02/05/2020

Moulins et étangs anciens co-existent sans problème avec le vivant dans les rivières réservoirs biologiques

L'administration française classe certaines rivières en "réservoirs biologiques" présentant un grand intérêt pour la faune aquatique alors que ces rivières possèdent des moulins, étangs et autres plans d'eau depuis fort longtemps. Dans le même temps, l'administration prétend que de tels ouvrages hydrauliques seraient incompatibles avec le vivant, au mépris de l'évidence d'une co-existence séculaire sans problème, et même dans certains cas de la création de milieux du plus haut intérêt écologique. Si les ouvrages avaient les effets délétères qu'on leur prête, aucun réservoir biologique n'existerait sur les rivières qui les hébergent. Dans le monde d'après le covid-19, ces contradictions et absurdités doivent cesser, surtout quand elles signifient des gabegies de destruction d'ouvrages anciens, au prix d'un argent public rare devant désormais être dédié aux questions essentielles. 


Un bief de moulin du Morvan (rivière Romanée), écosystème créé par l'homme mais favorable au vivant aquatique.

Un point que nous entendons au bord des rivières jalonnées d'ouvrages anciens de moulins ou d'étangs: l'incompréhension des propriétaires et des riverains face à une soi-disant mise en danger de la vie aquatique alors que l'ouvrage est présent de très longue date et que la vie est elle aussi toujours présente en amont, en aval et dans le bief ou la retenue. Et en effet : si vous mettez un poison dans un cours d'eau, la disparition de la vie est immédiate et visible. Si les ouvrages hydrauliques sont assimilés à des poisons, au bout de quelques années, décennies, siècles, l'effet devrait être le même. Or il n'en est rien. Non seulement il n'en est rien, mais la présence d'ouvrages n'est nullement incompatible avec une riche vie biologique, comme nous allons le voir.

Les réservoirs biologiques attestent de rivières jugées en bon état écologique
Les services de l'Etat définissent ainsi la notion de "réservoir biologique" pour une rivières :
Les réservoirs biologiques, au sens de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 (LEMA, art. L214-17 du Code de l'Environnement), sont des cours d’eau ou parties de cours d’eau ou canaux qui comprennent une ou plusieurs zones de reproduction ou d’habitat des espèces aquatiques et permettent leur répartition dans un ou plusieurs cours d’eau du bassin versant. Ils sont nécessaires au maintien ou à l’atteinte du bon état écologique des cours d’eau d’un bassin versant. (source)

La circulaire DCE no 2008/25 du 6 février 2008 précise :
"Le réservoir biologique n’a ainsi de sens que si la libre circulation des espèces est (ou peut être) assurée en son sein et entre lui-même et les autres milieux aquatiques dont il permet de soutenir les éléments biologiques. Cette continuité doit être considérée à la fois sous l’angle longitudinal (relations amont-aval) et latéral (annexes fluviales, espace de liberté des cours d’eau). C’est pourquoi les réservoirs biologiques sont une des bases du classement des cours d’eau au titre du 1o de l’article L. 214-17-I et qu’ils peuvent également être mis en continuité avec d’autres secteurs du bassin grâce aux classements au titre du 2o.
L’article R. 214-108 indique les communautés biologiques à considérer pour la définition des réservoirs biologiques, à savoir le phytoplancton, les macrophytes et phytobenthos, la faune benthique invertébrée et l’ichtyofaune. Cette liste fait référence directe à l’annexe V de la DCE (éléments de qualité pour la définition du bon état écologique).
Elle exclut explicitement la prise en compte directe des mammifères, des amphibiens et des oiseaux dans l’identification des réservoirs biologiques (ce qui n’exclut pas les milieux abritant ces groupes lorsqu’ils contribuent au maintien des communautés biologiques de l’annexe V de la DCE)."

On notera que c'est la continuité longitudinale de dévalaison qui était mise en avant.

A la suite du vote de la loi de 2006, il a donc été demandé de repérer ces réservoirs biologiques et d'en faire un motif de classement d'une rivière en "liste 1" de la continuité écologique.

Partant de cette logique, une rivière en réservoir biologique est une rivière qui, en l'état de l'examen de sa faune aquatique, présente selon l'administration une bonne qualité écologique et un bon potentiel de conservation du vivant.

Si les moulins et les étangs, présents depuis plusieurs siècles, avaient un potentiel de destruction des milieux et des espèces que leur prêtent certains fonctionnaires et lobbies, il ne devrait exister aucune rivière en réservoir biologique présentant de tels ouvrages. Et, puisque le moulin et l'étang sont censés bloquer les sédiments, réchauffer l'eau, empêcher l'auto-épuration, entraver la circulation, détruire les habitats, toutes les rivières présentant de tels ouvrages devraient être fortement dégradées au fil du temps, et n'être à l'arrivée que des déserts biologiques.

Il n'en est rien.


Le lac de Saint-Agnan (rivière Cousin), écosystème créé par l'homme mais favorable au vivant aquatique.

Exemple d'un bassin du Morvan, pourvu de nombreux ouvrages depuis un millénaire
Voici un exemple familier à nos lecteurs : le bassin versant du Cousin est classé en réservoir biologique (comme de nombreuses autres tête de bassin), zones en couleur orange.

Le bassin du Cousin-Trinquelin, réservoir biologique.

Or ce bassin comporte plusieurs dizaines de moulins qui sont tous fondés en titre, d'aussi nombreux petits étangs datant de l'époque du flottage du bois ou de la pisciculture vivrière et un lac créé à la fin des années 1960 à fin de réserve d'eau potable et de production hydro-électrique.

Le bassin du Cousin est donc l'héritier d'un millénaire de présence humaine sur le lit mineur sous forme d'ouvrages de retenue et dérivation.

Dans de telles conditions, si les ouvrages signifiaient le déclin de la faune, il serait impossible d'avoir classé le bassin du Cousin en réservoir biologique. Ce ne fut pas le cas. A dire vrai, même certains sites d'étangs de ce bassin sont classés en ZNIEFF (exemple) ou autres zones spéciales de conservation, ce qui indique combien les ouvrages et leurs annexes hydrauliques présentent de l'intérêt pour diverses espèces.

On notera que pour l'espèce repère du Cousin, la moule perlière, un article scientifique récent a montré que les biefs de moulin forment des secteurs de sauvegarde et que dans certaines situations de sécheresse, il peut être préférable de conserver autant d'eau dans le bief que dans le tronçon de la rivière, afin de préserver des colonies de moules (Sousa et al 2019; voir aussi Matasova et al 2013 sur la présence observée de moules perlières dans les biefs de moulins à bonnes conditions hydrauliques). On notera aussi que ces moules perlières sont présentes malgré plus d'un millénaire d'existence des étangs et moulins, donc leur éventuelle raréfaction est à rapporter à d'autres causes tenant à des changements plus récents d'usage ou de condition (même remarque que pour les écrevisses du Morvan).


Etang du Griottier-Blanc en Morvan (ru des Paluds), écosystème créé par l'homme mais favorable au vivant aquatique. 

On peut consulter la carte en ligne des réservoirs biologiques (exemple de Seine-Normandie). Chacun verra que beaucoup de ces rivières ou tronçons de rivières sont des zones comportant des moulins et étangs. Nous conseillons aux associations de mettre ce point en valeur, car il contredit totalement le jargon administratif et halieutique ayant inventé un impact très grave, alors que l'on parle le plus souvent de la simple variation locale de densité de quelques espèces d'eau vives ou de salmonidés, sans rapport aucun avec une destruction du vivant, bien au contraire.

Divertir l'attention sur les ouvrages, c'est être aveugle aux causes de la crise écologique
Cette réalité ne fait que traduire ce que nous répétons depuis des années : les ouvrages anciens ne représentent pas des dégradations majeures des cours d'eau et aucune recherche scientifique n'a montré que les obstacles à l'écoulement provoquent au premier titre la dégradation de l'état écologique DCE des masses d'eau ou une perte de biodiversité. Au contraire, toutes les recherches scientifiques menées avec assez de données quantitatives et qualitatives montrent que les pollutions et les usages des sols en lit majeur sont les causes premières de dégradation de l'eau, des berges, des faunes et des flores (voir cette idée reçue, voir Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018). Par ailleurs, un nombre croissant de travaux s'attachent à souligner l'importance des écosystèmes aquatiques créés par l'humain comme abritant aussi de la diversité biologique, que ce soit les étangs et petits plans d'eau (Davies et al 2008Wezel et al 2014Bubíková et Hrivnák 2018Four et al 2019), les canaux de dérivation (Aspe et al 2015Guivier et al 2019), les biefs de moulin (Sousa et al 2019a), les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019b), les lacs réservoirs (Beatty et al 2017).

La dégradation des écosystèmes aquatiques s'est fortement accélérée depuis les années 1940-1950, et cela pour des causes connues :
  • pression démographique
  • mécanisation agricole, érosion de sols, drainage de zones humides
  • artificialisation des lits majeurs et suppression des annexes des rivières
  • explosion des polluants de synthèse qui se retrouvent en exutoire dans les rivières (fertilisants, pesticides, médicaments, additifs industriels, vernis, ignifuges, plastiques, ruissellement des produits de combustion des voitures, etc.)
  • surexploitation de l'eau pour les activités humaines, déficit des lits et des nappes, en particulier lors du stress estival de l'étiage
  • altération de nombreuses berges et ripisylves, perte des fonctions de régulation hydroclimatique locale des arbres et végétations
  • réchauffement climatique modifiant les régimes thermiques et les assemblages biologiques.
Les ouvrages ne figurent pas dans les impacts majeurs. Leur seul effet négatif notable (pour le cas des ouvrages infranchissables à toutes conditions) a concerné la migration vers l'amont de certaines espèces de poissons, ce dont on trouve trace dès l'Ancien Régime où des manoeuvres de vannes suffisaient en général à réguler ce problème. Bien des ouvrages anciens ont été conçus en connaissant ce problème, et il a été montré qu'ils ne bloquent pas les migrations d'espèces ayant de réels besoins de mobilité (voir Ovidio 2007, Newton et al 2017). Mais cette question de montaison est de toute façon négligeable à échelle des problèmes écologiques de l'eau et des milieux aquatiques comme des enjeux de la biodiversité.

