19/12/2017

Le député Cubertafon rappelle à Nicolas Hulot que l'Etat doit financer les passes à poissons

Un député de Dordogne vient de saisir Nicolas Hulot à propos du refus par certaines agences de l'eau de financer les passes à poissons. La loi sur l'eau de 2006 a été claire : l'Etat doit indemniser les études et travaux représentant des charges exorbitantes pour les particuliers et petits exploitants. Cette indemnisation avait été décidée suite à l'échec de la loi de 1984, qui n'avait pas abouti à la construction de passes sur les rivières classées en raison des coûts inaccessibles de chantier. Il vous revient de saisir vous aussi vos parlementaires pour qu'ils interpellent le ministre de la Transition écologique et solidaire sur tous les problèmes liés à la mise en oeuvre de la continuité écologique. Députés et sénateurs représentent la volonté générale et ont pour mission de contrôler la bonne exécution des lois par l'administration. Pour la continuité écologique on est encore très loin...



Le député Jean-Pierre Cubertafon (Dordogne) vient de saisir Nicolas Hulot qu'une question sur le financement des mises aux normes de continuité écologique.
M. Jean-Pierre Cubertafon attire l'attention de M. le ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire sur la situation des propriétaires de moulins qui se voient dans l'obligation de financer des aménagements coûteux afin de restaurer la continuité écologique des cours d'eau. 
Pour rétablir la continuité écologique qui tend à faire défaut dans les cours d'eau, l'État impose désormais aux propriétaires de moulins d'araser ou d'aménager les seuils des moulins au plus tard fin 2018. Dans le premier cas, la destruction des ouvrages, forcément coûteuse, est prise en charge par la collectivité. Dans le second, c'est aux particuliers de payer en partie les aménagements. Sur plusieurs cours d'eau français, des propriétaires de moulins ont donc pour obligation de se mettre aux normes. 
Si la solution la plus simple et la moins coûteuse serait d'autoriser la démolition des moulins, les propriétaires, et il les comprend, ne peuvent se résoudre à une décision aussi lourde. La destruction des moulins aurait de graves conséquences : la baisse du niveau des eaux qui fragiliserait des édifices tels que les ponts ; les zones humides qui seraient menacées par un drain plus rapide, remettant en cause la biodiversité et le tourisme et les loisirs (canoë-kayak, baignade, pêche) qui seraient indirectement impactés... De plus, ces destructions constitueraient une entrave à notre patrimoine en freinant le développement de l'hydroélectricité, énergie renouvelable et propre. Aujourd'hui, la meilleure solution serait la construction de passes à poissons afin de permettre le franchissement des moulins par les poissons migrateurs. Mais selon les estimations, le montant pour chaque moulin atteindrait un chiffre moyen de 200 000 euros. Si l'État prenait en charge 90 % des travaux, les coûts restants pour les propriétaires seraient encore importants. 
Aussi, il souhaiterait connaître sa position sur ce sujet. Afin de restaurer la continuité écologique des cours tout en protégeant leur patrimoine bâti, il lui demande s'il est possible que l'État prenne en charge à 100 % les travaux de construction des passes à poissons.

Sur ce sujet, nous rappelons que la loi est claire (voir cet article) : contrairement aux précédentes réformes (1865, 1984), qui avait justement échoué faute de solvabilité, l'Etat s'est engagé à indemniser les travaux (études, chantiers) représentant une "charge spéciale et exorbitante". Aucun moulin ne doit donc accepter de solution qui ne soit pas financée par l'Etat, ni accepter le chantage à la destruction qui ne figure pas dans la législation.

Cette disposition légale est indépendante des choix de subvention des agences de l'eau, c'est-à-dire que si une agence de l'eau refuse de financer à 100% une passe à poissons, cela n'exonère pas l'Etat de garantir l'indemnisation. Et comme un peu partout sur le territoire des propriétaires d'ouvrages hydrauliques ont déjà vu leurs études et chantiers payés intégralement sur argent public, il revient désormais de garantir l'égalité de tous devant la loi. Nous n'avons pas à subir un arbitraire d'interprétation des protections des citoyens prévues par la loi, avec des règles changeant d'un bassin versant à l'autre, voire d'un barrage à l'autre sur une même rivière.

Les propriétaires d'ouvrage n'ont pas à se laisser impressionner par des diversions ou menaces verbales des services instructeurs de l'Etat. Chacun peut contacter une association, un syndicat ou un avocat s'il constate des abus de pouvoir.

