12/05/2016

50 ans de restauration de rivières par les Agences de l'eau (Morandi et al 2016)

Quatre chercheurs se sont penchés sur l'histoire de la programmation des travaux en rivières des Agences de l'eau depuis leur création en 1964. Leurs résultats font apparaître deux paradigmes : la restauration hydraulique et paysagère, anthropocentrée et partant des besoins humains ; la restauration écologique, biocentrée et visant un certain état des milieux aquatiques. Le second paradigme tend à prendre de l'importance à partir des années 2000, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de calage sur la caractérisation des pressions écologiques et le choix des actions ayant une réelle efficacité pour améliorer les milieux. Pour les auteurs, la restauration des cours d'eau doit viser une approche plus intégrée, n'opposant pas l'hydraulique à l'écologie mais développant des référentiels élargis de qualité environnementale. On ne peut qu'y souscrire, en déplorant qu'à travers la continuité écologique (un des plus gros postes du programme en cours 2013-2018 de restauration de rivières), les Agences aient dérapé vers une vision radicale et agressive de la restauration morphologique, dont la pression financière en faveur de la destruction des ouvrages hydrauliques est le symbole. Il est évidement impossible de développer une écologie intégrative des rivières sur une base aussi conflictuelle.

Bertrand Morandi et ses collègues viennent de publier dans la revue en ligne des sciences de l'environnement VertigO un intéressant article d'analyse de près de 50 ans de politique de restauration des rivières par les Agences de l'eau. Le contenu étant libre d'accès et en français (voir référence infra), nous laisserons chacun en découvrir le détail, pour nous contenter ici de souligner quelques résultats.

Les auteurs, dont nous apprécions les recherches et en avons recensé certaines, s'inscrivent dans une tradition géographique portée à la pluridisciplinarité. Ils ont ici analysé les programmes pluriannuels appelés "Programmes d’activité" ou "Programmes d’intervention" (PI), adoptés par les conseils d’administration des Agences de l'eau (AE). Trois Agences sont concernées par leur travail, Loire-Bretagne (AELB), Rhin-Meuse (AERM) et Rhône-Méditerranée-Corse (AERMC). Le premier PI date de 1969, le 10e PI et dernier en date a débuté en 2013. Au sein de ces PI, la ligne financière d’aménagement, d’entretien et de restauration des cours d’eau (ligne 240 ou 24) a permis de référencer 4089 actions spécifiquement dédiés aux travaux de restauration de cours d’eau.

Premier enseignement (cf graphique ci-dessous) : l'implication des AE dans la restauration de rivière a pris de plus en plus d'importance, après la loi de 1992, puis la DCE 2000 et sa transposition en 2004, puis la loi sur l'eau de 2006.


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Deuxième enseignement (cf graphique ci-dessous) : les pressions à corriger et justifiant la restauration sont variables, avec une forte diminution dans le temps du motif d'abandon de la rivière (liée dans les années 1960 à 1980 au recul des activités agricoles et à l'exode rural).


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Troisième enseignement (cf graphique ci-dessous) : les motifs avancés d'intervention sont eux aussi variables, avec deux grands ensembles que les auteurs identifient par une analyse factorielle (non représentée), le paradigme de la restauration hydraulique et paysagère (anthropocentré) et le paradigme de la restauration écologique (biocentré).


Extrait de Morandi et al 2016, art cit, droit de courte citation 

Les auteur notent ainsi : "Le premier paradigme, qualifié de 'restauration hydraulique et paysagère', est associé, sur le plan factoriel de l’AFC, aux aménagements paysagers, aux traitements de la végétation, aux traitements des embâcles, des atterrissements, à la restauration des ouvrages transversaux et aux actions de stabilisation du lit et des berges. Toujours selon la lecture du plan factoriel, le second paradigme, qualifié de 'restauration écologique', est associé aux interventions considérées comme favorables au fonctionnement écologique et hydromorphologique, celles de suppression ou d’aménagement des infrastructures considérées comme pressions (e.g. protections de berges, ouvrages transversaux), d’aménagement de la plaine alluviale et de rétablissement des processus hydrologiques et sédimentaires."

Il est dommage que l'étude s'arrête au début du 10e PI, puisque celui-ci a vu la montée en puissance (à travers la mise en oeuvre de la règlementation de continuité écologique notamment) du paradigme de la restauration écologique biocentrée, c'est-à-dire plus soucieuse des milieux aquatiques que des usages humains, arbitrant au besoin pour les premiers contre les seconds. Les auteurs notent au passage cette inflexion sur la gestion des ouvrages hydrauliques : "L’autre évolution des pratiques méritant d’être mentionnée concerne les ouvrages transversaux. Alors que les premières interventions concernent la restauration des ouvrages eux-mêmes, les actions d’aménagement desdits ouvrages (e.g. passes à poissons) ne prennent de l’ampleur qu’à partir de 2006, tout comme les travaux de suppression d’ouvrages qui sont mis en œuvre pour la première fois en 2003 et connaissent une accélération à partir de 2009."

