14/05/2018

Deux mille ans de retenues de moulins sur les rivières européennes

Inventé dans l'Antiquité, sans doute vers le IIIe siècle avant notre ère, perfectionné par les Romains, le moulin à eau s'est diffusé en Europe de manière continue pendant 2000 ans. Si certains moulins sont installés directement au fil de l'eau, beaucoup développent précocement des chaussées barrant la rivière, formant une retenue et dérivant un bief. Cet extrait de l'historien Colin Ryne rappelle quelques-unes des premières mentions des retenues de moulins et techniques de construction d'ouvrages hydrauliques en Antiquité tardive et Haut Moyen Âge européens. 



"Les premières preuves documentaires et archéologiques pour l'utilisation des retenues de moulins hors d'Irlande sont relativement rares. Les premiers barrages connus pour l'énergie hydraulique, datant de la période romaine, semblent avoir été des barrages de dérivation, construits à travers de petites rivières ou ruisseaux, où la fonction du barrage était d'élever le niveau d'un cours d'eau naturel et de le détourner en un canal d'alimentation ou une goulotte d'amenée pour un moulin. L'ouvrage au fil de l'eau ou chaussée d'un moulin à eau vertical, en roue de dessous, du IIIe siècle de notre ère, à Haltwhistle Burn Head, sur le mur d'Hadrien, consistait en un barrage de blocs de granit jetés sur un cours d'eau adjacent. 

Dans la période post-romaine immédiate, la construction des chaussées de moulin est décrite dans la littérature hagiographique précoce. Au tournant du VIe siècle de notre ère, Grégoire de Tours décrit la construction d'un barrage de moulin pour le monastère de Loches : "Quand il eût amené des poteaux à travers la rivière et rassemblé des tas de pierres énormes, il construisit une chaussée et recueillit l'eau dans le canal, par la force de laquelle il fit tourner la roue du moulin à grande vitesse". La loi salique du VIe siècle de notre ère prescrit même une amende pour la destruction des barrages de moulin. Au moins un site saxon, Wharram Percy, a produit des preuves de l'existence d'un barrage de moulins avec évidence d'empierremment, pratique bien documentée plus tardivement.

La formation des retenues de moulins est cependant moins bien documentée dans les sources européennes médiévales précoces. Les retenues sont mentionnées dans le code de loi wisigothique du VIe siècle et vers 740, il y a une référence à un stagnum fluminus à Tauberischafscheim en Allemagne. La plus ancienne mention connue du composé de vieil-anglais mylepul ("millpond", retenue de moulin), par exemple, apparaît dans une charte anglo-saxonne vers 833. 

Il ne fait guère de doute que dans les périodes médiévales plus tardives, les retenues de moulins étaient des caractéristiques communes du paysage. Leur entretien, associé à des dispositifs connexes comme les biefs et les écluses, s'est souvent avéré être une lourde charge financière pour les domaines seigneuriaux et monastiques. Leur fréquence était telle que les premiers juristes irlandais ont fait de grands efforts pour fournir un cadre juridique pour les droits d'eau qui les concernent, comme en témoigne la loi Coibnes Uisci Thairidne, au VIIe siècle."

Extrait de : Ryne Colin, Waterpower in Medieval Ireland, in Squatriti P (ed) (2000),  Working with water in Medieval Europe. technology and ressource use, Brill, 1-49

Illustration : moulin dans le Psautier de Luttrell (1340).

12/05/2018

La France gère mal les pollutions par eaux pluviales

Le site Eaux glacées de Marc Laimé a révélé un rapport du CGEDD sur les eaux pluviales, que le ministère de la Transition écologique gardait sous le coude depuis un an. Et pour cause, le rapport pointe que la France est un élève très moyen de l'Europe en matière de gestion des eaux pluviales et de ruissellement, qui sont pourtant une source majeure de pollution des rivières, des plans d'eau et des nappes phréatiques. Le CGEDD appelle à des investissements sur cette question délaissée… mais avec quel argent, quand le budget des agences de l'eau est ponctionné pour combler le déficit de l'Etat ou dilapidé dans des mesures nuisibles comme la destruction des moulins, étangs, plans d'eau, et que les collectivités se plaignent de leur manque chronique de moyens? Une minorité de masses d'eau françaises est aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens des directives européennes : les gestionnaires publics doivent recentrer les budgets et les priorités sur les obligations réelles de notre pays. Extraits


Une part importante de la pollution n’est pas rejetée par les stations d’épuration mais en amont de celles-ci par temps de pluie
Les enjeux de la pollution urbaine, notamment pour la conformité aux directives européennes, se déplacent des eaux usées vers les eaux pluviales : c’est sur ces dernières qu’il faudra dans les prochaines années concentrer les efforts.

En effet, l’amélioration du traitement des eaux usées collectées par temps sec révèle maintenant l’importance des rejets de temps de pluie, y compris pour les paramètres les plus classiques de la pollution. La part principale de cet enjeu concerne les réseaux dits unitaires où eaux pluviales et eaux usées sont mélangées. Cependant, bien peu de réseaux séparatifs sont exempts d’entrées d’eaux usées : les rejets des réseaux «séparatifs pluviaux», du fait notamment de ces mélanges, doivent également être pris en considération.

Les eaux pluviales et de ruissellement sont par ailleurs les vecteurs d’une part prépondérante de certains micropolluants dont des substances dangereuses prioritaires pour lesquelles des échéances et des objectifs de réduction précis ont été fixés.

Ces rejets ne peuvent être quantifiés que par des mesures dites d’autosurveillance. Pour les débits et les fréquences de débordement, l’étude comparative réalisée par le bureau Milieu LTD pour le compte de la commission européenne présenté en annexe du diagnostic détaillé montre que la France n’était pas, en 2015, parmi les pays ou les régions les plus avancés dans ce domaine (Royaume-Uni, Danemark, Wallonie, Allemagne, Irlande, Pologne) et que des efforts significatifs restent à accomplir pour rejoindre ce peloton de tête. Les données sont encore plus insuffisantes pour les flux de polluants «classiques» (DBO, DCO) portés par ces déversements. Les informations restent extrêmement pauvres pour les substances dangereuses, notamment les métaux lourds et les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP).

Les directives européennes induisent implicitement des contraintes fortes sur les rejets de temps de pluie
La directive «eaux résiduaires urbaines» définit celles-ci comme «les eaux ménagères usées ou le mélange des eaux ménagères usées avec des eaux industrielles usées et/ou des eaux de ruissellement» et prévoit leur collecte et leur traitement jusqu’aux événements dits «exceptionnels». La performance globale des systèmes d’assainissement (raccordement, collecte, transport, déversements et traitement) incluant les déversements de temps de pluie, constitue désormais, avec la pollution agricole diffuse et la morphologie des cours d’eau, les principaux défis pour répondre aux objectifs européens.

La directive cadre sur l’eau (DCE) et directive-cadre plus récente sur la stratégie milieux marins 2008/56/CE (DCSMM) établissent des objectifs pour mettre fin à la détérioration de l’état des masses d’eau de l’Union européenne et parvenir au bon état ou au bon potentiel des rivières, lacs et eaux souterraines et des eaux marines.

Avec une première échéance en 2021, la DCE impose la réduction des rejets de substances dites substances dangereuses. Cela concerne en particulier les substances dangereuses prioritaires (SDP) qui sont persistantes, bioaccumulables et toxiques, et des substances de la liste 1 de la directive 2006/11/CE «concernant la pollution causée par certaines substances déversées dans le milieu aquatique de la Communauté» dont une part est transportée par les eaux pluviales.

La gestion des eaux pluviales est notamment concernée par les objectifs de réduction de certaines substances dangereuses et ceci dès l’échéance 2021 pour les HAP et, dans une moindre mesure, pour les produits phytosanitaires. C’est essentiellement une question de maîtrise de la pollution à la source et de restriction d’usage, auxquels les systèmes de gestion à la parcelle peuvent contribuer.

Comme c’est déjà le cas sur le littoral, l’affichage d’ambitions emblématiques de baignade en rivière (par exemple à l’occasion de la candidature de Paris pour accueillir les Jeux Olympiques en 2024) peut faire du respect de la directive baignade la contrainte européenne la plus prégnante pour les rejets d’eaux pluviales en rivière.

Atteindre le bon état écologique des masses d’eau suppose de réduire sensiblement l’ensemble des flux de pollutions déversées par temps de pluie.

Les risques de non-atteinte des objectifs sont mal cernés
C’est dans les dix dernières années à peine que les directives européennes sont apparues comme contraignantes pour le temps de pluie dans l’esprit de nombre de collectivités. Les enjeux liés aux objectifs de la DERU et de la DCE se sont alors superposés, entraînant une certaine confusion dans les esprits, notamment ceux des élus, sur la nature des enjeux propres à chacune. Les précisions techniques nécessaires n’ont été explicitées au plan national que récemment par une note technique en date du 7 septembre 2015.

Il n’existe pas aujourd’hui, au plan national, une analyse globale des risques de non-conformité, une fois assurée la conformité «station» ERU, au regard de ces deux enjeux qui vont dominer les dépenses à venir :
- conformité «systèmes d’assainissement» : assurer la performance de collecte et de traitement des ERU,
-conformité DCE : atteindre le bon état des masses d’eau concernées.

La mission a collecté les études disponibles, mais n’y a pas trouvé la réponse à la question : quels sont les investissements prioritaires à prévoir à court et moyen terme pour la mise aux normes correspondant au respect de la DERU et de la DCE ?

