On en parle très peu en France, mais les choix de conservation de la biodiversité sont l'objet d'intenses débats dans le monde des savants, des experts et des gestionnaires. On constate un certain échec de la conservation traditionnelle, qui était fondée sur une stricte opposition de la nature et de la société, sur l'idée que seuls les espaces sauvages et les espèces endémiques sont d'intérêt, sur la réduction de l'humain au statut d'impact dont il faut supprimer au maximum la présence. Avec parfois des dérives d'oppression de populations locales pour imposer des réserves naturelles, ce qui n'est pas sans rappeler évidemment des débats actuels en France. La nouvelle conservation prend acte de l'émergence multiséculaire de l'Anthropocène, du caractère hybride de la nature co-construite par l'humain, de l'existence de nouveaux écosystèmes et de la nécessité de protéger aussi bien la biodiversité ordinaire que des paysages scéniques ou des espèces rares. Nous introduisons à ce débat, en observant que de nouvelles approches de conservation de la nature permettraient de dépasser certains conflits, comme ceux de la restauration écologique de la continuité des rivières en France.
La conservation de la biodiversité est au coeur de la démarche écologique moderne. Elle a émergé dès le 19e siècle en Europe et aux Etats-Unis, lorsque les effets concrets de la révolution industrielle et des libertés démocratiques d'usage de la propriété privée ont commencé à exercer des impacts visibles, parfois spectaculaires, sur des espèces et sur des milieux naturels. Aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon, cette conservation a donné lieu à deux écoles de pensée au 20e siècle : les "
préservationnistes" considérant que la nature sauvage protégée strictement, comme par exemple dans les parcs naturels, est la voie majeure pour préserver la biodiversité; les "
conservationnistes" estimant qu'il fallait diffuser des usages raisonnés de la nature, et des usages partagés avec le non-humain, mais non engager une séparation stricte entre un monde sauvage et un monde humain.
Le débat n'a jamais cessé depuis. Mais il a été rallumé au début de la décennie 2010 par l'ouverture d'une section de débats sur la "
nouvelle conservation" dans la revue de référence
Biological Conservation (
Minter et Miller 2011) puis par un article en 2012 de Peter Kareiva et Michelle Marvier,
What is conservation science? dans la revue
Bioscience. Un autre texte d'orientation de 2015, des mêmes auteurs avec Robert Lalasz, a évoqué "
la conservation à l'Anthropocène".
L'évolution des connaissances et expériences en écologie depuis 30 ans a changé la donne
L'article de Kareiva et Marvier en 2012 prenait acte de 30 ans d'évolution de la science de la conservation dans toutes ses disciplines, 30 ans depuis la parution d'un autre texte fondateur, celui de Michael E. Soulé en 1985,
What is conservation biology?
Parmi les points mis en avant par Kareiva et Marvier :
- la conservation doit être fondée sur la science et la preuve, notamment sur son efficacité,
- la conservation doit être fondée sur des bases de données rigoureuses et mises à jour, notamment pour définir des priorités à budget contraint,
- la conservation doit prendre en compte le facteur humain en sortant de la représentation du biologiste et écologue "sauveur de la nature" face au reste de l'humanité trop souvent réduite à l'état indiscriminé d'"impact sur la biodiversité",
- la conservation doit adopter une approche multidisciplinaire où la dynamique de la biodiversité s'apprécie aussi par des sciences humaines et sociales, pas seulement naturelles.
Par ailleurs, prenant en compte l'évolution des réalités et des connaissances depuis les années 1980, Kareiva et Marvier ont fait observer que :
- la nature vierge n'existe plus, on a ré-évalué l'ancienneté de l'influence humaine sur les milieux depuis la préhistoire et, à l'âge de l'Anthropocène, il n'existe plus de milieux complètement indemnes du changement climatique, de l'introduction d'espèces exotiques ou d'autres facteurs;
- la "conservation forteresse" fondée sur l'exclusion des humains pour faire des zones sauvages protégées a été l'objet de vives critiques pour certaines de ses dérives, son mépris de la justice sociale, ses penchants néo-colonialistes;
- la conservation est liée au bien-être humain à travers des services rendus par les écosystèmes, et elle ne peut être adossée seulement au choix éthique particulier et non partagé par tous d'une "valeur intrinsèque" de chaque espèce non-humaine;
- la nature s'est révélée plus résiliente qu'on ne le croyait, capable de retrouver des biodiversités et des fonctionnalités après des catastrophes locales, souvent dans un état nouveau différent de l'état antérieur mais pas forcément moins riche à terme;
- la tragédie des communs au sens de Garett Hardin n'est pas une fatalité, des expériences montrent que des gestions de milieux avec activités humaines et règles écologiques peuvent exister (approche des biens communs au sens d'Elinor Ostrom).
