02/04/2018

Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017)

Une trentaine de biologistes et écologues de la conservation viennent de publier un livre critique sur ce qu'ils estiment être des défauts ou des dérives de leur spécialité, la préservation de la biodiversité : pauvreté des données, faiblesse des modèles, excès de confiance dans certains principes devenant des dogmes, difficultés de gouvernance avec les autres parties prenantes, manque d'analyse économique des stratégies, inefficacité dans les résultats. Deux d'entre eux, Peter Kareiva et Valerie Carranza, analysent notamment le cas des saumons du bassin du fleuve Columbia et de son affluent principal, la Snake River. Depuis 20 ans, et encore aujourd'hui puisque des contentieux sont en cours, une coalition de riverains (dont la tribu des Nez-percé), d'environnementalistes, de kayakistes et de pêcheurs milite pour la destruction de 4 grands barrages sur la Snake River. Les chercheurs rappellent l'historique de cette situation et expriment quelques pensées critiques à ce sujet, montrant que la destruction de barrage devient chez certains un symbole et une fin en soi, au lieu de viser des solutions concrètes plus consensuelles et parvenant elles aussi à des résultats.


Le bassin du fleuve Columbia, dans la région Pacifique Nord-Ouest des Etats-Unis, a été jadis le plus productif pour le saumon royal, aussi appelé chinook ou quinnat (Oncorhynchus tshawytscha) et d'autres espèces migratrices de poissons anadromes. Dans les années 1990, il a été l'objet d'une campagne de conservation par l'Agence de protection de l'environnement (EPA), avec la désignation de 13 "unités significatives d'évolution" (evolutionarily significant units, ESU) dont 4 dans la Snake River, le plus long affluent du fleuve Columbia. Les ESU sont des populations d'organismes dont la protection est considérée comme d'intérêt pour la biodiversité.

La bassin du Columbia a vu la construction de 172 barrages de plus de 10 m au cours du XXe siècle. La Snake River est arrivée dans les années 1990 au centre de l'attention car ses populations de saumons ont été abondamment étudiées par les gestionnaires de barrages, avec des centaines de millions de dollars dépensés dans des travaux à long terme. Le saumon chinook pouvait être à l'époque "la mieux étudiée, la mieux suivie, la plus profondément modélisée et la plus ardemment défendue des espèces protégées dans le monde", soulignent les chercheurs. Les barrages les plus iconiques de la Snake River (Lower Granite, Little Goose, Lower Monumental, Ice Harbor) sont récents (construits entre 1962 et 1975) et de grande dimension (plus de 30m).

A partir des années 1980, un modèle du saumon appelé PATH (Plan for Analyzing and Testing Hypotheses) avait été développé en mode participatif, permettant à toutes les parties prenantes (tribus indiennes, environnementalistes, pêcheurs, chercheurs, usagers) d'y ajouter des critères d'intérêt pour sa conservation. Ce modèle pouvait tourner avec plus de 5000 permutations sur ses paramètres. Curieusement, personne ne se souciait plus de savoir si les trajectoires proposées par ce modèle à différentes hypothèses avaient encore le moindre sens en dynamique des populations réelles. Une des bizarreries découvertes par P. Kareiva (alors directeur scientifique du National Marine Fisheries Service) était que si l'hypothèse d'effacement des barrages prédisait davantage de saumons, toutes les sorties du modèles prévoyaient de toute façon une tendance à l'accroissement de la population! "PATH obscurcissait la biologie des populations, était sur-paramétrisé par rapport aux données, et était impossible à pénétrer, plus encore à expliquer".

Malgré cette confusion dans les connaissances, à la fin des années 1990, le saumon de la Snake River a été transformé en cause nationale par un collectif rassemblant des pêcheurs et environnementalistes (Sierra Club, Trout Unlimited, American Rivers, National Wildlife Federation). L'opération a culminé avec des pleines pages de publicité dans le New York Times en octobre 1999, annonçant notamment que sans la destruction rapide des barrages "le saumon chinook sauvage de la Snake River, un jour l'une des plus grandes courses de ce type dans le monde, sera éteint 2017" (image ci-dessus, DR)

Peter Kareiva et Valerie Carranza font observer : "nous sommes en 2017 au moment où nous écrivons, les barrages sont toujours en place, et les nombres de saumons chinook de printemps / été sont bien plus élevés qu'à l'époque où cette prophétie sûre d'elle-même a été publiée" (graphique ci-dessous).



Dévalaison du saumon chinook au Lower Granite Dam 1980-2016, illustration in Kareiva et Carranza 2017, art cit, droit de courte citation

Peter Kareiva et Valerie Carranza ne doutent pas que le collectif de défense du saumon chinook était bien intentionné et que les barrages du bassin de Columbia ont causé un déclin historique des saumons. Mais "le problème est qu'un enjeu complexe de management d'une espèce et d'une rivière a été réduit à une simple bataille symbolique - une bataille impliquant le choix entre des barrages diaboliques et la perte d'une espèce iconique".