Appel à nos lecteurs : associations ou propriétaires, vous devez saisir le député et le sénateur de votre circonscription afin qu'ils interpellent le ministre de la Transition écologique et solidaire sur tous les problèmes rencontrés dans l'exécution de la loi de continuité écologique par une administration ayant largement outrepassé son rôle en prenant la liberté de favoriser partout la casse des ouvrages. Vous pouvez écrire à vos élus sur des cas de portée nationale, comme la scandaleuse destruction des barrages de la Sélune, ou bien encore pour interroger le ministre sur la poursuite des mauvaises pratiques au bord des rivières (chantage à l'effacement, destruction de plans d'eau sans étude de biodiversité, refus de suivre l'avis des commissaires enquêteurs, oubli de la transition énergétique définie comme priorité par le président Macron, etc.). Saisie des dizaines de fois par les parlementaires, Ségolène Royal avait dû admettre les dérives de son administration et recadrer les préfets en 2015. Nicolas Hulot et son équipe ne connaissent pas encore ce sujet problématique : il vous revient de les sensibiliser au plus vite par la voie de vos élus, représentants de la volonté générale et garants du contrôle de l'action administrative.

17/12/2017

Premières mobilisations sur la Sélune contre le choix scandaleux de détruire les barrages de la vallée

Riverains et élus locaux de la Sélune ont organisé une première manifestation, pour exprimer leur opposition à la destruction des barrages annoncée de manière brutale et précipitée par Nicolas Hulot. La résistance à la défiguration de la vallée et à la casse des outils de production hydro-électrique s'organise. Elle va monter en puissance ces prochains mois. Hydrauxois y participe et appelle toutes ses associations partenaires à faire de la Sélune le symbole de la résistance populaire aux dérives dogmatiques et dépassées de la politique française des rivières. 

Ils étaient 400 selon la police, 1200 selon les organisateurs pour une première manifestation des riverains s'opposant à la destruction des barrages de la Sélune.

"Nous manifestons pour que l'arrêté préfectoral du 3 mars 2016 soit respecté et contre la décision arbitraire, précipitée du nouveau ministre de l'environnement", a expliqué John Kaniowsky, président de l'association des Amis des barrages (en photo, © Ouest-France). Les élus locaux ont rappelé que cette décision de Nicolas Hulot avait été prise sans aucune consultation des collectivités. Il faut y ajouter que le projet industriel du repreneur potentiel (Valorem) n'a pas été étudié sérieusement par la nouvelle équipe entourant N. Hulot au ministère de la Transition écologique et solidaire.

L'association les Amis du barrage prépare une grande fête de printemps, qui exprimera la mobilisation populaire, locale et nationale pour défendre une vallée menacée par des choix parisiens et opaques, où l'écologie est manifestement un prétexte. Hydrauxois s'y associera. Les associations travaillent également sur le volet juridique, visant d'abord à faire respecter l'arrêté en vigueur de vidange et inspection du site, ensuite et si besoin à requérir l'annulation d'un arrêté de destruction.

Le choix de Chantal Jouanno de détruire les ouvrages de la Sélune en 2009 avait déjà été arbitraire et brutal. La décision de Nicolas Hulot de reprendre ce chantier, annoncée par simple communiqué en pleine COP 23, le fut tout autant.

Rappelons que le projet de Nicolas Hulot sur la Sélune
  • détruit en pleine transition des barrages hydro-électriques capables de produire une énergie bas carbone et locale,
  • anéantit le cadre de vie et d'activités de 30 000 riverains,
  • aggrave le risque de pollution de la baie du Mont-Michel,
  • fait disparaître deux lacs, leurs annexes,leur biodiversité,
  • apporte un gain dérisoire de saumons adultes remontants (1300), gain qui pourrait être obtenu autrement,
  • représente une gabegie d'argent public (minimum 50 millions €) quand le gouvernement exige la rigueur partout et que la transition écologique manque de moyens,
  • a été essentiellement défendu par le lobby de la pêche de loisir du saumon, dont on peut douter qu'il représente l'intérêt général de la vallée comme du pays,
  • a été mené avec un mépris constant de la concertation et de la participation des citoyens, ce qu'ont souligné des travaux de sciences humaines et sociales y voyant un contre-modèle de démocratie environnementale. 

