18/05/2016

Embâcles et bois morts: faut-il toujours les retirer?

Retirer les embâcles de la rivière figure de très longue date parmi les obligations du riverain. Ces amas de bois morts modifient l'érosion et le régime des inondations, pouvant occasionner des risques pour les biens et personnes. Pourtant, du point de vue écologique, on reconnaît des vertus aux embâcles et certains projets de gestion de rivière prévoient même l'ajout volontaire de débris ligneux. Un point sur la question.

On appelle embâcle des amas de débris ligneux et bois morts qui se forment sur les rivières. Les branches et parfois les troncs tombent dans la rivière suite à une mortalité naturelle ou à certains épisodes météorologiques. Les embâcles de grande taille ont un poids qui excède la capacité d'entraînement du courant et restent sur place. Les débris de plus petite taille sont emportés par le flot mais tendent à se bloquer dans certaines zones : rochers émergents, seuils naturels, chaussées ou barrages, écluses, ponts, etc.


La position longtemps dominante de l'administration et du gestionnaire a consisté à exiger un retrait de tous les embâcles en rivière. En France, l'article L 214-14 du Code de l'environnement continue de présenter l'"enlèvement des embâcles" comme une obligation du riverain des cours d'eau non domaniaux, avec désormais des motivations environnementales pas toujours très lisibles  :
"le propriétaire riverain est tenu à un entretien régulier du cours d'eau. L'entretien régulier a pour objet de maintenir le cours d'eau dans son profil d'équilibre, de permettre l'écoulement naturel des eaux et de contribuer à son bon état écologique ou, le cas échéant, à son bon potentiel écologique, notamment par enlèvement des embâcles, débris et atterrissements, flottants ou non, par élagage ou recépage de la végétation des rives."
Comme nous allons le voir, ces injonctions sont devenues quelque peu contradictoires, car le déséquilibre local créé par les embâcles fait partie de l'écoulement normal d'une rivière (de même que des bancs d'atterrissement). Par son empressement à ajouter de "l'écologique" dans un maximum de textes, le législateur manque parfois de précision ou de cohérence.

Pourquoi tend-on à retirer les embâcles?
La motivation à retirer des embâcles peut venir de l'aspect esthétique et paysager : certains riverains n'aiment pas l'impression de "négligé" des amas anarchiques de branches et demandent aux syndicats de les retirer. Elle peut aussi être liée aux besoins de certains usagers. Par exemple, les moulins et usines hydro-électriques risquent de voir les biefs, les prises d'eau de conduite ou les grilles de chambre d'eau obstrués de bois mort, ce qui crée des pertes de charge et d'exploitation. Dans ce cas précis, les embâcles sur un seuil ou un barrage peuvent aussi élever la lame d'eau au-dessus du niveau légal autorisé, ce qui est interdit. Enfin, en milieu urbain, le ruissellement sur sols artificialisés augmente les risques liés aux crues, et il est indispensable pour la sécurité que tous les exutoires soient non encombrés pour permettre la bonne évacuation des eaux.

Au-delà de ces cas particuliers, la perturbation des embâcles pose deux types de problème hydraulique : l'inondation et l'érosion.

L'inondation tient au fait que les embâcles, s'ils barrent totalement le lit des petits cours d'eau, vont avoir pour effet d'augmenter la hauteur d'eau à l'amont. Il peut alors y avoir débordement des berges et déversement dans les propriétés riveraines, qui font office de champ d'expansion de la rivière, particulièrement en crue. On notera que l'augmentation du risque à l'amont diminue le risque à l'aval, car les embâcles limitent le débit de pointe et lamine la crue. Le même type de problème est posé par les barrages de castors dans les zones colonisées par cette espèce.

L'érosion dépend de la géométrie locale des embâcles. Quand ceux-ci ne bloquent que partiellement le cours d'eau, la section restant libre voit une accélération du flot (effet Venturi). Si l'embâcle dirige ce flot accéléré vers une berge (ou une construction comme une pile de pont), il augmente l'érosion et peut donc dégrader le foncier ou le bâti.

Des intérêts écologiques avérés
Malgré ces problèmes, la représentation des embâcles a changé au cours des dernières décennies. On a même vu parfois des gestionnaires recharger artificiellement des rivières en débris ligneux. La raison en est que les embâcles présentent des intérêts écologiques :

  • en modifiant localement la vitesse, la hauteur et la granulométrie, les embâcles créent une mosaïque de micro-habitats dans les petites rivières; 
  • dans les cours d'eau aval, les embâcles peuvent faire émerger des habitats plus importants (mésoformes) comme des bras, des tresses ou des îles, dont l'intérêt pour la biodiversité est établi;
  • les zones calmes à l'amont des embâcles servent d'abri ou de refuge (repos lors de migration piscicole notamment), et les mouilles assez profondes en été peuvent avoir un intérêt thermique et hydrologique à l'étiage;
  • les débris ligneux et bois pourris alimentent une faune spécialisée d'invertébrés.

On notera au passage que certains avantages écologiques liés aux obstacles formés par les embâcles sont aussi valables pour des petits seuils de moulins et leur bief dérivé.

Comme souvent sur les questions d'eau et de milieux aquatiques, il est donc difficile d'édicter des règles homogènes. La ligne de partage semble ici définie par le risque de dommage sur les personnes et les biens : si ce risque est avéré, la gestion des embâcles doit éviter la perturbation locale de l'écoulement, surtout en crue. S'il n'y a pas d'enjeux de riveraineté (friches, vallées encaissées et non peuplées), laisser tout ou partie des embâcles à la rivière paraît préférable. En prenant tout de même garde au fait qu'une forte crue tendra à emporter les flottants laissés dans le lit, et représentera donc une charge solide conséquente à gérer vers l'aval. Enfin, l'avis des riverains est un paramètre à prendre en compte : le cours d'eau répond à des attentes sociales, pas seulement à des impératifs écologiques.

Lectures : Piégeay H et al (2005), Les risques liés aux embâcles de bois dans les cours d’eau : état des connaissances et principes de gestion, TEC&DOC et Lavoisier in Bois mort et à cavité, une clé pour des forêts vivantes, oct 2004, Chambéry, France. pp.193-202 ; Maridet L et al (1996), L'embâcle de bois en rivière : un bienfait écologique ? un facteur de risques naturels ?, Houille Blanche, 96 5., 32-37

Illustrations : embâcles encastrés sur une pile de pont (Kenneth Allen CC BY SA 2.0), déposés en berge (Franzfoto CC BY SA 3.0), dans le lit d'une rivière du Morvan (Hydrauxois).