En fait, s'il est indéniable que les grands barrages de la Snake River ont dégradé la condition des saumons, celle-ci était déjà affaiblie par de nombreuses autres causes : excès de prélèvement, prédation des juvéniles par des espèces exotiques, dégradation d'habitats, précédents barrages, sans parler des conditions dans l'estuaire et dans l'océan. Les gestionnaires de la Bonneville Power Authority ont investi lourdement pour obtenir une survie maximale des pré-smolts et smolts dévalant - 1,8 milliards de $ entre 2001 et 2013. Le taux de survie en dévalaison atteint ainsi 86 à 100% selon les techniques employées. Un nouveau modèle en remplacement de PATH, le Cumulative Risk Initiative, plus centré sur la biologie des populations, a par ailleurs désigné sur le bassin du fleuve Columbia les zones où des améliorations à moindre coût étaient susceptibles de produire le maximum d'effet. Aucune action à échelle de bassin n'a cependant été programmée pour le moment, en partie parce que l'attention reste centrée sur le conflit "pour ou contre" les barrages.

Le débat scientifique depuis une quinzaine d'années s'est pour sa part orienté sur le thème de la "mortalité différentielle retardée" (delayed differential mortality), une nouvelle hypothèse selon laquelle les difficultés de dévalaison par rapport à des conditions naturelles entraîneraient une mortalité supérieure en mer. Manière de dire, à nouveau, que détruire les barrages serait quand même mieux. Mais cette hypothèse ne fait pas consensus en recherche et elle est difficilement testable, étant donné les autres perturbations de la phase océanique du saumon et les faibles connaissances à leur sujet.

Pour Kareiva et Carranza, "les procès sans fin, les publicités environnementales catastrophistes, la controverse scientifique sur la mortalité différentielle retardée reflètent un problème mal posé. La question plus large est de savoir ce que le public veut pour les rivières du Nord-Ouest, et comment on parvient alors au mieux à cet objectif. Au lieu d'avoir cette discussion de manière transparente et inclusive, le décret sur les espèces menacées (Endangered Species Act) est instrumentalisé comme un moyen de se débarrasser des barrages - peut-être parce qu'il est vu comme le seul moyen disponible. Si à la fin le saumon est vraiment sauvé, alors l'effort sera un succès au point de vue de la conservation. Mais il est devenu clair que la conservation du saumon est utilisée comme "moyen d'une fin" (effacement de barrage) et non comme une "fin" en soi".

Le problème évident sur la Snake River comme ailleurs est la diversité des visions de la rivière : "La rivière est importante pour le loisir, la pêche, le transport, l'irrigation, l'hydro-électricité et bien sûr le saumon. Il est hors de doute que la folie des barrages construits au XXe siècle a décimé des populations de saumons et déséquilibré les fonctions naturelles de la rivière. Les barrages ont transformé des rivières sauvages et spectaculaires en systèmes hautement aménagés mettant en danger une espèce iconique. Mais ils ont aussi produit des réservoirs pour l'irrigation, des transports peu coûteux pour le blé, de l'énergie propre et bon marché."

"On a besoin de solutions, pas de symboles", concluent les chercheurs. Tous les barrages ne disparaîtront pas, de nouveaux seront probablement construits, le choix manichéen "des poissons ou des barrages" n'est pas une manière durable d'aborder la conservation et d'obtenir des résultats.

Discussion
Les Etats-Unis ont lancé une politique de démantèlement des barrages à visée écologique bien avant l'Europe, à partir des années 1970 et 1980, dans le sillage de plusieurs engagements fédéraux. Environ un millier de chantiers ont été menés depuis, la plupart concernant des ouvrages de dimension petite ou moyenne (2 à 15 m), avec quelques grands ouvrages comme sur l'Elwha.

Le retour critique de la recherche américaine est donc intéressant à l'heure où la France prétend copier ce choix dans le cadre de sa réforme dite de "continuité écologique" et dans l'exécution de programmes publics sur les grands migrateurs (saumon, anguille), avec notamment en matière de grand barrage un projet en cours et contesté sur la Sélune. Ce retour est aussi utile alors que sur certains chantiers eux aussi très symboliques, comme la sauvegarde du saumon de l'axe Loire-Allier, 40 ans d'efforts publics ne semblent pas porter des fruits très convaincants, sans que les acteurs éprouvent le besoin d'un recul et d'une analyse scientifique serrée sur les prédictions faites, les mesures prises et les résultats observés.

Plusieurs travaux récents (voir en fin d'article) montrent que les destructions d'ouvrages sont conflictuelles aux Etats-Unis et que le suivi de leurs effets est souvent défaillant - ce dernier point fait partie des reproches régulièrement adressés à la conservation de la biodiversité, à l'heure où elle demande d'engager des efforts publics, mais doit produire en face un degré raisonnable de certitude sur les résultats attendus. Hélas, on a montré qu'en France aussi, les travaux sur la morphologie des rivières ne font pas l'objet d'évaluation sérieuse alors même qu'ils prennent des parts croissantes dans le financement public de l'eau (Morandi 2014) ; de même que l'appréciation de l'intérêt des effacements de barrage est le fait d'une expertise technique et scientifique limitée à certaines spécialités, ce qui ne reflète pas l'ensemble des enjeux écologiques, a fortiori sociaux (Dufour et al 2017).