Cette décision de détruire les barrages de la Sélune est une erreur, comme le sont les centaines d'effacements d'ouvrages hydrauliques en France au nom d'une vision dogmatique et dépassée de la continuité écologique. Nous appelons à la mobilisation de tous pour faire cesser cette folie dans les meilleurs délais.

A lire également
Barrages et lacs de la Sélune : pourquoi nous refusons la destruction

14/12/2017

Comment dépasser les mauvaises pratiques actuelles en destruction des étangs et plans d'eau

Les étangs, plans d'eau et petits lacs sont aujourd'hui reconnus comme des zones à fort intérêt écologique, en raison de leur biodiversité comme de certaines fonctionnalités (épuration). Menacés par la recherche de terres agricoles, l'expansion urbaine et de manière générale l'artificialisation des sols, ces masses d'eau le sont parfois par les politiques de continuité écologique visant à supprimer les ouvrages hydrauliques, leurs retenues, leurs zones humides associées.  Nous avons étudié les cas d'effacement de plans d'eau rassemblés dans le recueil d'expérience en hydromorphologie de l'Onema-AFB. Ils montrent les mauvaises pratiques répandues en France : inventaire de biodiversité généralement négligé, analyse chimique inexistante, suivi rare et limité le plus souvent à certaines espèces de poissons. Encore ces exemples sont-ils supposés être une sélection des meilleurs cas à l'intention des gestionnaires... De telles pratiques ne peuvent plus durer car elles sont déconnectées d'enjeux écologiques reconnus. Il est ici proposé d'associer systématiquement des inventaires de biodiversité et fonctionnalité à tout chantier pouvant impliquer la perturbation des hydrosystèmes d'intérêt dans le cadre de restaurations morphologiques de cours d'eau. 



Quoique souvent d'origine artificielle, les étangs, plans d'eau et petits lacs sont des habitats d'intérêt pour de nombreuses espèces inféodées aux systèmes lentiques et à leurs annexes humides, des contributeurs à la biodiversité gamma régionale ainsi que des réservoirs de biodiversité pour certaines espèces rares (Davies 2008, Biggs 2017). Ces hydrosystèmes jouent également un rôle bénéfique dans l'épuration des masses d'eau (Passy 2012, Gaillard 2016, Cisowska et Hutchins 2016).

Compte-tenu de la valeur écologique de ces habitats et de leurs services écosystémiques, la décision de détruire un étang ou un plan d'eau à fin de continuité écologique ou de restauration morphologique doit donc faire l'objet de précaution particulière. En particulier, il faut s'assurer que le bénéfice attendu sur la station pour certaines espèces représente un gain significatif par rapport à l'état de ces espèces sur le reste du tronçon ou de la masse d'eau. Il faut également diagnostiquer les milieux et les autres espèces que l'on s'apprête à perturber, afin de vérifier si l'opération représente un bilan positif pour la biodiversité.

Ces pratiques sont-elles respectées? Pour le savoir, nous nous sommes référés au Recueil d’expériences sur l’hydromorphologie qui avait été lancé par l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (aujourd'hui intégré dans l'Agence française pour la biodiversité), en lien avec les agences de l'eau et le ministère de l'écologie.

Le recueil comporte un chapitre intitulé "La suppression ou dérivation d’étangs sur cours d’eau". Ce chapitre comporte 7 exemples avec des mentions de "suppression" ou "effacement".

Le tableau ci-dessous résume les pratiques rapportées dans le Recueil et les espèces signalées comme d'intérêt.


On observe :
  • dans 1 cas sur 7 seulement un diagnostic élargi (mais non complet) de biodiversité est réalisé,
  • dans aucun cas le bilan chimique amont-aval de l'étang n'est réalisé,
  • dans 3 cas sur 7 aucun diagnostic n'est réalisé avant,
  • dans 3 cas sur 7 aucun suivi n'est réalisé, dans 2 cas sur 7 seuls les poissons sont suivis,
  • les poissons représentent la majorité des espèces signalées comme d'intérêt.
Nous en concluons que :
  • la qualité des opérations décrites est dans l'ensemble médiocre,
  • la biodiversité faune-flore n'est presque jamais prise en compte,
  • le suivi et les centres d'intérêt donnent un poids disproportionné aux poissons (ne représentant que 2% de la biodiversité aquatique),
  • le fait d'avancer ces opérations imprécises et peu ambitieuses comme des "exemples" est problématique de la part d'administrations en charge de l'eau, de la biodiversité et de l'environnement.
L'administration a récemment proposé une grille d'évaluation paysagère et patrimoniale des ouvrages hydrauliques, l'Etat souhaitant que les maîtres d'ouvrage public et bureaux d'études remplissent désormais cette grille avant de prendre une décision sur l'avenir d'un ouvrage. Nous proposons que, sur le même principe, l'administration développe une grille d'évaluation de la biodiversité et fonctionnalité des hydrosystèmes, afin d'éviter que des choix d'aménagement s'opèrent sans le diagnostic indispensable du vivant sur site. Une méthodologie simplifiée et normalisée pourrait être conçue, en lien avec les techniques déjà développées pour l'inventaire du patrimoine naturel (ZNIEFF notamment) et les outils de la directive-cadre-européenne sur l'eau.