Mieux caractériser l'action, redéfinir les référentiels
A partir de cet examen de la restauration financée par les Agences de l'eau, Bertrand Morandi et ses collègues livrent un certain nombre de réflexions. Les actions, observent-ils, manquent parfois de rigueur dans la caractérisation des pressions, des dégradations, de leur rapport de causalité et des résultats espérés. "Il semble (...) important d’expliciter davantage les fondements de l’action. Il est tout d’abord important de travailler sur les dégradations et de les qualifier, d’un point de vue biophysique mais aussi socio-économique. Avant de parler de 'restauration', la caractérisation et la compréhension des processus de dégradation est un préalable indispensable. Seule une identification précise de ces états du cours d’eau peut permettre la définition et la hiérarchisation d’objectifs de restauration. Ces deux étapes de réflexion sont peu explicitées dans les dossiers d’aides, ce qui peut être problématique dans le contexte actuel de toujours plus d’évaluation de l’action publique."

Le bon état écologique et chimique de l'eau (voulu par la DCE 2000) a exercé une pression sur le gestionnaire en vue de construire des référentiels biocentrés et physicocentrés, au risque d'oublier que la rivière ne se résume pas à cela pour la société (qui paie aussi les dépenses en sa faveur). D'où l'intérêt pour les chercheurs d'en débattre : "Les référentiels écologiques et physico-chimiques jouent un rôle important dans la mise en œuvre de l’action publique, mais il ne doit pas être exclu, après 15 ans de réflexion et de pratiques dans le contexte de la DCE, de les rediscuter. Ils ne répondent en outre pas aux enjeux que représentent la sécurité des biens et des personnes ou les aménités. Dans la perspective d’une restauration de cours d’eau inscrite dans une logique opérationnelle plus intégrée, il nous semble intéressant de poser la question de nouveaux référentiels environnementaux construits sur la base de différents types de valeurs, et permettant de s’intéresser tant à la biodiversité et à la fonctionnalité des milieux pour leur valeur intrinsèque ou les bénéfices sociétaux associés qu’à leur dimension sécuritaire, esthétique, affective, économique…"

Cela ne pas sans poser la question de la construction de ces référentiels : "La DCE est fondée sur une démarche scientifique experte. Il nous semble important, dans la perspective de référentiels environnementaux, d’avoir une démarche différente, plus ouverte et d’affirmer les référentiels comme sociopolitiques, au sens où ils seraient l’expression non d’une vérité scientifique mais d’un objectif de société qui serait inscrit dans un territoire (Jobert, 1992). La concertation apparaît alors comme un principe envisageable pour l’élaboration des référentiels (Barraud et al., 2009 ; Ejderyan, 2009) à la condition que l’ensemble des acteurs environnementaux acceptent d’y prendre part."

"Restaurer ne peut pas tout"
Enfin, selon les auteurs, le gestionnaire doit se garder de l'hubris de la restauration, la croyance en la toute puissance d'une ingénierie écologique capable de renaturer les rivières. Le premier principe reste, plus modestement, la non-dégradation de l'existant : "L’état des lieux modeste dressé par cette étude nous conduit à encourager un renforcement des principes de non dégradation, et les concepts associés de conservation et de préservation. La 'restauration', par son aspect actif, a tendance à devenir emblématique d’une action publique en faveur de l’environnement. La restauration, pour importante qu’elle soit d’un point de vue éthique et opérationnel, nous semble toutefois devoir être posée en concept second. La formule 'quand conserver ne suffit plus' s’est répandue. Nous suggérons de lui adjoindre de manière plus affirmée la formule 'quand restaurer ne peut pas tout'."

Cette mise en garde entre parfaitement en résonance avec l'expérience des associations. Nous avons vu en quelques années fleurir une armée d'ingénieurs, techniciens, chargés de mission, chargés d'animation qui tiennent tous un discours remarquablement homogène sur la nécessité de la restauration écologique de rivière comme nouveau mode de gestion, appelé selon eux à supplanter les anciennes approches sécuritaires, usagères ou paysagères. Ce personnel est très convaincu. Il n'est pas pour autant très convaincant car les riverains attendent des services rendus davantage que des considérations abstraites sur la naturalité ou la fonctionnalité des écoulements.

On regrettera un point absent de l'article (mais qui faisait l'objet de Morandi et al 2014) : le manque de contrôle d'efficacité des actions décidées et financées par les Agences de l'eau. Depuis une grosse dizaine d'années, tous les experts savent que l'heure est au retour critique sur la restauration physique ou morphologique des rivières (voir cette synthèse). Le phénomène est encore confiné à la prose savante, mais il ne le restera pas indéfiniment : le gestionnaire ne peut pas croire et faire croire à la réussite certaine de son action quand, dans le même temps, le chercheur accumule des analyses montrant des résultats médiocres, décevants ou incertains.