La crise que nous subissons va amener à réviser les politiques publiques pour les recentrer sur l'essentiel. Le choix d'arrimer fortement l'écologie des rivières à l'hydromorphologie et l'hydromorphologie à la question des ouvrages en lit mineur et à la continuité en long a été une erreur, car ce n'est pas le premier enjeu pour l'eau et le vivant. Cela a du sens de mener des programmes de continuité en long dans quelques rivières où des migrateurs protégés peuvent revenir rapidement, mais ce n'est pas une priorité. Même au sein du poste continuité, les annexes latérales d'un cours d'eau et la qualité de ses berges sont des enjeux plus importants en création de zones à haute diversité et services rendus. Le choix de détruire les ouvrages anciens est quant à lui une gabegie et une erreur grave à l'heure où nous devons garder le maximum de moyens de gérer l'eau localement en phase de changement climatique.

Dans le monde d'après covid-19, il faut associer les ouvrages hydrauliques à l'écologie au lieu de les opposer. Car contrairement à la destruction dogmatique des moulins et étangs, la bonne information des propriétaires et la bonne gestion de ces ouvrages est un enjeu pour aider à protéger des biens communs.

30/04/2020

Des tonnes de micro-polluants liés aux plastiques sont charriées par le Rhône (Schmidt et al 2020)

Une équipe de chercheurs d'Aix-Marseille a quantifié pour la première fois les additifs aux plastiques présents dans le fleuve Rhône, comme les phtalates ou les bisphenols. Ces substances sont des reprotoxiques ou des perturbateurs endocriniens qui affectent la santé des organismes aquatiques, même à petites doses et avec des effets cocktail. Entre 5 et 50 tonnes ont été comptabilisés sur une campagne d'une année. Les chercheurs observent que ces polluants sont peu ou pas comptabilisés dans la surveillance des fleuves et estuaires par la directive européenne sur l'eau. Nous déplorons de longue date cette carence, les gestionnaires de l'eau ayant parfois développé en France des idées fantaisistes sur une "auto-épuration" des rivières au lieu de s'attaquer à la source des pollutions, notamment à tous les micro-polluants émergents. 


Les polluants comme les esters organophosphorés, les phtalates  et les bisphénols sont présents partout dans notre environnement depuis des décennies, et particulièrement dans les rivières. Ils proviennent des détergents, des peintures et vernis, des textiles, des emballages alimentaires et, tout particulièrement, des plastiques. La directive cadre européenne n'impose que peu de quantification de leur présence dans les eaux de surface, alors que des travaux nombreux ont montré leurs effets sur le développement et la santé des organismes.

Natascha Schmidt et ses collègues (U. Aix-Marseille, IRD, CNRS) ont quantifié sur un an les pollutions charriées par le Rhône et finissant dans la Méditerranée. "Les rivières sont connues pour être des vecteurs de débris plastiques (Horton et al 2017; Schmidt et al 2017), des contaminants hérités tels que les biphényles polychlorés (PCB) (Herrero et al 2018) et des contaminants considérés comme préoccupants, comme les pthtalates (Paluselli et al 2018a). Sánchez-Avila et al (2012) ont conclu que les rivières (ainsi que les usines de traitement des eaux usées) sont la principale source de micropolluants organiques, y compris les BP et les PAE, sur la côte nord-ouest de la Méditerranée."

Voici le résumé de leur travail :

"Nous présentons ici une étude approfondie (échantillonnage régulier sur 1 an) sur la présence de grandes familles d'additifs plastiques organiques dans les eaux de surface du Rhône. Les sources potentielles et l'exportation de contaminants sont également discutées. Un total de 22 échantillons en phase dissoute ont été analysés pour 22 additifs organiques principalement utilisés dans l'industrie plastique, y compris les esters organophosphorés (OPE), les phtalates (PAE) et les bisphénols (BP). Nos résultats indiquent que les PAE étaient la classe la plus abondante, avec des concentrations allant de 97 à 541 ng/L, suivis des OPE (85-265 ng/L) et des BP (4-21 ng/L). Parmi les PAE, le phtalate de diéthylhexyle (DEHP) était le composé le plus abondant, tandis que le TCPP (phosphate de tris (1-chloro-2-propyle)) et le TnBP (phosphate de tri (n-butyle)) étaient les OPE prédominants. Le bisphénol S était le seul BP détecté. On estime que 5 à 54 tonnes métriques par an d'additifs plastiques organiques dissous préoccupants sont exportés vers le golfe du Lion par le Rhône, qui est la principale source d'eau douce de la mer Méditerranée."

Des tonnes de polluants sont donc charriées par nos rivières et nos fleuves, sans que ce sujet fasse l'objet d'un suivi précis des autorités en charge de l'environnement. Il est dommageable d'avoir des politiques publiques fondées sur de telles carences de connaissances, en particulier quand ces politiques publiques doivent préciser l'origine de la perte de qualité écologique des rivières, des lacs, des retenues et des estuaires, afin de faire les bons choix d'intervention et d'investissement.

Référence : Schmidt N et al (2020), Occurrence of organic plastic additives in surface waters of the Rhône River (France), Environmental Pollution, 257, 113637

26/04/2020

Barrages mal gérés de l'Yonne, niveaux en baisse, faune en danger

Le manque d'eau commence à se faire sentir dans le centre et l'est de la France. Sur la rivière Yonne en amont de Paris, la mauvaise gestion des vannes des barrages entraîne une chute des niveaux et des premières mortalités piscicoles. Riverains, pêcheurs et naturalistes s'alarment du résultat et des risques pour les milieux. Un avant-goût de ce que donne la conjonction de la sécheresse et du non-maintien des lames d'eau par les ouvrages —voire dans la pire hypothèse de la destruction irréversible de ces ouvrages, comme cela a eu lieu sur de trop nombreux sites. Conserver une capacité à gérer les niveaux d'eau pour la société et pour le vivant doit impérativement devenir un axe de nos politiques publiques. 


Une page Facebook "Alerte rivières et canaux" a été lancée par des riverains et usagers inquiets, car les niveaux de l'Yonne sont extrêmement bas dans la région icaunaise. France 3 Régions s'est fait l'écho du problème.

Nous incitons nos adhérents de l'Yonne à rejoindre le groupe et à documenter des problèmes similaires en Bourgogne.



Extraits :

"Le manque de pluie se fait cruellement sentir dans les rivières. C’est encore plus le cas dans celles où la main de l’homme est nécessaire pour maintenir un niveau d’eau suffisant. L’Yonne est à certains endroits presque à sec depuis plusieurs semaines. Une réelle menace pour la faune et la flore. Un crève-cœur pour les icaunais soucieux de l’environnement. D’autant que certains d’entre eux ont l’impression que les pouvoirs publics ne prennent pas la mesure du problème et n’agissent pas, ou trop peu.

Parmi eux il y a David Rosse. Le milieu des rivières il connait bien, il a travaillé 6 ans dans un magasin de fourniture de pêche à Monéteau. Pour lui « le niveau d’eau actuel est inquiétant voir dramatique sur 130 kilomètres de Clamecy à Sens ».

Une situation qu’il n’accepte pas et qu’il attribue à une mauvaise gestion des cours d’eau. «Juste avant le confinement les rivières étaient assez pleines. Voies Navigables de France avait ouvert les barrages pour éviter les inondations. Depuis le confinement ils ont laissé ouvert et n’interviennent plus. J’ai l’impression que partout où les voies servent aux transports de marchandises on se soucie du niveau de l’eau, et que là où il n’y en a pas on s’en fout» pense-t-il.

Il ajoute : « J’ai essayé d’appeler tout le monde. J’ai contacté VNF, la préfecture et même le ministère de l’environnement. Personne ne m’a répondu ! Alors je me suis dit, si on veut faire bouger les choses on va devoir monter une page facebook »

Et c’est ce qu’il a fait le 20 avril dernier. Sur la page on trouve des photos de la rivière prises par une trentaine de contributeurs. Elles montrent le faible niveau d’eau à différents endroits du département comme à Augy, Dornecy ou encore Coulanges sur Yonne.



En haut de la page un mot est inscrit en lettre rouge majuscule. Le mot « ALERTE » que Davide Rosse estime employer sans exagération. « Si la situation perdure tous les poissons vont mourir et de ce fait les oiseaux aussi. En plus nous sommes en période de reproduction. Il faudra donc ensuite beaucoup de temps pour que certains bras retrouvent un écosystème aquatique ».

Pêcheurs et agriculteurs également inquiets
Parmi les plus préoccupés de la situation on trouve les pêcheurs. « C’est une catastrophe ! Il ne faudrait pas que ça s’aggrave d’avantage. Il faut que VNF remonte les barrages et qu’ils fassent vite » nous indique Didier Barbier, président de l’Union des Pêcheurs auxerrois.

« Avec le beau temps l’eau s’évapore et les poissons meurent. On m’a déjà signalé des poissons morts à plusieurs endroits ». Un constat difficile à accepter pour ce responsable associatif déjà privé, du fait du confinement, de l’ouverture de la pêche au brochet prévue le 25 avril.

L’inquiétude grandit aussi dans le monde agricole. Cette baisse de niveau risque d’avoir des répercutions sur l’abreuvage du bétail et sur l’arrosage des champs.

Les actions de VNF ralenties par le confinement
« Si on avait su les conditions météorologiques de ces 5 dernières semaines on aurait agi en amont, mais il y a 5 semaines on ne savait pas » reconnait Thierry Feroux, directeur opérationnel à VNF Centre-Bourgogne. (...)

Depuis début avril les interventions ont repris mais demandent plus de temps qu’avant le Covid. Il ajoute. «Sur l’Yonne nous avons une quarantaine de barrages qui nécessitent beaucoup de personnes. En ce moment c’est compliqué de réunir une dizaine d’agents en respectant les gestes barrières. Notre rythme d’intervention est largement plus lent qu’auparavant. Nous sommes déjà intervenus en amont d’Auxerre mais cela prend du temps. D’autant que lorsque l’on ferme un barrage cela assèche le bief à l’aval. Il faut donc attendre qu’il se remplisse pour fermer le précédent. Et comme en ce moment le débit de l’eau est faible cela prend plus de temps».