16/05/2016

Défendre la valeur intrinsèque du patrimoine historique des moulins

Il ne viendrait à l'esprit d'aucune personne civilisée, ou même sensée, de casser systématiquement certains éléments du patrimoine d'une nation. Et pourtant, cette idée aberrante a pu paraître légitime en France quand le patrimoine concerné est celui des moulins et de leur exceptionnel témoignage sur l'histoire des rivières. Affirmer que tout ouvrage hydraulique pose problème à la rivière et que toute disparition d'ouvrage est un bénéfice désirable pour les milieux, refuser de mettre en balance les considérations écologiques avec les sensibilités esthétiques, paysagères et culturelles, cela revient à promouvoir une négation de la valeur intrinsèque du patrimoine hydraulique et de notre devoir de transmission de ce patrimoine aux générations futures. Ne pas dénoncer cette folie, c'est s'en rendre complice. Ce n'est pas demain qu'il faut défendre l'héritage menacé de nos rivières : c'est maintenant. Et partout.

Les moulins appartiennent au patrimoine historique, technique et culturel des rivières françaises. La valeur de ce patrimoine est essentiellement associée au système hydraulique de captage et usage de l'eau, sans lequel le moulin n'a plus aucun sens. Pendant près de deux millénaires, l'eau a été la principale source d'énergie renouvelable avec la biomasse, la transformation des céréales par les moulins a été au coeur de l'alimentation humaine et animale : ce n'est pas anecdotique, c'est au contraire une clé de lecture du développement des civilisations.

A la valeur patrimoniale du bâti s'ajoute une valeur paysagère : les retenues et les canaux (biefs) associés à l'existence des moulins dessinent un certain profil de la rivière et de la vallée, inscrit dans les représentations collectives, déterminant les occupations humaines des berges. Obligés de s'adapter au cours des rivières, les moulins sont souvent des modèles d'intégration du bâti humain aux contraintes naturelles des sites, ce qui est au coeur même de la définition du paysage. Et ces paysages sont, en France et en Europe, la manière singulière dont l'homme habite la nature. Nous n'avons pas de ce côté-ci de l'Atlantique le goût des "réserves de vie sauvage" où l'homme est interdit de présence, nous préférons plutôt assumer et valoriser une très longue et subtile co-existence du naturel et du culturel.


Les moulins forment un patrimoine vernaculaire de proximité : il n'est pas forcément reconnu au sens réglementaire de la protection patrimoniale, mais il participe à l'identité et à l'esthétique des territoires, comme ses autres édifices remarquables et constructions (lavoirs, ponts, fontaines, pigeonniers, fours, calvaires, maisons et fermes anciennes, etc.). Les moulins sont aussi parfois associés à un patrimoine immatériel, quand les savoir-faire de production ont été préservés. Leur influence sur la toponymie, l'hydrographie, l'histoire et la géographie indique assez leur place importante dans l'héritage national.

Les moulins étaient originellement des édifices utilitaires : véritables usines à eau, ils servaient à la transformation des produits agricoles ou manufacturiers. La perte progressive de cet usage économique originel n'implique nullement la perte de leur valeur patrimoniale — pas plus qu'un château-fort perd son intérêt sous prétexte qu'il ne permet plus la défense des villageois, ni que la chapelle perd sa beauté quand ses fidèles la quittent.

Toutes choses égales par ailleurs, est-il bénéfique pour la collectivité de permettre la conservation, l'entretien et la transmission de ce patrimoine des moulins aux générations futures ? Nous pensons que la réponse est évidente : depuis un siècle, tant à l'échelle nationale qu'internationale, la valeur sociale, éducative, économique de la préservation du patrimoine s'est imposée comme une nécessité pour la construction d'un rapport toujours plus riche, plus dense, plus divers à la mémoire collective. Tout ne peut certainement pas être conservé, ni ne doit forcément l'être. Mais c'est souvent avec répugnance que l'on voit disparaître les témoignages singuliers du passé, et c'est toujours avec horreur que l'on condamne les entreprises terroristes ou totalitaires de destruction volontaire des héritages culturels de l'humanité. Le patrimoine des moulins, comme tous les autres, possède une valeur intrinsèque digne d'être comprise et transmise.

Aujourd'hui en France, certains veulent opposer le patrimoine culturel des ouvrages hydrauliques au patrimoine naturel des espèces aquatiques. La défense du second pourrait justifier la destruction du premier. Cette position est intenable.


Au plan empirique, rien ne démontre sérieusement que les moulins ont provoqué la disparition d'espèces aquatiques. Ces disparitions – ou plus exactement régressions – limitées au domaine piscicole sont essentiellement documentées à compter du XXe siècle, en réponse à d'autres pressions que celles des petits ouvrages hydrauliques. Par ailleurs, la biodiversité aquatique s'est transformée par l'introduction volontaire ou accidentelle de nombreuses espèces, de sorte que le patrimoine naturel est une notion en constante évolution. Enfin, il existe des méthodes non destructives pour aboutir à des bénéfices écologiques en faveur de la conservation de certaines espèces. L'opposition est donc largement factice.

Au plan éthique ou philosophique, la fin ne justifie pas tous les moyens. La prise en compte de l'intérêt des espèces vivantes non humaines est certainement un progrès pour nos sociétés, et désormais un élément de notre culture commune. Mais cette sensibilité nouvelle ne saurait supplanter ou nier les grands principes fondateurs comme le respect des personnes et des biens, le droit à la sûreté et à la propriété, la défense de la diversité culturelle, l'accès à la culture et à l'éducation, etc. Réduire la destruction d'un moulin à une froide "solution" technocratique et économique a quelque chose de profondément inquiétant car désincarné et déshumanisé. Vouloir systématiser cette solution par des processus organisés de contraintes se place clairement à la limite du tolérable pour une démocratie fondée sur les droits de l'homme.

Enfin, la valeur patrimoniale des moulins n'implique pas que la collectivité peut et doit tous les préserver. En fait, beaucoup ont déjà disparu au fil des siècles. Au bord des rivières, il est fréquent de trouver des anciens sites de moulin en ruine. La nature a repris toute seule ses droits, les crues successives ont fini par éventrer et emporter l'ouvrage, le bief est devenu un bras mort. Il est bon qu'il en soit ainsi : le temps fait son oeuvre, certains ouvrages sont préservés car transmis et entretenus de manière continue, d'autres sont rendus à l'écoulement spontané de la rivière. Laissons faire ainsi la nature au lieu d'amener sur nos rivières des pelleteuses et des bétonnières qui n'ont rien d'écologique.

Illustrations : en haut la rivière (Lignon) et son béal, à Jaujac. Le patrimoine des moulins est inséré dans celui de la nature, souvent de manière harmonieuse. En bas un moulin abandonné sur le Serein, à Courcelles-Frémoy.  Le seuil s'échancre, la rivière reprend peu à peu sa liberté, l'ancienne retenue et la chute résiduelle forment un biotope non dénué d'intérêt au plan écologique.