Quand l'Agence mène une politique à dominante "hydraulique et paysagère", l'efficacité se mesure simplement à la satisfaction après les travaux : en général, ce sont les riverains (par le biais des collectivités ou syndicats) qui avaient exprimé un besoin. Quand l'Agence mène une politique à dominante "écologique", nous ne sommes plus du tout dans le même registre d'évaluation. Les mesures écologiques sont des objectifs réglementaires (DCE 2000 et autres directives nitrates, eaux résiduaires, pesticides) que l'on atteint ou que l'on n'atteint pas. Ces mesures imposent généralement des coûts, des servitudes, des contraintes par rapport aux usages actuels. Il en résulte une obligation forte de rendre des comptes : d'une part, vérifier que l'action demandée a des effets réels sur la qualité écologique de la masse d'eau ; d'autre part, démontrer que la dépense publique et la perte des collectivités, exploitants, propriétaires ou usagers sont proportionnées au gain obtenu. D'autant que les demandes en matière de qualité biologique, physique ou chimique de la masse d'eau ne manquent pas, et que toutes ne peuvent être satisfaites.

Il existe aujourd'hui une communication et une information déficientes sur les actions financées par les Agences de l'eau, en particulier dans le domaine écologique : une posture saturée de bons sentiments et de belles images (pour montrer que l'on est un vrai ami de l'eau et de la nature), quelques mots compliqués et graphiques épars (pour montrer qu'il y a de la vraie science derrière tout cela), et puis c'est tout. C'est-à-dire rien, ou pas grand chose. Cet âge de la communication édifiante est révolu, nous sommes entrés dans l'ère de l'information et de la donnée, avec des habitudes nouvelles d'accès, de comparaison, de tableau de bord, de rapportage. Une communication qui reste à des effets d'annonce, cela se voit vite ; et c'est tout aussi vite assimilé à une manipulation (voir cet exemple de l'AELB qui répète tous les 5 ans les mêmes objectifs sans y parvenir).

La continuité écologique, virage raté vers une restauration biocentrée
Enfin, la montée en puissance de la continuité écologique dans le 10e PI des Agences (en réponse au classement administratif des rivières de 2012-2013) a creusé le fossé entre l'approche hydraulique / paysagère et l'approche écologique. Les Agences de l'eau ont en effet participé à la stratégie décidée par le Ministère de l'Environnement et consistant à privilégier la destruction du maximum d'ouvrages en rivières (chaussées, seuils, barrages).

Au lieu de favoriser un objectif progressif et compatible avec l'existence de ces ouvrages (franchissabilité par des espèces migratrices faisant l'objet de plans de protection comme le saumon et l'anguille), il a été mis en avant la nécessité de supprimer complètement des retenues pour recréer des habitats naturels et assurer la circulation de toutes les espèces, y compris celles qui ont de faibles capacités de nage et de saut, qui ne sont pas menacées d'extinctions locales, qui n'ont pas nécessairement besoin de migrations à longue distance dans leur cycle de vie, etc. Par l'inflation de ses ambitions, la continuité écologique a ainsi été transformée en une expérimentation à grande échelle de la "renaturation" promue comme suppression pure et simple d'une influence anthropique locale (les ouvrages, en particulier les ouvrages des moulins supposés plus simples à gérer que des influences morphologiques d'origine agricole, car non liés à un usage économique direct de la chute dans la majorité des cas).

Il est trop tôt pour conclure, car le 10e PI est en cours d'exécution, mais on peut déjà observer l'échec partiel de cette orientation au regard du faible nombre d'ouvrages aménagés et de la très forte opposition à la réforme : une restauration écologique ne peut réussir si elle se coupe brutalement des enjeux hydrauliques et paysagers, reste sourde aux attentes variées (non économiques et non écologiques) des riverains, prend le visage de la contrainte et du rapport de force, peine à démontrer ses gains pour l'environnement en contrepartie de sacrifices trop importants ou de changements trop abrupts.

Référence : Morandi B et al (2016), Les Agences de l’eau et la restauration : 50 ans de tensions entre hydraulique et écologique, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 16, 1, DOI : 10.4000/vertigo.17194

A lire en complément

11/05/2016

Taux d'étagement en Seine-Normandie, le doigt mouillé des apprentis sorciers

Le SDAGE Seine-Normandie 2016-2021 a introduit pour la première fois la notion de taux d'étagement. L'examen des échanges ayant précédé ce choix montre que ni l'Onema ni la FNPF (partisans de cette introduction) ne sont capables de présenter un corpus d'études scientifiques pour justifier l'usage de cet outil de programmation. On nage dans une logique d'apprenti sorcier qui décrédibilise l'action publique. L'Agence de l'eau dépense l'argent des Français au doigt mouillé, et elle le dépense sans grande efficacité depuis 50 ans puisque l'état chimique et écologique des masses d'eau est toujours très éloigné des objectifs posés par la directive cadre européenne sur l'eau. 

Le SDAGE Seine-Normandie 2016-2021 a introduit dans son orientation n°19 la notion de taux d'étagement (voir cet article), c'est-à-dire la proportion de chute aménagée par rapport à la chute totale d'une masse d'eau de sa source à la confluence ou à l'embouchure. Le taux d'étagement est proposé comme un outil de programmation visant à éliminer des chutes artificielles, c'est-à-dire des ouvrages hydrauliques.

On se dit que si un texte aussi important qu'un SDAGE – en partie opposable aux autorités administratives comme aux collectivités et aux particuliers – propose ce nouveau concept, celui-ci résulte nécessairement d'une assez longue expérimentation soutenue par une recherche scientifique aux résultats consensuels.