22/04/2020

Pour une relance économique cohérente avec les enjeux climatiques et énergétiques

Le Haut Conseil pour le climat demande au gouvernement de prioriser la dépense publique afin que la relance économique soit orientée partout où c'est possible en direction de la transition bas-carbone et de l'atténuation du changement climatique. Une telle orientation exige de notre point de vue la révision immédiate de certaines politiques publiques des rivières, avec en particulier le soutien clair à l'énergie hydro-électrique, la préservation de tous le milieux aquatiques et humides, y compris d'origine humaine, qui sont appelés à atténuer les effets attendus du changement climatique (canicules, sécheresses, crues). Les associations devront exiger que ces principes s'appliquent dans les SAGE et les SDAGE, mais également protéger des sites menacés par des chantiers de destructions qui dilapident l'argent public et nuisent à la résilience des territoires au cours de ce siècle. 



Le Haut Conseil pour le climat est une instance scientifique et technique créée par le gouvernement afin d'orienter les choix de la France pour la transition bas-carbone. Le dernier rapport du Haut Conseil, publié à l'occasion de la crise du covid-19 et de ses suites économiques, énonce des "principes pour une transition" (p. 13):

"A l’inverse des mesures prises dans le sillage de la crise de 2008, une « relance » qui prend sérieusement en compte les facteurs profonds de la situation actuelle sera plus un renouveau qu’une reprise et orientera vers une rupture plutôt qu’un rebond. Elle évitera les effets de verrouillage carbone pour les prochaines décennies. Elle renforcera le signal de la transition vers une économie décarbonée compatible avec les réponses aux enjeux de la santé et de l’emploi, qui seront légitimement, au quotidien, les préoccupations premières. La transition bas-carbone doit être accélérée pour que la France parvienne enfin au rythme de ses engagements : « le rythme de cette transformation est actuellement insu ffisant, car les politiques de transition, d'efficacité et de sobriété énergétiques ne sont pas au cœur de l’action publique ». Les demandes de certains acteurs économiques d’alléger les contraintes liées au climat ne sont pas une réponse, ni de court ni de long terme, aux enjeux. 

Quelques principes simples peuvent aider à prioriser la dépense publique d’un plan d’urgence : 

  • elle doit contribuer directement à une transition bas-carbone juste – atténuation, adaptation, réduction des vulnérabilités et renforcement des capacités de résilience ;
  • si elle est principalement affectée à un autre objet de dépense (notamment santé ou biodiversité), elle a un co-bénéfice climat en faveur de l’atténuation ou de l’adaptation ;
  • elle ne doit pas nuire et ne pas être incompatible avec les objectifs de l’accord de Paris, en écartant notamment tout effet de verrouillage carbone.

Par ailleurs, le besoin d’évaluation continue, qui aide à la redevabilité, doit être rappelé. Les recommandations du rapport du HCC sur l’évaluation des politiques climatiques demeurent valables alors que les outils – comme le budget vert, déjà mentionné – se développent et se perfectionnent. En outre, un usage plus opérationnel des indicateurs de bien-être (nouveaux indicateurs de richesse, indicateurs des objectifs de développement durable) permettra de mieux éclairer cette transition."

Les associations de défense des patrimoines des rivières et plans d'eau doivent demander aux préfets, aux parlementaires, aux élus locaux et aux gestionnaires de l'eau que ces principes soient pris en compte dans toute la programmation publique.

Cela exige notamment :
Référence citée : Haut Conseil pour le climat (2020), Climat, Santé, mieux prévenir, mieux guérir. Accélérer la transition juste pour renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques, 24 p.

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19/04/2020

Les poissons ne vivent pas que dans les lits mineurs des rivières (Manfrin et al 2020)

Une équipe de chercheurs allemands montre que les annexes latérales de la rivière - embranchements, tresses, bras morts, plans d'eau provisoires ou permanents - hébergent une riche faune de poissons. Ils soulignent que les politiques écologiques centrées sur le seul lit mineur et sa représentation en chenal unique sont à réviser, en intégrant tout ce qui se passe dans les milieux latéraux de la rivière. On ne peut que suivre ce sage conseil, en particulier dans les dizaines de milliers de biefs, sous-biefs et annexes hydrauliques des moulins. Ces masses d'eau présentent parfois depuis des siècles forment souvent des nouveaux écosystèmes hérités de l'histoire, avec une certaine abondance en poissons et autres espèces de milieux aquatiques et humides. Aucun chantier modifiant ces écoulements latéraux ne doit se tenir sans faire au préalable l'inventaire de cette biodiversité et sans choisir les options qui la préservent. 



Dans chaque bassin versant, la rivière est plus ou moins associée à des masses d'eau latérales, qu'elle irrigue de manière temporaire lors des crues ou de manière permanente dans certains bras d'eau. Des chercheurs allemands ont souhaité analyser la richesse fonctionnelle et endémique des poissons présents dans ces masses d'eau latérales.

Cette image montre les différents types de milieux étudiés, qui ont un gradient de connectivité :


Extrait de Manfrin et al 2020 

On voit des plans d'eau isolé en haut (mares, étangs, trous d'eau, etc.), d'autres connectés de manière occasionnelle, d'autres connectés en permanence (bras d'eau, bras morts, canaux).

Voici le résumé de cette recherche :

"Dans les plaines alluviales, de nombreux programmes de conservation se concentrent sur le chenal principal de la rivière en tant que plus riche en espèces. Les masses d'eau latérales des lits majeurs, qui contribuent largement aux processus fonctionnels des systèmes fluviaux, restent souvent négligés et exposés à des pressions anthropiques. Bien que le rôle de la connectivité hydrologique entre les masses d'eau latérales et le cours d'eau principal sur la composition taxonomique des communautés de poissons soit bien compris, les effets sur la composition des communautés fonctionnelles sont beaucoup moins étudiés.

Des données sur l'abondance des communautés de poissons ont été recueillies sur 152 sites de pêche électrique dans le chenal principal et les plans d'eau latéraux de la plaine d'inondation de la rivière Lippe (Allemagne), sur une période de 18 ans. Ces données ont été utilisées pour comparer les aspects taxonomiques, fonctionnels, de conservation et de pêche récréative le long du gradient de connectivité latérale de la plaine inondable.

La richesse en espèces de poissons a diminué le long du continuum latéral, du chenal principal de la rivière aux plans d'eau isolés des lits majeurs. En revanche, l'abondance relative des espèces menacées d'extinction et également des espèces non endémiques a augmenté le long de ce gradient, soulignant l'importance écologique et conservatrice des masses d'eau du lit majeur. La composition des espèces dans les masses d'eau des plaines d'inondation différait à travers le gradient de connectivité, montrant des assemblages distincts qui n'étaient pas simplement des sous-ensembles du chenal principal. La variabilité du cycle biologique et des stratégies alimentaires parmi les classes de connectivité latérale a confirmé l'importance de chaque classe de connectivité pour contribuer à la diversité fonctionnelle globale de la plaine inondable.

Cette étude met en évidence la nécessité de préserver la biodiversité taxonomique et fonctionnelle des poissons dans la plaine d'inondation en un seul hydrosystème intégré. 

Les mesures de conservation et de restauration devraient donc s'étendre pour inclure toute la zone de la plaine inondable et le spectre complet des masses d'eau du lit majeur connectés différemment, en plus du chenal principal de la rivière."

Discussion
La rivière encaissée dans son lit, comme on la voit familièrement, est largement une construction humaine. Comme l'ont montré les travaux en archéologie et histoire de l'environnement (par exemple Lespez et al 2015 en France), cette représentation de la rivière comme un lit à chenal unique et méandriforme correspond à un style fluvial tardif, consolidé après le Moyen Age en Europe, sans rapport avec ce que serait une rivière sans usage humain des bassins versants. La suppression des forêts, l'élévation de berges au fil des levées et des usages agricoles du lit majeur (cultures en plaines drainés et terrasses du lit majeur), les endiguements de protection urbaine, l'encaissement du lit par érosion jusqu'à la roche-mère d'un flot accéléré dans son chenal contraint sont des héritages de l'histoire.

La rivière ne déborde plus, ou de moins en moins, elle ne dessine plus des bras secondaires ni des tresses, elle perd ses annexes en lit majeur. Il résulte de cette évolution historique une discontinuité latérale avec une baisse de la biodiversité aquatique et humide des milieux adjacents du lit mineur. Les travaux de chercheurs avaient déjà montré que ces ruptures de continuité latérale ont des effets délétères sur la biodiversité beaucoup plus marqués que les ruptures de continuité longitudinale (voir Moog et al 1995 ; Ward et al 1999). Ce point a hélas été étudié dans peu de bassins.

Concernant la question des ouvrages hydrauliques sur laquelle travaille notre association, il convient de noter que de nombreux moulins présentent des annexes latérales (biefs) qui sont des équivalent fonctionnels à des bras de rivière, avec généralement un canal d'amenée lentique et un canal de fuite lotique, parfois des écoulements annexes (déversoirs) et des zones humides attenantes. En voici un schéma de principe :


Les écoulements des moulins vus comme annexes latérales du lit mineur de la rivière.

Le fait que ces écoulements soient d'origine artificielle n'ôte rien à priori à leur intérêt. Des travaux sur les canaux de dérivation (Aspe et al 2015Guivier et al 2019), les biefs de moulin (Sousa et al 2019a), les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019b) ont montré que ces milieux anthropiques peuvent non seulement héberger la biodiversité aquatique ordinaire, mais aussi parfois des espèces menacées d'extinction.Aussi tous les chantiers sur les ouvrages de ces moulins qui risquent de mettre à sec les écoulements latéraux doivent être très encadrés : mesure préalable de la biodiversité faune et flore des biefs, sous-biefs et annexes, choix des solutions qui préservent la continuité latérale et la mise en eau de ces écosystèmes hérités de l'histoire.