Cette grille devrait objectiver l'état initial du système étudié dans ses différentes stations et compartiments (amont, retenue, aval, annexes hydrauliques, berges, connexions à la plaine alluviale) ainsi que ses biocénoses. A partir de là, les hypothèses d'aménagement mettraient en correspondance des gains et des pertes attendus, afin de contribuer à la décision.



Cette étape ajoute bien sûr de la complexité et du délai aux projets. Mais dans le cadre de politiques publiques se donnant pour objectif la qualité de l'eau et la préservation de la biodiversité, il serait incompréhensible de continuer à sacrifier la qualité des interventions sur les bassins versants à une "urgence" en réalité absente des questions morphologiques. Il faut par ailleurs s'habituer à ce que l'écologie correctement prise en compte représente un coût public non négligeable dans le diagnostic des bassins versants et les analyses préparatoires des sites de chantier, ce qui impose du discernement dans la définition des programmes et la solvabilisation de leur financement.

Une note de réflexion sur la nécessité de cette évolution dans les opérations de conservation et restauration des hydrosystèmes est en cours de préparation à l'intention du Conseil national de l'eau. Une note technique et juridique sera par ailleurs formalisée pour les associations, administrations et gestionnaires, afin que, sans attendre, des meilleures pratiques soient demandées sur ces chantiers.

Illustration : en haut, étang du Griottier-Blanc dans le Morvan. Ce plan d'eau d'origine artificielle et ancienne est gérée par la fédération de pêche 89, avec des déversements de truites pour des parcours de pêche à la mouche fouettée. Il court-circuite un petit rû typique des têtes de bassin morvandelles (rû des Paluds). Malgré ces impacts, la zone présente de nombreuses espèces d'intérêt et est classée en ZNIEFF de type 1. Cet exemple rappelle que les discontinuités ne sont pas toujours négatives pour le vivant et que les opérations de restauration les concernant doivent être menées avec discernement (voir le contre exemple de l'étang de Bussières, lui aussi dans une ZNIEFF, que la même fédération de pêche a entrepris de détruire sans précaution.) En bas, les odonates font classiquement partie des espèces appréciant les plans d'eau et leurs annexes.

11/12/2017

Christian Lévêque bouscule les idées reçues sur la biodiversité, sa conservation et sa restauration

Ecologue, hydrobiologiste, directeur de recherches émérite de l’IRD, Christian Lévêque a passé toute sa vie professionnelle de chercheur à étudier le vivant, et d'abord les milieux aquatiques. Il vient de publier un essai détonnant sur la biodiversité et ses politiques de protection en France. La thèse centrale de son livre : le biodiversité est un mot-valise mal défini pour donner un autre nom à ce que nous appelions simplement la nature avant les années 1980, et cette nature a été transformée pendant des millénaires par l'homme. Parfois pour la dégrader, parfois pour l'enrichir, sans qu'il soit possible d'observer et de penser aujourd'hui la biodiversité hors de cette influence humaine présente dans toutes les dynamiques des milieux et des espèces. Une partie de l'écologie de la conservation (ses associations, ses technocrates, et parfois ses chercheurs) refuse cette réalité, ou du moins véhicule un idéal implicite ou explicite de "nature sans l'homme" : conserver serait exclure la présence de l'humain, restaurer serait supprimer l'héritage de l'humain. De telles attitudes conduisent sans grande surprise à une forte conflictualité de certains projets écologiques sur nos territoires. Et, n'en déplaise à ceux qui le cachent au public, leurs résultats sont loin d'être toujours à la hauteur des investissements, car les trajectoires imprévisibles de la nature continuent de s'écrire en réponse aux actions humaines passées ou présentes. Un livre à lire et à offrir pour les fêtes! Quelques extraits de sa conclusion.