Lien vers le rapport complet sur le site Eaux glacées

Illustration : par Photones (CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)

10/05/2018

La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018)

Depuis sa naissance, la conservation de la biodiversité a centré son intérêt sur les espèces endémiques. Mais pour l'écologue Martin Schlaepfer, il est temps de réviser cette option. Les espèces non natives ne sont pas toutes invasives et contribuent à la biodiversité locale au même titre que d'autres. Elles rendent parfois des services écosystémiques. Et au regard de leur expansion rapide, il devient difficile de continuer à ignorer leur présence dans les milieux.


Martin A. Schlaepfer (Institut des sciences de l'environnement, Université de Genève) vient de publier un article de perspective sur la biodiversité dans la revue PLoS Biology.

Les humains ont déjà une longue histoire de protection de certains éléments de la nature. Mais, souligne le chercheur, "les concepts et les valeurs qui sous-tendent les initiatives de conservation ont toutefois changé à plusieurs reprises. Les efforts de conservation du XXe siècle ont principalement porté sur la préservation des paysages sans influence humaine et sur la prévention de l'érosion de la biodiversité, en mettant l'accent sur la protection des espèces rares contre l'extinction. Les 20 dernières années ont vu l'émergence de concepts supplémentaires qui mettent l'accent sur la résilience de la nature et les «services» que la nature contribue au bien-être humain. Ces approches novatrices sont promues par certains responsables de la conservation dans l'hypothèse qu'ils élargiront le soutien social aux objectifs de conservation."

Ces évolutions de la conservation nourrissent de nouveaux débats. Les espèces non indigènes et leur valeur en font partie. Au cours des dernières décennies, les scientifiques ont plutôt dépeint les espèces non natives d'une région comme une menace : dommages économiques, problèmes de santé, perte de biodiversité endémique. "L'opinion selon laquelle les espèces non indigènes sont potentiellement indésirables persiste dans les indicateurs utilisés pour suivre les progrès vers les objectifs de la Convention sur la diversité biologique (CDB), où elles n'apparaissent qu'en tant que prédicteurs numériques pour de futures invasions (Objectif d'Aichi 9)."

Mais, relativise Martin A. Schlaepfer, le regard des chercheurs évolue aussi à mesure que de nouvelles données apparaissent : "Plus récemment, les scientifiques ont également documenté les contributions positives potentielles des espèces non indigènes à la richesse régionale en espèces, aux objectifs de conservation, et aux services écosystémiques qu'elles apportent à certaines parties prenantes de la société".

Cela soulève les questions suivantes: "les espèces non indigènes font-elles partie de la «nature» ou de la «biodiversité» que nous souhaitons préserver? Si oui, peuvent-elles être intégrées dans un processus de planification de la conservation d'une manière qui reconnaisse leur potentiel d'effets indésirables, mais capte aussi leurs contributions positives potentielles à la biodiversité et à la société?"

Martin A. Schlaepfer répond de manière positive à ces questions, à partir de trois types d'arguments.

D'abord, l'absence d'espèces non indigènes dans les indices de biodiversité est en contradiction avec les termes de la Convention sur la diversité biologique et des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies. "La définition de la biodiversité de la CDB (Article 2) englobe les dimensions biologiques du monde (gènes, espèces, écosystèmes et leurs interactions), mais elle ne fait aucune distinction entre les formes de vie indigènes et non indigènes".

Ensuite, l'action humaine a d'ores et déjà abouti à la présence de nombreuses espèces introduites. Les ignorer devient de plus en plus difficile : "les espèces non indigènes devraient être incluses dans les indices clés de la biodiversité car elles représentent une grande partie des écosystèmes modernes et des bassins d'espèces régionaux. Les plantes et les oiseaux non indigènes peuvent constituer 50% ou plus des espèces dans certains milieux urbains, insulaires et de friches." Les décideurs politiques régionaux risquent donc de faire de mauvais choix s'ils ignorent la réalité des espèces désormais présentes dans les milieux anthropisés.

Enfin, et peut-être le plus important pour l'auteur, "les motivations de la société pour la conservation de la biodiversité évoluent et les indicateurs utilisés pour mesurer l'état de l'environnement et les progrès vers nos objectifs devraient faire de même. Les indices de biodiversité devront englober toutes les espèces s'ils doivent rester socialement pertinentes et illustrer toute la gamme de ce que l'on appelle maintenant les services (et les nuisances) écosystémiques, ou les contributions de la nature aux humains".

Discussion
Voulons-nous protéger la nature ou certaines représentations de la nature? Cette question se pose sans cesse dans les politiques écologiques, qu'elles visent la conservation ou la restauration des écosystèmes. Ces politiques ont accompagné la modernité et ont d'abord voulu épargner certaines zones de l'impact humain. Cela faisait (et fait toujours) sens. Mais ces zones ont été parfois idéalisées comme "vierges" ou "originelles", or on sait qu'en réalité, la plupart avait connu des phases d'occupation humaine depuis les colonisations paléolithiques de la planète par Homo sapiens. Le vivant change plus rapidement que nous ne le pensions voici une ou deux générations.

L'évolution récente de l'humanité produit des extinctions d'espèces, mais aussi des introductions (en plus grand nombre pour le moment en terme d'observations confirmées). A l'échelle des temps biologiques et géologiques, l'action humaine procède ainsi à un brassage des espèces à travers tous les continents sans précédent par sa vitesse – brassage dont l'influence dans l'évolution sera considérable. Car nombre d'espèces introduites devraient s'installer dans leur nouveau milieu et diverger progressivement de leurs populations mères, en particulier quand l'espèce a franchi des océans. Le changement climatique risque d'accélérer ces évolutions locales au fil des prochains siècles, avec des espèces gagnantes et perdantes. Nous avons déjà rebattu les cartes de la vie, et le phénomène ne décélère pas.

Dans le domaine de l'eau, les questions posées par Martin A. Schlaepfer méritent un examen attentif. On voit parfois des tronçons de rivières, des plans d'eau ou des sites locaux désignés comme en "mauvais état écologique" au prétexte que telle ou telle espèce endémique de poisson en est absente, ou n'y trouve pas un habitat optimal. Mais si le nouvel habitat héberge de nombreuses autres espèces, sans phénomène invasif se traduisant par une simplification du milieu ou une nuisance à la société, le choix d'intervention doit faire l'objet d'une évaluation plus fine. Il serait utile que l'agence française pour la biodiversité publie des analyses sur ces questions, qui sont pour l'instant largement ignorées des décideurs et gestionnaires. Déjà que des campagnes pilotes d'étude de la biodiversité des masses d'eau fassent le point sur les espèces présentes, leur richesse totale, la complexité de leurs réseaux trophiques et leur origine endémique ou non.

Référence : Schlaepfer MA (2018), Do non-native species contribute to biodiversity?, PLoS Biology, 16(4): e2005568

Illustration : ombre commun (Thymallus thymallus), photograpie Christian Maier, domaine public. Originaire du bassin danubien, ce poisson aimant les courants vifs a été introduit par l'homme dans divers bassins, à des fins halieutiques. Il y a établi des populations durables et s'y reproduit désormais naturellement. Le cas n'est pas isolé. Une analyse des poissons du bassin de la Seine (campagne Piren) a par exemple montré que sur 54 espèces présentes, 22 ne sont pas endémiques au bassin. Cette biodiversité acquise n'est donc plus anecdotique et a déjà modifié les guildes de poissons. La société veut-elle protéger seulement la biodiversité anciennement installée, ou l'ensemble du vivant sans considération de sa date d'installation dans une écorégion? Cette question doit être posée clairement dans le débat public.

A lire sur le même thème
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017) 
La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017)
Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018) 

05/05/2018

Contentieux, manifestation : la bataille de la Sélune est engagée

Le scandaleux projet de destruction des barrages et lacs de la Sélune suscite une opposition croissante. Le préfet de la Manche alterne des propos lénifiants et autoritaires, admettant désormais que le projet "remet en cause un mode de vie", ce qui ne calme nullement la population sacrifiée au saumon. Pendant ce temps-là, le ministre de l'écologie pratique la concertation par communiqués et tweets depuis ses bureaux parisiens, confirmant et amplifiant le mépris des riverains à l'oeuvre dans ce projet depuis ses origines. Un élu local vient de déposer un premier contentieux pendant que l'association des amis des barrages lance une série de manifestations. Nous combattrons les arrêtés de destruction devant les cours de justice, et demanderons la pause des travaux le temps que les juges disent le droit. Donc le gouvernement ferait mieux d'abattre ses cartes au lieu de multiplier des diversions inutiles. 



Le 3 mai 2018, une convention de "suivi scientifique de la renaturation de la vallée de la Sélune" a été signée à Isigny-le-Buat (Manche) entre l'Etat et divers partenaires choisis. Le procédé est quelque peu étrange puisque la seule communication de l'Etat sur ce dossier de "renaturation" est un communiqué lapidaire et méprisant du ministre de la Transition écologique et solaire, ayant suscité la colère des associations, élus et riverains. Nicolas Hulot semble devenu expert de la communication par déclarations et tweets depuis son ministère (ce qui ne va pas vraiment arranger l'image d'un gouvernement perçu comme trop technocrate, trop coupé des citoyens, et en particulier en conflit avec la ruralité...)

Revenons au réel : l'Etat peut toujours multiplier des effets de communication et essayer de faire croire que son projet jouit d'un large soutien au-delà du lobby des pêcheurs de saumon et de quelques alliés de ce lobby, mais on n'efface pas deux barrages sans produire des arrêtés en ce sens. Ces arrêtés seront attaqués en justice, donc le gouvernement serait avisé de procéder dans le bon ordre et de déclarer son projet.