Le contexte socio-culturel nord-américain est plus favorable que celui de l'Europe à la destruction des barrages. D'abord, les acteurs sociaux n'ont pas le même poids, les pêcheurs de salmonidés comme les kayakistes, canyoners et adeptes de l'outdoor sont plus nombreux, organisés et donc puissants, les peuples premiers des tribus indiennes réclament des droits sur les usages traditionnels des rivières (dont les pêches). Ensuite, au plan symbolique, les enjeux de conservation du patrimoine et d'historicité du paysage sont moins à l'esprit d'une société nord-américaine beaucoup plus jeune que la nôtre. De surcroît, il existe un mythe états-unien de la nature sauvage (wilderness), co-développé dès le XIXe siècle avec celui de la frontière de l'Ouest, populaire chez les élites aussi bien que dans des classes modestes. Cette wilderness est à la fois la représentation valorisée d'une nature libre où l'homme ne fait que passer, en même temps qu'elle s'appuie sur la mise en scène esthétique de certains paysages grandioses. On ne trouve pas beaucoup cette culture du sauvage en Europe, dont l'idéal pluriséculaire est plutôt celui de la nature maîtrisée, aménagée ou cultivée. Enfin, même si les projets de démantèlement sont beaucoup soutenus par les incitations fédérales (comme en France par l'administration centrale), les Etats-Unis ont une culture de l'efficacité économique qui les rend plus pragmatiques : davantage que l'écologie en soi, ce sont souvent des risques de sécurité ou des coûts d'assurance qui motivent les gestionnaires à abandonner des ouvrages non rentables ou trop cher à entretenir. De même, les choix politiques plutôt favorables à la poursuite du fossile comme l'abondance de couloirs venteux (favorables à l'éolien) et de régions très ensoleillées (favorables au solaire) ne font pas de l'hydro-électricité un enjeu de même portée aux Etats-Unis qu'en Europe, où les politiques publiques favorisent toutes les ressources renouvelables, y compris si elles sont modestes.

Quelles que soient les différences entre les Etats-Unis et l'Europe, la critique de Kareiva et Carranza s'adresse d'abord aux chercheurs, techniciens, planificateurs et gestionnaires de la biodiversité. L'écologie étant devenue une politique publique parmi d'autres, ce n'est plus avec des symboles que l'on doit raisonner, mais avec des connaissances, des objectifs et des contraintes. Cela suppose une rigueur dans les diagnostics, dans les choix, dans les suivis. Egalement une recherche de solutions pragmatiques avec les parties prenantes. Cela vaut pour toutes les politiques de conservation ou de restauration qui seront engagées en France.

Référence : Kareiva P, Carranza V (2017), Fealty to symbolism is no way to save salmon in Kareiva P, Marvier M, Silliman B (2017), Effective Conservation Science: Data Not Dogma, Oxford UP, 98-103

A lire sur le même thème :
Effacements de barrages aux Etats-Unis: une réalité conflictuelle (Magilligan et al 2017) 
Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016) 
L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016) 
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016) 
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016) 

31/03/2018

Les milieux humides et aquatiques sont fragiles… alors cessons de les détruire et de les assécher!

Dans le cadre de l’évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE), le commissariat général du développement durable vient de publier un rapport sur les milieux humides et aquatiques continentaux en France. Il vise à documenter les évolutions récentes de ces milieux menacés et les implications en termes de durabilité. Malheureusement, issu d'une rédaction collective où chaque contributeur semble avoir ajouté sa marotte sans cohérence d'ensemble, le rapport se montre totalement contradictoire dans le domaine de la continuité en long : cette politique publique aujourd'hui centrée sur l'effacement des ouvrages et la disparition de leurs annexes est à l'origine de la disparition de nombreux milieux aquatiques et humides depuis une dizaine d'années, sans estimation de la biodiversité locale impactée et sans examen des services écosystémiques détruits. Cette soi-disant "écologie" parcellaire et lacunaire, centrée dès le départ sur quelques enjeux halieutiques de poissons spécialisés, sera nuisible aux milieux aquatiques et humides si elle ne fait pas l'objet de révisions substantielles dans sa mise en oeuvre. Comme on a détruit des haies et leurs écocomplexes voici 50 ans, on détruit aujourd'hui chaque année en France des retenues, des lacs, des étangs, des canaux, des biefs et tous les milieux attenants à ces hydrosystèmes: cela doit cesser. Et chacun doit s'engager pour cela cesse au plus vite!



La rapport du CGDD pose ainsi sont objet : "Définis comme les portions du territoire, naturelles ou artificielles, caractérisées par la présence d’eau, les milieux humides et aquatiques continentaux présentent une grande diversité biologique. Ils fournissent notamment de l’eau, de la nourriture et un abri à un grand nombre d’espèces telles que les amphibiens et les poissons mais également à de nombreux oiseaux, mammifères et insectes. Ces écosystèmes fournissent également des services aux sociétés humaines, que ce soit pour l’alimentation, les possibilités de loisirs et de tourisme ou la maîtrise des crues, etc."

Voici un extrait de la synthèse, présentant l'état de ces milieux.

"Situation en France
1. À l’heure actuelle, aucun inventaire national ne permet d’évaluer de manière précise et parfaitement exhaustive la surface des milieux humides et aquatiques continentaux sur l’ensemble du territoire français métropolitain et ultramarin. Les travaux cartographiques les plus récents estiment que les milieux potentiellement humides couvrent environ 23 % du territoire métropolitain, soit près de 13 millions d’hectares.