Il pourrait exister un consensus assez général sur le fait de vouloir vivre dans un environnement idéalisé : pas de pollutions, une bonne gestion des ressources naturelles, une nature bien protégée et accueillante, etc. La nature est pour beaucoup une valeur refuge (le sain, le beau, le sublime) en regard des dégradations dont elle fait l’objet et du stress de la vie urbaine. Qui n’a jamais été tenté par ce mythe d’une humanité harmonieuse, entretenant de bonnes relations avec une nature paradisiaque, dans laquelle on occulterait toutes les espèces qui dérangent et tous les ennuis du quotidien ? Mais la réalité est tout autre, et la nature, dans notre société moderne, est devenue un lieu d’affrontements économiques, sociaux et idéologiques. Le diable réside dans les différentes représentations que chacun se fait de la nature et des objectifs à atteindre en matière de protection. Il est difficile, en effet, de trouver des terrains d’entente entre des groupes sociaux qui cherchent des compromis entre les dynamiques naturelles et les usages de la biodiversité par les sociétés humaines, et d’autres groupes sociaux, bien ancrés dans leurs croyances et leurs idées reçues, pour qui la nature doit être préservée des exactions de l’homme.

Sans compter que la question de la conservation de la nature et de la biodiversité est le plus souvent abordée par des mouvements militants, ou des intellectuels et des technocrates qui dissertent de manière redondante sur la nature et développent des visions hors-sol, théoriques ou idéologiques, sur ce qu’elle devrait être. Ce faisant, on marginalise l’opinion et l’attente des citoyens qui en vivent ou pour qui elle est un cadre de vie (la nature vécue). Il en résulte des politiques de conservation basées parfois sur des idées reçues, voire sur des concepts erronés, en décalage avec la société. Il est de bon ton de pratiquer l’homo-bashing, dans une société qui refuse par ailleurs le moindre risque. Et pourtant... si l’impact de l’homme sur la nature peut faire l’objet de bien des critiques, la nature que nous aimons, en France métropolitaine, est bien le système agropastoral que plusieurs générations de paysans ont créé et entretenu pendant des siècles. 

La thèse que je défends dans cet ouvrage est simple : la diversité biologique en France métropolitaine doit tout autant aux hommes qu’aux processus spontanés. Notre nature de référence, c’est le milieu rural d’avant la dernière guerre, avec ses bocages et sa polyculture. Nos sites emblématiques de nature sont eux aussi des systèmes anthropisés, à l’exemple de la Camargue, du lac du Der, ou de la forêt de Tronçais. Ce que nous appelons « nature » est donc une nature patrimoniale, hybride, qui s’est construite au fil du temps depuis la  fin de la dernière période glaciaire, en fonction des opportunités de recolonisation des terres devenues plus accueillantes, et de l’usage des systèmes écologiques par nos sociétés. Les hommes ont ainsi transformé les habitats et introduit certaines espèces, et d’autres espèces sont arrivées spontanément, car l’Europe est aussi une terre de reconquête pour la diversité biologique.

Sur un autre plan, la nature n’est ni bonne ni mauvaise, mais on la perçoit comme telle. Certaines ONG nous vendent l’image d’une nature bucolique, victime innocente des activités humaines. Mais les citoyens savent bien que la nature est aussi une source importante de désagréments et de nuisance. Nous avons depuis longtemps lutté contre les « humeurs » de la nature, et pratiquer l’omerta dans ce domaine est un déni de réalité. On ne peut pas continuer à aborder la question de la conservation de la biodiversité sans prendre en compte ce volet que les citoyens n’ignorent pas et qui explique souvent leurs comportements.

Partant de ce constat, on ne peut plus parler de nature vierge ou sauvage en Europe, mais de nature co-construite (Blandin, 2009). Nous n’avons plus affaire à des écosystèmes au sens écologique du terme, mais à des antroposystèmes (Lévêque et Van der Leuuw, 2003), dans lesquels les dynamiques sociales interfèrent avec les processus spontanés. On ne peut plus parler non plus de systèmes à l’équilibre, puisque la dynamique de ces anthroposystèmes s’inscrit sur des trajectoires temporelles, sans retour possible. La question lancinante est de savoir comment gérer cet héritage patrimonial, dans un environnement naturel et social qui bouge en permanence.