Au cours de la discussion du SDAGE, la C3P (Commission permanente des programmes et de la prospective) s'est inquiétée de ce point et a demandé un avis à la Comina (Commission des milieux naturels aquatiques). On peut lire les échanges sur ce compte-rendu (Comina, réunion du 4 juin 2015). En voici deux extraits.

Arnaud Richard (Onema dir. Nord-Ouest) : "Les documents scientifiques sur ce sujet restent rares. Ce taux de 30 % ou 40 % est abordé dans une étude réalisée par la DIR Centre et Bretagne de l’ONEMA, reprise par le SDAGE Loire-Bretagne. Il a été décidé que pour les cours d’eau à enjeux migrateurs, l’exploitation d’au moins 70 % du potentiel du cours d’eau s’avère raisonnable."

Jean-Paul Doron (représentant des usagers, pêcheurs FNPF) : "Cette notion de taux d’étagement a été mise en place par Loire-Bretagne. Elle est aujourd’hui totalement admise. Il est intéressant de s’appuyer sur cette expérience réelle plutôt que de recourir à des études scientifiques pas toujours pertinentes et dont le sens ouvre des interprétations contradictoires."

Donc en fait :
  • il est reconnu qu'il n'y a pas réellement de travaux scientifiques;
  • le seul travail mentionné est un mémoire de Master n'ayant pas valeur de publication scientifique (avec une méthodologie impropre à éliminer les facteurs confondants pouvant biaiser l'interprétation de la corrélation taux d'étagement-qualité écologique);
  • l'Onema affirme néanmoins qu'un principe peut être "décidé" car il semble "raisonnable" (rappelons que l'Onema est censé être conseiller scientifique de la politique française de l'eau);
  • la FNPF dit préférer l'expérience à des études scientifiques, sans citer le moindre élément d'appréciation objective de ladite expérience (ce qui s'appelle en bon français la croyance, et même l'obscurantisme quand cette croyance prétend s'abstenir de l'épreuve de l'examen scientifique). 
Ces dérives doivent cesser : une politique publique ne se décide pas au doigt mouillé ni à la boule de cristal. Il n'est pas tolérable que les grands textes de programmation de la politique des rivières (lois, décrets, arrêtés, SDAGE, SAGE, Contrats rivières, etc.) ne fasse pas l'objet d'un travail préparatoire de synthèse des travaux de la recherche par un collège de chercheurs (non pas d'administratifs) et d'attribution de niveaux de confiance à nos connaissances (comme cela se fait pour le climat depuis un quart de siècle, par exemple). Et il n'est pas plus tolérable que ces textes prétendent produire de la contrainte réglementaire sur des bases reconnues comme aussi minces par ceux-là mêmes qui sont censés en défendre la nécessité.

A la question purement hydrologique – effet du taux d'étagement sur les paramètres écologiques, physiques et chimiques des masses d'eau – s'ajoute le constat que les Agences de l'eau dérivent dans une interprétation de plus en plus biocentriste et intégriste de leur mission dès lors qu'il est question de la morphologie des rivières. Les "obstacles à l'écoulement" qui forment le taux d'étagement dans le jargon de l'Onema et consorts, ce sont d'abord des ouvrages hérités de l'histoire, qui appartiennent à la culture commune des vallées, qui produisent des paysages, qui permettent des usages, qui concernent la vie des gens. La mission d'une Agence de l'eau ne saurait être de rayer progressivement de la carte ces réalités au nom des seuls objectifs piscicoles sortis du chapeau de la FNPF et de l'Onema.

10/05/2016

Opportun communiqué de FNE et la FNPF... faire-valoir des hauts fonctionnaires en déroute?

France Nature Environnement (FNE) et la Fédération nationale de la pêche en France (FNPF), faire-valoir de tous les excès en matière de destruction d'ouvrages, publient un communiqué pour manifester leur désolation face à ce qu'ils nomment la "relance de la petite hydraulique".  Leur acrimonie paraît bien excessive et empruntée. Mais, dans le bras de fer discret entre la Direction de l'eau et de la biodiversité et sa ministre de tutelle, Ségolène Royal, les bons amis subventionnés n'ont-ils pas pour fonction de faire croire que la "société civile" réclame massivement les effacements de seuils et barrages? Ce communiqué ressemble fort à un service commandé...


Sur le fond, il n'y a pas grand chose à ajouter à ce que nous avions déjà écrit à propos d'exercices du même acabit. Voir notamment notre idée reçue "un moulin produit moins qu'une éolienne, inutile de l'équiper" pour le volet énergétique et notre idée reçue "les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques" pour le volet écologique. Essayer de faire croire que l'élimination de moulins pluricentenaires à la pelleteuse représente un enjeu écologique de premier ordre pour les cours d'eau français restera comme une formidable escroquerie intellectuelle, et un effrayant rappel de la capacité de l'administration à rationaliser des décisions absurdes et à pousser son personnel à leur exécution.