Référence : Manfrin M et al (2020), The effect of lateral connectedness on the taxonomic and functional structure of fish communities in a lowland river floodplain, Science of the Total Environment  719, 137169

29/03/2020

Anticiper les cygnes noirs et les risques systémiques pour l'eau et l'énergie

La crise du covid-19 nous frappe de plein fouet. Pas seulement les malades et les morts, mais aussi le niveau d'impréparation de notre société et de notre Etat. Faute d'avoir anticipé la possibilité de cas extrêmes - cygnes noirs et risques systémiques -, nous n'avons pas dépensé là où c'était nécessaire pour notre résilience en cas de crise. Cela nous interpelle collectivement et nous oblige à repenser nos actions. L'eau et l'énergie sont deux biens fondamentaux pour la vie et la société : comme la santé, elles peuvent tout à fait connaître des chocs demain. Là aussi, l'après-crise va exiger un audit des politiques publiques pour que la France réduise ses fragilités et puisse affronter des hypothèses extrêmes, qui sont d'ores et déjà de l'ordre du possible. Nous ne pouvons plus nous permettre de disperser l'action publique et de dilapider l'argent public dans des questions qui ne sont pas prioritaires et qui n'ont pas une solide base scientifique, de ne plus hiérarchiser les risques, impacts et enjeux à traiter, comme si nous avions les moyens de tout payer et que nos erreurs ne prêtaient pas à conséquence. Nous ne pouvons pas nous permettre non plus d'avoir des citoyens coupés d'une vie publique réduite à une gestion technocratique, où chacun pense qu'il n'a rien à apporter à la réflexion collective et que des spécialistes s'occupent de tout à sa place. Cette mentalité et cette époque sont révolues: le nouveau corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.



La crise du covid-19 ne frappe pas seulement les corps mais aussi les esprits. Elle laisse la France stupéfaite : notre système de santé manque de masques, de tests, de lits d'urgence, d'applications numériques. Pas juste des outils ultra-modernes, mais également des choses élémentaires et des routines d'organisation dont nous aurions dû être dotés.

La France étant le 3e pays au monde en terme de dépense publique de santé, et le premier en prélèvements obligatoires, ce n'est pas ou pas seulement un problème de moyens économiques : c'est aussi et surtout un problème d'organisation collective et de gestion publique.

Il ne s'agit pas ici de chercher des coupables, de se laisser submerger par la peur ou la colère, mais de réfléchir à ce qui a dysfonctionné. De l'admettre. Et de changer cet état de fait.

On pourrait se dire que la crise était imprévisible. Mais outre que c'est scientifiquement faux, puisque le phénomène des maladies émergentes est bien connu et décrit, c'est un mauvais raisonnement : il nous faut justement penser la possibilité de l'imprévu, et non pas faire comme si cet imprévu n'existait pas.

La pandémie à corona-virus pose la question du cygne noir et du risque systémique.

Le cygne noir, c'est le nom donné à un événement rare et imprévu, comme croiser un cygne noir alors que l'on a toujours croisé des cygnes blancs et que l'on s'est installé dans une routine intellectuelle. L'essayiste Nicolas Taleb, dans le sillage de la crise de 2007-2008, a écrit un essai à ce sujet (Taleb 2012). Il y montrait que nos esprits se trompent en raisonnant trop sur des moyennes et des habitudes, car des événements exceptionnels tenant au hasard ou à une conjonction très improbable de circonstances peuvent survenir, et réaliser l'impensable. On ne peut rien y faire en soi, mais on peut en revanche anticiper cette possibilité de l'imprévu, donc réfléchir à ce qui serait le plus résilient, les moins fragile, face à lui.

Le risque systémique, c'est le risque qui concerne non pas des cas isolés et locaux (par exemple des individus, des entreprises, des lieux donnés) mais un système entier qui, par effet domino ou réaction en chaîne, se trouve bouleversé, menacé d'effondrement ou au moins de ré-organisation brutale. Plus un risque est systémique, plus il doit mobiliser l'attention. Et inversement, car nous n'aurons jamais des moyens illimités, donc le discours selon lequel tous les risques petits ou grands peuvent être également traités est un discours trompeur et faussement rassurant. En réalité, à essayer d'en faire trop sur un peu tout, on refuse de hiérarchiser et de décider.

Notre association est concernée par deux politiques publiques : celle de l'eau et celle de l'énergie. Dans ces domaines, nous déplorons déjà un manque de lucidité des administrations françaises et des choix gouvernementaux, en partie aussi des institutions européennes. Nous voyons que des dépenses nombreuses sont engagées, mais dans le domaine de l'eau elles semblent avoir peu de cohérence, pas de priorité raisonnablement fondée entre ce qui est important et ce qui est superflu, parfois pas de justification solide. On définit certains paramètres locaux très précis sur des plans à quelques années, et on garde "le nez dans le guidon" pour atteindre ces paramètres, mais la vision d'ensemble est évanescente, et la pensée des dynamiques en cours souvent absente. Dans le domaine de l'énergie, si l'enjeu bas-carbone est identifié, il n'est pas pour autant mené avec rigueur et constance.

Eau et énergie sont d'abord des biens fondamentaux sans lesquels la vie sociale et économique n'est plus possible, et dont le manque conduit à des perturbations graves.

Dans le domaine de l'eau, les chercheurs préviennent de longue date que le changement climatique peut amener des cygnes noirs et des risques systémiques. En raison des perturbations des conditions connues du climat depuis 10 000 ans (Holocène), nous sommes entrés dans une zone inconnue, nous pouvons avoir des sécheresses ou des crues d'intensité extrême, des événements que nous ne connaissions pas dans le passé mais qui deviennent un peu plus probables. Au demeurant, même la lecture des archives historiques montre que des événements hydrologiques extrêmes sont possibles (comme la crue de Paris en 1910, pour la plus connue), mais ils ont été oubliés, car nous n'avons pas une mémoire à long terme des risques. Si de telles issues se réalisaient, elles auraient un potentiel immense de perturbation de la santé, de l'économie, du vivant. Cela semble plus important que certains détails qui occupent les gestionnaires de l'eau mais ne forment pas des risques systémiques, ni même parfois des sujets d'intérêt démontré.

Dans le domaine de l'énergie, la France est encore dépendante à près de 70% des énergies fossiles (fossile, gaz) qu'elle ne produit pas sur son sol et qui ne se trouvent pas pour l'essentiel en Union européenne. Si, pour diverses raisons, les marchés du pétrole ou du gaz sont brusquement contractés, ce sont là encore dans pans entiers de l'économie et de la société qui peuvent s'écrouler, faute de carburant au sens propre. Qui plus est, chaque retard sur la baisse du carbone implique une hausse tendancielle d'autres risques liés au désordres climatiques. Par ailleurs, 75% de notre électricité sont produits par l'énergie nucléaire: elle a certes l'avantage précieux d'être décarbonée, mais un précédent cygne noir japonais (Fukushima) a montré que le système énergétique d'un pays peut être durablement affaissé par un accident sur les systèmes fissiles tels qu'ils existent aujourd'hui dans le nucléaire.

Ce ne sont là que des exemples qui nous viennent à l'esprit, sans prétendre qu'ils sont les seuls : le rôle d'une analyse partagée entre les experts et les citoyens est de définir de tels enjeux, en se demandant ce qui est le plus important et quelle organisation répond le mieux à la possibilité d'une crise. Egalement en renouvelant sans cesse nos informations, car nous sommes des sociétés de la connaissance et du partage de la connaissance.

L'argent public est un bien rare. Sécuriser l'eau et l'énergie en France pour être capable d'affronter des situations extrêmes, cela représente des dépenses considérables et des dépenses à engager sur le long terme. Ce sont littéralement des milliards à dizaines de milliards d'euros par an qui seraient nécessaires rien que sur ces postes. Cela représente aussi un changement de mentalité, car les mesures prises par une autorité centrale ne sont pas efficaces si toute la population n'est pas éduquée, consciente des enjeux, responsabilisée et aussi consentante après un débat de fond menant à un compromis sur les diagnostics et les orientations. Nous ne pouvons plus nous permettre de dilapider les dépenses publiques dans des actions qui ne sont pas structurantes, de ne plus hiérarchiser les risques et impacts à traiter, de ne plus avoir de concertation approfondies entre les administrations, les élus et les citoyens, comme si nous avions les moyens de tout faire et de ne pas se poser de questions. Cette mentalité et cette époque sont révolues, le corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.

Un autre enseignement de cette crise, c'est la nécessité de citoyens qui participent aux efforts parce qu'ils en comprennent et acceptent le sens. Ne pas compter sur un seul centre de décision vite submergé par tous les besoins, éventuellement contraint à des excès d'autorité, mais pouvoir compter sur de nombreux acteurs. Cela implique aussi d'avoir des territoires dynamiques, des pouvoirs locaux actifs, des corps intermédiaires écoutés, des habitudes démocratiques de partage des décisions, des recherches de compromis. Tout ne peut et ne doit pas être géré depuis des cercles fermés de l'Etat central, avec une population passive, même si l'Etat conserve bien sûr le droit et le devoir de poser des règles d'urgence. Quand survient la crise, on voit que chaque territoire doit être capable d'apporter des solutions et de contribuer à soulager les conséquences, d'avoir des moyens pour dialoguer avec les habitants et faire les choix les plus avisés, ce qui suppose des services publics locaux et des capacités autonomes.

Aujourd'hui, l'heure est à l'unité, la solidarité et la discipline pour sortir avec un moindre mal de l'épidémie qui nous frappe tous. Mais demain, nous devrons avoir des débats démocratiques approfondis sur tous nos choix publics, dont ceux de l'eau et de l'énergie. Nous ne voulons pas que des erreurs se paient au prix fort dans quelques années, ou pour la génération qui vient.

26/03/2020

Les réservoirs d'eau alpins, milieux artificiels aidant à conserver la biodiversité (Fait et al 2020)

Une équipe scientifique suisse vient de montrer que les réservoirs artificiels d'eau dans les montagnes alpines servent aussi de refuge à la biodiversité, en l'occurrence celle des libellules et des coléoptères aquatiques. Le changement climatique peut rendre ces équipements précieux pour le vivant. Loin d'opposer le naturel à l'artificiel, ces chercheurs soulignent que nous devons plutôt réfléchir à des règles de gestion écologique de plans d'eau d'origine humaine, afin de préserver leur intérêt pour la société mais aussi d'augmenter leur capacité d'accueil pour le vivant. Cette étude s'ajoute à de nombreuses autres indiquant la nécessité d'arrêter en toute urgence la destruction des milieux aquatiques d'origine humaine, comme les plans d'eau, retenues, étangs, canaux ou mares, qui sont tous susceptibles d'héberger des espèces soumises à de fortes pressions. 

Pauline Fait et quatre collègues ont examiné la biodiversité acquise par 8 réservoirs d'eau artificiels dans les Alpes, en comparaison de 21 plans d'eau naturels et de 17 plans d'eau artificiels pour d'autres usages que des réserves à neige.