2. On estime qu’environ la moitié des zones humides françaises a disparu entre 1960 et 1990. Cette disparition est en partie due à l’urbanisation et aux nombreux drainages de terres, dans le but d’améliorer la régularité des productions céréalières, ou encore pour transformer des prairies en grandes cultures. La reconnaissance des différents intérêts que peuvent revêtir ces milieux a permis un ralentissement de cette régression depuis 1990.

Etat écologique des milieux humides et aquatiques continentaux
3. Les milieux humides et aquatiques continentaux présentent une biodiversité d’une grande richesse grâce à leurs habitats essentiels pour un grand nombre d’espèces. En métropole, ceux-ci abritent plus du tiers des espèces recensées sur le territoire. Au sein des départements ultramarins, ils abritent une biodiversité parfois endémique.

4. Les milieux humides et aquatiques continentaux font partie des écosystèmes les moins bien conservés à l’échelle nationale, ce qui les place au cœur des enjeux de conservation. Ces milieux abritent en effet près de 45 % des espèces menacées en France métropolitaine. Cette situation peut être nuancée par le fait que les populations d’oiseaux d’eau, en France métropolitaine, sont, de manière générale, dans un bon état de conservation.

5. Dans l’ensemble, moins de la moitié des masses d’eau françaises étaient jugées en bon, ou très bon, état écologique en 2013 au sens de la Directive cadre sur l’eau. Ce bilan recouvre des réalités contrastées selon les paramètres considérés. Alors que les teneurs en nitrates dans ces milieux sont restées stables et demeurent à des niveaux susceptibles de perturber le fonctionnement de ces milieux depuis le milieu des années 2000, la pollution des cours d’eau par les matières organiques et phosphorées, source de perturbations de l’équilibre biologique, a nettement diminué sur la même période."

Malgré cette situation appelant à préserver les milieux aquatiques et humides, le rapport du CGDD persiste néanmoins dans la répétition paresseuse du dogme de la continuité écologique:

"Outre la pollution des eaux, la fragmentation et la destruction des habitats apparaissent comme les facteurs de changement ayant le plus fort impact sur les milieux humides et aquatiques continentaux. Ainsi, à l’échelle du territoire, les 80 000 obstacles recensés sur les cours d’eau ont un impact significatif sur la continuité écologique"

L'argument est repris en page 65-67 du rapport, avec un centrage de la rédaction sur les migrateurs amphihalins — au lieu de parler du rôle majeur des continuités latérales, une assez scandaleuse dissimulation de ce qui devrait être un enjeu prioritaire de connectivité vu la forte biodiversité des plaines d'inondation.

Ce point est donc critiquable à plusieurs titres :
  • la discontinuité longitudinale (principalement recensée à fin halieutique par l'Onema-AFB) a moins d'effets négatifs pour les milieux humides que la discontinuité latérale (bloquant le lit majeur), et les hydrosystèmes artificiels nés des ouvrages sont eux aussi des milieux aquatiques,
  • les instructions de l'EFESE intègrent au demeurant des milieux aquatiques ou humides créés par des obstacles à l'écoulement (étangs, lacs) tout comme la plupart des approches internationales en conservation de ces milieux (Ramsar 1971, UICN 1973, etc.), ce qui rend incompréhensible leur dévalorisation ou leur ignorance,
  • la recherche scientifique montre depuis les années 2000 l'intérêt des milieux lentiques et des masses d'eau anthropiques pour la préservation de la biodiversité régionale, en particulier là où elle est menacée par les usages agricoles et urbains (ce qui est le cas en France), cf référence ci-dessous,
  • les chantiers de destructions d'ouvrages — aujourd'hui ouvertement favorisés par plusieurs agences de l'eau, par l'AFB et par la direction de l'eau du ministère de l'écologie — se traduisent par des pertes de surface et hauteur des retenues, par des assèchements de biefs, canaux et milieux humides annexes, par des baisses de nappe et par une hausse du risque d'assec complet sur certaines rivières,
  • aucun inventaire de biodiversité des milieux humides et aquatiques d'origine artificielle n'est aujourd'hui réalisé en routine, la diagnostic des ouvrages étant centré sur le seul intérêt piscicole et halieutique en raison de l'origine historique de la réforme de continuité (attente du lobby pêche, cf loi de 1984),
  • le rapport observe lui-même que "certains milieux humides et aquatiques continentaux permettent un stockage de l’eau et un ralentissement des écoulements, jouant ainsi un rôle d’atténuation des phénomènes de crues", sans assumer la contradiction consistant à faire disparaître ces zones de diversion et stockage.
Le choix français de détruire préférentiellement les ouvrages hydrauliques pour rétablir la continuité en long et de dénigrer la valeur de biodiversité d'un hydrosystème sous prétexte qu'il est d'origine artificielle est un dogme, et une erreur de même nature que la destruction des haies dans les années 1960-1970.

Cette politique de destruction a déjà abouti à la disparition de milliers de kilomètres carrés de milieux humides et aquatiques : elle doit cesser, et elle cessera d'autant plus vite que les citoyens s'engageront pour la combattre. Pas seulement au nom du patrimoine et du paysage, dont la protection est légitime, mais aussi au nom de l'environnement. Tout projet induisant une perte de milieux en eau sans diagnostic et sans compensation doit désormais être combattu devant la justice par les riverains et les associations, aussi longtemps que le gouvernement et sa haute administration ne retrouveront pas la raison sur ce dossier.