Il est difficile de parler de "fond" cependant, puisque ni FNE ni FNPF ne paraissent capables de la moindre distance critique vis-à-vis du concept de continuité écologique. Ils qualifient donc de "décision catastrophique pour l’état des fleuves, rivières, et ruisseaux" le malheureux appel d'offres de Ségolène Royal, ne concernant jamais qu'une centaine de projets et dont le volet environnemental est tellement rigoureux que beaucoup d'industriels et collectivités se disent sceptiques sur l'intérêt d'y donner suite. Voir dans cette mesure symbolique un choix "catastrophique" ne fait jamais que révéler le catastrophisme de celui qui énonce un tel jugement.

Au passage, les auteurs "rappellent que leurs fédérations sont favorables aux investissements qui sont complémentaires du développement  des énergies renouvelables et variables : comme ceux récemment engagés par EDF sur  les concessions hydroélectriques de La Bathie-Roselend, la Coche en Savoie, le Cheylas et Gavet en Isère, qui, pour un bilan environnemental positif, apporteront un supplément de 370 GWH dont 225 GWH de productible net hors pompage équivalent à plusieurs centaines de microcentrales et 168 MW de puissance de pointe indispensable à l’augmentation de la part d’électricité renouvelable: quand on prétend faire de l’hydroélectricité,  il faut le faire sérieusement, et pas avec des moulinettes sur des ruisseaux!" Caricatural éloge des camarades barragistes d'EDF dans un communiqué sur la continuité écologique, et profond mépris de l'appropriation de la transition énergétique par les citoyens. La réforme est-elle si mal en point qu'il faille mobiliser le ban et l'arrière-ban de certains réseaux historiques d'influence dans l'appareil d'Etat?

Sur la forme, FNE et FNPF sont à l'évidence déstabilisés par une Ministre de l'Environnement qui ne cède pas à leur moindre caprice dans le domaine des rivières. C'est une douche froide puisque certains hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité les avaient habitués à transposer très fidèlement dans la règlementation chacune de leur position anti-barrage et surtout anti-moulin, depuis près de dix ans. Avec le résultat que l'on observe: un vaste soulèvement contre des réformes absurdes, brutales, inefficaces ; une dénonciation croissante de ces choix tellement éloignés de l'intérêt général que leurs porteurs en rivières doivent signer de gros chèques d'argent public pour y pousser quelques tièdes maîtres d'ouvrage ; une oligarchie bousculée et bunkerisée, autocélébrant en vase clos la clairvoyance de ses actions auxquelles les ingrats, les ignares et les idiots ne comprennent rien. Quant au bénéfice écologique réel de ces opérations rapporté à leurs coûts, l'omerta règne. (L'Onema aussi, cela revient un peu au même, d'ailleurs.)

Il est regrettable que des supposés défenseurs des rivières défigurent la nécessaire écologie des milieux aquatiques en une idéologie sectaire de la destruction des ouvrages. Plus regrettable encore que ce sectarisme ait fait office de politique publique pendant dix ans. Car en dernier ressort, ce n'est pas à FNE ni à la FNPF que nous demandons des comptes, mais aux représentants de l'Etat qui ont failli aux exigences d'impartialité, d'équité et d'objectivité propres à une action publique digne de ce nom.

08/05/2016

Continuité écologique: le Ministère continue de tromper et mépriser les parlementaires

Des dizaines de questions ont été adressées à Ségolène Royal par les députés et sénateurs inquiets de la destruction des moulins et des dérives de la continuité écologique. Après un silence de plusieurs mois, les services du Ministère (c'est-à-dire la Direction de l'eau et de la biodiversité, bureau des milieux aquatiques) viennent de publier leur réponse minimaliste, copiée-collée à l'identique pour chaque élu. On y retrouve l'habituel travestissement de la réalité qui sert de communication au Ministère depuis 10 ans sur ce dossier, sa novlangue indigeste (des ouvrages "déconstruits" plutôt que détruits) et son mépris atavique (les citoyens ou leurs élus auraient avant tout besoin de "pédagogie").  L'action publique en rivière se dégrade dans l'autosatisfaction et le dogmatisme, alors que la perspective d'atteindre un "bon état chimique et écologique" des masses d'eau s'éloigne. Quand va cesser ce naufrage aussi coûteux pour les finances publiques qu'inefficace pour l'environnement aquatique? 

Voici le texte de la réponse ministérielle :

La restauration de la continuité écologique de nos cours d'eau est un enjeu majeur pour qu'ils retrouvent leur bon état écologique et puissent continuer à fournir à notre économie des services écosystémiques de qualité. Cet objectif est partagé dans tous les pays d'Europe. Pour sa mise en œuvre, nos cours d'eau ont fait l'objet de classements par arrêtés des préfets coordonnateurs de bassins en fonction des enjeux environnementaux. Ces classements ont fait l'objet d'une étude de leurs impact sur les usages, notamment sur leur potentiel de production d'énergie et l'atteinte des objectifs nationaux de développement de l'hydroélectricité. Le classement de cours d'eau en liste 2 nécessite que les ouvrages en place (seuils, barrages) soient adaptés, transformés ou parfois déconstruits, pour assurer le rétablissement des fonctionnalités écologiques (épuration, tampon de crues, habitats diversifiés support de biodiversité, etc.). Les ouvrages concernés font l'objet d'informations, de concertations, d'études multicritères, afin de rechercher la meilleure solution technique et financière. Cependant, les interpellations nombreuses, notamment de parlementaires sur ce sujet, montrent que le travail de pédagogie et de concertation doit être encore approfondi. Des instructions ont été données aux préfets pour qu'ils ne concentrent plus leurs efforts sur les cas, notamment de moulins, où subsistent des blocages et des incompréhensions durables, et qu'ils renforcent la pédagogie, notamment pour faire connaître les exemples réussis de rétablissement de la continuité écologique. Les services du ministère chargé de l'environnement sont à la disposition des élus pour expliciter de manière plus précise, au cas par cas, la façon de mettre en œuvre ces initiatives en faveur de la continuité écologique de nos cours d'eau. Il est également d'ores et déjà possible de s'appuyer sur les pages pédagogiques qui ont été mises en ligne sur le site internet du ministère expliquant en détail les raisons pour lesquelles la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est un enjeu majeur et précisant les différentes manières de restaurer la continuité avec leurs avantages et leurs limites. Ces pages répondent aux questions sur les retenues, les moulins et la continuité écologique des cours d'eau. Elles sont disponibles à l'adresse suivante : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Un-cours-d-eau-comment-ca-marche.html