15/05/2016

Restauration de rivière, un bilan critique (Wohl et al 2015)

Ingénierie écologique sans résultats significatifs sur les indicateurs de qualité ou les objectifs initiaux, défaut d’inclusion des acteurs sociaux et partenaires locaux, limites d’échelle à la réussite des actions engagées : trois chercheurs tirent un bilan critique de la restauration de rivière à l’occasion d’un panorama de sa jeune histoire. Tous les chantiers ne sont certes pas inefficaces, mais beaucoup ne tiennent pas leurs promesses. Et ces promesses elles-mêmes doivent être questionnées si l’état écologique désiré de la rivière diverge des attentes esthétiques, émotionnelles ou pratiques des riverains.  Il est grand temps que la politique publique des rivières en France cesse la censure administrative sur ces retours critiques de plus en plus nombreux venus du monde scientifique. Au-delà, ce sont les paradigmes mêmes de la restauration écologique dont il convient de débattre. Une partie de l’écologie reste sensible à des convictions dont le bien-fondé n’est pas évident : une suppression d’impact anthropique permettrait de revenir à un état antérieur non perturbé ; l’influence humaine ne serait pas devenue partie intégrante du milieu et les trajectoires naturelles tendaient spontanément vers la stabilité, la permanence, l’équilibre ; l’évolution des éco-anthroposystèmes aurait une bonne prédictibilité malgré leur caractère complexe, voire chaotique. Ce dont nous avons besoin : nettement plus de recherche amont pour évaluer ces assertions, affiner les concepts et les modèles ; nettement moins de chantiers précipités aux coûts importants, aux résultats décevants, aux suivis inexistants et au consensus social défaillant.

A l’occasion du 50e anniversaire de la revue Water Resources Research, Ellen Wohl, Stuart N. Lane et Andrew C. Wilcox ont publié une revue sur la science et la pratique de la restauration de rivière.  Cet exercice consiste à faire le point sur l’état des connaissances et des débats dans la communauté scientifique : ce n’est pas un travail de recherche proprement dit, mais de bilan sur quelques aspects dominants de cette recherche.  Ellen Wohl et ses collègues soulignent que la restauration physique a pris une importance croissante dans la gestion des rivières à partir de la seconde moitié du XXe siècle, et surtout des années 1980-1990. Ils dressent une perspective critique assez sévère des trois premières décennies de restauration. Leurs propos devraient faire réfléchir plus d’un décideur dans notre pays, en pleine préparation du transfert de la compétence Gemapi (gestion de l’eau, des milieux aquatiques, prévention des inondations) aux intercommunalités, alors que l’efficacité de la dépense publique pour l’eau est contestée et que certaines réformes supposées "phare" (comme la continuité écologique) provoquent de nombreux conflits.


La première partie de l’article d’ Ellen Wohl et ses collègues est dédiée au rappel des divers types d’actions de restauration, selon qu’elles concernent des petits cours d’eau de tête et milieu de bassin, des corridors fluviaux ou des milieux plus spécifiques. Les auteurs rappellent les diverses options de cette restauration : stabilisation de berge, reconfiguration du chenal (géométrie, profil, ligne d’énergie), suppression de seuils ou barrages, dispositifs de franchissement piscicole, reconnexion de la plaine d’inondation, gestion environnementale des prélèvements et du débit, amélioration des micro-habitats dans le lit et les berges, gestion des espèces, acquisition foncière pour renaturer les abords des cours d’eau.

Nous nous concentrons ici sur quelques éléments mis en avant par les chercheurs dans le retour critique de ces chantiers de restauration.

Suivi rare, efficacité limitée, information scientifique insuffisante - "Même si une prise en compte plus large des processus de la rivière et de la restauration au-delà du corridor fluvial s’est installée, la communauté scientifique a souligné deux thèmes persistants dans la restauration de rivière : le suivi limité des projets pour déterminer objectivement et quantitativement si les buts de la restauration sont atteints (par exemple, Bernhardt et al, 2005) et la proportion élevée de projets de restauration qui ne parviennent pas à des améliorations significatives des fonctions de la rivière telles que les reflètent des critères comme la qualité de l’eau ou les communautés biologiques (Lepori et al 2005, Bernhardt et Palmer 2011, Violon et al 2011, Palmer et Hondula 2014). Nous pouvons ajouter à cela le troisième défi consistant à mieux intégrer la communauté non scientifique dans la planification et l’implémentation de la  restauration de rivière (Eden et al 2000, Pfadenhauer 2001; Wade et al 2002, Eden et Tunstall 2006, Eden et Bear 2011). L’échec apparemment très répandu de beaucoup d’approches de restauration souligne le besoin de comprendre pourquoi une proportion substantielle des projets de restauration n’atteignent pas leurs objectifs et comment la communauté scientifique peut contribuer à rendre cette restauration plus efficace".

Critères de réussite écologique non atteints - "A date, la majorité des projets de restauration de rivière ne satisfont pas les critères centraux posés par Palmer et al 2005 pour une restauration écologiquement réussie. Ces critères sont que les conditions écologiques doivent être améliorées de manière démontrée et que l’écosystème doit être plus auto-suffisant et plus résilient aux perturbations externes, de sorte qu’un minimum de maintenance soit nécessaire après la restauration. Les problématiques entourant la signification sociale des projets de restauration sont rarement prises en considération, alors qu’elles sont souvent prédominantes pour leur implémentation dans des systèmes où les communautés ont leur mot à dire sur la manière dont l’environnement est géré".

Adhésion des populations locales - "La restauration implique des coûts financiers (Holl et Howarth 2000) et autres (Junker et al 2007). Développer un intérêt soutenu des populations locales pour la restauration de rivière (eg Åberg et Tapsell 2013) est particulièrement important pour préserver un soutien de la société au projet. Les rivières sont à la fois une source de valeur (par exemple loisir) mais aussi d'inquiétude (par exemple risque d’inondation) pour ceux qui vivent avec elles (e.g., Jacobs et Buijs, 2011; Seidl et Stauffacher, 2013). Si les objectifs de la restauration dépendent de l’engagement continu de ceux qui vivent avec la rivière ou qui influencent les décisions de gestion, ils doivent en conséquence être conçus en termes socialement pertinents et acceptables (Tunstall et al 1999, 2000; Junker et al 2007, Buijs 2009, Åberg et Tapsell 2013, Yocom 2014). La pertinence sociale est fortement liée aux facteurs esthétiques et émotionnels qui définissent si des communautés considèrent un projet de restauration comme réussi (Buijs, 2009; Jacobs et Buijs, 2011; Yocom, 2014). Des rivières peuvent avoir acquis une valeur sociale même quand elles sont écologiquement dégradées (e.g., Adams 1997; Junker et al 2007) et la recherche a montré que des éléments vus par des scientifiques comme nécessaires pour une restauration réussie en termes biophysiques ne sont pas ceux qu’une communauté va valoriser (Che et al 2014)."