La tendance forte en matière de protection est de vouloir conserver l’existant, de figer le présent par des mesures de protection qui, pour certaines, excluent l’homme. Pourquoi pas, mais on sait que, pour protéger l’existant, il ne suffit pas d’exclure l’homme. Bien au contraire, il faut maintenir l’ensemble des conditions climatiques et sociales nécessaires à la sauvegarde de la biodiversité patrimoniale. C’est d’ailleurs une pratique assez courante. Or le climat change et il est dificile d’y remédier, même si on peut regretter que l’homme en soit, au moins en partie, responsable. Les usages et pratiques en matière d’utilisation des ressources naturelles changent également, ainsi que les attentes des citoyens vis-à-vis de la nature. La protection de la nature sensu stricto, par mise en réserve et qui peut se justifier à court terme, est donc un exercice délicat, sinon impossible sur le long terme, car il se heurte à la réalité du changement global. L’alternative serait d’accepter le changement et de l’accompagner en essayant de piloter, dans les limites du possible, les trajectoires de nos systèmes anthropisés. Mais cela suppose tout d’abord que l’on accepte l’idée de changement et des incertitudes qu’il entraîne. Or ce changement est difficilement prévisible, car les systèmes écologiques et sociaux ne sont pas entièrement déterministes, n’en déplaise à ceux qui trouvent intérêt à nous faire croire le contraire. Ce sont des systèmes où l’aléatoire, le hasard, la conjoncture, jouent un rôle éminent. Ce qui veut dire qu’accompagner le changement dans ces systèmes dynamiques nécessite des suivis réguliers et des réajustements permanents. Cela veut dire également qu’on ne peut  figer et corseter la protection de la biodiversité par des lois qui reposent, elles aussi, sur un supposé état normatif. Si nous sommes amenés à légiférer sur le vivant, nous devons rester modestes, car les trajectoires des systèmes écologiques sont difficilement prédictibles. Il faut donc accepter une part d’incertitudes et la possibilité de se tromper dans le pilotage ! (…)

En définitive, l’écologue que je suis ne peut rester indifférent aux arguments utilisés par les mouvements conservationnistes qui s’appuient, en partie tout au moins, sur des concepts flous, sur des idées reçues et sur l’utilisation sélective des informations. Parfois même sur la désinformation. La science n’a pas pour vocation de dire ce qu’il faut faire, ni de décider à la place des citoyens. Mais elle a le devoir de bien l’informer en fonction des connaissances du moment, et de lui fournir des éléments de réflexion les plus factuels possibles. Elle a aussi le devoir de dire aux citoyens, quand c’est nécessaire, qu’on les trompe. C’est ce que j’ai essayé de faire dans cet ouvrage, où j’ai essentiellement parlé de la situation en métropole car l’approche de la biodiversité est conjoncturelle, et ce qui se passe en Amazonie n’a pas nécessairement de pertinence chez nous. La globalisation et l’amalgame, pourtant allègrement pratiqués, masquent les réalités locales qu’il est indispensable de connaître quand on veut agir avec pertinence.

Quant au citoyen que je suis, il ne peut manquer de s’interroger sur ce grand capharnaüm qu’est la protection de la nature et la gabegie qu’elle suscite (Morandi et al., 2014). Sur la multiplication de projets dits de restauration, inconsistants dans leur définition et leurs objectifs, qui ne se préoccupent pas de savoir s’ils donnent les résultats escomptés, en l’absence de suivi, l’important étant de donner l’impression d’agir. Sur la contestation systématique de tout projet d’aménagement. Sur la privatisation, de fait, de la nature par des groupes militants, au nom d’une certaine idée de la nature. Sur l’absence de concertation avec les citoyens de manière générale et la mainmise d’une administration technocratique et jacobine sur ces questions qui, pour beaucoup, doivent se traiter par la concertation dans le contexte local. Tout devrait être dans la nuance, avec comme guide principal le bon sens qui reste, en fin de compte, le meilleur juge de paix. Mais, de toute évidence, on n’en est pas là !

Référence : Christian Lévêque (2017), La biodiversité : avec ou sans l’homme ? Réflexions d’un écologue sur la protection de la nature en France, Quae, 128 p.