Voici pourquoi ce texte du Ministère de l'Environnement persiste dans l'erreur, l'omission et la tromperie :
  • La continuité écologique dans la recherche scientifique internationale s'intéresse principalement aux changements du régime des débits liés aux grands barrages et à la canalisation des grands fleuves au XXe siècle. Elle est éloignée de la destruction de modestes obstacles (dans 80% des cas, des moulins présents avant la Révolution française) à quoi se résume l'essentiel de l'action publique en continuité dans notre pays (voir cette synthèse). Ce détournement du sens initial de la continuité écologique est d'autant moins recevable que la plupart des grands barrages, parfois sous gestion publique, sont sans projet d'aménagement (voir cet article). 
  • Les obstacles à la continuité écologique longitudinale (seuils et barrages) modifient localement des habitats et peuplements, mais ils ont relativement peu d'effet sur la biodiversité piscicole totale des cours d'eau, en dehors de quelques espèces spécialisées en migrations à longue distance (voir cette synthèse). La continuité longitudinale ne peut pas être décrite comme un enjeu "majeur" au regard du bon état écologique DCE ou des attentes de l'Union européenne, problématiques qui ne sont pas pas centrées sur l'hydromorphologie ou la restauration d'habitats (voir cette synthèse).
  • Le classement des cours d'eau ne demande pas que les ouvrages soient "adaptés, transformés ou parfois déconstruits" (sic). La loi (L 214-17 CE) est claire : l'ouvrage en rivière de liste 2 doit être "géré, équipé, entretenu" (voir cette analyse). L'administration a détourné le texte de la loi sur l'eau (LEMA) de 2006 et de la loi de Grenelle de 2009 dans le sens d'une destruction préférentielle des ouvrages (voir cette analyse, voir cette synthèse). C'est une usurpation démocratique et un détournement idéologique éloigné de l'intérêt général : l'action publique sur les ouvrages sera considérée comme illégitime tant qu'elle ne proclamera pas clairement la fin de cette posture destructive (voir cette synthèse sur les pressions actuelles). 
  • Les ouvrages hydrauliques contribuent aux services rendus par les écosystèmes (voir cette synthèse) ce qui n'est pas spécialement le cas des opérations de "renaturation" ou de retour aux "rivières sauvages". Les économistes des Agences de l'eau ont admis que les analyses coûts-bénéfices sont défavorables aux mesures de la DCE 2000 (voir cet article); on se demande comment la dépense intrinsèquement improductive de la destruction du patrimoine hydraulique français serait créatrice de valeur pour notre société. La vision extrémiste des lobbies minoritaires ayant l'oreille de la Direction de l'eau et de la biodiversité sur ce dossier est manifestement confondue avec l'intérêt général, alors même que de nombreux usagers, riverains, protecteurs du patrimoine et du paysage défendent une autre vision de la continuité écologique, plus conforme aux attentes sociales majoritaires comme à la réalité des enjeux environnementaux (voir cet article). 
  • Les retenues d'eau (de manière générale, le ralentissement de l'écoulement et l'augmentation du temps de résidence hydraulique) contribuent à l'épuration chimique des rivières pour les nutriments (voir cette synthèse) mais aussi pour les pesticides (voir cet article). Leur destruction ne favorise en rien l'auto-épuration des cours d'eau, au contraire. La France court le risque d'aggraver l'état chimique de ses masses d'eau.
  • Les aménagements hydrauliques en place sur les rivières et leurs berges sont adaptés aux écoulements actuels, notamment en crue et en étiage (voir cette synthèse). La réforme de continuité écologique entend modifier cet état de fait sans modéliser à échelle de bassin versant les conséquences des actions cumulées sur la reprise érosive, les inondations, les épisodes hydriques sévères, la tenue des berges et du bâti riverain, l'alimentation des captages, etc. Cette logique d'apprenti sorcier montre une certaine irresponsabilité envers les biens et personnes. 
  • Les classements des cours d'eau ont été menés sans aucune concertation avec les propriétaires d'ouvrages hydrauliques et les riverains impactés par les changements d'écoulement. Leurs études d'impact ont été bâclées. A titre d'exemple, l'évaluation de l'impact sur l'hydro-électricité n'a concerné que les ouvrages déjà en place et injectant sur le réseau (5% des seuils et barrages) et non pas les ouvrages en autoconsommation ou le potentiel d'équipement dans le cadre de la transition énergétique (95% des seuils et barrages). Plus largement, ces études d'impact n'ont pas de méthodologie reconnue dans le calcul des coûts et bénéfices liés à la mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique, dont les services instructeurs de l'Etat reconnaissent d'ailleurs qu'elle est bien plus complexe et difficile que prévu. La réforme ayant été menée de manière précipitée et non concertée, ses effets indésirables et imprévus sont innombrables. Mais le Ministère persiste dans la négation ou l'euphémisation des ces problèmes. 