Référence : CGDD (2018), Efese. Les milieux humides et aquatiques continentaux, collection Thema, 248 p.

A lire sur ce thème
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018) 
Vers une étude du limnosystème (Touchart et Bartout 2018) 
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)
La biodiversité négligée des fossés, mares, étangs et lacs (Davies et al 2008) 

A diffuser aux élus, gestionnaires et administrations
Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes (2018)
Etude de biodiversité des chaussées de la Sarthe: "Toute destruction sans connaissance préalable de la faune présente est un non sens!"

Illustration : la Beaume à sec après une ouverture forcée de vannes à Rosières. La continuité écologique est menée de manière dogmatique, sans prise en compte des effets systémiques et des milieux en place hors cible piscicole spécialisée. Ce n'est pas de la gestion écologique, mais de la routine bureaucratique pour déployer aveuglément des règlements décidés dans les cénacles de la haute administration.

30/03/2018

Les poissons se plaisent dans les rivières de contournement (Tamario et al 2018)

Une équipe de chercheurs suédois vient d'étudier 23 paires de passes à poissons de type naturel (rivières de contournement) et de cours d'eau lotiques adjacents. Résultat: il n'y a quasiment aucune différence significative dans les peuplements de poissons. Des poissons mobiles comme la truite ou le brochet les adoptent, de même que des migrateurs comme l'anguille. Ces dispositifs de franchissement devraient être davantage implémentés et testés en France, où le gestionnaire perd du temps depuis 10 ans à essayer d'imposer partout des effacements contestés de seuils et barrages.  


Les chercheurs présentent ainsi leur étude : "La construction de barrages sur les cours d'eau perturbe la migration des poissons et fait que les habitats lotiques sont plus rares et plus espacés, ce qui finit par affecter les communautés de poissons de la rivière. Les passes à poissons naturelles sont souvent conçues comme des canaux de dérivation, construits avec des matériaux naturels qui redirigent une partie de l'eau autour des seuils et des barrages, rétablissant la connectivité longitudinale et formant des habitats mimétiques de la nature. Nous avons évalué le potentiel de ces dérivations à fonctionner comme des habitats lotiques de compensation, en comparant la faune piscicole de 23 paires de passes et d'habitats de cours d'eau lotiques adjacents."

La recherche a consisté à comptabiliser les poissons par pêche électrique, tout en intégrant 10 descripteurs de morphologie et d'environnement immédiat (dont végétation des berges).

Au total, 17 espèces ont été inventoriées dont 14 communes aux rivières et aux passes de type naturel. Les 3 espèces divergentes n'ont été observé qu'1 à 3 fois, ce qui est attribué à une variation aléatoire sans signification.

Les espèces les plus fréquemment trouvées ont été par ordre décroissant les truites (S trutta), les lottes (L lota), les perches (P fluviatilis), les brochets (E lucius)  et les gardons (R rutilus).


Extrait de Tamario et al 2018, art cit, droit de courte citation.

La tableau ci-dessus synthétise les différences observées sur tous les paramètres (cliquer pour agrandir). On voit que la seule différence significative (en gras) pour les espèces de poissons est l'abondance plus marquée de perches fluviatiles dans les rivières de contournement. Des truites juvéniles (YOY) sont signalées dans les passes de type naturel comme dans les rivières.

Au final, notent les chercheurs, "les contournements étaient plus étroits, moins profonds et moins ombragés que les habitats riverains adjacents, mais très peu de différences significatives ont pu être détectées dans les communautés de poissons, indiquant le potentiel de telles passes migratoires naturelles à constituer des habitats lotiques de compensation pour les poissons. Les analyses ont également indiqué comment la conception peut être modifiée pour favoriser ou défavoriser certaines espèces cibles. Généralement, les rives plus étroites et moins profondes avec une forte pente favorisaient la truite (Salmo trutta), alors que l'anguille européenne (Anguilla anguilla) était plus abondante dans les sites à plus faible gradient."

Discussion
Contrairement aux destructions de seuils et barrages, qui soulèvent des controverses aux Etats-Unis comme en Europe et font désormais l'objet de nombreux retours critiques après une phase initiale de popularité, les dispositifs de franchissement sont mieux acceptés socialement : ils préservent les fonctions d'intérêt des ouvrages hydrauliques tout en améliorant le cycle biologique local de certains poissons. Le travail de C. Tamario et de ses collègues suggère que la rivière de contournement ne diffère guère d'un habitat naturel pour ses peuplements pisciaires. Ce qui demande à être vérifié dans d'autres travaux, bien sûr, car sur les questions écologiques une seule étude ne permet jamais de dériver des principes généraux.

Les rivières de contournement ne sont pas très complexes à concevoir, d'autant que l'existence d'un courant soutenu donne rapidement un profil naturel à l'écoulement et au substrat. C'est le contrôle du débit d'entrée (à l'amont) et de l'exutoire d'appel (à l'aval) qui demande le plus de précision. Le facteur limitant de la rivière de contournement est la maîtrise du foncier et la hauteur du barrage à contourner (plus le barrage est haut plus la rivière sera longue car sa pente et donc sa vitesse de courant doivent rester compatibles avec les capacités des espèces cibles).