Au cours de la signature de cette convention à Isigny-le-Buat, le préfet de la Manche a admis : "Pour quelqu'un qui a toujours vécu avec ces paysages, c'est assez difficile et je le comprends. Quand vous avez vécu 40 ans avec un barrage, un plan d'eau élargi, forcément, ce type de projet remet en cause un mode de vie et une façon de regarder et d'aborder la rivière. Tout cela est perturbant. Ce qui explique certaines réactions un peu hostiles. Les hommes font aussi partie de ce paysage (activités humaines, agricoles, économiques, etc.). C'est souvent l'inconnu qui fait peur."

En effet, ce projet altère le cadre de vie des 20 000 riverains qui se sont exprimé à 99% contre la destruction de leur vallée aménagée. Mais ce n'est pas "la peur" qui les anime. La destruction des barrages et lacs de la Sélune est critiquée pour des raisons bien précises :
  • ce projet a un coût public important (au moins 50 M€) et évitable, cela ne passe pas à l'heure où tout le monde est censé se serrer la ceinture, où les collectivités manquent de moyens pour des choses essentielles, où l'Etat peine à financer des dépenses publiques prioritaires,
  • ce projet contredit la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement, en détruisant des outils de production bas-carbone déjà en place et pouvant produire plusieurs décennies encore,
  • ce projet anéantit un écosystème de lacs et les espèces qui en profitent, ainsi que les services écosystémiques associés à ces lacs,
  • ce projet met en danger l'aval et la baie du Mont Saint-Michel (pollution, inondation),
  • ce projet prive la population de réserves d'eau alors que tous les modèles prévoient une instabilité hydro-climatique croissante et une aggravation des étiages,
  • ce projet a des bénéfices très modestes pour le saumon (1300 géniteurs au maximum) et disproportionnés à ses coûts par rapport aux standards internationaux en restauration de continuité migrateurs sur des grands barrages,
  • ce projet a une alternative énergétique et écologique viable, y compris pour transporter le saumon à l'amont des barrages et déjà vérifier que les habitats y sont propices à sa reproduction, ce qui n'est nullement garanti.

Les conséquences ne se font pas attendre.

Bernard Pinel, ex-conseiller général et maire honoraire d'Isigny-le-Buat, a déposé un recours, le 6 avril 2018 au tribunal administratif de Caen (Calvados), contre la décision d'arasement des barrages du sud-Manche.

Par ailleurs, les Amis des barrages (ADB) se mobilisent, le 5 mai 2018 à Ducey. Pour John Kaniowski, président des ADB, "il s'agit de marquer le début d'une série d'actions ponctuelles et brèves visant à montrer notre opposition à la destruction immédiate des barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit".

L'association Hydrauxois participera aux contentieux contre les futurs arrêtés de destruction des barrages et lacs de la Sélune dans le cadre du collectif national de défense de la vallée, qui a déjà écrit à Edouard Philippe en mars dernier. Nous appelons toutes nos consoeurs à exprimer leur solidarité avec les riverains de la Sélune, et à participer en septembre prochain à la fête annuelle des barrages pour organiser la résistance aux projets inutiles et imposés de l'Etat.

Illustration: Barrage de Vezins, Christophe Jacquet, CC BY-SA 1.0

03/05/2018

Après des effacements d'ouvrages, des truites plus nombreuses mais plus petites (Birnie‐Gauvin et al 2018)

Des scientifiques et techniciens danois ont étudié les conséquences sur la truite de mer (Salmo trutta) de l'effacement de six petits ouvrages sur une rivière du Jutland. Les jeunes adultes dévalant sont plus nombreux après le chantier. Leur taille moyenne a en revanche diminué. Résultats et commentaires. 


K. Birnie‐Gauvin et cinq collègues danois, spécialisés en ichtyologie (Centre du saumon sauvage de Randers ; département d'écologie des pêcheries d'eaux douces de l'Université technique de Silkeborg ; centre de biologie du poisson de l'Université de Copenhague), ont analysé l'évolution des truites de mer (S. trutta) dans la rivière de Villestrup, au nord-est du Jutland. Le module du cours d'eau est de 1,1 m3/s. Il se jette dans fjord Mariager, connecté au passage du Cattégat (mer Baltique).

Sur cette rivière, 6 ouvrages hydrauliques de petites dimensions ont été effacés entre 2005 et 2012 (voir carte ci-dessus). La hauteur des ouvrages variait de 0,1 à 1,9 m (la plupart au-dessus de 1,5 m). Leurs retenues mesuraient 180 à 800 m de long.

Les auteurs ont analysé les propriétés des smolts (jeunes adultes matures redévalant en mer après leur croissance en rivière) à l'embouchure de la Villestrup entre 2004 et 2016. Le tableau ci-dessous en donne les caractéristiques (cliquer pour agrandir).


Tableau in Birnie-Gauvin K et al 2018, art cit, droit de courte citation

Ainsi :
  • on passe de 1660 individus avant les effacements en 2004 à 8185 individus en 2016, avec une pointe à 19105 en 2015
  • la taille moyenne évolue de 16,3 ± 3.0 cm en 2004 à 13,2 ± 2,2 cm en 2016, avec une régression régulière sur la période.

Sur cette baisse de taille, les auteurs notent : "Il est possible que, à la suite de l'enlèvement des ouvrages, les poissons plus petits aient également réussi à migrer en aval, plutôt que les poissons plus gros seulement, qui sont probablement plus aptes à échapper aux prédateurs dans les zones de retenue ou à franchir les obstacles."

Les auteurs concluent : "Nos résultats suggèrent que l'élimination complète des barrières a plusieurs implications importantes pour les pêcheries d'eau douce et la gestion des rivières. L'effacement d'ouvrage augmente vraisemblablement le nombre de poissons adultes capables de migrer en amont et de frayer, peut-être en raison d'une diminution des blessures au niveau des obstacles, de la diminution de la dépense énergétique pour atteindre les frayères (les adultes n'ont plus à investir de l'énergie pour surmonter l'ouvrage), et en rendant les tronçons franchissables".

Discussion
La monographie de K. Birnie‐Gauvin est assez classique dans la littérature des sciences halieutiques soulignant l'intérêt de la connectivité pour les poissons migrateurs. Mais les études sur les petits ouvrages, comme celle-ci, sont assez rares à ce jour.

Les auteurs se félicitent du résultat observé et avancent l'intérêt de déployer ces schémas d'effacement quand ils sont possibles. Le fait est que les effacements d'ouvrages sont favorables aux espèces migrant en montaison et appréciant des habitats lotiques plutôt que de retenues, comme les truites de mer. On se permettra quelques remarques critiques :
  • la rivière avec ses ouvrages n'était pas dépourvue de truites de mer, elle en présentait une moins grande densité (ce qui pose la question de la finalité et la proportionnalité des chantiers, quand l'espèce-cible est déjà présente); 
  • la diminution régulière de taille moyenne suggère (sans en apporter la preuve formelle cependant) que les obstacles opéraient un filtre sélectif, en favorisant la reproduction des truites de grande taille. Des adaptations de ce genre ont déjà été observées, et mériteraient plus ample examen. On se pose en effet la question de prioriser les aménagements d'ouvrages selon leur perméabilité et leurs effets;
  • l'étude se focalise sur une seule espèce d'intérêt halieutique, mais ne dit rien des autres espèces présentes dans la rivière fragmentée, de la diversité alpha et bêta des zones de retenues avant et après l'opération d'effacement, des dimensions autres qu'écologiques associées aux ouvrages. Ce n'est plus une manière correcte et suffisante selon nous de justifier des choix de restauration de continuité en long.
La politique de défragmentation des rivières a été largement portée par des enjeux halieutiques depuis plus d'un siècle, en particulier une attention aux poissons migrateurs impliqués dans une pêche d'abord vivrière, puis de loisir. Par ailleurs, certaines espèces de poissons migrateurs sont menacées en raison de la fragmentation et font l'objet de mesure de conservation écologique - mais ce n'est pas le cas de la truite de mer, espèce très répandue. Cet angle halieutique et piscicole a sa légitimité, mais il est toutefois devenu insuffisant pour justifier à lui seul des choix en rivière qui présentent des coûts publics importants, des désaccords sociaux sur la valeur d'intérêt général des chantiers (cf par exemple Sneddon et al 2017Dufour et al 2017,  Magiligan et al 2017Drouineau et al 2018) et, parfois, des impacts sur d'autres espèces présentes dans les rivières aménagées ou sur les berges.

Référence : Birnie-Gauvin K et al (2018), River connectivity reestablished: Effects and implications of six weir removals on brown trout smolt migration, River Res Applic., doi.org/10.1002/rra.3271

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Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)
200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014) 
Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune 
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02/05/2018

Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)

A partir de 100 points de mesure dans un bassin versant, concernant des milieux aquatiques naturels aussi bien qu'artificiels, deux chercheurs slovaques montrent que les plans d'eau et canaux hébergent une forte biodiversité végétale. Des résultats comparables ont été observés dans d'autres pays européens. Ces travaux confirment la nécessité d'étudier sans a priori la biodiversité des milieux en place, en particulier dans les chantiers risquant de réduire la surface en eau et d'altérer des habitats (effacement ou assèchement de biefs, canaux, plans d'eau, retenues, étangs, lacs). 