Hybride nature-culture, intégration des riverains dans la conception et la décision - "Ces observations montrent pourquoi la rivière doit être vue comme un hybride de nature et de culture (Eden et al 2000, McDonald et al 2004) et cela a des implications majeures pour l’implémentation des projets de restauration de rivière. Aussi louables que puissent être les objectifs scientifiquement ou écologiquement informés pour la restauration, l’incapacité à considérer l’interface entre la société et la science de la restauration a des chances de causer une divergence entre les praticiens, les chercheurs et ceux qui vivent avec les rivières. La définition des objectifs et la mise en oeuvre de la restauration de rivière doivent faire participer les communautés qui les portent financièrement, culturellement et politiquement  (eg Mann et al 2013, Seidl and Stauffacher 2013). Cette attention est nécessaire pour faire de la restauration un processus plus responsable au plan démocratique et pour respecter les origines de la restauration comme mouvement social. C’est aussi nécessaire parce que certains pouvoirs au sein des communautés locales peuvent bloquer des projets de restauration".

Contraintes d’échelle, contraintes d’acceptabilité - "Notre revue suggère que l’incapacité répandue à restaurer des fonctionnalités de la rivière et des communautés écologiques comparables à des conditions de référence reflète deux contraintes primaires. La première est la divergence entre l’échelle de l’altération et l’échelle de la restauration. Typiquement, les projets de restauration ne s’attaquent pas aux changements à échelle de bassin versant de l’eau, des sédiments, des nutriments et des contaminants entrant dans la rivière et aux changements à échelle de bassin versant des connectivités longitudinales, latérales et verticales des rivières. Les efforts de restauration à échelle du tronçon ont particulièrement peu de chances d’être suffisants quand la majorité du bassin a été altéré, et même une restauration à échelle de bassin sur une seule variable, comme le débit, aura probablement un succès limité. La seconde contrainte d’importance est le fossé parfois substantiel entres les attentes de la société vis-à-vis de la rivière, qui peuvent être largement esthétiques, et la compréhension scientifique des rivières comme systèmes dynamiques qui requièrent un certain niveau de déséquilibre et comme écosystèmes avec de nombreuses fonctions invisibles, comme les échanges hyporhéiques. Ce fossé peut conduire à l’adhésion sociale en faveur d’efforts cosmétiques de restauration plutôt qu’à l’acceptation du maintien de formes et de facteurs importants pour la rivière, comme par exemple ceux associés aux crues."


Quelques observations
Le constat d’Ellen Wohl et de ses collègues est devenu ces dernières années un topique de la littérature scientifique en écologie des rivières : la restauration physique des cours d’eau, cela ne marche pas très bien et cela rencontre souvent peu d’adhésion sociale. Le travail des trois chercheurs s’abstient de tout volet d’analyse économique (étude coût-bénéfice), qui aurait probablement assombri un peu plus le diagnostic –la sensibilité à l’efficience de la dépense est désormais une tendance lourde de l’évaluation des politiques publiques comme des contraintes budgétaires des Etats.

Les extraits cités sont évidemment aux antipodes du story-telling infantilisant des gestionnaires publics, qui nous assurent avec force communication du formidable enthousiasme collectif autour de ces actions et des résultats faramineux promis par elles. En France, le Ministère de l’Environnement conseille sans rire d’aller lire les recueils d’expériences hydromorphologiques de l’Onema, qui ont cette particularité d’avoir le taux exceptionnel de 100% de réussite. Et pour cause, ces recueils ne sont pas le fruit d’un suivi scientifique, mais d’une auto-appréciation subjective des porteurs de projets et d’un contrôle superficiel des résultats... très exactement les travers que critique la communauté scientifique depuis plus de 10 ans à la lueur de ses "vrais" retours d’expérience! Il serait temps de montrer un minimum d’honnêteté intellectuelle envers les citoyens qui paient ces "expériences", car comme Ellen Wohl et ses collègues le rappellent, l’adhésion sociale fait partie intégrante de la restauration de rivière.

Cela dit, il y a dans la manière même dont la problématique de restauration est posée par les auteurs (comme beaucoup d’autres) un angle mort qui nous trouble toujours un peu. Après tout, les gestionnaires n’ont pas inventé tout seul l’ingénierie écologique et la restauration physique des rivières, ils appliquent pour l’essentiel certains paradigmes définis par des scientifiques eux-mêmes ces dernières décennies. Dire par exemple que l'action locale (station, tronçon) ne suffit pas et qu'il faudrait agir sur tous les impacts du bassin versant, cela ressemble un peu à une fuite en avant irréaliste où l'on persiste dans une approche déficiente au lieu d'interroger la déficience elle-même.

L’écologie est la science qui étudie les interactions des organismes entre eux et avec leurs milieux. Cette science observe que le milieu spécifiquement humain a pris une dimension telle qu’il change substantiellement le fonctionnement et le peuplement des rivières. Lesquelles sont devenues des "anthroposystèmes", au même titre que nous vivons dans l’"Anthropocène". Ce processus date des implications hydrauliques de la sédentarisation amorcée voici dix millénaires (maîtrise nécessaire, locale, permanente de l’eau), s’est accéléré par seuils au gré des innovations, avec un bond à partir de la révolution scientifique et  industrielle moderne, s’associe désormais en premier ordre au boom démographique nous ayant mené à 7 milliards, et demain 9 milliards d’humains visant un certain confort d’existence. Il paraît donc difficile de construire une science des milieux autre que science des milieux anthropisés.

Dans ces conditions, la compréhension écologique de l’état "naturel" (au sens d’antérieur à un impact humain) d’une rivière devrait se démarquer assez clairement de l’espoir d’un retour à cet état "naturel" (espoir relevant de l’utopie politique davantage que de l’investigation scientifique). Par son appellation même, la "restauration" entretient cette ambiguïté puisque restaurer, c’est revenir à la situation antérieure. Mais le vivant ne revient jamais aux situations antérieures (de manière générale, aucun système dynamique complexe ou chaotique ne revient aux conditions préalables à une perturbation).

Nous ne devrions donc pas proposer à la collectivité une restauration ou une renaturation, mais (plus platement certes) une gestion ou un management de la rivière en vue de réaliser certains objectifs. Ce qui pose toute sorte de questions. Cette gestion est-elle collégiale, démocratique, technocratique? Est-elle définie au plan national ou au plan local, dans quelle instance ayant légitimité démocratique à le faire? Ses objectifs sont-ils définis par la science ou par la politique? Quel niveau minimal d’information sur les milieux et d'estimation des incertitudes est requis pour prendre une décision éclairée?  Comment s’arbitrent des attentes conflictuelles ou plus simplement des représentations divergentes? Est-il seulement possible au plan théorique de prétendre maîtriser l’évolution temporelle d’un hydrosystème, en garantissant que le "bon" choix aux conditions actuelles des milieux et de nos connaissances donnera des "bons" résultats quelques décennies plus tard? Qui définit le niveau d’incertitude de l’action et qui prend la responsabilité des échecs, quand la marge d’erreur concerne la vie des gens?