La France a de grandes ambitions dans le domaine de la restauration de connectivité: il est dommage que l'effort ne soit pas consacré à optimiser des solutions de franchissement (passes naturelles comme passes techniques), en raison du dogme actuel de l'effacement prioritaire posé par certaines administrations. Comme ce dogme se heurte aujourd'hui à ses limites, gageons que l'on va évoluer vers des solutions mieux acceptées, et à effet généralement suffisant par rapport à la modestie des enjeux piscicoles sur de nombreuses rivières.

Référence : Tamario C et al (2018), Nature‐like fishways as compensatory lotic habitats, River Research and Applications, 34, 3, 253-261

Illustration : rivière de contournement, par Benoit Caby (travail personnel) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons.

A lire sur le même thème
Quand les saumons franchissent un seuil de moulin... en évitant les passes à poissons! (Newton et al 2017) 
Quelles espèces circulent dans les passes à poissons ? (Benitez et al 2015) 

29/03/2018

Conseil d'Etat: pas d'annulation du droit d'eau ni de remise en état d'un site sans procédure contradictoire

Dans un arrêt venant d'être rendu, le Conseil d'Etat donne tort à une fédération de pêche et à une préfecture qui avaient voulu annuler un droit d'eau et remettre la rivière en état sans informer ni entendre le co-propriétaire des installations autorisées jouissant de ce droit d'eau. Les hauts magistrats rappellent que tous les détenteurs de droits réels sur un ouvrage ou ses annexes doivent être consultés. Ils remettent utilement à leur place les fonctionnaires et lobbies qui se précipitent aujourd'hui à casser des ouvrages hydrauliques un peu partout, dans le mépris des ayant-droits, et parfois également des milieux.


La décision que viennent de rendre les magistrats du Conseil d'Etat (CE, 16 mars 2018, n°405864) est fort intéressante à l'heure où diverses préfectures, se heurtant à la difficulté croissante à appliquer l'article L 214-17 du code de l'environnement après 10 ans d'interprétation biaisée et militante de son contenu, essaient de se rabattre sur l'abandon du droit d'eau pour continuer la politique décriée de destruction du patrimoine hydraulique français.

Voici les faits ayant mené à cette décision :
"il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'un décret présidentiel du 5 juin 1852 a autorisé l'édification du moulin dit " Breuschmühle " à Dinsheim-sur-Bruche et a autorisé son propriétaire à utiliser l'énergie hydraulique de la Bruche ; qu'un arrêté du ministre pour l'Alsace Lorraine du 12 juillet 1904 a modifié la consistance de cette autorisation ; qu'une partie de l'installation, comprenant les terrains sur l'emprise desquels se trouve le canal d'amenée de l'eau, a été cédée avec la mention "en ce compris le droit de l'eau du canal usinier" à la fédération du Bas-Rhin pour la pêche et la protection du milieu aquatique (FDPPMA) par un acte du 9 novembre 1995 ; que la société MMC a acquis auprès de la société Bubendorf, le 2 décembre 2005, le reste de l'installation, comprenant notamment le bâtiment de l'usine hydroélectrique ; que le 21 janvier 2011, après avoir abandonné un projet d'ouvrage piscicole sur ce site, la FDPPMA a informé le préfet du Bas-Rhin de son intention de remettre le site en état et lui a demandé l'abrogation de l'autorisation réglementant l'usage du cours d'eau ; qu'elle a porté à la connaissance du préfet, le 16 mai 2012, le dossier de remise en état du site ; que, par un arrêté en date du 18 septembre 2012, le préfet a, d'une part, prescrit les modalités de remise en état du site, et d'autre part, abrogé le décret du 5 juin 1852 et l'arrêté du 12 juillet 1904 précités"
Nous avons donc un canal dont la propriété avait été partiellement cédée à une fédération de pêche, qui voulait le détruire. Le préfet a cassé le droit d'eau et ordonné la remise en état. C'est ce point qui a été contesté par le propriétaire des autres éléments constitutifs du droit d'eau (dont l'usine).