Kateřina Bubíková et Richard Hrivnák (Centre des sciences botanique et de la biodiversité, Institut de recherche sur l'eau, Bratislava) observent que les eaux douces sont actuellement l'un des habitats les plus menacés. Si de nombreuses études se sont concentrées sur la diversité de leurs espèces végétales, les deux chercheurs slovaques notent que "les informations concernant la contribution de divers types de plans d'eau à la diversité des macrophytes manquent".

Ils ont donc décidé d'étudier la diversité des espèces de quatre types de masses d'eau: rivières larges (plus de 7 m); ruisseaux et petits cours deau (moins de 7 m); fossés et canaux; étangs. "Les rivières et les ruisseaux sont des habitats d'origine naturelle, mais souvent modifiés par l'homme dans les régions habitées. Les canaux sont des habitats artificiels utilisés à plusieurs fins, telles que l'irrigation, le drainage ou les centrales hydroélectriques. La catégorie des plans d'eau comprenait toutes les eaux stagnantes ayant une superficie de 0,05 à 5 ha (taille moyenne de 1,9 ha), naturelles (par exemple, les bras morts, la dépression du terrain gorgée d'eau) et artificielles (fosses de gravière, étangs)".

Ce travail a été mené dans deux écorégions distinctes (Carpates occidentales et Pannonie), en Europe centrale. Au total 100 localités (25 par type de plan d'eau) ont été échantillonnées, toutes situées le long d'un cours d'eau de 400 km de la rivière Váh. Les diversités locale (alpha), inter-sites (bêta) et régionale (gamma) ont été analysées.

Résultat : "le nombre le plus élevé d'espèces au niveau local et régional a été trouvé dans les plans d'eau et les canaux. Les petits cours d'eau sont les habitats ayant la plus faible diversité locale et régionale, et le plus petit nombre d'espèces uniques ou sur la liste rouge." Au total, 84 espèces ont été trouvées, dont 31 avec une observation unique.

Cependant, remarquent les chercheurs, "aucune des mesures de diversité utilisées n'a montré de différence statistiquement significative entre les types d'habitats. Ainsi, nous pouvons affirmer que tous les types de plans d'eau contribuent à la diversité des macrophytes à un degré comparable à l'échelle générale dans le paysage d'Europe centrale."

Discussion
Des mesures similaires ont déjà été faites au Royaume-Uni (voir notre recension de Davies 2008, voir aussi Williams 2004) et avaient abouti à la même conclusion. Les végétaux ne sont pas les seuls à bénéficier de la diversité des masses d'eau, puisque des résultats du même ordre s'observent sur des invertébrés ou des amphibiens. Ce n'est pas une surprise : le vivant colonise les milieux aquatiques et humides, des habitats naturels ou artificiels peuvent présenter des fonctionnalités et des propriétés comparables. Il est regrettable que l'on trouve très peu de travaux en France sur la biodiversité des masses d'eau selon leur typologie, leur origine (naturelle ou artificielle) et leurs caractéristiques. La grande masse des travaux concernent les seuls poissons. Et un "biais de naturalité" pousse souvent le gestionnaire à se désintéresser des milieux d'origine anthropique, même lorsque ceux-ci sont anciens.

Cette absence de connaissance conduit à des choix qui ne sont pas forcément optimaux pour la biodiversité, en particulier dans la stratégie d'aménagement ou effacement des ouvrages hydrauliques, qui focalise l'attention sur des espèces spécialisées de poissons, sans prise en compte du reste du vivant (voir ce rapport, voir Dufour et al 2017). Des chercheurs européens appellent aujourd'hui à prendre davantage en compte la diversité des masses d'eau, y compris celle des plans d'eau ou autres habitats d'origine artificielle (voir Hill et al 2018), tout en les intégrant dans les stratégies de gestion de la biodiversité à échelle des tronçons, des bassins versants, des éco-complexes et des hydro-écorégions.

Référence : Bubíková K, Hrivnák R (2018), Comparative macrophyte diversity of waterbodies in the Central European landscape, Wetlands, doi.org/10.1007/s13157-017-0987-0

30/04/2018

L'hydro-électricité très chère parmi les renouvelables? Ce n'est pas l'avis de la Cour des Comptes

Le lobby français des casseurs d'ouvrages hydrauliques prétend régulièrement que l'hydro-électricité serait une source d'énergie "désuète" et surtout "coûteuse". On a encore entendu récemment cet argument chez les pêcheurs de l'Huisne. En réalité, l'hydro-électricité reste la première des sources électriques renouvelables, en France comme dans le monde. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le soutien au secteur de l'énergie en France. La haute juridiction financière pointe le coût excessif à ses yeux de l'éolien et du solaire, dont les contrats déjà signés (avant 2011) représenteront d'ici 2030 un coût cumulé de 78 milliards d'euros, pour 2,7% de la production électrique. Les tableaux de synthèse font apparaître que la petite hydro-électricité n'est pas la plus coûteuse des sources d'énergie renouvelables, d'autant que ces prix estimés n'intègrent pas la prise en charge de l'intermittence. On a fait beaucoup de mal à la transition bas-carbone en laissant penser au public qu'elle serait accessible à faible investissement et prix inférieur au fossile, ce qui produit des déceptions et des démotivations devant la réalité. Evitons donc ces illusions et, surtout, évitons l'absurdité de détruire un potentiel hydraulique déjà en place et capable de produire, comme par exemple sur la Sélune



Extrait de la synthèse de la Cour des Comptes

"Le déploiement des énergies renouvelables observé au cours de la dernière décennie est significatif : leur volume dans le mix français a progressivement augmenté, passant de 9,2 % dans la consommation finale d’énergie en 2005 à 15,7 % fin 2016. Toutefois, malgré les efforts entrepris, la Cour constate, comme en 2013, un décalage persistant au regard des objectifs affichés. Elle note également que, faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR.

Ce bilan industriel décevant doit être mis en regard des moyens considérables qui sont consacrés au développement des énergies renouvelables, en particulier aux EnR électriques.

La politique de soutien aux EnR s’articule principalement autour de deux leviers, celui des subventions et des avantages fiscaux, et celui de la taxation des énergies fossiles. Les EnR électriques bénéficient de subventions d’exploitation au travers d’obligations d’achat et de mécanismes de compensation, les EnR thermiques bénéficient de subventions d’investissement par le biais du fonds chaleur et les dispositifs fiscaux, le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) notamment, bénéficient aux particuliers pour l’achat d’équipements destinés à utiliser des EnR pour la production de chaleur ou de froid. (…)

En France, la somme des dépenses publiques de soutien aux EnR est estimée pour 2016 à 5,3 Md€. Cette mobilisation financière va connaître une progression forte : si la France réalise la trajectoire qu’elle s’est fixée, les dépenses relatives aux EnR électriques pourraient ainsi atteindre 7,5 Md€ en 2023.Les EnR électriques bénéficient de l’essentiel de ces dépenses publiques avec, en 2016, 4,4 Md€ contre 567 M€ pour les EnR thermiques.

Les soutiens octroyés par l’État se sont aussi avérés disproportionnés par rapport à la contribution de certaines filières aux objectifs de développement des EnR : pour le photovoltaïque par exemple, les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 Md€ par an jusqu’en 2030 (soit 38,4 Md€ en cumulé) pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique.

Malgré des ajustements positifs intervenus dans l’architecture des dispositifs de soutien, cette disproportion entre charges financières et volumes de production est amenée à se poursuivre dans certaines filières. Ainsi, la pleine réalisation des appels d’offres de 2011 et 2013 sur l’éolien offshore coûterait aux finances publiques 2 Md€ par an pendant 20 ans (soit 40,7 Md€ en cumulé) pour un volume équivalent à 2 % de la production électrique."

Tableau de synthèse sur le prix des énergies renouvelables


On constate que le prix moyen de la petite hydro-électricité reste inférieur aux petites installations solaires, comme à l'éolien en mer.

Tableau des dépenses R&D des plans investissements d'avenir

On constate que l'hydraulique a été le poste le moins bien pourvu en recherche.

Conclusion : l'hydro-électricité n'est pas particulièrement coûteuse dans le mix électrique français, d'autant que ces estimations n'intègrent pas tous les sites qui autoproduisent leur consommation sans rien coûter au contribuable. Si la France doit réellement réduire de moitié la part du nucléaire dans son mix électrique, comme l'ont voté les parlementaires, il est douteux que l'on puisse se permettre d'écarter des sources d'énergie. L'hydro-électricité pourrait avoir des tarifs de rachat inférieurs si la remise en service des moulins et usines bénéficiait d'un traitement simplifié, au lieu des exigences souvent disproportionnées accompagnant les instructions administratives. Quant à l'objectif de certains "aménageurs" de rivière - faire venir des pelleteuses pour détruire des ouvrages hydrauliques qui seraient capables de produire localement -, il a peu de chances d'améliorer le bilan carbone de notre pays. Au demeurant, l'estimation carbone de cette politique de continuité dite "écologique" n'a jamais été réalisée. Ce qui ne surprend pas au vu de sa conception hors-sol par une bureaucratie halieutique isolée...

Référence : Cour des Comptes (2018), Le soutien aux énergies renouvelables.
Communication à la commission des finances du Sénat, 117 p.

Participez à la consultation sur la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE)
La France décidera à la fin de l'année 2018 de sa planification énergétique. Le public peut s'exprimer, soit en répondant au questionnaire, soit en déposant un avis sur le forum.  Nous invitons nos lecteurs à le faire, ainsi que toutes les associations qui promeuvent la restauration et la relance énergétique du patrimoine hydraulique.