A propos de Christian Lévêque sur notre site
L'écologie est-elle encore scientifique? Un essai salutaire de Christian Lévêque
Christian Lévêque sur la continuité écologique: "un peu de bon sens et moins de dogmatisme"
Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique 

Sur le problème de la nature comme référence sans l'homme
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017)
200 millénaires de nature modifiée par l'homme (Boivin et al 2016)
Quelques millénaires de dynamique sédimentaire en héritage (Verstraeten et al 2017)
Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015)
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015) 

09/12/2017

"La science est politique : effacer des barrages pour quoi? Qui parle?" (Dufour et al 2017)

Des zones amont de seuils effacés où les arbres déclinent et témoignent de dysfonctionnements de la plaine alluviale, des petits barrages dont l'examen démontre qu'ils ne forment pas d'entraves à la mobilité sédimentaire… une équipe de chercheurs montre à travers quelques cas concrets que la politique française d'effacement de barrages et seuils est justifiée depuis 10 ans par le discours de certains acteurs techniques ou scientifiques au profit de certains objectifs, mais que cette politique ne saurait prétendre refléter tout ce que les sciences sociales et naturelles ont à dire des rivières, de leur milieux et de leurs ouvrages. En s'inspirant de la géographie physique critique, ces chercheurs appellent à prendre davantage d'acteurs humains ou non-humains en considération quand nous opérons des choix d'aménagement sur les bassins versants. Au passage, ils forment l'hypothèse de biais halieutiques dans la politique française de continuité, dont la provenance pourrait être le rôle institutionnel des pêcheurs et de l'Onema-CSP (aujourd'hui AFB). Une analyse convergente avec nos observations depuis 5 ans. L'approfondissement de ces questions paraît urgent à l'heure où les mêmes biais produisent les mêmes travers, et où les destructions d'ouvrages hydrauliques s'opèrent partout avec une insoutenable légèreté dans le diagnostic des sites et des bassins versants. Quand les bureaucraties en charge de l'eau et de la biodiversité vont-elles s'affranchir de certains dogmes rudimentaires de la continuité, et choisir une approche plus ouverte à la complexité des hydrosystèmes comme des sociosystèmes? 

"Au cours de la dernière décennie, l'effacement des barrages et des seuils a été promu pour améliorer la continuité au long de nombreuses rivières. Cependant, de telles politiques soulèvent de nombreuses questions socio-écologiques telles que l'acceptabilité sociale, l'intégration des différents usages de la rivière, et l'impact réel sur les écosystèmes de cette rivière" : tel le constat initial qui motive le travail des chercheurs.

Simon Dufour et ses collègues (Université de Rennes 2, Université de Côte d'Azur, CNRS) analysent la politique française de destruction des barrages sous l'angle de la géographie physique critique.

Cette approche consiste à partir des éléments biophysiques du bassin versant (d'où la géographie) et à problématiser l'action des scientifiques, des gestionnaires et autres intervenants à partir des données et des discours observés (d'où la dimension critique). Il s'agit notamment de comprendre comment le "non-humain" est évalué dans les choix que nous faisons. Trois ensembles d'actions sur quatre rivières sont d'abord examinés.

Exemple des variations de croissance des arbres en lit majeur, à l'amont de seuils effacés sur des rivière de l'Ouest de la France (Vire, Orne).  Certains de ces arbres et leurs habitats font aussi l'objet de protection européenne, comme les poissons au nom desquels on altère les écoulements en place. Ce qui pose la question des critères d'évaluation de nos actions, comme des jeux de pouvoirs institutionnels imposant certains critères et omettant d'autres. 


Vire et Orne, un effacement qui impacte la plaine alluviale - Un premier cas étudie la réponse de la végétation à la suppression de seuils sur les rivières Vire et Orne dans l'Ouest de la France. Quatre espèces d'arbres sont suivies : aulne glutineux (Alnus glutinosa), frêne (Fraxinus excelsior), tilleul à grandes feuilles (Tilia platyphyllos) et érable sycomore (Acer pseudoplatanus). L'analyse montre que 74% des arbres connaissent un impact notable sur le cycle de vie, 14% avant l'effacement mais 60% après l'effacement. Il apparaît notamment que le fonctionnement de la plaine alluviale est modifié à l'amont des seuils détruits.