Ces questions sont complexes, nous ne prétendons pas avoir de réponses toutes faites. Une chose est au moins certaine : on ne trouvera pas ces réponses avec un système politique fondé sur des choix centralisés, non concertés avec l’ensemble des parties prenantes,  non informés par l’ensemble des disciplines scientifiques et non dégagés du court-termisme permanent alimenté par des états d’urgence factices (dont un certain discours écologique dégradé est hélas friand, enfant fidèle de son époque "bougiste" où il faut forcément agir vite ; sans parler de la manie politicienne de vouloir "laisser sa marque" le temps du mandat, ce qui aboutit à une inflation législative et réglementaire ou à des chantiers somptuaires auxquels les citoyens sont de plus en plus allergiques).

Hier, il n’y a pas si longtemps, des choix ont été faits. Déjà au nom d’une certaine rationalité scientifique et technique, déjà avec une certaine verticalité politique : drainage, curage, rectification, canalisation, barrage, endiguement, usages des sols en vue de la productivité économique et de la croissance territoriale, etc. On nous dit aujourd’hui que ces choix sont mauvais et qu’ils doivent être déconstruits. Gare à ne pas atteindre le point de lassitude où la société ne supporte plus d’être le cobaye d’une expérimentation permanente, ni le point de révolte où elle ne respecte plus les expérimentateurs eux-mêmes. Fussent-ils drapés de la toge écologique, qui ne prémunit pas des colères sociales.

Référence : Wohl E et al (2015), The science and practice of river restoration, Water Resour. Res., 51, doi:10.1002/2014WR016874.

Illustrations : restauration des habitats des rivières Warren Brook et Cold, US Fish and Wildlife Service, Creative Commons paternité générique 2.0.


Continuité écologique à la française: contre-modèle d'une réforme ratée 
Les propos d’Ellen Wohl, Stuart N. Lane et Andrew C. Wilcox prennent un sens particulier en France, où les chantiers de restauration de rivière sont dominés depuis quelques années par la réforme de continuité écologique visant à supprimer ou aménager de nombreux obstacles longitudinaux à l’écoulement (seuils, digues, barrages à divers usages).  Cette réforme a soulevé contre elle les représentants des riverains, des moulins, des étangs, des forestiers, des hydro-électriciens, d’une partie des agriculteurs, des grandes associations de défense du patrimoine et du paysage, de nombreux acteurs locaux, politiques ou associatifs (voir l’appel à moratoire et voir le bilan d’étape). Elle est donc d’ores et déjà un contre-modèle qui cumule la plupart des travers mis en lumière par les chercheurs : gouvernance opaque n’ayant pas associé les communautés concernées en amont, choix autoritaire de l’obligation légale et réglementaire d’aménager au lieu d’une démarche volontaire co-construite, solutions brutales (effacement privilégié) ou coûteuses (passes à poissons sur des milliers d’ouvrages) n’ayant pas de consensus social, absence de suivi scientifique voire d’objectifs initiaux dans la majorité des chantiers, délai obligatoire de 5 ans décalé par rapport aux capacités d’action et de financement des gestionnaires comme au temps nécessaire du débat sur des chantiers qui affectent durablement le cadre de vie de gens.  La question est désormais de savoir si le système défaillant de décision ayant produit cette programmation est capable de se réformer pour supprimer les dispositions les plus contestées et pour engager une gouvernance durable. La continuité écologique "à la française" a mal démarré, elle n'est pas obligée de mal finir...

14/05/2016

Hydro-électricité de montagne et populations piscicoles (Benejam et al 2016)

Des chercheurs se penchent sur les effets piscicoles de l'hydro-électricité (ouvrages de dimension petite à moyenne) dans une rivière massivement équipée des Pyrénées espagnoles. Ils trouvent bel et bien un impact sur les poissons en comparant les tronçons court-circuités et les zones non impactées. Certaines espèces sont moins nombreuses (truite, vairon), d'autres plus nombreuses (barbeau, loche, carpe). Les truites montrent l'effet le plus marqué en abondance, taille et poids en aval immédiat des barrages. La lecture attentive des résultats suggère que l'impact est plutôt modeste, essentiellement limité aux tronçons court-circuités. Les chercheurs – qui s'inscrivent dans une approche conservationniste – demandent davantage d'études des petits ouvrages et une meilleure gestion environnementale de ceux-ci. Ce genre de recherche est habituellement présenté dans le débat public comme élément de "preuve" que les petits ouvrages nuisent grandement aux milieux, généralement par ceux qui n'en lisent que le résumé de dix lignes. En réalité, seules quelques variétés de poissons sont étudiées (pas la biodiversité totale) et toutes les espèces piscicoles ne souffrent pas des barrages. Si ces travaux démontrent une chose, c'est que la politique des rivières doit caractériser très précisément les bénéfices écologiques attendus avant d'engager des dépenses publiques conséquentes ou des contraintes réglementaires lourdes. 

Lluis Benejam et ses collègues déplorent que la littérature internationale s'intéresse surtout aux grands barrages, mais assez peu aux ouvrages plus modestes. Ils étudient la tête de bassin de la rivière pyrénéenne Ter (Catalogne) et de six affluents (bassin versant 2955 km2). Cette rivière ayant deux grands barrages vers le milieu de son cours (Sau, Susqueda) – on peut regretter le choix d'une rivière impactée par de tels ouvrages s'il s'agissait d'isoler l'effet propre des barrages plus modestes –, c'est sur la seule tête de bassin (1799 km2) que les chercheurs ont mené leur travail.

Ce cours amont du Ter et de ses affluents comporte 85 ouvrages hydro-électriques construits à partir du XIXe siècle. 16 d'entre eux ont été étudiés : 3,4 m de hauteur moyenne (1,1 - 7,0 m), 0,789 MW de puissance moyenne (0,02– 2,8 MW), 2 km de tronçon court-circuité (0,5–5 km). Les auteurs donnent quelques indications sommaires d'usage des sols (dans l'ensemble, peu modifiés par l'agriculture et l'urbanisation), mais ne précisent pas l'état chimique ou physico-chimique des masses d'eau.

Sur la moitié des échantillonnages piscicoles, la truite (Salmo trutta) était la seule espèce présente. Ailleurs se trouvent une espèce native, le barbeau méridional (Barbus meridionalis), et trois espèces non natives (loche du Languedoc Barbatula quignardi, vairon de l'Adour Phoxinus bigerri, carpe commune Cyprinus carpio).

Les auteurs ont analysé 36 tronçons avec un échantillon de contrôle (secteur amont de l'ouvrage) et un échantillon d'étude (zone impactée du tronçon court-circuité à l'aval immédiat des ouvrages). Quelles sont leurs principales conclusions ?