29/04/2018

La grande forge de Buffon fête ses 250 ans

La forge de Buffon est un joyau du patrimoine industriel et hydraulique bourguignon. Le 4 mai prochain à 18:00 s'ouvriront les célébrations de son 250e anniversaire, avec la participation de l'association Hydrauxois.


25/04/2018

Des rivières naturelles aux rivières anthropisées en Europe: poids de l'histoire et choix des possibles pour l'avenir (Brown et al 2018)

Dix chercheurs viennent de publier une synthèse sur l'évolution des rivières européennes de plaine depuis six millénaires. Ils soulignent l'ancienneté de leur modification structurale et fonctionnelle par l'homme. Les styles fluviaux actuels n'ont rien à voir avec ceux de jadis. Certaines hypothèses de "renaturation" comme la reproduction de méandres ne font en réalité que restaurer une dynamique déjà modifiée, perçue (à tort) comme "naturelle". Face au risque d'une écologie de carte postale et alors que plusieurs milliards d'euros sont dépensés chaque année en Europe pour des travaux de restauration, le gestionnaire public doit se référer davantage à des approches multidiscipliniares faisant appel à l'écologie, l'archéologie, l'histoire et la géographie. Les chercheurs mettent en garde contre des travaux "copiés-collés" de court terme, qui ne vont pas forcément donner beaucoup de résultats. Parmi les pistes leur paraissant prioritaires en terme de biodiversité, de services écosystémiques et de stratégie de "ré-ensauvagement": reconnecter le lit mineur à sa plaine d'inondation, retrouver des boisements en rive et des barrages d'embâcles en rivière, ré-introduire des espèces ingénieurs comme le castor. Voilà qui ne correspond pas tellement au modèle si souvent valorisé en France du cours d'eau dans ses sages méandres et son impeccable continuité...

Antony G. Brown et ses huit collègues européens analysent l'évolution des rivières depuis les conditions peu modifiées du Holocoène (voici 10 000 ans) jusqu'à l'époque récente, marquée par la "grande accélération" de la modification des milieux à l'âge "Anthropocène". Une trajectoire qui débute avec des chenaux anarchiques de l'Holocène récent, avant la déforestation importante dans leurs bassins versants, se poursuit avec les lits et plaines inondables en période de changement maximal du paysage dans la plus grande partie de l'Europe (soit entre 3000 et 500 ans avant le présent, du Bronze européen tardif à la période médiévale) jusqu'aux changements intensifs de la période récente (XVIIIe-XXe siècles), avec des barrages, des lits rectifiés et endigués, des bassins versants occupés et exploités par une population de plus en plusnombreuse.

Les données sur l'état passé des rivières sont accessibles par les caractéristiques physiques et biologiques de leurs dépôts. Diverses stratégies sont mobilisées pour comprendre cet état passé :  stratigraphies de plaines inondables datées par radiocarbone et par luminescence optiquement stimulée (OSL), méthodes biomoléculaires des ADN sédimentaires (sedaDNA), mais aussi par exemple analyse de noms de rivières et de lieux pour étudier leurs conditions voici un millénaire.

Une première caractéristique des rivières européennes de basse altitude avant une influence humaine significative fut leur caractère boisé : "Les diagrammes de pollen et de macrofossiles de l'Europe tempérée nous apprennent que ces plaines inondables de l'Holocène précoce et moyen étaient densément boisées de bouleaux, de saules, de peupliers et plus tard d'aulnes et de chênes (Huntley et Birks 1983, Dinnin et Brayshay 1999; Lechner 2009, Ejarque et al 2015)." On retrouve encore aujourd'hui dans quelques rares zones peu favorables à l'agriculture ce type de boisement riverain. "Le recrutement de gros bois dans les eaux d'amont peut bloquer les vallées et provoquer l'aggradation du fond de la vallée (Montgomery et Abbe 2006). De même, les rapports faible largeur / bois favorisent la formation de barrages d'embâcles, qui forcent la dissection de la plaine d'inondation par des canaux de débordement et augmentent les niveaux d'eau en amont des obstacles. Les taux de sédimentation et de transport de matière organique en amont sont fortement influencés par la dynamique des barrages d'embâcles (Assini et Petiti 1995, Sear et al 2010)."



Extrait de Brown et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Une deuxième caractéristique est le style instable du lit : cours d'eaux en anastomoses ou anabranches, avec de nombreuses chenaux, formant et déformant connexions entre ces bras, ce que permet la faible incision (enfoncement) du lit par rapport à la plaine alluviale. Ces bras dessinent un réseau complexe et changeant rapidement de place. Le Narew (Narou), rivière de l'ouest de la Biélorussie et du nord-est de la Pologne, affluent de la Vistule, donne un exemple aujourd'hui préservé de telle rivière (cf illustration ci-dessus).

Cette configuration du lit en multicanaux fut le style fluvial dominant dans les zones de plaines. Le passage au chenal unique a été le fait d'une évolution multimillénaire allant de l'âge du Bronze au Moyen Âge. Il y a eu disparition progressive des forêts pour créer des espaces agricoles de pâture ou de culture (en deux phases majeures, 2500-2000 BP puis 1500-1000 BP), drainage des bras secondaires, augmentation du taux d'envasement des bancs par des sables cohésifs, des limons et des argiles, apparition de terrasses et de levées sur les berges, incision du lit progressivement unique dans le sol érodable, apparition de méandres (forme tardive et non originelle du style fluvial).

"Vers 2200 ans BP, notent les chercheurs, les alluvions induites par l'homme avaient modifié la morphologie et l'écologie des plaines inondables et des chenaux dans toute l'Europe tempérée, et les plaines inondables étaient largement utilisées pour l'agriculture (Brown 1997a, Stobbe 1996). Vers 1700 BP (fin de l'époque romaine), les zones humides les plus naturelles de la plaine inondable ont été drainées, sinon elles le furent vers 1200 BP (première période médiévale). Une seconde transformation a été la création de systèmes de puissance basés sur les plaines inondables par les 900-600 BP (du XIe au XIVe siècles), qui ont été construits, contrôlés et entretenus par des professionnels spécialisés (arpenteurs ou levadiers) pour les moulins et l'ingénierie hydraulique (Rouillard 1996). Sous le système féodal européen, les plaines d'inondation et les canaux étaient immensément importants et réglementés. Cela comprenait des règlements sur la protection des berges, l'entretien des chenaux, les pêches, l'évacuation des eaux usées, le fauchage des plaines inondables et les inondations contrôlées connues sous le nom de 'warping' dans certaines parties de l'Angleterre (Lewin 2013)".

Antony G. Brown et ses collègues soulignent que les moulins ont participé à cette reconfiguration des lits. On note une densité assez forte de 1 à 3 moulins par km linéaire dans les régions les plus peuplées. Certains, comme ceux étudiés sur les rivières Culm et Erft, ont d'abord utilisé d'anciens bras secondaires naturels pour les transformer en biefs.

Alors que les humains s'affairaient au bord des rivières, ils faisaient aussi disparaître d'autres constructeurs des hydrosystèmes : les castors. "Au cours de la période médiévale, les autres principaux ingénieurs des voies d'eau européennes et des zones humides - le castor eurasien - ont été chassés à la quasi-extinction (Wells et al 2000). Les territoires ont été réduits à une fraction de leur extension maximale du Quaternaire (Coles 2006) et dans de nombreux pays, les populations ont été éradiquées au XVIe siècle, avec une survie isolée dans quelques forêts protégées des périphéries de l'Europe comme la Scandinavie, Pologne de l'Est et Russie (Halley et Rosell 2003). Un tel impact, parallèlement aux changements de canaux induits par l'homme, a vraisemblablement contribué aux structures monocanaux enserrées de berges qui prévalent dans la plupart des rivières européennes à ce jour".

Cette évolution a concerné les petites rivières comme les plus grandes : "La contraction des formes multicanaux à des configurations à canal unique est non seulement commune aux petits cours d'eau, mais aussi aux rivières de taille moyenne; des exemples incluent la Tamise moyenne et inférieure (Sidell et al 2000, Booth et al 2007), la Severn et ses affluents au Royaume-Uni (Brown et al 1997), la Seine, la Moselle et l'Isère en France (Mordant et Mordant 1992), la Weser, Werra et Ilme et de nombreuses autres plaines inondables en Allemagne (Hagedorn et Rother 1992, Girel 1994, Stobbe 1996, Zolitschka et al 2003). Elle s'applique également aux sections du bassin des plus grands fleuves européens tels que la Vistule (Starkel et al 1996; Maruszczek 1997) et le Danube, l'un des meilleurs exemples se trouvant près de Bratislava dans le bassin de Linz (Pišŭt 2002). Un facteur supplémentaire avec ces rivières était les améliorations nécessaires pour permettre un plus grand trafic fluvial après l'adoption des bateaux à vapeur (Hohensinner et al 2011). La réduction de la complexité produite par les canaux secondaires et la prévention de l'avulsion étaient l'objectif principal de tous les schémas de canalisation des grands fleuves européens de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle (Petts et al 1989)".

L'hydronymie (noms relatifs à l'eau) peut apporter une contribution à l'étude de l'évolution de ces rivières et zones humides associées. Par exemple, en français, des noms comme Loire, Loir, Loiret et Ligoure contiennent l'élément liger, version latinisée du gaulois liga qui réfère directement au limon et à l'alluvion. La même remarque vaut pour des noms comme Brian, Briance, Brienon ou Briou, dérivés de la boue. D'autres hydronymes comme Bèbre, Beuvron, Bibiche, Bièvre révèlent la présence ancienne du castor (bebros).