Gapeau, un barrage transparent aux sédiments - Un deuxième cas étudie au plan géomorphologique le bassin du Gapeau, un petit côtier méditerranéen qui se jette dans la baie d'Hyères. Cette baie subit un déficit sédimentaire estimé à 2200-2700 m3 de matériaux par an, et cela pour plusieurs causes (montée du niveau de la mer, protection du littoral, transport sédimentaire depuis les terres). Une analyse bathymétrique est menée sur la retenue du barrage Sainte-Eulalie (3 m de haut), principal obstacle au transit des sédiments sur le bassin. Cette analyse sur 9 mois de période de transport révèle que l'ouvrage est transparent au sédiment, ayant perdu 80 m3 de matériaux de sa retenue. Donc, il ne représente pas un obstacle à la mobilité sédimentaire, dont le déficit tient plutôt au changement d'usage des sols sur les versants du bassin.

Durance, un transfert sédimentaire qui demanderait d'éroder les berges - Un troisième cas étudie la rivière alpine Durance, très aménagée à partir des années 1950, dont le débit a été réduit en 40 ans (de 180 m3/s à 40 m3/s) et où les gravières ont extrait du lit plus de 60 millions de m3 de matériaux. Une analyse litho-morphologique a été menée pour savoir si les sédiments des affluents de la Durance seraient susceptibles de recharger la partie aval de la rivière. Le résultat suggère que ces sédiments ont une taille trop petite pour remplir leur rôle sur l'aval de la Durance. La suppression de barrage ne suffirait pas à recharger en sédiments grossiers, il faudrait aussi garantir la reprise de l'érosion des berges (continuité latérale), ce qui pose des problèmes plus complexes de gestion des propriétés riveraines.

"La science est politique : effacer pour quoi? Qui parle?"
Les chercheurs sont donc amenés à constater que l'effacement de barrages est loin d'avoir uniquement des conséquences positives pour l'ensemble des milieux, ni de répondre aux objectifs que pose le gestionnaire. Dans le cas de la Vire et de l'Orne, certaines espèces d'arbres sont protégées au même titre que les poissons cibles de la restauration écologique. Et le dysfonctionnement hydrologique du lit majeur dont témoigne le problème de croissance de ces arbres  suite à l'effacement relève lui aussi de la question des "services rendus par le écosystèmes" que nos actions sont censées accroître.

Cela amène les chercheurs à s'interroger : "comment les différents acteurs non-humains sont représentés (ou pas) dans le débat et pondérés dans la décision".

A ce sujet, Simon Dufour et ses collègues émettent comme hypothèse de travail le rôle joué par les pêcheurs, puis par le CSP-Onema dans l'inspiration des politiques écologiques de rivières centrées sur les poissons, avec les biais qui en découlent : "Concernant l'implémentation de la politique des suppressions de barrage en France, nous n'avons pas directement traité l'existence et les causes potentielles de tels biais mais, en perspective, nous pouvons au moins mentionner que les pêcheurs ont exercé une grande influence sur les politique de l'eau dans les années 1960 (Bouleau 2009), et que l'institution nationale responsable de l'eau et des écosystèmes aquatiques (ie ONEMA, aujourd'hui appelé AFB pour Agence française pour la biodiversité) a été créée en 2006 à partir de l'institution nationale en charge des poissons (le Conseil supérieur de la pêche). Déterminer dans quelle mesure ceci est relié à l'apparente préférence donnée à ces certains habitats du chenal en pratique de restauration, et si il y a des communautés épistémiques qui influencent ces préférences, reste un sujet d'étude".

Au final, les chercheurs appellent à un double effort des sciences naturelles et sociales pour mieux appréhender les enjeux de la rivière et, ici, la question des ouvrages hydrauliques : "Pour les sciences sociales, il est nécessaire de prendre conscience que certains problèmes sociopolitiques liés à la suppression des barrages et des seuils sont liés à la nature de processus et schémas biophysiques, et nécessitent une plus grande attention à la diversité des contextes biophysiques, en particulier en les interactions amont-aval et chenal-plaine (…) cette compréhension nécessite l'inclusion de multiples parties prenantes (ayant potentiellement diverses relations de pouvoir) et implique donc un processus de prise de décision complexe (plus complexe que celui consistant à retirer un barrage sur un site unique). Pour les sciences naturelles, il est nécessaire de se concentrer davantage sur les questions sociologiques, politiques et culturelles et d'être plus conscient de la façon dont la production, la diffusion et l'utilisation des connaissances influencent les processus sociopolitiques".

Référence  : Dufour S et al (2017), On the political roles of freshwater science in studying dam and weir removal policies: A critical physical geography approach, Water Alternatives, 10, 3,  853-869

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