  • Les recueils d'expérience sur la continuité écologique rassemblés par l'Onema n'ont pas davantage de valeur scientifique. Ce sont des histoires ad hoc ne produisant pas des évaluations chiffrées des effets de la restauration et ne donnant pas lieu à publications dans la littérature scientifique revue par les pairs (voir cette analyse). Quand des chercheurs — et non pas des gestionnaires administratifs évaluant leur propre action — analysent les effets de la restauration physique des rivières (dont la restauration de continuité est une option), leur conclusion est sévère sur le manque de sérieux et de suivi, plus généralement sur la faiblesse des résultats (voir cet article sur la France, cette synthèse internationale). Cela signifie que les 2 milliards d'euros d'argent public provisionnés sur ce poste par les Agences de l'eau dans leur programme 2013-2018 ont de bonnes chances d'être dépensés sans effets écologiques importants sur les peuplements aquatiques (parfois avec des effets négatifs),  mais avec des conséquences adverses sur le patrimoine historique et le potentiel énergétique des rivières, qui sont eux aussi des thèmes d'intérêt général. 
  • La mise en oeuvre concrète de la continuité écologique est une catastrophe au plan de la rigueur et de l'objectivité. Alors que toute la littérature scientifique insiste sur la difficulté de mener à bien des restaurations physiques sans prise en compte de la dynamique ancienne et actuelle des bassins versants, l'argent public sert essentiellement à financer des études isolées de site, sans méthodologie commune, avec omission de points essentiels qui devraient figurer dans tout programme de restauration d'une rivière : diagnostic écologique complet du tronçon  / du bassin versant, intégration de l'histoire locale de l'environnement (séries longues sur des espèces-repères, analyse des évolutions sédimentaires et usages des sols), modélisation des impacts et des réponses, définition / suivi d'objectifs tangibles de progrès sur les indicateurs DCE ou sur le repeuplement du tronçon, analyse complète de biodiversité (non limitée à quelques poissons, incluant les espèces invasives favorisées par la continuité), évaluation correcte des dimensions non écologiques (patrimoine, culture, paysage, énergie, sociologie) et des conséquences juridiques, économiques, foncières. La plupart de ces travaux diagnostiques de bureaux d'études sont donc considérés comme irrecevables car relevant d'une approche simpliste isolant artificiellement le site, et d'un procès à charge en vue de détruire rapidement des ouvrages, selon le souhait biaisé du principal financeur public (Agence de l'eau).
  • Mais pourquoi faire un effort, puisque la Direction de l'eau et de la biodiversité montre le mauvais exemple et n'est même pas capable de donner aux parlementaires et aux associations les informations de base sur la réforme de continuité écologique : nombre exact d'ouvrages classés, nombre exact de chantiers réalisés, répartition des solutions choisies (arasement, dérasement, franchissement, ouverture de vanne, non-action), coût public de chaque chantier (frais d'études et personnels compris) et coût moyen de chaque type de solution, nature du suivi de qualité écologique mis en oeuvre, résultats chiffrés de ce suivi, etc. On nage dans l'improvisation mal dissimulée par des généralités dénuées de toute référence objective et vérifiable. Cette même Direction de l'eau et de la biodiversité n'a respecté quasiment aucune des recommandations faites par le CGEDD en 2012 (voir cet article), un immobilisme manifestant sa complète insensibilité à la critique et son enfermement dans une posture dogmatique.
  • Le Ministère de l'Environnement se garde bien de prononcer les trois mesures susceptibles de débloquer la situation : retour à la loi par renonciation sans ambiguïté au principe de l'effacement prioritaire des ouvrages, financement public des dispositifs de franchissement quand ils sont nécessaires, ouverture d'une révision concertée des classements de rivière en liste 2.
  • Les citoyens et leurs élus n'ont nul besoin de "pédagogie", surtout pas quand cette pédagogie se tient à l'école de la tromperie et de l'hypocrisie telle que la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Environnement la conçoit. 
Notre conclusion sera toujours la même vis-à-vis de nos consoeurs associatives : tant que les hauts fonctionnaires responsables de ces dérives continueront de monopoliser l'expression gouvernementale pour travestir la réalité, appelez les élus, les associations et les personnalités à signer la demande de moratoire sur la continuité écologique ; préparez les contentieux sur chaque ouvrage (voir vade-mecum 1 pour le propriétaire et vade-mecum 2 pour les associations / les riverains) ; réfléchissez à des actions de terrain face à certains effacements symboliques de vos régions. Et continuez bien sûr d'interpeller vos élus parlementaires et la Ministre de l'Environnement, aussi longtemps que durera le scandale de l'effacement programmé du patrimoine hydraulique français.