Les réservoirs artificiels avant une surface compris entre 467 et 19 000 m2, à une altitude allant de 1038 à 2057 m. Leur profil de construction et leur environnement immédiat étaient variables. L'un d'eux était construit dans un cours d'eau. L'image ci-dessous montre la diversité des cas.

Extrait de Fait et al 2020, art cit.

L'intérêt des chercheurs était de savoir si, face aux changements rapides des écosystèmes alpins en lien en climat, des réservoirs artificiels peuvent héberger de la faune en cours de migration pour s'adapter. Ils se sont penchés sur les insectes, et la réponse est positive car ils ont pu échantillonner dans les 8 plans d'eau 38% de la diversité régionale des invertébrés étudiés.

Voici le résumé de leurs travaux :

"Aujourd'hui, la biodiversité aquatique souffre de nombreuses pressions liées aux activités humaines, dont le changement climatique, qui affecte particulièrement les zones alpines. De nombreuses espèces alpines d'eau douce ont déplacé leur répartition géographique vers des zones plus froides, mais une disponibilité réduite d'habitats appropriés est également prévue. De nouveaux plans d'eau artificiels pourraient offrir des possibilités d'amélioration de l'habitat, y compris de petits réservoirs de montagne construits pour surmonter le manque de neige pendant l'hiver.

Afin d'étudier le rôle des réservoirs en tant qu'habitat pour les invertébrés d'eau douce, une étude de cas a été menée sur huit réservoirs dans les Alpes suisses. L'étude visait à comparer la qualité de l'eau et la biodiversité d'eau douce des réservoirs avec celles de 39 plans d'eau naturels et nouvellement excavés. Des données ont été recueillies sur la physicochimie, la structure de l'habitat d'eau douce et les insectes aquatiques (libellules et coléoptères aquatiques).

L'étude a montré que les réservoirs montagneux étudiés ne différaient pas des étangs naturels en termes de superficie, de conductivité et de niveau trophique. À l'instar des étangs naturels, les réservoirs ont montré des signes de dégradation en raison du ruissellement de surface transportant des polluants liés au tourisme de ski. Ils présentaient une faible diversité de mésohabitats, et en particulier manquaient de végétation. Par rapport aux plans d'eau naturels, la richesse en espèces dans les réservoirs était plus faible pour les libellules mais pas pour les coléoptères. À l'échelle régionale, la communauté des réservoirs était un sous-ensemble de la communauté des plans d'eau naturels, soutenant 38% de la richesse régionale en espèces de ces deux groupes d'insectes.

Les résultats suggèrent que les réservoirs de montagne sont susceptibles d'être importants pour la biodiversité dans les zones alpines, à la fois comme habitats et comme tremplin pour les espèces qui changent leur aire de répartition géographique. Ces plans d'eau peuvent être encore améliorés par certaines mesures respectueuses de la nature pour maximiser les avantages pour la biodiversité, notamment la revégétalisation des marges ou la création d'étangs adjacents. L'ingénierie écologique doit être innovante et promouvoir la biodiversité d'eau douce dans les réservoirs artificiels."

Les chercheurs concluent ainsi leur travail :

"Les résultats de cette étude fournissent des informations préliminaires, mais des recherches supplémentaires sont nécessaires sur un plus grand nombre de réservoirs de montagne dans différentes zones géographiques des Alpes. De nouvelles études devraient également élargir l'éventail des groupes taxonomiques enregistrés. En effet, aucun groupe taxonomique unique ne répond bien, à lui seul, comme indicateur de la biodiversité d'un plan d'eau entier (Ilg & Oertli 2017), et des groupes tels que les plantes vasculaires et les amphibiens doivent également être pris en considération. En effet, ces deux groupes se sont révélés être de bons indicateurs pour évaluer la biodiversité aquatique, et ils sont relativement faciles à échantillonner (Oertli et al 2005). De plus, les macrophytes et les amphibiens sont des groupes phares et comprennent de nombreuses espèces préoccupantes pour la conservation. La surveillance à long terme des plans d'eau artificiels de montagne est nécessaire pour évaluer la stabilité temporelle en termes de qualité de l'eau et de biodiversité. L'objectif ultime est de promouvoir des systèmes durables dans les paysages alpins qui fournissent à la fois des services écosystémiques et des habitats de haute qualité pour la biodiversité d'eau douce."

Discussion
Ce nouveau travail allonge la liste déjà très fournie des milieux aquatiques d'origine artificielle, dits aussi "nouveaux écosystèmes", "écosystèmes culturels" ou "écosystèmes anthropiques", pouvant présenter de l'intérêt pour le vivant. Nous avons déjà recensé des travaux sur les étangs et petits plans d'eau (Davies et al 2008, Wezel et al 2014, Bubíková et Hrivnák 2018, Four et al 2019), sur les canaux de dérivation (Aspe et al 2015, Guivier et al 2019), sur les biefs de moulin (Sousa et al 2019a), sur les canaux d'irrigation (Sousa et al 2019b), sur les épis hydrauliques ou casiers Girardon (Thonel et al 2018). Ces milieux anthropiques peuvent non seulement héberger la biodiversité aquatique ordinaire, mais aussi parfois des espèces menacées d'extinction.

L'ensemble de ces travaux montre l'inanité d'une politique française de l'eau qui a opposé de manière dogmatique des milieux naturels à des milieux artificiels, prétendant que "renaturer" des rivières en faisant disparaître des retenues, des réservoirs, des étangs, des canaux et des biefs serait forcément à bon bilan pour la biodiversité et pour la ressource en eau.

C'est une erreur majeure, reposant à la fois sur un paradigme douteux (nous pourrions revenir à une nature de référence de l'âge pré-industriel) et sur le refus de procéder in situ à des inventaires de diversité faune et flore des nouveaux milieux d'origine humaine. C'est par ailleurs un choix éminemment imprudent et contestable lorsque des chercheurs nous disent que ce siècle va connaître des bouleversements hydriques et climatiques majeurs, des répartitions nouvelles d'espèces et des stress sur la disponibilité de milieux humides et aquatiques. Une quantité considérable de surface en eau et de milieux anciens (étangs, biefs) a déjà été mise à sec par la politique de continuité écologique en France, sans aucune étude préalable des biotopes concernés et des fonctionnalités écologiques acquises. Cette politique sous-informée et éloignée des enjeux prioritaires de l'eau doit cesser désormais, au profit d'une réflexion élargie sur l'évolution socio-naturelle des bassins versants et sur les risques futurs.

Référence : Fait P et al (2020), Small mountain reservoirs in the Alps: New habitats for alpine freshwater biodiversity?, Aquatic Conserv: Mar Freshw Ecosyst., 1–14.

18/03/2020

Hydrocratie, une dérive autoritaire de la gestion écologique des rivières?

Jeroen Vos et Rutgerd Boelens (Université de Wageningue, Pays-Bas) travaillent sur les sciences sociales de l'eau et de la gestion de l'eau. Ils viennent de publier sur un forum de discussion de la revue Water Alternatives un texte de critique des méthodes bureaucratiques et autoritaires de définition des régimes écologiques de débit de la rivière. Nous en publions une traduction pour le public francophone, suivie de quelques observations.



Les débit écologiques sont des pratiques excluantes, technocratiques, verticales (mais pourraient être ré-appropriées)

"Après un siècle où la domination de la nature par le barrage et la canalisation des rivières était un symbole de la civilisation humaine, les victoires écologistes ont réussi à intégrer la notion de «débits écologiques». Les régimes de débits écologiques (ou environnementaux) tentent de décrire la quantité, le moment et la qualité des débits d'eau nécessaires pour maintenir les écosystèmes fluviaux et les moyens de subsistance des humains qui dépendent de ces écosystèmes. Par exemple, la directive-cadre européenne sur l'eau fait de la concrétisation de débits environnementaux une référence centrale pour l'état écologique des masses d'eau.

Les régimes de débit écologique sont déterminés par des experts sur la base d'études scientifiques. Les élites environnementales internationales pourraient y voir une grande avancée dans la conservation de la nature et la restauration des écosystèmes aquatiques. Cependant, la manière technocratique actuelle d'établir des «régimes de débit» est descendante (top-down), et nie l'usage local de la rivière et les valeurs de la nature localement portées. Il en résulte l'exclusion des communautés et des organisations locales qui - même si elles ne doivent pas être vues de manière "romantique" et nourrissent certainement leurs propres inéquités - ne peuvent pas simplement être rejetées. Elles méritent une opportunité équitable et détiennent souvent des connaissances et des valeurs spécifiques concernant la rivière, ses utilisations, ses écosystèmes et la façon dont ils sont gérés.

Cette mise en place descendante des débits écologiques procède par exclusion en ce qu'elle ignore les acteurs locaux et autres organisations, car ils ne sont pas reconnus comme suffisamment informés. Les paramètres considérés par les supposés experts sont les normes environnementales, les seuils pour une poignée d'espèces clés et l'analyse coûts-avantages. Les méthodologies appliquées pour calculer et modéliser le régime du débit et établir le débit minimal requis sont diverses. Cependant, toutes emploient des procédures technologiques normalisés qui utilisent, par exemple, des pourcentages de débits annuels moyens, l'état des espèces clés, divers seuils environnementaux et une analyse économique. Cependant, ce qui est considéré comme une «espèce clé», ce qui est un «coût» et un «avantage» dépend de la position et des valeurs spécifiques de chaque partie prenante. Le modélisateur ne peut pas être considéré comme "neutre".

Le régime de débit écologique est imposé sur la rivière par le biais de structures qui régulent le débit (barrages) ou qui établissent des prélèvements d'eau maximum. L'autorité publique de l'eau qui contrôle ces structures et prélèvements fait partie de l'hydrocratie nationale, qui ne permet que rarement la voix des acteurs locaux. De la sorte, le processus d'établissement des débits écologiques est technocratique, du sommet vers la base.