Le Conseil d'Etat rappelle d'abord la procédure à suivre en pareille circonstance :
"aux termes de l'article R. 214-29 du code de l'environnement alors applicable : "La décision de retrait d'autorisation est prise par un arrêté préfectoral ou interpréfectoral qui, s'il y a lieu, prescrit la remise du site dans un état tel qu'il ne s'y manifeste aucun danger ou aucun inconvénient pour les éléments concourant à la gestion équilibrée de la ressource en eau." ; que l'article R. 214-30 du même code, alors applicable, prévoit que ces dispositions sont applicables à une demande de retrait présentée par le bénéficiaire d'une autorisation ; qu'aux termes de l'article R. 214-26 du même code, dans sa rédaction alors applicable : "Lorsqu'il y a lieu de retirer une autorisation, le préfet peut établir un projet de remise en état des lieux, accompagné des éléments de nature à le justifier. / Le préfet notifie un exemplaire du dossier ainsi constitué au bénéficiaire de l'autorisation, au propriétaire de l'ouvrage ou de l'installation, ou aux titulaires de droits réels sur ceux-ci." ; qu'aux termes de l'article R. 214-28 du même code, dans sa version alors applicable : "Les personnes mentionnées au dernier alinéa de l'article R. 214 26 disposent, selon le cas, d'un délai de deux mois à compter de la notification qui leur a été faite en application de cet article ou du délai fixé par l'avis prévu à l'article R. 21 27 pour faire connaître, par écrit, leurs observations." 
Or, la préfecture a cédé à la demande de la fédération de pêche sans informer le propriétaire de l'usine et sans lui permettre de poser des observations. Le Conseil d'Etat caractérise ce point comme défaut d'information et concertation rendant caduque la procédure :
"Considérant que l'arrêté litigieux a prononcé, à la demande de la FDPPMA, l'abrogation de l'autorisation administrative relative à l'usage de la force motrice de la Bruche acquise au bénéfice des dispositions de l'article L. 511-9 du code de l'énergie ; qu'il ressort des pièces du dossier soumises aux juges du fond que la SCI MMC était bénéficiaire, en sa qualité de propriétaire d'une partie de l'installation, de cette autorisation, même si l'installation n'était plus en fonctionnement ; que cette abrogation a été prononcée sans que la SCI MMC en ait fait la demande ni qu'elle ait été mise à même de présenter ses observations dans les conditions fixées par les articles R. 214-26 et R. 214-28 du code de l'environnement cités au point précédent ; que, par suite, en jugeant que cette circonstance était sans incidence sur la légalité de l'arrêté litigieux, la cour administrative d'appel de Nancy a commis une erreur de droit"
Parmi les points intéressants à relever :
  • même si un droit d'eau n'est plus employé, ses co-bénéficiaires doivent participer à une procédure visant son abrogation,
  • tous les titulaires de droits réels sur les ouvrages et leurs annexes hydrauliques doivent être intégrés dans les procédures de préparation des arrêtés préfectoraux les concernant.
En dehors du moyen principal de cet arrêt, même quand un propriétaire abandonne son droit d'eau, le projet de remise en état doit prendre en considération "les éléments concourant à la gestion équilibrée de la ressource en eau" (R 214-29 Code env) de sorte qu'une destruction de l'ouvrage, un assèchement des canaux et un reprofilage de la rivière ne sont pas les seules issues envisageables, et que ces issues peuvent parfaitement être contestées en justice si elles contreviennent aux différents éléments qui concourent à le gestion équilibrée et durable de l'eau telle que définit par l'article L 211-1 du code de l'environnement (et divers autres).

Les riverains, les propriétaires, les associations de protection des patrimoines naturels et culturels trouveront donc matière dans cette décision du Conseil d'Etat et dans les dispositions de la loi à motiver des requêtes contre les casseurs d'ouvrage hydraulique. Certains effacements sont peu contestés. Mais ceux qui le sont doivent faire systématiquement l'objet de contentieux si les administrations et lobbies refusent  d'entendre la voix des riverains. Notre association vous aidera à défendre vos droits.

Illustration : casse du patrimoine hydraulique de l'Ellé au service du lobby pêche, souhaitant y augmenter la pression de prédation du saumon pour son loisir — un loisir de plus en plus contesté par ailleurs. Les pêcheurs attachés au patrimoine hydraulique et à ses milieux gagneraient à se désolidariser clairement des dérives de certaines de leurs fédérations au regard des tensions de plus en plus fortes et contentieux de plus en plus nombreux que provoquent les opérations de destruction.

27/03/2018

Lettre à Edouard Philippe sur les barrages et lacs de la Sélune

Après l'interpellation de Nicolas Hulot par 100 élus locaux, Hydrauxois, les Amis des barrages ainsi que 50 élus et associations ont choisi de saisir le Premier Ministre sur la destruction des barrages et lacs de la Sélune. Les signataires appellent à un ré-examen du dossier dont le caractère conflictuel et contesté rend impossible un choix serein pour l'avenir de la vallée.  La disparition des barrages et lacs présenterait une somme considérable d'inconvénients pour des bénéfices très faibles. Ce n'est pas ce que nous attendons d'un gouvernement élu sur la promesse d'un usage responsable de l'argent public et d'une écoute des citoyens exaspérés par les décisions hors-sol des politiques. 


Monsieur le Premier Ministre,

Dans votre déclaration du 17 janvier 2018 justifiant l'abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, vous avez affirmé :
"les conditions ne sont pas réunies pour mener à bien le projet (…) un tel projet d'aménagement, qui structure un territoire pour un siècle, ne peut se faire dans un contexte d'opposition exacerbée entre deux parties presque égales de la population. Les grands projets qui ont réussi dans les années récentes (…) se sont tous réalisés (…) parce qu'ils étaient largement portés et acceptés par la population".
Ces paroles de sagesse nous amènent à vous demander l’arrêt du programme de destruction des barrages et lac de la Sélune.

Dans un communiqué en date du 14 novembre 2017 ayant surpris tous les acteurs, le ministère de la Transition écologique et solidaire a annoncé l'engagement du chantier de destruction des barrages de la Sélune. L'effacement du barrage de Vezins était censé commencer dès le printemps 2018, suivi par celui du barrage de la Roche-Qui-Boit. Cette destruction avait déjà été annoncée en 2009 par Mme Chantal Jouanno, puis suspendue par Mme Ségolène Royal en 2014, en raison de la forte opposition locale, du désaccord sur le diagnostic, des informations essentielles manquant lors de l’enquête publique et du coût excessif du chantier.