- Les secteurs impactés (tronçons court-circuités) ont des eaux moins profondes, moins de refuges pour les poissons, moins de radiers et plus de bassines (ci-dessous, synthèse des différences observées, cliquer pour agrandir);

Extrait de Benejam et al 2016 art cit., droit de courte citation ; le second tableau sur une échelle de 1 à 10 pour les variables montre que les différences d'habitat ou végétation restent globalement assez modestes

- le substrat n'est affecté que marginalement (un peu plus de grosses roches, un peu moins de galets);

- l'abondance totale de poissons est plus élevée dans les zones de contrôle que dans les zones impactées;

- le poids et la taille des truites sont plus faibles dans les zones impactées (ci-dessous, quelques comparaisons, cliquer pour agrandir);


Extrait de Benejam et al 2016 art cit., droit de courte citation, le CPUE en haut à gauche est un indicateur d'abondance

- les truites et vairons sont moins nombreux dans les tronçons court-circuités, les barbeaux et loches sont plus nombreux, les carpes sont présentes sur deux sites;

- la différence entre zone de contrôle et zone d'impact tend à augmenter vers l'aval.

Les auteurs en concluent que les ouvrages de taille intermédiaire ont des effets observables sur les populations piscicoles, effets qui pourraient être compensés par des passes à poissons et une meilleure gestion du débit réservé. Ils suggèrent par ailleurs d'étudier davantage les impacts de la petite et moyenne hydrauliques.

Discussion
Les auteurs s'inscrivent dans l'approche de la biologie de la conservation – ils font observer que leurs résultats peuvent être sous-estimés car les zones de contrôle ne sont pas des "tronçons vierges" (pristine reach). Cela revient à considérer implicitement qu'une rivière hors de toute influence anthropique serait le bon étalon pour analyser la dégradation d'une population piscicole. Ce n'est pas l'approche de tous les écologues aujourd'hui, un certain nombre d'entre eux jugeant que l'état anthropisé du milieu fait partie de son évolution observable et non réversible depuis plusieurs millénaires. De sorte que l'opposition "vierge-modifié" ou "sauvage-anthropisé" n'a plus grand sens dans les zones à forte et ancienne densité humaine comme l'Europe, ni grand intérêt pour la réflexion sur l'avenir des rivières puisque cette influence anthropique n'est pas appelée à changer substantiellement à l'horizon temporel des décisions du gestionnaire, pas plus que l'état des peuplements déjà modifié.

Mais surtout, analysons ce que nous disent les résultats des chercheurs.

Y a-t-il un effet des ouvrages sur les poissons? Oui, les ouvrages changent l'hydrologie et les habitats, donc ils créent des zones plus ou moins favorables aux espèces selon leurs besoins et leurs cycles de vie.

Y a-t-il une pression à l'extinction ? On ne le sait pas, les auteurs ne recherchent aucune donnée historique pour définir des tendances de populations depuis l'existence des barrages. Au vu du temps de génération des espèces (quelques années) et du temps de présence des barrages (plus d'un siècle), on déduit a minima que ces espèces sont capables de vivre dans un hydrosystème fragmenté.

Y a-t-il une perte de biodiversité totale ? On ne le sait pas, les auteurs se contentent d'étudier les poissons, alors que les retenues des barrages sont aussi connues pour abriter des faunes et des flores d'intérêt. Pour ces populations piscicoles, on observe une simple répartition différentielle des espèces (certaines profitent, d'autres non), la présence d'une espèce nouvelle par rapport à ce type de milieu (carpe, normalement absente des têtes de bassin), un impact négatif surtout centré sur la truite et dans la zone des tronçons court-circuités.

Les impacts des ouvrages de taille modeste sont-ils bien connus ? Non, les chercheurs admettent que les études sont rares par rapport aux grand barrages. Cela contredit une fois de plus les affirmations de gestionnaires français prétendant que l'on dispose déjà d'un solide corpus de connaissance scientifique sur la petite hydraulique (ce qui a été indument opposé à Hydrauxois par une Dreal de bassin et l'Onema dans la recension de Van Looy et al 2014 par exemple, voir cet article de réponse).

Les ouvrages étudiés par Benejam et al sont-ils représentatifs des ouvrages classés dans les rivières françaises à fin de continuité écologique? Non, ils sont plutôt dans la tranche haute en terme d'impact, outre le fait qu'ils sont en zone montagneuse. La majorité des ouvrages de rivière classés au titre de la continuité écologique en France sont des seuils de moulin d'Ancien Régime, et non pas des usines hydro-électriques construites au XIXe siècle. La plupart ont moins de 2 mètres de hauteur de chute nette, et moins de 2 km de tronçon court-circuité, ils modifient très peu le débit liquide ou solide.

Les chercheurs concluent-ils à la nécessité d'effacer les ouvrages? Non, il suggèrent une meilleure gestion environnementale. Par ailleurs, ils ne livrent aucune réflexion sur les services rendus par les barrages hydro-électriques – y compris bien sûr la prévention du réchauffement climatique, qui est la menace de premier ordre en terme de perturbation thermique et hydrologique des rivières au cours de ce siècle. Une expertise scientifique sur les ouvrages demande des analyses biologiques et écologiques (comme celle que nous commentons), mais aussi bien l'avis des historiens, géographes, sociologues, juristes, économistes, etc. La rivière n'est jamais un phénomène réductible à sa naturalité, son étude est nécessairement multidisciplinaire.

En France, un travail comme celui de Benejam et al 2016 sera couramment cité dans des "revues" de littérature grise faites à destination du gestionnaire pour démontrer que les seuils et barrages ont des effets délétères sur les milieux. L'examen détaillé du contenu montre que les ouvrages ont des impacts (ce que personne ne nie), mais que la gravité relative de leurs effets paraît assez loin de justifier des mesures radicales ou coûteuses. Au demeurant, les études d'hydro-écologie quantitative (sur un grand nombre de sites) concluent à une influence modeste des ouvrages, voir Van looy et al 2014 ou Villeneuve et al 2015.

Une bonne information du public consiste donc à expliquer dans le détail les variations induites par des ouvrages, à exposer avec honnêteté ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas (notamment le diagnostic de biodiversité totale, la trajectoire historique des peuplements), à poser le débat dans des termes précis sur les gains pour les poissons (s'agit-il de les sauver de l'extinction ou de simplement gérer leur répartition) et les autres espèces animales ou végétales, à interroger enfin le consentement à payer sur ces bases précises, et non pas sur des assertions généralistes vaguement teintées de catastrophisme. Il se peut que les citoyens soient massivement motivés pour dépenser de l'argent public et détruire des ouvrages hydrauliques en vue de modifier localement des assemblages de poissons. Il se peut aussi que cet objectif ne soit en réalité qu'un lobbying de pêcheurs et de militants associatifs ayant réussi à transformer un intérêt sectoriel et une vision idéologique de la nature en politique publique. Notre veille nous conduit à considérer la seconde hypothèse comme la plus probable...