Enfin, les chercheurs soulignent que le bilan carbone de l'évolution des systèmes fluviaux est complexe à tirer : les zones inondables du lit majeur sont tantôt des puits tantôt des sources selon leur ancienneté et leur régime hydrologique.

Conclusion : "Il ressort clairement de cette étude qu'il est impossible de ramener les cours d'eau des plaines inondables de l'Europe tempérée à quelque chose qui se rapproche d'un état naturel originel ou d'un état hypothétique d'équilibre naturel par rapport à un point donné du passé." Il convient dès lors d'"éviter l'approche copier-coller utilisée dans les études à court terme qui conduisent trop souvent à des spécifications tronquées et / ou à des échecs pour des projets de restauration (Palmer et al 2009). Il est souhaitable d'étendre nos connaissances sur les états fluviaux alternatifs et leur résilience, en incluant des dynamiques à long terme et des trajectoires évolutives (Brierley et Fryirs 2016, Dearing et al 2015, Brown et al 2013, Lespez et al 2015)."

Les études géomorphologiques en Europe ont identifié un certain nombre de variantes de restauration dont plusieurs peuvent être adaptées à des modèles multicanaux et maximiser la biomasse du chenal comme des rives, apportant ainsi une contribution majeure à la biodiversité régionale. Laisser le castor faire ce travail pourrait être la solution la plus simple et la plus rentable.

Discussion
Dans leur travail, les chercheurs soulignent qu'à l'échelle européenne, la dépense publique totale pour améliorer les rivières pourrait s'élever à 7-9 milliards € par an. Une part non négligeable de ce budget est désormais consacrée à la restauration morphologique plutôt qu'à la lutte contre la pollution chimique de l'eau et des sédiments. Il est donc important pour l'écologie des bassins versants comme pour le bon usage de l'argent public de faire des choix avisés.

Contrairement à ce qui a souvent été avancé par des gestionnaires en France (agence française pour la biodiversité, agences de l'eau, syndicats et parcs), la réflexion savante est loin de produire des conclusions homogènes et robustes sur la priorité et l'utilité des choix d'aménagement de rivières en vue de les "renaturer" ou les "restaurer". C'est une démarche encore largement expérimentale, où il vaut mieux se garder de postures dogmatiques et montrer une grande rigueur dans les analyses avant-après de sites pilotes. Par ailleurs, contrairement aux options retenues par la commission européenne dans la directive cadre sur l'eau 2000, la mise en avant d'un "état de référence" d'un cours d'eau paraît de plus en plus problématique eu égard au caractère dynamique et profondément transformé de la plupart des rivières européennes, comme à la possibilité ouverte aujourd'hui de faire évoluer ces rivières vers différents états possibles. Autant certaines mesures de baisse des polluants sont "sans regret" quand ces substances représentent des risques avérés pour la santé et pour l'environnement, autant les objectifs de biodiversité et de morphologie sont plus complexes à évaluer et font référence à des dynamiques inscrites dans le temps long. La prudence s'impose donc au regard des millions de kilomètres linéaires de rivière en Europe, représentant un coût considérable d'aménagement pour des services écosystémiques pas toujours évidents à caractériser à l'issue des chantiers.

Enfin, la problématique de continuité longitudinale mobilise en France une bonne part des efforts et financements de la restauration morphologique, y compris dans des zones n'ayant pas d'enjeux biologiques grands migrateurs. Le bien-fondé de ce choix, qui conforte le modèle du chenal unique et fait souvent disparaître des annexes hydrauliques non dépourvues d'intérêt pour le vivant, reste à démontrer dans la plupart des cas. Et ce ne sont pas des "copiés-collés" comme ceux évoqués par A.G. Brown et ses collègues qui y parviendront.

Référence : Brown AG et al (2018), Natural vs anthropogenic streams in Europe: History, ecology and implications for restoration, river-rewilding and riverine ecosystem services, Earth, 180, 185-205

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Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015) 
Barrages de castors et d'humains: quels effets sur les rivières? (Ecke et al 2017) 
Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017) 
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002) 

23/04/2018

Un moulin mosellan de l'époque carolingienne révèle ses secrets (Muigg et al 2018)

Bernhard Muigg et quatre collègues européens viennent de publier dans le Journal of Archaeological Science une étude d'un moulin à eau de Moselle (Audun-le-Tiche), datant de l'époque carolingienne (840-851) et dont les éléments en bois ont été exceptionnellement bien conservés. Le moulin à eau a été la première machine entièrement mue sans intervention de l'homme ou de l'animal. L'étude de son expansion après la fin de l'empire romain est un thème fécond pour la recherche archéologique et historique.



Comme le rappellent les chercheurs, "le traitement du grain pour la production alimentaire est essentiel dans toutes les cultures sédentaires. L'utilisation de la puissance hydraulique constitue un progrès technique décisif par rapport aux broyeurs à grains manuels. Les moulins à eau sont les premières machines dans un sens strict, puisque leur entraînement ne dépend pas du travail humain ou animal. Ils représentent l'un des réalisations techniques les plus importantes de l'humanité."

À l'époque pré-industrielle, la puissance hydromécanique était appliquée à divers procédés de production, entre autres pour broyer le grain. Au début du Moyen Age, avec une économie essentiellement agricole, les moulins à eau s'imposent peu à peu, avec une augmentation régulière à l'intérieur comme à l'extérieur des anciennes provinces romaines. "Le rôle prédominant des moulins à eau dans le haut Moyen Age s'est manifesté dans diverses sources écrites du VIe et VIIe siècles de notre ère, par exemple Liber vitae patrum de Grégoire de Tours, 18,2 (James 1991), la Fundatio monasterii Aquicinctini (Waitz 1883), la Vitae sanctae Brigidae (Hochegger 2009) ainsi que les lois et règlements (par exemple Lex Salica, VIe s, Lex Ripuaria, VIIe s, Edictus Rotharii, 643 après JC. (Rivers Th 1986, Azzara et Gasparri 2005)", rappellent les auteurs.

L'enjeu pour l'archéologie est de trouver des vestiges structuraux assez bien conservés. Un environnement gorgé d'eau empêche la décomposition du bois par les micro-organismes aérobies, ralentissant la biodégradation. Des bois placés dans de telles conditions peuvent survivre pendant des millénaires. La saturation en eau conserve la forme extérieure de l'artefact et permet l'identification des espèces.

Bernhard Muigg et ses collègues présentent l'analyse dendro-archéologique d'un moulin à eau carolingien retrouvé à Audun-le-Tiche (Moselle, France), sur les rives de l'Alzette. Grâce à son excellent état de conservation, les restes du bâtiment et les éléments techniques (parties de la roue hydraulique) offrent des perspectives uniques pour le chercheur.

Au total, 328 objets en bois ont été excavés sur le site dont 183 échantillons prélevés pour des études dendro-archéologiques : piles rondes provenant du bâtiment du moulin, pieux en bois fendus, segment de la roue hydraulique et nombreuses pales.

Les échantillons montrent une majorité de bois de chêne (Quercus sp.) utilisé pour la construction du moulin. L'autre espèce importante est le hêtre (Fagus sylvatica). D'autres espèces plus légères ont été utilisées pour les piles et les billots trouvés dans le voisinage immédiat du moulin (charme, peuplier, saule).

Les analyses dendrochronologiques sur des éléments structuraux toujours dans leur position d'origine montrent une première phase de construction pour le bâtiment de l'usine en l'an 840. Des réparations et ajustements fréquents sont observés jusqu'en 851.



Photographie d'un segment de la roue (en haut), mode d'assemblage de la roue et des pales (en bas), illustration in Muigg et al 2018, art cit, droit de courte citation.

La roue du moulin mesurait 1,46 m de diamètre. Les pales sont formées d'un seul tenant, rectangulaires avec un tenon le plus souvent cylindrique,  d'une largeur de 15-20 cm et d'une hauteur variable de 16 à 34 cm. La roue comportait 20 pales. "Toutes les pales ont été produites à partir de bois de chêne et de hêtre. Le hêtre a une faible durabilité et stabilité dimensionnelle, mais les deux taxons se distinguent par de bonnes propriétés de clivage. Ceci montre que la précision de mise en forme et de dimension de la pale était d'importance secondaire para rapport à la facilité de traitement de la matière première", notent les chercheurs. Les pales étaient des "consommables" du moulin, à changement assez fréquent.

Référence : Muigg B et al (2018), Dendroarchaeological evidence of early medieval water mill technology, Journal of Archaeological Science 93, 17-25

21/04/2018

Quelques observations sur les invertébrés du Cousin

Le Parc naturel régional du Morvan a engagé ces dernières années des opérations de destruction ou d'aménagement d'ouvrages hydrauliques sur la rivière Cousin, affluent de la Cure et de l'Yonne. Le financement Life+ a permis d'organiser un suivi de certains sites (effacement d'ouvrage). Le résultat sur les invertébrés est paru, on attend celui sur les truites. Il ressort de l'étude des insectes, vers et crustacés que la rivière est déjà en bon ou très bon état sur le linéaire en dehors de l'emprise directe des ouvrages (soit 80%). Et que les types d'invertébrés que l'on rencontre au fond de la rivière évoluent localement quand on passe d'une retenue lentique à un écoulement lotique... ce qui n'est pas franchement une surprise. La question posée aux citoyens est donc de savoir si l'on veut persister à dépenser des millions d'euros et faire disparaître le patrimoine moulins-étangs pour ce genre de résultats.