Nous soutenons que contrairement aux pratiques actuelles, les régimes de débits écologiques devraient être discutés de manière critique, négociés politiquement et mis en oeuvre socialement par le biais de l'engagement des parties prenantes, tout en étant fondés sur des utilisations des ressources, des droits, des pratiques, des connaissances et des valeurs ancrées localement concernant les socio-natures de la rivière. Dans ce processus, les parties prenantes locales, avec l'aide d'autres, détermineraient les espèces clés, les utilisations autorisées et prioritaires, les seuils environnementaux, les rejets minimaux, les prélèvements maximaux et les moyens de surveillance et d'application. Le débit écologique serait ainsi fondé sur une analyse du contexte local, de l'histoire et de la culture de l'eau, et non pas simplement selon les normes nationales ou internationales imposées. De cette manière, les débits écologiques pourraient être un moyen de responsabiliser les acteurs locaux."

SourceWater Alternatives Forum 

Observations

Les analyses de Jeroen Vos et Rutgerd Boelens montrent que les critiques portées par le mouvement des riverains, des moulins et des étangs en France ne sont nullement isolées en Europe. Les mêmes diagnostics sont posés partout : une bureaucratie de l'eau a prétendu confisquer les concepts, les métriques et les décisions en matière de gestion des milieux aquatiques, et cette confiscation n'est plus acceptée. La directive cadre européenne sur l'eau (2000) est en cours de révision, et comme ce texte normatif a créé le concept d'"état de référence" du milieu (voir Bouleau et Pont 2014, 2015), avec pour mandat aux technocraties de définir la notion de "référence", cette directive est un des éléments majeurs du dispositif de pouvoir sur l'eau en Europe. Mais il n'est pas le seul, chaque Etat membre de l'Union ayant aussi des propres législations.

Dans le cas français, la confiscation bureaucratique de l'écologie est aggravée par la structure jacobine du pouvoir, qui traverse par ailleurs une crise de gouvernance allant très au-delà de la rivière. Les décisions en France sont prises en petits comités au niveau des directions centrales du ministère de l'écologie (ou de délégations interministérielles), ainsi que par les représentants de l'administration publique dans les comité techniques des agences de l'eau. De nombreux usagers et riverains sont exclus des commissions locales de l'eau, des comités de bassin et du comité national de l'eau, structures nommées par le préfet, le préfet de bassin ou le ministère (c'est-à-dire par des représentants de l'exécutif). L'Etat conserve en général un pouvoir de censure dans chacune de ces enceintes délibératives. L'ensemble de la parole supposée la seule légitime sur la rivière est confisqué par quelques acteurs publics (direction eau et biodiversité du ministère, office français de la biodiversité, agence de l'eau), qui ont également une influence directe sur les programmes de recherche. Ce système est centralisé, vertical, sourd aux objections de fond sur les limites de ses méthodes. Il y a  cependant début de prise de conscience de certaines limites, comme le montre la formation de jurys citoyens pour discuter de mesures sur le climat là où des politiques jacobines ont échoué et provoué des réponses virulentes.

Le choix démocratique local sur l'eau et les usages de l'eau est une fiction en France, ce que la crise de la "continuité écologique" a montré. Les capacités concrètes des acteurs sont déterminés par des financements (alloués par les agences de l'eau) qui sont entièrement fléchés selon des schémas normatifs fixés à l'avance (SDAGE). En dernier ressort, c'est la capacité d'appréciation et de décision de personnels administratifs (DDT-M, OFB, agences de l'eau) qui va choisir ce qui est possible ou non au plan règlementaire et financier. Les collectivités locales ayant été dépouillées de l'essentiel de leur autonomie fiscale par les réformes de l'Etat, il existe de moins en moins de liberté de dévier de la ligne fixée par le pouvoir central et ses représentants dans les organes d'une concertation réduite au minimum. La documentation et la critique publiques des dérives de ces pratiques par divers acteurs (dont Hydrauxois) a déjà conduit en France à un certain nombre de remises en question de la politique de continuité écologique, l'une des options les plus décriées de la gestion des rivières car elle engage la destruction des patrimoines historiques et naturels des rivières aménagées. Mais rien n'a été corrigé sur le fond, car les méthodes d'arbitrage n'ont pas changé et les mentalités des agents d'exécution de la politique publique restent toujours hostiles au point de vue des usagers locaux sur l'avenir des rivières et de leurs ouvrages.

La confiscation des alternatives est déjà inscrite dans les métriques et les paradigmes de la technocratie, le pouvoir est dans le savoir. L'enjeu de fond sur l'écologie, la sociologie et la politique des rivières, c'est de définir la rivière que nous voulons. Pour cela, il faut déjà reconnaître que la rivière relève en partie de notre volonté, qu'elle est une "socio-nature" comme l'écrivent Vos et Boelens. Or, la technocratie écologique propose certains instruments de mesure des milieux qui forment la négation de cette volonté : il s'agit de dire que la rivière est seulement un fait de nature (pas un fait d'histoire ni un fait de société) et que la qualité intrinsèque de la rivière équivaut à sa naturalité conçue comme la rivière sans humain, la rivière hypothétiquement livrée à elle-même. Ainsi par exemple, même si un étang sur un cours d'eau montre un beau paysage et de nombreuses espèces, cet étang sera désigné comme "dégradé" parce que certaines mesures biologiques, chimiques et physiques sont conçues dès le départ pour dire qu'à la place de l'étang, il devrait y avoir une rivière (la nature dans sa naturalité). Il ne s'agit donc pas seulement d'un problème d'organisation du pouvoir, mais aussi d'un problème d'orientation du savoir qui conseille le pouvoir: l'expertise elle-même doit être repensée, comme Jacques Aristide Perrin a commencé à le discuter en France (voir Perrin 2019 ; également Lespez et al 2016, Dufour et al 2017). Cette extension de la démocratie aux travaux d'expertise est généralement mal vécue par les experts, qui y voient une remise en question de leurs prérogatives voire de leur légitimité. Mais partout où l'expertise recèle des jugements de valeur implicites ou explicites, et non seulement des calculs, elle est discutable par d'autres valeurs. De même, la dimension contingente et locale de l'écologie  pose problème à l'application de modèles et métriques forcément très génériques car normalisés par l'hydrocratie pour un usage standardisé.

Les riverains et propriétaires d'ouvrages en rivières doivent être une force d'observation, proposition et alternative. Il ne suffit pas de constater et contester la domination d'une hydrocratie, il faut aussi documenter ses manquements et proposer des dépassements des blocages actuels. Nous avons appelé à cette prise de conscience en affirmant que les moulins, étangs et autres acteurs de nos territoires avaient aussi des choses à dire et à faire sur l'eau, le patrimoine, le paysage, le vivant, le climat et donc les biens communs. C'est la capacité de chacun, si possible associé en collectif local, à documenter la réalité complexe et diverse de la rivière qui aidera au reflux de divers travestissements ou appauvrissements de cette réalité. Etudier l'histoire, la géographie, l'hydrologie, la morphologie et l'écologie de chaque site permet de construire des savoirs locaux opposables.

11/03/2020

Effet de petits barrages sur la température estivale de l'eau en rivières de Bresse (Chandesris et al 2019)

Des chercheurs ont analysé les températures estivales en amont et en aval de 11 seuils sur 5 rivières de la région de la Bresse. Deux de ces seuils ont montré un effet marqué sur les températures minimales et maximales, la surface de la retenue et le temps de résidence hydraulique étant les prédicteurs de ce signal thermique. La moitié des barrages a un effet non significatif sur la température maximale, et un effet peu marqué sur la température minimale. Ce travail montre que les gestionnaires doivent éviter les généralités que l'on entend encore trop souvent sur la température en lien aux ouvrages: les SAGE et les contrats rivière ont vocation à financer en premier lieu des mesures sur les régimes thermiques (et hydriques) des cours d'eau, pour analyser les bassins versants et leurs ouvrages sur la base de données tangibles. Par ailleurs, des travaux complémentaires sont attendus pour analyser comment les communautés vivantes de ces rivières aménagées ont évolué dans le temps, et continuent de le faire. Car viser le retour à un régime thermique antérieur alors que nous sommes en situation de changement climatique ne peut tenir lieu aujourd'hui de projet à long terme.  


Les sites de l'étude, extrait de Chandesris et al 2019, art cit.

André Chandesris et trois collègues ont analysé pendant 8 ans les effets thermiques de 11 petits barrages dans la Bresse, à des altitudes variant de 170 à 320 m. La hauteur de ces seuils varie de 1 à 2,4 m, avec des retenues d'une longueur de 280 à 2950 m, d'un volume de 1200 à 53000 m3.

Voici le résumé de ce travail :

"Le but de cette étude était de quantifier les impacts en aval de différents types de petits barrages sur la température de l'eau d'été dans les cours d'eau de plaine. Nous avons examiné (1) les régimes de température en amont et en aval des barrages avec différentes caractéristiques structurelles, (2) les relations entre les anomalies de température du cours d'eau et les variables climatiques, la superficie du bassin versant, la hauteur du barrage, la longueur et la surface du bassin de retenue et le temps de résidence, (3) les variables les plus significatives expliquant les différents comportements thermiques, et (4) l'effet thermique du barrage considérant un seuil biologique de 22°C, avec un calcul à la fois du nombre de jours avec une température supérieure à ce seuil et de la durée horaire moyenne supérieure ce seuil.

Des enregistreurs de température de l'eau ont été installés en amont et en aval de 11 barrages dans la région de Bresse (France) et surveillés à des intervalles de 30 min pendant l'été (de juin à septembre) sur la période 2009-2016, résultant en 13 séries chronologiques de température de l'eau appariées (deux sites ont été suivi pendant deux étés, ce qui permet de comparer les étés froids et chauds).

Dans 23% des barrages, nous avons observé une augmentation des températures quotidiennes maximales en aval de plus de 1°C; aux barrages restants, nous avons observé des changements dans la température quotidienne maximale de -1 à 1°C. Dans tous les sites, l'augmentation moyenne en aval de la température quotidienne minimale était de 1°C, et pour 85% des sites, cette augmentation était supérieure à 0,5°C.