La destruction de deux barrages et lacs de cette dimension est une opération reconnue comme exceptionnelle et sans précédent en Europe. Nous nous étonnons qu’elle soit de nouveau annoncée par simple communiqué et sans aucune poursuite de la concertation engagée.

Au plan économique et humain, les riverains de la vallée ont déjà dit leur opposition massive à la disparition des lacs et des activités qui leur sont associées (98,89 % d’opposition chez les 19 276 riverains ayant voté à la consultation de 2015), sans que leur voix soit entendue. Les travaux les plus récents des chercheurs en sciences humaines et sociales ont montré que le projet n’a jamais été consensuel depuis sa première annonce, déjà contestée, en 2010. Et que la concertation a été défaillante, sans réel projet de territoire co-construit avec les habitants (voir Germaine et Lespez 2017).

Pour ces habitants, la suppression des barrages et des lacs représente une perte d’activité des installations et activités touristiques en lien direct avec la retenue (gîtes, base nautique, etc.), une perte de retombées socio-économiques pour les collectivités locales, un risque de ne jamais retrouver des activités durables vu le caractère très encaissé de la vallée et des fréquentes inondations rendant difficile l'aménagement des berges.

Cette problématique de la Sélune s’inscrit dans la forte opposition citoyenne à la destruction d’ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique, qui a été constatée par le rapport de décembre 2016 du Conseil général de l’environnement et du développement durable. Les rapporteurs Alain Brandeis et Dominique Michel y soulignent notamment : «Il paraît en effet aujourd'hui souhaitable de rechercher − et possible d'obtenir ‒ un meilleur équilibre entre les trois objectifs de continuité écologique, de valorisation du patrimoine lié à l'eau et de développement des énergies renouvelables.»

Au plan hydrique et sécuritaire, les lacs (surtout Vezins) représentent la seule réserve d’eau du Sud-Manche, région qui est presque totalement dépourvue de nappes phréatiques. Au regard du changement climatique en cours, de la fréquence des sécheresses et étiages sévères, la remise en cause de cette fonction de réservoir ignore le principe de précaution. Les communes situées à l’aval des barrages soulignent pour leur part leur rôle de limitation des crues modestes à temps de retour fréquent et de retardateur pour les autres, le temps de remplissage des barrages depuis leur cote d’hiver jusqu’à leur cote normale, permettant ainsi de diffuser les alertes et limiter les risques. Les inondations récentes les ont conduites à saisir M. le Préfet de la Manche de la nécessité d’abandonner le projet de destruction.

Au plan énergétique, les deux barrages sont des outils de production hydro-électrique très bas-carbone, et leur destruction en pleine transition énergétique est incompréhensible, d'autant que la France peine à réaliser ses objectifs de baisse des émissions et de sortie progressive du nucléaire. Les barrages en activité représentaient 18 % du parc des énergies renouvelables de la Manche : détruire ce patrimoine industriel utile et en place contredit toutes les déclarations de la France sur la priorité de la lutte contre le changement climatique. La configuration exceptionnelle de deux lacs qui se suivent peut constituer un outil de stockage et de régulation stratégique pour accompagner les productions d’énergies intermittentes. Un industriel a déjà déposé un projet de reprise et de gestion pour une nouvelle concession de 30 ans : il nous paraît indispensable d’approfondir cette option, en concertation avec l’ensemble des collectivités locales concernées.

Au plan écologique, le retour potentiel maximal de saumons sur la Sélune amont a été estimé par les chercheurs à 1300 individus (Forget et al 2014) pour cela le coût minimum de la destruction serait de 57 millions €. Pour autant il existe d’autres solutions, déjà utilisées en France et ailleurs, pour assurer le franchissement d’un grand barrage par des migrateurs. En supposant que le bénéfice saumon de la destruction soit réel, il est relativement négligeable sur la Sélune par rapport aux opérations nord-américaines du même type et de même coût, qui ouvrent la voie à des dizaines ou des centaines de milliers de migrateurs. À échelle de temps de l’écologie (de la décennie au millénaire), la durabilité des retours des saumons sur le bassin atlantique est d’ailleurs incertaine en situation de réchauffement climatique et de modification des routes migratoires. Enfin, les saumons ne résument pas tout le vivant : le bilan global de biodiversité du chantier pourrait être mauvais, car les lacs et zones humides annexes hébergent de nombreuses espèces d’intérêt, dont certaines protégées, et ils remplissent des services écosystémiques d’épuration et de régulation bénéficiant à l’aval et à la baie du Mont-Saint-Michel.

Au plan juridique et politique, un arrêté autorisant la destruction se traduirait par le dépôt immédiat de recours en annulation par les riverains, les professionnels et les associations en subissant le préjudice ou en pointant les manquements au droit, engageant un long cycle de contestation judiciaire et de radicalisation des oppositions que nul ne souhaite.

Pour ces raisons, et bien d’autres qu’il serait trop long de détailler dans ce courrier, nous sollicitons de votre sagesse la mise en place:
• d’un moratoire sur le projet de destruction des barrages de la Sélune,
• d’un groupe de travail pour évaluer les alternatives.