Le tableau ci-dessous montre les scores 2015 et 2016 de l'indice biologique global normalisé (IBG), l'indice invertébrés multimétriques (I2M2), de plusieurs mesures de biodiversité (indice de Shannon-Weaver, richesse taxonomique, nombre de taxons).



Sept points de mesure sont représentés :

  • en haut (COUS1 et COUS2), deux stations de référence, peu perturbées, n'ayant pas connu de changement,
  • en bas (COUS 3 à COUS7), cinq stations ayant fait l'objet de travaux de restauration écologique.

Précision initiale : il a été montré (voir cet article) que le calcul de ces indices de qualité invertébrés possèdent une certaine incertitude de mesure (pouvant aller jusqu'à 20%). Pour les bonnes pratiques des bureaux d'études, et conformément aux usages en science, il serait souhaitable de donner des résultats avec marge d'erreur et intervalles de confiance, afin de voir s'ils sont significatifs. C'est aussi une pédagogie utile pour le public.

Concernant les stations de référence, on observe une certaine variabilité naturelle. Par exemple, le score I2M2 de l'aval Méluzien perd 10 points d'une année l'autre, soit 10% de son amplitude totale. Autre exemple : la richesse taxonomique telle que calculée au sein de l'I2M2 baisse et passe de bon à moyen sur les deux sites non impactés.

Ce point rappelle au demeurant qu'un suivi écologique sur un site restauré s'effectue normalement sur la base d'un état initial de référence de plusieurs années antérieures aux travaux. Il existe pour des raisons climatiques, hydrologiques et stochastiques (aléatoires) des variations naturelles d'une année sur l'autre. Donc une année seule ne suffit pas à définir un état initial, en particulier à caractériser une pression.

Concernant les stations ayant fait l'objet de restauration, on constate dans l'ensemble une amélioration des scores IBG et I2M2. Ce n'est pas le cas cependant pour l'I2M2 qui baisse sur deux stations, tout en restant en très bon état, et sur une troisième (aval Templiers) en perdant une classe de qualité. Le gain le plus clair s'observe en amont Michaud. Ailleurs, l'indice de richesse taxonomique ne montre pas d'évolution claire. Il y a des gains de taxons, mais du même ordre de grandeur que les variations naturelles sauf l'amont Michaud.

Que nous disent finalement ces résultats ?

Sur les stations qui ne sont pas dans l'influence des remous liquides d'étangs ou de moulins, soit 80% du linéaire total du Cousin, on observe une rivière déjà en bon état ou très bon état du point de vue des indices invertébrés. Sur les stations dans l'influence des moulins, les indices sont déjà bons ou très bons dans 3 cas sur 5 en 2015. Ils s'améliorent en 2016 dans 4 cas sur 5. Au final, cela signifie que l'on a gagné quelques insectes, crustacés et vers sur quelques centaines de mètres de rivière, alors que rien n'indique par ailleurs un stress global sur les populations d'invertébrés du Cousin.

Enfin, une observation de méthode. Les indices de qualité invertébrés sont construits de telle sorte qu'ils accordent un poids prépondérant à des invertébrés normalement présents sur les milieux d'eau courante des stations dites de référence. Ce sont en particulier certains assemblages d'espèces (plécoptères, trichoptères, ephéméroptères) qui forment la majorité des groupes indicateurs de qualité. Mais une retenue de moulin ou d'étang n'est précisément pas un milieu lotique naturel. Le fond est limoneux, le courant lent, les substrats davantage colmatés. Ce type de milieu héberge lui aussi du vivant, mais il ne sera pas optimal pour les mêmes espèces que la "référence" lotique. Si l'on utilisait d'autres indicateurs (par exemple l'indice oligochètes de bio-indication des sédiments), on n'observerait pas les mêmes résultats, et on ne déduirait pas les mêmes conclusions. Le choix de certains indices sera donc par construction toujours défavorable à l'évaluation biologique d'un milieu lentique de retenue dans une rivière de tête de bassin. Il revient à formaliser de manière savante une tautologie : quand on modifie un milieu, on modifie sa composition biologique. Personne n'en doute, mais il reste à savoir en quoi ces variations représentent un problème écologique sérieux pour la rivière, et au-delà de l'écologie un problème d'intérêt général appelant des investissements assez conséquents d'argent public.

Imaginons qu'une personne vous dise : nous devons avoir la même quantité et qualité d'insectes sur chaque mètre carré de rivière, et pour cela nous allons modifier les propriétés riveraines sur tout le linéaire, donc le profil d'écoulement et le paysage de la vallée. Vous seriez peut-être un peu dubitatif sur la motivation d'un tel projet, sur son coût public et son rapport à l'intérêt des citoyens. Pourtant, c'est un des objectifs que semble se donner le Parc naturel du Morvan dans sa gestion de la rivière Cousin - comme le font au demeurant tous ses autres confrères des établissements de bassin appliquant les directions actuellement choisies à Paris ou Bruxelles dans le domaine de l'hydromorphologie. L'analyse du suivi des invertébrés montre qu'en détruisant des retenues et étangs, on peut gagner des classes de qualité d'insectes sur un plan très local, au regard des bio-indicateurs choisis qui assimilent de toute façon la qualité biologique à la "naturalité" lotique d'un écoulement. Mais dans l'ensemble, la rivière Cousin est déjà en bon état ou en très bon état sur la plupart des sites, même avant travaux, et les gains observés restent, sauf exception, assez négligeables par rapport à la variabilité naturelle du vivant. Continuons donc ce suivi sur les chantiers réalisés, mais stoppons toute destruction nouvelle de site afin d'examiner les résultats à plus long terme et d'engager un débat démocratique sur le rapport coût-bénéfice de ces travaux pour les citoyens comme pour les milieux.

Référence : Suivis scientifiques et bilan des actions de restauration de la continuité écologique sur le Cousin Aval – 2016 – Life+ « Continuité écologique » - LIFE10 NAT/FR/192 – Action n°E3-2016-1-3, rapport, décembre 2016, 168 p.

18/04/2018

Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018)

Dans un passionnant mémoire d’habilitation à diriger des recherches, le géographe Simon Dufour (Université Rennes 2, UMR LETG) rappelle les problèmes qui surgissent lorsque l'on prétend définir un "état de référence" d'une rivière (ou de tout milieu naturel) en vue d'engager une action de restauration écologique. On invoque "la nature" vue par "la science" pour justifier certaines actions, mais en réalité toute politique écologique va opérer des choix normatifs qui ne sont pas démontrables par la science, et qui ne sont pas en soi inscrits dans la nature davantage que ne le seraient d'autres choix. Les humains co-construisent les milieux à partir d'objectifs sociaux: encore faut-il que ces objectifs soient pensés, explicités, démocratisés dans leur expression comme dans leur décision.  



Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : pourquoi veut-on changer cela? Car il est question de modifier cet état présent de la nature, décrit comme une altération.

Cette question est celle des fondements et objectifs de la restauration écologique des rivières, une politique publique visant à améliorer l'état des milieux aquatiques. Restaurer signifie revenir à un état jugé plus conforme à ce qui devrait être. Cela pose donc la question de "l'état de référence" : à partir de quoi va-t-on dire qu'une rivière (ou tout milieu) est ou non conforme à cet état?

La nature ancienne était-elle plus naturelle?
L'état de référence a d'abord été simplement posé comme la nature telle qu'elle était avant l'influence humaine, en particulier avant l'époque industrielle, une référence "ancienne" étant donc plus "naturelle".

"Dans un premier temps, ces actions postulaient que les actions humaines, notamment depuis la révolution industrielle, avaient profondément dégradé l'état naturel de ces milieux, note Simon Dufour. Ainsi, la plupart des actions de restauration proposaient un retour des cours d'eau à un état de référence, état antérieur à la perturbation identifiée."

Mais ce prisme présente deux inconvénients majeurs : "Premièrement, il méconnaît la longue co-évolution des hydrosystèmes sous la double influence de processus naturels et de processus humains. Cette co-évolution implique des états ou des fonctionnements passés perçus comme naturels mais en réalité co-construits (ex. Bravard, 1981b ; Petts et al., 1989 ; Muxart et al., 2003 ; Ashton et al., 2006 ; Walter et Merritts, 2008 ; Lespez et al., 2015). (…) Deuxièmement, il rencontre de nombreuses limitations pratiques : quelle période de référence retenir ? Comment accéder au fonctionnement ancien ? Est‐il réaliste d'envisager de restaurer des systèmes complexes contrôlés par de nombreux facteurs ayant leurs propres dynamiques s'exprimant sur des pas de temps différents ? Pourquoi l'état passé d'un système correspondrait‐il aux relations actuelles et futures entre ce système et la société ? Etc."

Simon Dufour note : "L’impossibilité de rétablir un état ancien a été soulignée par certains auteurs dès les années 1990 (Stanford et al., 1996 ; Palmer et al., 2005) mais l’utilisation d’un état ancien supposé plus naturel comme référence reste un implicite fort."



La nature fonctionnelle est-elle plus naturelle? 
La nature ancienne plus ou moins "originelle" ou "vierge" n'étant pas un paradigme très solide au plan scientifique ni très opérationnel au plan politique, malgré sa force symbolique, on s'est donc orienté vers une approche différente : la nature comme ensemble de processus dynamiques spontanés, où la référence est désormais le "fonctionnel".