Nous avons regroupé les sites de manière hiérarchique en fonction de trois variables d'anomalie de température: les différences amont-aval en (1) température quotidienne maximale (􏰀Tmax), (2) température quotidienne minimale (􏰀Tmin) et (3) amplitude quotidienne de la température (􏰀Tamp). L'analyse en grappes a identifié deux principaux types d'effets de barrage sur le régime thermique: (1) une augmentation en aval de Tmin associée à Tmax soit inchangée soit légèrement réduite pour les retenues de faible volume (c'est-à-dire un temps de séjour inférieur à 0,7 j et une surface inférieure de 35 000 m2), et (2) une augmentation en aval de Tmin et Tmax du même ordre de grandeur pour des retenues de plus grand volume (c'est-à-dire un temps de séjour supérieur à 0,7 j et une surface supérieure à 35 000 m2). Ces augmentations de température en aval ont atteint 2,4°C à certaines structures, susceptibles de perturber la structure des communautés aquatiques et le fonctionnement de l'écosystème aquatique.

Dans l'ensemble, nous montrons que les petits barrages peuvent modifier de manière significative les régimes thermiques des eaux courantes, et que ces effets peuvent être expliqués avec une précision suffisante (R2 = 0,7) en utilisant deux mesures simples des attributs physiques des petits barrages. Cette découverte peut avoir de l'importance pour les modélisateurs et les gestionnaires qui souhaitent comprendre et restaurer les paysages thermiques fragmentés des réseaux fluviaux."

Le schéma ci-après montre les 3 groupes de barrages. Ligne rouge = indicateur de variation de température (à 1°C pour la T min 0°C pour la T max), lignes pointillées = séparation des 3 types d'impact selon l'analyse en grappes, point bleu = les minima et maxima.


Extrait de Chandesris et al 2019, art cit.

A propos de l'effet écologique, les chercheurs observent :

"Les changements dans les pattern et processus écologiques en aval dépendent de l'ampleur du changement thermique de l'amont vers l'aval. Pour les poissons, la littérature suggère que des augmentations en aval d'environ 2°C (Hay et al 2006) ou 3°C (Verneaux 1977) peuvent entraîner des changements de communautés importants pour de nombreuses biotypologies. De ce point de vue, la majorité de nos sites appartenant aux groupes A et B1 présentent un risque faible en ce qui concerne le changement potentiel dans les communautés de poissons car ils ont montré une augmentation modérée de la température absolue en aval de 0–1°C. Cependant, les augmentations plus élevées en aval de notre groupe B2 (1,2–2,4°C) sont susceptibles d'influencer la composition des communautés de poissons. Cela est particulièrement vrai pour certaines espèces proches du seuil de leur confort thermique, qui sont souvent les mêmes espèces déjà en effort de conservation."

Concernant la nécessité de mesure appropriée sur chaque bassin, il est souligné :

"Compte tenu de la complexité et de la grande variabilité des systèmes fluviaux rencontrés dans cette étude (ordonnances Strahler s'étalant de 3 à 5), il nous semble essentiel (et voir Isaak et al 2017, 2018; Steel et al 2017; Dzara et al 2019) de continuer à mener et à étendre une surveillance bien ciblée de la température du cours d'eau. Ce type de surveillance est nécessaire avant de pouvoir modéliser la température du cours d'eau avec une résolution spatiale et temporelle suffisante. La modélisation précise de ces systèmes est un défi majeur, car ces espaces aquatiques subiront une altération thermique et hydrologique majeure avec le changement climatique, où des points de basculement dans les distributions biotiques sont susceptibles de se produire."

Discussion
Il faut saluer l'arrivée de travaux scientifiques sur les petits ouvrages hydrauliques, domaine où les politiques publiques manquent souvent de données élémentaires alors qu'elles prétendent multiplier les décisions. Notamment parfois les décisions radicales de faire disparaître purement et simplement l'écosystème en place depuis longtemps des rivières étagées avec leur alternance de zones lentiques et lotiques.

Cette étude montre plusieurs points:
  • on ne peut pas énoncer des généralités sur les ouvrages, car leur effet sur le milieu dépend de leurs caractéristiques physiques et des conditions locales;
  • selon les cas, le signal peut être négligeable ou significatif, dans certains cas on peut même observer une tendance à la baisse de la température maximale (malgré l'effet contraire plus souvent mesuré);
  • les variations thermiques les plus marquées sur certains sites sont du même ordre que celles prévues du fait du réchauffement climatique;
  • si les communautés faune-flore de la rivière sont déjà adaptées au régime thermique créé par le nouvel état écologique né des ouvrages (en général anciens), le gestionnaire doit exposer le gain qu'il y aurait à faire disparaître ces ouvrages et les communautés inféodées, donc à perturber l'état présent des milieux;
  • au regard des premières sécheresses sévères (comme 2019) avec canicules associées et parfois assecs, qui seraient appelées à devenir plus fréquentes dans les décennies à venir, le gestionnaire doit projeter l'état hydrologique et thermique en 2050 et 2100 à diverses hypothèses, car des gains à court terme sur tel ou tel assemblage d'espèces lotiques (ou sténothermes "froids") ne sont plus la bonne manière de poser l'enjeu;
  • enfin les propriétaires d'ouvrage doivent intégrer la température dans leur réflexion de gestion (déjà la mesurer s'ils le peuvent), notamment pour les paramètres pouvant avoir une influence (boisement des rives de la retenue et du bief, restitution de l'eau en surverse ou en fond). 

Le régime thermique estival n'est qu'un élément de la vie des rivières. Nous sommes toujours en attente de travaux scientifiques comparant les rivières à bassins versants d'usage des sols similaire, avec et sans ouvrages, sur l'ensemble des hydro-écorégions, dans leur biodiversité et leur biomasse. Cela afin de partir des réalités du vivant aquatique, amphibien et rivulaire formant l'objectif de dernier ressort des politiques écologiques.

Référence : Chandesris A et al (2019), Small dams alter thermal regimes of downstream water, Hydrol. Earth Syst. Sci., 23, 4509–4525

08/03/2020

Une consultation publique sur les règles de gestion des étangs

Le ministère de la Transition écologique et solidaire propose un arrêté fixant des prescriptions techniques générales applicables aux plans d’eau et à leur vidange. Certaines concernent les créations d'étangs, d'autres les étangs existants. Plusieurs dispositions nous paraissent contestables ou améliorables. Vous pouvez déposer votre avis jusqu'au 10 mars


L'arrêté s’inscrit dans le cadre de la réforme de la nomenclature «loi sur l’eau» et fait suite à l’intégration des vidanges de plans d’eau dans la rubrique 3.2.3.0 de la nomenclature «eau» relative aux plans d’eau par le décret modifiant la nomenclature des installations, ouvrages, travaux et activités visés à l’article L. 214-1 du code de l’environnement.

Parmi les points que nous avons relevés :

- l'arrêté s'applique aux étang en eaux closes comme en eaux libres, ce qui n'est pas justifié pour toutes les dispositions;

- l'arrêté ajoute globalement de la complexité et des coûts, sans proposer aucune simplification en contrepartie. C'est un travers récurrent de la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie, une inégalité entre les pisciculteurs français et leurs concurrents européens et internationaux, une entrave à une filière de production locale qui a besoin d'être encouragée dans le cadre de la transition vers une économie à moindre impact. L'administration était censée proposer des simplifications administratives quand elle ajoutait des dispositions (Circulaire relative à la maîtrise des textes réglementaires et de leur impact du 6 juillet 2017) ;

- il est opposé la création d'un plan d'eau à l'existence d'une zone humide (article 4), mais sans précision sur la zone humide antérieure. Un plan d'eau forme lui aussi une zone humide (d'origine artificielle), son effet sur le vivant dépendra de sa conception et de sa gestion. Un plan d'eau peut augmenter la biomasse de milieu aquatique et humide, même s'il occupe une superficie où il existe des zones humides antérieures;

- la température et l'oxygène dissous de référence pour les cours d'eau salmonicoles ou cyprinicoles sont fixées au °C près et au mg/l près (article 9), ce qui est une exigence de gestion non praticable et de nature à multiplier les controverses;

- l'effet de l'étang à l'exutoire doit être évaluée à 250 m aval ou davantage (article 9), car on aura en général des conditions modifiées à l'aval immédiat, sans que cela pose problème à la plupart des espèces;

- la notion de "fort apport de limons" (article 10) ne correspond à aucune donnée scientifique précise. Le propriétaire de plan d'eau est souvent victime des usages des sols du bassin versant et ne doit pas être soumis au principe "pollué - payeur" sous prétexte qu'il est récepteur de sédiments en excès (ou d'autres pollutions);

- le piège à sédiments en entrée et le bassin de décantation en sortie (article 10) représentent des investissements lourds, pas toujours possibles ni nécessaires, une telle mesure demande une réserve de proportionnalité du coût à l'impact;

- la lutte contre les espèces invasives (article 11) ne peut exiger "tous les moyens", ce qui est une rédaction trop générale et hors de proportion;

- l'imposition d'un moine permanent à tous les plans d'eau pour motif de vidange (article 16) n'est pas fondée, d'autres options peuvent être mobilisée (pompage de fond par exemple);

- la période d'interdiction de vidage en novembre (article 17) pose des problèmes à certains exploitants et devrait être discutée au cas par cas selon l'enjeu.

Consultation publique pour donner votre avis (avant le 10 mars) : 
Projet d’arrêté fixant les prescriptions techniques générales applicables aux plans d’eau, y compris en ce qui concerne les modalités de vidange, soumis à autorisation ou à déclaration en application des articles L. 214-1 à L. 214-3 du code de l’environnement et relevant de la rubrique 3.2.3.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 du code de l’environnement 

06/03/2020

Bilan très mitigé de 40 ans de politique publique pour les poissons migrateurs (Legrand et al 2020)

Une publication vient de faire la synthèse du comptage des poissons migrateurs sur plus de 30 ans (1983-2017) et 43 points de mesure en France. Il en résulte un bilan très mitigé : une majorité de stations n'ont aucune tendance significative, plusieurs espèces sont en déclin comme les aloses ou les lamproies marines, d'autres comme les saumons atlantique n'ont pas de gain global malgré de lourds investissements publics et privés depuis les premiers plans des années 1970. Anguilles et truites s'en sortent un peu mieux en moyenne, mais sur certains bassins seulement. Aucune association significative n'est trouvée avec la continuité écologique, l'alevinage de soutien d'effectif ou la pêche commerciale. Cette politique des poissons migrateurs, manquant à démontrer ses résultats, est par ailleurs devenue conflictuelle depuis que ses tenants ont engagé dans les années 2000 une vaste campagne de destruction par contrainte des moulins, étangs, barrages. Il est temps de demander aux parlementaires un audit de ces choix publics et de redéfinir les priorités. Les poissons migrateurs ne sont qu'un enjeu parmi bien d'autres pour l'avenir de l'eau, de ses usages et de ses milieux en France. Et les perceptions des années 2020 ne sont plus forcément celles qui avaient prévalu au 20e siècle, quand les migrateurs sont venus au centre de l'attention en biodiversité.  Une logique de conservation de ces migrateurs ciblée sur des bassins à bon potentiel paraît préférable à la dépense diffuse observée depuis 15 ans. 