Référence : Benejam L et al (2016), Ecological impacts of small hydropower plants on headwater stream fish: from individual to community effects, Ecology of Freshwater Fish, 25, 295–306

12/05/2016

50 ans de restauration de rivières par les Agences de l'eau (Morandi et al 2016)

Quatre chercheurs se sont penchés sur l'histoire de la programmation des travaux en rivières des Agences de l'eau depuis leur création en 1964. Leurs résultats font apparaître deux paradigmes : la restauration hydraulique et paysagère, anthropocentrée et partant des besoins humains ; la restauration écologique, biocentrée et visant un certain état des milieux aquatiques. Le second paradigme tend à prendre de l'importance à partir des années 2000, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de calage sur la caractérisation des pressions écologiques et le choix des actions ayant une réelle efficacité pour améliorer les milieux. Pour les auteurs, la restauration des cours d'eau doit viser une approche plus intégrée, n'opposant pas l'hydraulique à l'écologie mais développant des référentiels élargis de qualité environnementale. On ne peut qu'y souscrire, en déplorant qu'à travers la continuité écologique (un des plus gros postes du programme en cours 2013-2018 de restauration de rivières), les Agences aient dérapé vers une vision radicale et agressive de la restauration morphologique, dont la pression financière en faveur de la destruction des ouvrages hydrauliques est le symbole. Il est évidement impossible de développer une écologie intégrative des rivières sur une base aussi conflictuelle.

Bertrand Morandi et ses collègues viennent de publier dans la revue en ligne des sciences de l'environnement VertigO un intéressant article d'analyse de près de 50 ans de politique de restauration des rivières par les Agences de l'eau. Le contenu étant libre d'accès et en français (voir référence infra), nous laisserons chacun en découvrir le détail, pour nous contenter ici de souligner quelques résultats.

Les auteurs, dont nous apprécions les recherches et en avons recensé certaines, s'inscrivent dans une tradition géographique portée à la pluridisciplinarité. Ils ont ici analysé les programmes pluriannuels appelés "Programmes d’activité" ou "Programmes d’intervention" (PI), adoptés par les conseils d’administration des Agences de l'eau (AE). Trois Agences sont concernées par leur travail, Loire-Bretagne (AELB), Rhin-Meuse (AERM) et Rhône-Méditerranée-Corse (AERMC). Le premier PI date de 1969, le 10e PI et dernier en date a débuté en 2013. Au sein de ces PI, la ligne financière d’aménagement, d’entretien et de restauration des cours d’eau (ligne 240 ou 24) a permis de référencer 4089 actions spécifiquement dédiés aux travaux de restauration de cours d’eau.

Premier enseignement (cf graphique ci-dessous) : l'implication des AE dans la restauration de rivière a pris de plus en plus d'importance, après la loi de 1992, puis la DCE 2000 et sa transposition en 2004, puis la loi sur l'eau de 2006.


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Deuxième enseignement (cf graphique ci-dessous) : les pressions à corriger et justifiant la restauration sont variables, avec une forte diminution dans le temps du motif d'abandon de la rivière (liée dans les années 1960 à 1980 au recul des activités agricoles et à l'exode rural).


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Troisième enseignement (cf graphique ci-dessous) : les motifs avancés d'intervention sont eux aussi variables, avec deux grands ensembles que les auteurs identifient par une analyse factorielle (non représentée), le paradigme de la restauration hydraulique et paysagère (anthropocentré) et le paradigme de la restauration écologique (biocentré).


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Les auteur notent ainsi : "Le premier paradigme, qualifié de 'restauration hydraulique et paysagère', est associé, sur le plan factoriel de l’AFC, aux aménagements paysagers, aux traitements de la végétation, aux traitements des embâcles, des atterrissements, à la restauration des ouvrages transversaux et aux actions de stabilisation du lit et des berges. Toujours selon la lecture du plan factoriel, le second paradigme, qualifié de 'restauration écologique', est associé aux interventions considérées comme favorables au fonctionnement écologique et hydromorphologique, celles de suppression ou d’aménagement des infrastructures considérées comme pressions (e.g. protections de berges, ouvrages transversaux), d’aménagement de la plaine alluviale et de rétablissement des processus hydrologiques et sédimentaires."

Il est dommage que l'étude s'arrête au début du 10e PI, puisque celui-ci a vu la montée en puissance (à travers la mise en oeuvre de la règlementation de continuité écologique notamment) du paradigme de la restauration écologique biocentrée, c'est-à-dire plus soucieuse des milieux aquatiques que des usages humains, arbitrant au besoin pour les premiers contre les seconds. Les auteurs notent au passage cette inflexion sur la gestion des ouvrages hydrauliques : "L’autre évolution des pratiques méritant d’être mentionnée concerne les ouvrages transversaux. Alors que les premières interventions concernent la restauration des ouvrages eux-mêmes, les actions d’aménagement desdits ouvrages (e.g. passes à poissons) ne prennent de l’ampleur qu’à partir de 2006, tout comme les travaux de suppression d’ouvrages qui sont mis en œuvre pour la première fois en 2003 et connaissent une accélération à partir de 2009."

Mieux caractériser l'action, redéfinir les référentiels
A partir de cet examen de la restauration financée par les Agences de l'eau, Bertrand Morandi et ses collègues livrent un certain nombre de réflexions. Les actions, observent-ils, manquent parfois de rigueur dans la caractérisation des pressions, des dégradations, de leur rapport de causalité et des résultats espérés. "Il semble (...) important d’expliciter davantage les fondements de l’action. Il est tout d’abord important de travailler sur les dégradations et de les qualifier, d’un point de vue biophysique mais aussi socio-économique. Avant de parler de 'restauration', la caractérisation et la compréhension des processus de dégradation est un préalable indispensable. Seule une identification précise de ces états du cours d’eau peut permettre la définition et la hiérarchisation d’objectifs de restauration. Ces deux étapes de réflexion sont peu explicitées dans les dossiers d’aides, ce qui peut être problématique dans le contexte actuel de toujours plus d’évaluation de l’action publique."

Le bon état écologique et chimique de l'eau (voulu par la DCE 2000) a exercé une pression sur le gestionnaire en vue de construire des référentiels biocentrés et physicocentrés, au risque d'oublier que la rivière ne se résume pas à cela pour la société (qui paie aussi les dépenses en sa faveur). D'où l'intérêt pour les chercheurs d'en débattre : "Les référentiels écologiques et physico-chimiques jouent un rôle important dans la mise en œuvre de l’action publique, mais il ne doit pas être exclu, après 15 ans de réflexion et de pratiques dans le contexte de la DCE, de les rediscuter. Ils ne répondent en outre pas aux enjeux que représentent la sécurité des biens et des personnes ou les aménités. Dans la perspective d’une restauration de cours d’eau inscrite dans une logique opérationnelle plus intégrée, il nous semble intéressant de poser la question de nouveaux référentiels environnementaux construits sur la base de différents types de valeurs, et permettant de s’intéresser tant à la biodiversité et à la fonctionnalité des milieux pour leur valeur intrinsèque ou les bénéfices sociétaux associés qu’à leur dimension sécuritaire, esthétique, affective, économique…"

Cela ne pas sans poser la question de la construction de ces référentiels : "La DCE est fondée sur une démarche scientifique experte. Il nous semble important, dans la perspective de référentiels environnementaux, d’avoir une démarche différente, plus ouverte et d’affirmer les référentiels comme sociopolitiques, au sens où ils seraient l’expression non d’une vérité scientifique mais d’un objectif de société qui serait inscrit dans un territoire (Jobert, 1992). La concertation apparaît alors comme un principe envisageable pour l’élaboration des référentiels (Barraud et al., 2009 ; Ejderyan, 2009) à la condition que l’ensemble des acteurs environnementaux acceptent d’y prendre part."