"Dans un deuxième temps, les actions de restauration ont plutôt visé le rétablissement de l'expression des processus dynamiques qui contrôlent les tronçons fluviaux à l'état naturel comme la mobilité latérale du chenal, les crues et les transferts sédimentaires au sein du système fluvial (Nilsson, 1992 ; Ward et al., 2002 ; Roche et al., 2005 ; Schnitzler‐Lenoble, 2007). Dans cette approche, la référence est moins passée que naturelle ou fonctionnelle et la restauration devient une forme de réhabilitation, c’est‐à‐dire un retour à la capacité de réalisation de certaines fonctions au sein d’un système."

Si cette nouvelle approche correspond mieux à la description biophysique des hydrosystèmes fluviaux depuis quelques décennies, elle n'en est pas moins sujette à diverses limitations.

"La base écologique de cette approche est plus forte que la précédente, remarque ainsi l'auteur, mais, dans ce cas également, des questions susceptibles de limiter sa portée générale demeurent : les mêmes processus hydrologiques et sédimentaires sont‐ils valables quel que soit le contexte géographique? Que faire quand l'expression d'un processus limite par exemple la biodiversité? Les crues, ou la mobilité latérale du chenal, sont‐elles systématiquement favorables à tous les écosystèmes et aux populations riveraines? Etc. Ces questions sont majoritairement liées au fait que l’assise conceptuelle de cette approche renvoie aux notions d’intégrité et de bonne santé des écosystèmes et que ces notions possèdent une dimension normative très forte. Or l’idée d’une situation idéale, optimale ou normale pose inévitablement la question des valeurs sous‐jacentes à la définition des attributs de cette situation et semble y apporter une réponse implicite supposant qu’il existe une forme d’universalité des valeurs et des attributs."

Simon Dufour donne en exemple le cas d'une rivière (la Magra) qui est passée localement d’un style en tresses à un style à chenal unique au cours du XXe siècle : l'étude à long terme de cette évolution ne permet pas de dire qu'un style ancien à la dynamique plus spontanée est forcément meilleur en soi, car le système nouveau a produit des bénéfices écologiques également valorisés comme l’expansion des boisements riverains et une diversité paysagère plus importante. Et le style ancien n'était pas tout à fait spontané, il dépendait d'évolutions climatiques (du petit âge glaciaire au réchauffement moderne) mais aussi de l'exploitation anthropique des versants.

Simon Dufour observe : "deux approches implicites de la référence coexistent dans cette approche processuelle, il s’agit soit d’une dynamique désirable, car le caractère dynamique est considéré comme naturel soit d’une dynamique désirable du fait de sa capacité à maintenir certaines fonctions ou propriétés désirables comme la diversité. La première approche est une version réarrangée de l’approche dans laquelle la référence est implicitement la rivière naturelle mais, dans ce cas, le naturel étant défini par son caractère spontané et non vierge. Or, des processus spontanées peuvent se traduire par une perte d’habitats rares ou à une baisse de la diversité de certains groupes taxonomiques. La seconde est implicite, car elle mobilise des attributs pour justifier un fonctionnement à restaurer sans pour autant, dans la majorité des cas, expliciter les motivations de ces choix. Ainsi, un lien implicite est fait entre le caractère dynamique (c.-à-d. la spontanéité des processus naturels) et les attributs désirables d’un tronçon donné. Or, ce lien est en réalité complexe, dépend du système considéré et est basé sur des valeurs implicites."

L'approche par la dynamique et le processus spontané repousse donc le problème de la fondation de l'état de référence à restaurer sans lui donner une approche à la fois cohérente (garantissant un optimum écologique) et objective (évitant tout jugement de valeur ou préférence subjective)


La nature comme objectif social : qui décide?
Il reste une troisième approche de l'état de référence de la restauration écologique : celle qui se fonde sur la base factuelle d'une description biophysique, mais reconnaît qu'en dernier ressort, des choix humains et des objectifs sociaux vont arbitrer l'intervention.

Simon Dufour écrit : "la mise en œuvre des programmes de restauration des cours d'eau et de leurs marges mobilise une troisième approche, basée sur la définition d'objectifs explicite de restauration intégrant non seulement l'intégrité des milieux naturels mais aussi le bien‐être humain (Baker et Walford, 1995 ; Hillman et Brierley, 2005 ; Aronson et al., 2006 ; Kondolf et al., 2006 ; Dufour et Piégay, 2009 ; Alexander et al., 2016 ; Morandi et al., 2016). Il ne s'agit plus seulement de se limiter à ce que l'on peut avoir (quel type de rivière, quel mode de fonctionnement, quel régime de crues, quelles espèces, etc.), mais de poser aussi la question de ce que l'on veut avoir (quels besoins, quelles attentes collectives et individuelles, etc.) (Gobster et Hull, 2000 ; Barraud et Germaine, 2013 ; Magilligan et al., 2017). Cette approche reconnaît qu’il est possible de restaurer plusieurs couples état/fonctionnement possibles (Jungwirth et al., 2002 ; Palmer et al., 2005), que l’enjeu réside dans le choix entre ces possibles et que ce choix ne peut être réalisé que par l’explicitation des objectifs de restauration (Wheaton, 2005 ; Nilsson et al., 2007)".

Cette restauration par des objectifs sociaux reconnaît que des questions humaines (intérêts objectifs et appréciations subjectives) contraignent et orientent le champ de possibles. Mais du même coup, elle implique de vérifier si et comment les humains ont réellement la possibilité de participer à la définition des objectifs :

"Pour mener à bien cette approche basée sur l’explication des objectifs, il convient évidemment d'améliorer la capacité à comprendre la variabilité des fonctionnements biophysiques dans une large gamme de contextes géographiques (Hillman et Brierley, 2005). Mais il convient également, et c'est probablement là le point le moins bien connu, de progresser dans la capacité à formaliser et à réguler les attentes de la société envers ces systèmes en intégrant la multiplicité des acteurs, de leurs valeurs et de leurs rationalités, la diversité des usages au sein d'un même tronçon fluvial ou d'un même bassin versant et les interactions d'échelles. En effet, Baker et Eckerberg (2016) identifient au moins 8 logiques différentes qui peuvent être suivies dans les projets de restauration (retour au passé, résoudre un problème écologique, développer des activités récréatives, etc.) et qui sont basées sur des valeurs différentes (voir aussi Clewell et Aronson 2006). Cela explique en partie qu’un même critère puisse faire l’objet d’appréciation dans plusieurs domaines de valeurs, comme la naturalité avec des valeurs écologiques, économiques et éthiques (Schnitzler et Génot, 2012). Il convient donc non seulement d’expliciter les objectifs, mais aussi les valeurs sous‐jacentes à ces objectifs (Hull et Robertson, 2000), ce qui implique de progresser dans la capacité à mettre en œuvre et/ou développer des pratiques politiques à même d’organiser et de hiérarchiser les choix en fonction de ces valeurs sociales et de ces connaissances biophysiques (Larrère et Larrère, 2015). Il ne s’agit tant de définir ce qui est socialement acceptable (Brierley et Fryirs, 2008), que ce qui est socialement désiré puis, dans un second temps, de développer les modalités politiques d’atteinte de ce «désiré»."

Le problème est que nous sommes très loin de réunir ces conditions aujourd'hui. Ainsi, la directive cadre européenne sur l'eau a été conçue comme une mesure centralisée et technocratique, très loin des débats citoyens, avec des arbitrages opaques et des objectifs finalement assez simplistes devant s'imposer à tous les bassins (d'où en partie son échec programmé). L'approche française par grands bassins hydrographiques reste quant à elle une démocratie surtout formelle d'où sont concrètement exclus nombre de riverains et usagers, les agences de l'eau étant surtout des lieux techniques de négociation entre des bureaucraties publiques et des lobbies industriels ou ONG, avec l'impulsion des réformes et leur financement venant toujours des choix de l'administration centrale. Autre exemple: les classements des rivières à fin de continuité écologique (2012-2013), choix majeur concernant plus de 20.000 ouvrages et modifiant considérablement le paysage des rivières concernées, ont pris la forme d'arrêtés préfectoraux de bassin dont la délibération a totalement écarté la plupart des acteurs sociaux vivant au bord des rives concernées. Et sa discussion technique et scientifique a été limitée à quelques acteurs à forte spécialisation (hydrobiologie, hydromorphologie, approche valorisée des systèmes lotiques et de certains enjeux halieutiques), sans éclairage par d'autres disciplines (géographie, histoire, sociologie, droit, économie, etc.).

La politique de l'eau et de la restauration écologique se fabrique ainsi sans les citoyens. Et parfois contre eux.

Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : qui a décidé de changer cela, et pourquoi mon avis vaudrait-il moins que d'autres?

Référence : Dufour S (2018), Une approche géographique de la végétation et de la gestion biophysique des hydrosystèmes fluviaux. Éléments épistémologiques, thématiques et opérationnels, Géographie. Université Rennes 2,  <tel-01719739>

Illustrations : paysages de l'Armançon anthropisée et de ses biefs à Perrigny et à Fulvy, des sites où il existe aujourd'hui des projets de modification au nom d'une restauration écologique (de continuité). De quelle nature plus originelle ou plus fonctionnelle ces hydrosystèmes seraient-ils une dégradation? Que nous dit le gestionnaire des réalités observables sur l'évolution de ces hydrosystèmes, de leur biodiversité et de leur fonctionnalité? Quels objectifs sont proposés aux riverains et comment peuvent-ils participer à leur définition? Va-t-on faire un diagnostic écologique sans préjugé de ces milieux, ou orienter leurs études préliminaires vers certains traits que l'on a envie de démontrer? Autant de questions n'ayant pas de réponses claires, ce qui soulève la distance ou la critique des riverains.

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