De nombreux débats ont suivi ce texte, parfois très virulents (l'écologie soulève des passions, même chez les savants). Deux écoles principales se dessinent désormais : la conservation traditionnelle voulant poursuivre les conceptions définies du 20e siècle et la nouvelle conservation proposant d'autres approches pour le 21e siècle. On trouve des informations intéressantes sur le site du projet
The Future of Conservation qui mène une enquête sur les représentations de la conservation de biodiversité par les publics de professionnels concernés. Le point est aussi abordé avec une approche plus politique dans un ouvrage venant de paraître,
The Conservation Revolution (
Buscher et Fletcher 2020).
Des représentations différentes de la nature et de la dimension sociale de l'écologie
Le tableau ci-après offre quelques exemples des différences entre les écoles. Ce ne sont pas des points de vue strictement endossés par chacun — beaucoup de personnes engagées dans la conservation n'éprouvent pas le besoin de se référer à une "
chapelle" —, mais plutôt des sensibilités. Il n'en reste que pas moins que, du point de vue épistémologique, les paradigmes des approches ne sont pas les mêmes, ce qui a ensuite des conséquences sur les choix de gestion.
Dans le domaine épistémologique, ce sont davantage les partisans d'une séparation nature-culture ou nature-société qui ont imposé leur marque jusqu'à présent. On peut considérer cette question comme le noeud de la divergence : la nouvelle conservation défend une écologie plus holistique où l'humain doit être regardé comme part intégrante de la nature, pour le meilleur et pour le pire. Dans le monde anglo-saxon, la controverse "
park versus people" sur les "
réfugiés de la conservation" est née de la dimension anti-humaniste attribuée à certains conservationnistes qui préfèrent sanctionner des populations locales pour sauvegarder la vie sauvage, y compris par des pressions peu démocratiques. Mais elle s'est vite associée à un débat plus profond : quel sens donner à la construction intellectuelle d'une nature "
sauvage" (
Cronon 1995) si la réalité nous révèle une nature anthropisée, à bas bruit dans les sociétés traditionnelles et à niveau intense dans les sociétés modernes?
L'approche d'une partie de l'écologie scientifique a été centrée au 20e siècle sur l'étude des milieux très peu impactés par l'humain (nature vierge, pristine, sauvage) et posés comme la norme de ce que doit être la naturalité. Du même coup, tout ce qui s'écarte de cette norme est perçu au pire comme une dégradation, ou au mieux comme une évolution neutre sans signification.
Un exemple concret : les instances comme l'Union internationale de conservation de la nature ne considèrent pas les espèces exotiques comme dignes de suivi lorsqu'elles s'installent durablement dans des milieux (et les classent dans la liste noire des espèces invasives si elles menacent des milieux à forte présence d'espèces endémiques). Donc même si un écosystème local gagne des espèces et que ces espèces s'insèrent dans les réseaux trophiques, ce n'est pas considéré comme gain ni même comptabilisé comme un événement notable. Or de toute évidence, les processus de l'évolution s'appliquent sur les propriétés biologiques et fonctionnelles des organismes, assemblages d'organismes et interactions avec les milieux, sans tenir compte des provenances des populations. On ne peut guère comprendre et prédire l'avenir du vivant si l'on est dans le déni de sa dynamique actuelle et de ses nouvelles configurations (voir par exemple
Boltovskoy,et al 2018 sur cette controverse sur les espèces exotiques, ainsi que le livre de vulgarisation couvrant de nombreuses controverses entre scientifiques de
Pearce 2015).
Une approche pour analyser les impensés et dépasser les contradictions des politiques de l'eau en France et en Europe
Il y a d'autres exemples, et non des moindres. Par exemple la directive cadre européenne sur l'eau, adoptée en 2000, considérée comme le texte international le plus ambitieux sur la préservation des milieux aquatiques, a repris dans sa structure normative l'existence d'un "
état de référence" formé par la masse d'eau sans impact humain.
Du même coup, les indicateurs de cette directive sont orientés dans la logique de la conservation traditionnelle, et si des "
masses d'eau fortement modifiées" sont reconnues dans le texte, les gestionnaires ne savent pas vraiment comment les traiter ni même les identifier. Toutes les masses d'eau ont en réalité été fortement anthropisées en Europe depuis le Néolithique, ce que la recherche depuis les années 1990 a amplement montré. On désigne par exemple comme "
naturel" ou "
renaturé" un paysage de méandre qui est en réalité un style fluvial stabilisé tardivement après le Moyen Âge, non un état naturel de la morphologie du bassin (voir
Lespez et al 2015). Mais les rédacteurs de la directive européenne 2000 n'ont pas eu ces éléments à l'esprit et malgré 20 ans de publications scientifiques, il n'est pas clair que la Commission européenne mesure l'évolution des enjeux et des représentations.
