenseurs des solutions fondées sur la nature peuvent aussi se faire les idéologues du refus de toute autre solution (par exemple
France Nature Environnement). Or, au regard des prévisions de changement climatique, notamment dans le Sud et l'Est de la France déjà soumis au stress hydrique chronique, les stratégies d'adaptation doivent rester ouvertes et ne pas sacrifier des territoires au nom de positions intransigeantes. Une écologie trop dogmatique produit des résistances évitables et nourrit finalement des retards sur des solutions consensuelles et faciles à implanter.
La conservation des (bonnes) solutions fondées sur l'histoire : les solutions fondées sur la nature sont des pistes prometteuses qui méritent l'exploration et l'expérimentation. Mais elles ne doivent pas conduire à la négation des solutions héritées de l'histoire qui ont déjà fait amplement leur preuve en matière de prévention des inondations et de gestion des sécheresses. C'est notamment le cas de tous les ouvrages de retenues présents en France, que l'on se gardera de détruire alors que le changement hydroclimatique ouvre une période d'incertitude forte sur l'avenir de l'eau, avec nécessité de préserver les outils de gestion adaptative des rivières et des bassins versants (voir
Beatty et al 2017,
Clifford et Hefferman 2018,
Tonkin et al 2019). Il est de ce point de vue navrant de lire que certains valorisent des fonctionnalités des zones humides naturelles (retenir plus longtemps l'eau, charger des nappes, écrêter des crues, épurer des intrants) tout en dévalorisant par pur dogmatisme des fonctionnalités parfaitement identiques dans des hydrosystèmes artificiels créés par nos ancêtres.
Prétendre tout casser ici et tout reconstruire ailleurs, ce serait encore une politique de l'hubris qui oublie le besoin de sobriété et d'économie des moyens propre à la transition écologique.
A lire aussi 2 rapports parlementaires récents
Rapport d'information sur la ressource en eau, Adrien Morenas et Loïc Prud’homme
Terres d'eau terres d'avenir. Sur les zones humides, Frédérique Tuffnell et Jérôme Bignon
Sur la rivière Armançon, le barrage de Pont-et-Massène a une capacité de stockage de 6 millions de m3 d'eau, permettant de gérer les crues et les étiages.