Dix-huit auteurs travaillant pour des fédérations de pêche, des associations migrateurs (LOGRAMI, MIGRADOUR, MIGADO, NGM, BGM, ASR) et des institutions (AFB-Office de la biodiversité, INRA, plusieurs EPTB) viennent de publier une synthèse sur les tendances 1983-2017 dans 43 stations de comptage des poissons migrateurs en France.

Voici le résumé de leurs travaux :

Tendances contrastées entre les espèces et les bassins versants dans les comptages de poissons amphihalins au cours des 30 dernières années en France. Le déclin et l’effondrement des populations ont été signalés pour un large éventail de taxons. Les poissons amphihalins migrent entre les eaux douces et la mer, et subissent de nombreuses pressions anthropiques au cours de leur cycle de vie complexe. En dépit de leur intérêt écologique, culturel et économique, les poissons amphihalins sont en déclin depuis des décennies dans de nombreuses régions du monde. Dans cette étude, nous avons étudié l’évolution des comptages de cinq taxons amphihalins en France sur une période de 30 ans en utilisant les données de 43 stations de comptage situées dans 29 rivières et 18 bassins versants. Notre hypothèse est que les comptages de ces espèces ont évolué de manière contrastée entre les bassins versants. Nous avons également testé l’effet de cinq facteurs susceptibles de contribuer aux tendances observées : le bassin versant, la latitude, la présence de pêcheries commerciales, l’amélioration de la continuité écologique et la présence d’un programme de déversement pour le saumon. Nous avons trouvé des tendances contrastées dans les comptages de poissons entre les espèces à l’échelle nationale, certains taxons étant en augmentation (Anguilla anguilla et Salmo trutta), certains ne montrant qu’une légère augmentation (Salmo salar) et d’autres étant en déclin (Alosa spp. et Petromyzon marinus). Pour chaque taxon, à l’exception d’Anguilla anguilla, nous avons mis en évidence un effet bassin versant important indiquant des tendances contrastées entre les bassins ou les stations de comptage. Cependant, nous n’avons trouvé aucun effet significatif des caractéristiques du bassin versant pour aucun des taxons étudiés.

Les 43 stations de comptage :



Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Les schémas ci-après montrent les tendances des 5 espèces (saumon Salmo salar, truite Salmo trutta, anguille Anguilla anguilla, alose Alosa spp, lamproie marine  Petromyzon marinus). A noter : les barres indiquent les intervalles de confiance à 95%, seuls les relevés dont les barres à IC 95% ne croisent pas la tendance nulle sont réellement significatifs. En souligné losange gris, un effet bassin versant. En losange noir, taille d'effet moyen.


Cliquer pour agrandir, extrait de Legrand et al 2020, art cit.


Pour les tendances globales, les auteurs notent: "Alosa spp. [les aloses] était le taxon dont les comptages ont le plus changé au cours de la période. Ce taxon a montré une nette tendance à la baisse en France (c'est-à-dire une variation en pourcentage dans le temps entre les première et dernière cinq années de suivi de 96,4%). Les dénombrements annuels de Petromyzon marinus [lamproie marine] ont également diminué au fil du temps, mais dans une moindre mesure que pour Alosa spp. (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 80,3%). Salmo salar [saumon atlantique] a montré des fluctuations des dénombrements entre les années mais aucune tendance claire sur la période étudiée en France (soit un pourcentage de variation dans le temps de 9,2%). Enfin, les dénombrements d'Anguilla anguilla [anguille] et de Salmo trutta [truite] ont augmenté (c'est-à-dire un pourcentage de variation dans le temps de 55,4% et 72%, respectivement), surtout après 2005."

Au niveau des bassins versants :
  • 53% des bassins à lamproies ont une tendance significative (42% à la baisse)
  • 35% des bassins à anguilles ont une tendance significative (22% à la baisse, 13% à la hausse)
  • 33% des bassins à lamproies marines ont une tendance significative (moitié en baisse, moitié en hausse)
  • 35% des bassins à saumons ont une tendance significative (20% en hausse, 14% en baisse)
  • 41% des bassins à truite ont une tendance significative (22% en hausse, 19% en baisse)

Discussion
Les auteurs affirment que leur hypothèse de travail était celle d'une évolution contrastée, en raison de la diversité des bassins versants et de la dépendance au bassin de certaines montaisons des poissons migrateurs diadromes (le fait que des espèces ont un retour ciblé sur des lieux de ponte ou de grossissement, le homing, et non une expansion opportuniste dans le réseau hydrographique). Ce n'est pas l'hypothèse que nous aurions retenue.

En effet, les premiers plans saumons et migrateurs datent des années 1970 en France. En 1984, la loi sur la pêche a créé les rivières "échelles à poissons" classées au titre du franchissement des migrateurs, dispositif qui sera repris et renforcé par la loi sur l'eau de 2006 (continuité écologique). Les fédérations de pêche, puis dans les années 1990 les associations de gestion des migrateurs agréées en PLAGEPOMI et COGEPOMI ont reçu des aides publiques constantes pour travailler sur cette question.  Tout au long de cette période, et singulièrement au cours des 15 dernières années, des opérations de destructions de seuils et barrages en rivière ont été menées, ainsi que d'équipement systématique de passes à poissons et de protection de dévalaison. Des campagnes de capture et transport ont été organisées, ainsi que des élevages piscicoles et alevinages. L'investissement public et privé dépasse sans doute le milliard d'euros en 40 ans, pour un sujet très ciblé qui est bien loin d'épuiser l'ensemble des enjeux de l'eau et de l'écologie aquatique.

Face à cet effort massif, qui a été mené sur tous les bassins suivis dans ce travail (Adour-Nives, Garonne-Dordogne, Loire-Allier, côtier normand, Rhin), l'hypothèse logiquement retenue aurait donc dû être d'en observer un effet notable : on ne mène pas 40 ans de politique publique sur un sujet spécialisé sans avoir la conviction de bien comprendre les causes des problèmes et d'être en mesure de leur apporter les bonnes solutions. Manifestement, ce n'est pas le cas. Les liens avec la restauration de continuité écologique et avec le soutien par alevinage ne peuvent être clairement établis à date, pas plus que les pêches commerciales et la latitude (ces deux derniers signalant un effet dans la phase océanique des migrateurs, ainsi que du réchauffement). Les auteurs préviennent que "cette découverte inattendue ne reflète pas nécessairement un manque d'effet de ces facteurs mais plutôt un manque de données précises". Ce point n'est évidemment pas satisfaisant, car une politique rigoureuse de suivi des poissons migrateurs aurait dû intégrer la collecte et la bancarisation du suivi de tous les paramètres pertinents. On ne peut s'entendre dire en 2020 que l'on ne dispose pas des données sur les effacements d'ouvrage, sur les alevinages ou sur les captures accidentelles de pêche, alors que l'on paie précisément des choix publics sur ce sujet (par exemple plusieurs dizaines à centaines de millions € par an dans les programmes des agences de l'eau). Cela confirme plutôt l'observation faite ailleurs: on a généralisé des politiques publiques de biodiversité avant de faire des bilans scientifiques rigoureux sur des bassins témoins. 

La tendance usuelle des politiques publiques ayant des résultats mitigés est de dire "nous manquons de moyens pour aller encore plus loin". Ce n'est pas satisfaisant de raisonner ainsi : les moyens sont toujours limités, les priorités sont nécessaires.

Les choix de restauration des rivières en vue de les optimiser pour le retour des poissons migrateurs ont engagé des coûts économiques, mais aussi des options très contestées socialement, en particulier la destruction du patrimoine hydraulique ancien et des paysages aménagés de la rivière. Les effets secondaires indésirables n'en sont pas correctement mesurés, car la rivière modifiée par l'humain depuis des siècles a désormais d'autres peuplements faune-flore et d'autres régimes hydriques que ceux prévalant à l'époque où les migrateurs y étaient nombreux. En la matière, il ne faut pas seulement vérifier ce que l'on gagne, mais aussi compter ce que l'on perd (en eau et milieu d'eau des retenues et des biefs, en biomasse et biodiversité d'espèces acquises au fil du temps, en effet indirect sur le reste des équilibres trophiques locaux, au-delà des poissons). L'objectif ne peut manifestement pas être de détruire tous les seuils et barrages, comme certains paraissent l'avoir conçu dans les années 2000, surtout pas si 40 ans d'investissements donnent un bilan mitigé.

La question se pose aussi des facteurs négligés. La pollution chimique, qui a très fortement crû après 1945, a un effet mal estimé dans les fleuves et estuaires. Le changement climatique est lui aussi mal évalué, tant dans la phase océanique que dans la phase continentale du cycle de vie des migrateurs. Les usages de sols ne sont pas à négliger non plus, puisque les frayères des migrateurs dépendent aussi de la qualité des substrats, elle-même en lien à l'érosion et aux débits. Idem pour l'usage quantitatif de la ressource, en lien à la démographie et à l'économie. Qu'en sera-il de tous ces facteurs en 2050? En 2100? Devons-nous continuer à financer des politiques dédiées à quelques espèces de poissons si leur probabilité de retour massif est faible? Faut-il concentrer l'effort sur quelques rivières ciblées servant de réservoirs biologiques (ce qui nous paraît logque) au lieu de l'actuelle intervention diffuse, y compris dans des têtes de bassin où les migrateurs sont loin de revenir?

Ces questions attendent des réponses. Nous invitons les riverains à les poser aussi aux parlementaires, en leur présentant ces résultats, car les choix de dépense d'argent public en écologie intéressent tous les citoyens. Les besoins de l'eau sont très nombreux, les fonds sont rares.

Référence : Legrand M et al (2020), Contrasting trends between species and catchments in diadromous fish counts over the last 30 years in France, Knowl. Manag. Aquat. Ecosyst., 421, 7

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