Concernant les politiques de la nature et en particulier de l'eau en France, la dichotomie entre conservation traditionnelle et nouvelle conservation n'a jamais été formalisée à notre connaissance, même si l'on a vu des débats de-ci de-là (par exemple
Alexandre et al 2017, ou le livre de
Lévêque 2017).
De toute évidence, une partie des experts publics mobilisés sur ces questions (à l'Office français de la biodiversité, au Museum d'histoire naturelle, dans des laboratoires de recherche) et ayant l'oreille des décideurs des politiques écologiques en tient plutôt pour la vision traditionnelle de la conservation. Nous pouvons le voir à différentes caractéristiques des choix et des chantiers publics dans le domaine de l'eau:
- il n'existe aucun programme systématique d'étude des nouveaux écosystèmes aquatiques (étangs, canaux, lacs, etc.) qui sont plutôt dépréciés comme des "obstacles à la continuité écologique de la rivière", sans intégrer le fait que ce sont aussi des biotopes d'origine anthropique,
- il n'existe aucun intérêt pour les espèces non-natives ou non-locales, celles-ci étant ignorées ou jugées négligeables si elles se trouvent dans une zone contraire à ce que serait une biotypologie naturelle (au sens de nature sans humain) de la rivière,
- il existe un programme de "renaturation" qui, même lorsqu'il prétend s'intéresser à l'angle de la fonctionnalité davantage que de la biodiversité, consiste basiquement à dire que la meilleure rivière sera la rivière la plus débarrassée de tout impact humain, idéalement la rivière redevenue "libre et sauvage" avec un strict minimum d'activités autorisées.
La rencontre de cette vision avec l'appréciation de la nature vécue par les riverains a parfois fait des étincelles, comme dans le cas des destructions à marche forcée d'ouvrages hydrauliques présents de longue date et qui avaient créé localement des milieux et paysages. Les sciences humaines et sociales ont été peu présentes dans la conception de ces politiques, largement inspirées des hydrobiologistes et des tenants de la rivière comme phénomène physique, non social.
On notera que la nouvelle conservation n'est pas hostile sur le principe à l'idée de renaturer ou ré-ensauvager certains espaces, ce qui est une option (encore expérimentale) parmi d'autres. Simplement, elle insiste sur divers points :
- la renaturation relève d'expériences locales, elle ne doit pas être l'instrument supposé généralisable d'une représentation fausse et intenable de la "nature sans humain" comme vérité scientifique ou comme norme juridique,
- la renaturation ne produira pas le retour à un état antérieur de la nature ni un état futur figé de la nature, les contraintes de l'Anthropocène resteront présentes (les changements biogéochimiques comme le climat, la circulation des exotiques, etc.),
- la renaturation doit s'envisager dans des lieux idoines, déjà largement désertés d'activités humaines (par exemple zones en déprise agricole), sans contraindre les populations encore présentes mais en les associant à des bénéfices tangibles,
- la renaturation ne doit pas être l'alibi de haute ambition pour négliger l'attention à la biodiversité ordinaire (que celle-ci soit native ou acquise) par des mesures plus simples ou plus consensuelles, aussi souvent moins coûteuses,
- la renaturation doit analyser les services écosystémiques rendus à la société comme issue de ses chantiers, car des dépenses ont peu de chance d'être durablement et largement consenties si elles sont déconnectées des attentes humaines.
Il nous semble que ces nouvelles approches de la conservation à l'Anthropocène seraient de nature à dépasser des confits nés de la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières. Du côté des acteurs publics, il s'agirait de revenir sur un discours un peu naïf et simpliste des années 1990-2020 où l'on a d'un seul coup plaqué une volonté de restauration écologique sans tenir compte des réalités locales et sans préciser la vision globale où cette restauration prend sens (une nature hybride et non le retour à une nature pure; une nature socialement co-construite et non technocratiquement normée selon une naturalité décrétée). Du côté des propriétaires et riverains de ces sites, il s'agirait d'intégrer le fait que la biodiversité et la fonctionnalité des milieux sont des sujets d'attention, que les gestions des ouvrages peuvent évoluer et s'améliorer en fonction des connaissances, que la conservation des nouveaux écosystèmes que l'on a créés devient elle aussi un enjeu pour la société, et donc pour les maîtres d'ouvrages.