"Restaurer ne peut pas tout"
Enfin, selon les auteurs, le gestionnaire doit se garder de l'hubris de la restauration, la croyance en la toute puissance d'une ingénierie écologique capable de renaturer les rivières. Le premier principe reste, plus modestement, la non-dégradation de l'existant : "L’état des lieux modeste dressé par cette étude nous conduit à encourager un renforcement des principes de non dégradation, et les concepts associés de conservation et de préservation. La 'restauration', par son aspect actif, a tendance à devenir emblématique d’une action publique en faveur de l’environnement. La restauration, pour importante qu’elle soit d’un point de vue éthique et opérationnel, nous semble toutefois devoir être posée en concept second. La formule 'quand conserver ne suffit plus' s’est répandue. Nous suggérons de lui adjoindre de manière plus affirmée la formule 'quand restaurer ne peut pas tout'."

Cette mise en garde entre parfaitement en résonance avec l'expérience des associations. Nous avons vu en quelques années fleurir une armée d'ingénieurs, techniciens, chargés de mission, chargés d'animation qui tiennent tous un discours remarquablement homogène sur la nécessité de la restauration écologique de rivière comme nouveau mode de gestion, appelé selon eux à supplanter les anciennes approches sécuritaires, usagères ou paysagères. Ce personnel est très convaincu. Il n'est pas pour autant très convaincant car les riverains attendent des services rendus davantage que des considérations abstraites sur la naturalité ou la fonctionnalité des écoulements.

On regrettera un point absent de l'article (mais qui faisait l'objet de Morandi et al 2014) : le manque de contrôle d'efficacité des actions décidées et financées par les Agences de l'eau. Depuis une grosse dizaine d'années, tous les experts savent que l'heure est au retour critique sur la restauration physique ou morphologique des rivières (voir cette synthèse). Le phénomène est encore confiné à la prose savante, mais il ne le restera pas indéfiniment : le gestionnaire ne peut pas croire et faire croire à la réussite certaine de son action quand, dans le même temps, le chercheur accumule des analyses montrant des résultats médiocres, décevants ou incertains.

Quand l'Agence mène une politique à dominante "hydraulique et paysagère", l'efficacité se mesure simplement à la satisfaction après les travaux : en général, ce sont les riverains (par le biais des collectivités ou syndicats) qui avaient exprimé un besoin. Quand l'Agence mène une politique à dominante "écologique", nous ne sommes plus du tout dans le même registre d'évaluation. Les mesures écologiques sont des objectifs réglementaires (DCE 2000 et autres directives nitrates, eaux résiduaires, pesticides) que l'on atteint ou que l'on n'atteint pas. Ces mesures imposent généralement des coûts, des servitudes, des contraintes par rapport aux usages actuels. Il en résulte une obligation forte de rendre des comptes : d'une part, vérifier que l'action demandée a des effets réels sur la qualité écologique de la masse d'eau ; d'autre part, démontrer que la dépense publique et la perte des collectivités, exploitants, propriétaires ou usagers sont proportionnées au gain obtenu. D'autant que les demandes en matière de qualité biologique, physique ou chimique de la masse d'eau ne manquent pas, et que toutes ne peuvent être satisfaites.

Il existe aujourd'hui une communication et une information déficientes sur les actions financées par les Agences de l'eau, en particulier dans le domaine écologique : une posture saturée de bons sentiments et de belles images (pour montrer que l'on est un vrai ami de l'eau et de la nature), quelques mots compliqués et graphiques épars (pour montrer qu'il y a de la vraie science derrière tout cela), et puis c'est tout. C'est-à-dire rien, ou pas grand chose. Cet âge de la communication édifiante est révolu, nous sommes entrés dans l'ère de l'information et de la donnée, avec des habitudes nouvelles d'accès, de comparaison, de tableau de bord, de rapportage. Une communication qui reste à des effets d'annonce, cela se voit vite ; et c'est tout aussi vite assimilé à une manipulation (voir cet exemple de l'AELB qui répète tous les 5 ans les mêmes objectifs sans y parvenir).

La continuité écologique, virage raté vers une restauration biocentrée
Enfin, la montée en puissance de la continuité écologique dans le 10e PI des Agences (en réponse au classement administratif des rivières de 2012-2013) a creusé le fossé entre l'approche hydraulique / paysagère et l'approche écologique. Les Agences de l'eau ont en effet participé à la stratégie décidée par le Ministère de l'Environnement et consistant à privilégier la destruction du maximum d'ouvrages en rivières (chaussées, seuils, barrages).

Au lieu de favoriser un objectif progressif et compatible avec l'existence de ces ouvrages (franchissabilité par des espèces migratrices faisant l'objet de plans de protection comme le saumon et l'anguille), il a été mis en avant la nécessité de supprimer complètement des retenues pour recréer des habitats naturels et assurer la circulation de toutes les espèces, y compris celles qui ont de faibles capacités de nage et de saut, qui ne sont pas menacées d'extinctions locales, qui n'ont pas nécessairement besoin de migrations à longue distance dans leur cycle de vie, etc. Par l'inflation de ses ambitions, la continuité écologique a ainsi été transformée en une expérimentation à grande échelle de la "renaturation" promue comme suppression pure et simple d'une influence anthropique locale (les ouvrages, en particulier les ouvrages des moulins supposés plus simples à gérer que des influences morphologiques d'origine agricole, car non liés à un usage économique direct de la chute dans la majorité des cas).

Il est trop tôt pour conclure, car le 10e PI est en cours d'exécution, mais on peut déjà observer l'échec partiel de cette orientation au regard du faible nombre d'ouvrages aménagés et de la très forte opposition à la réforme : une restauration écologique ne peut réussir si elle se coupe brutalement des enjeux hydrauliques et paysagers, reste sourde aux attentes variées (non économiques et non écologiques) des riverains, prend le visage de la contrainte et du rapport de force, peine à démontrer ses gains pour l'environnement en contrepartie de sacrifices trop importants ou de changements trop abrupts.

Référence : Morandi B et al (2016), Les Agences de l’eau et la restauration : 50 ans de tensions entre hydraulique et écologique, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 16, 1, DOI : 10.4000/vertigo.17194

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