Illustration : seuil et plan d'eau de Bessy-sur-Cure (89) menacés comme des milliers d'autres de disparition. Le processus est toujours le même, insupportable de mauvaise foi et de violence institutionnelle: vocabulaire abscons de "sachant" pour exclure le simple citoyen du débat, non-intégration de l'ensemble des riverains et usagers de la retenue au processus de décision, diagnostic incomplet et exagérant les impacts environnementaux, solutions disproportionnées, refus de l'Agence de l'eau de financer à 80% autre chose que le démantèlement, pression de l'administration pour pousser le propriétaire insolvable à bout. La confiance est déjà rompue entre les riverains et l'administration sur ce dossier de la continuité écologique, de telles attitudes entièrement orientées vers la destruction ne pouvant que s'achever en contentieux. Le Ministère doit cesser le déni sur cette gouvernance catastrophique et dénoncer de manière claire les erreurs commises dans la première mise en oeuvre de la réforme.

07/05/2016

Idée reçue #15 : "Les poissons sont l'enjeu principal de la biodiversité aquatique"

La biodiversité aquatique en eaux douces ne se limite pas aux poissons: ils représentent moins de 10% des animaux aquatiques documentés à l'échelle de la planète, de l'ordre de 2% en France – des proportions qui seraient plus faibles encore si l'on incluait les plantes et les micro-organismes. Parmi ces espèces piscicoles, une minorité est considérée comme sérieusement menacée.  La protection du poisson et la promotion de la biodiversité ne sont donc pas toujours synonymes, la première renvoyant parfois à des finalités plus halieutiques qu'écologiques. Quand la politique publique des rivières fait en France le choix d'effacer des lacs, des retenues ou des étangs au nom de la "continuité écologique", elle ne favorise pas tant la biodiversité que certains assemblages ou certaines espèces piscicoles. Un choix discutable.

La biodiversité aquatique reste très mal connue aujourd'hui dans de larges pans de la planète, y compris en Europe pour certains ordres. Les poissons sont les mieux décrits des animaux aquatiques, en raison de leur grande taille et de leur intérêt historique pour les sociétés humaines, ce qui a très tôt motivé la curiosité des naturalistes. A échelle globale, les poissons ne représentent cependant que 10% environ de la biodiversité animale aquatique, en excluant les micro-organismes et les plantes (ci-dessous, voir bibliographie pour la source des données; nous avons isolé certaines familles au sein des clades pour individualiser les poissons parmi les vertébrés).


En France, où l'on compte une centaine d'espèces de poissons dont 69 sont natives, on estime qu'elles représentent de l'ordre de 2% de la biodiversité aquatique (chiffres in Genin et al 2003, Keith et al 2011). Parmi ces espèces, beaucoup sont ubiquistes et généralistes, un peu plus d'une vingtaine représentent un enjeu de protection patrimoniale.

Bien que les poissons ne soient pas la première composante de la biodiversité aquatique, ils occupent une place de premier plan dans la gestion écologique des rivières et les décisions publiques. Au point qu'il existe un certain biais dans la présentation des réalités biologiques des hydrosystèmes, voire des enjeux de conservation.

Par exemple, l'Onema a organisé un séminaire «Biodiversité aquatique : quelles pistes pour la gestion des rivières et plans d’eau ?» (Rencontre de l'Onema 2012). En lisant le compte-rendu, on s'aperçoit que 90% des échanges ont concerné les poissons, tant au plan de la connaissance qu'au plan de la gestion et de la programmation. On en déduit que l'Onema ne travaille pas à préserver la biodiversité aquatique, mais d'abord à gérer des populations piscicoles. C'est problématique pour un organisme qui a été chargé par le Ministère de l'Environnement de superviser le volet scientifique de la politique des rivières et la mise en oeuvre de la directive cadre-européenne sur l'eau.

Comme l'ont relevé récemment des universitaires (voir Lesprez et al 2015), ce biais s'explique aisément par l'histoire institutionnelle : l'Onema est l'ancien Conseil supérieur de la pêche, une instance par nature orientée sur la gestion halieutique. Ses chercheurs, ingénieurs et techniciens ont pour beaucoup une spécialisation sur les poissons (souvent sur les poissons migrateurs et les poissons rhéophiles de tête ou milieu de bassin). A cela s'ajoute que les institutions officielles des pêcheurs (fédération nationale FNPF et fédérations départementales FDAPPMA) ont un agrément de "protection des milieux aquatiques" et sont fortement impliquées dans la mise en oeuvre de certaines réformes, notamment celle de continuité écologique. Le biais piscicole et halieutique s'en trouve en conséquence renforcé.

Il y a eu beaucoup de débats dans les milieux conservationnistes sur la présentation et la priorisation des enjeux de protection de la biodiversité. La tendance est à mettre en avant des espèces familières et si possible sympathiques au grand public, pour favoriser la communication (en dernier ressort, le consentement à payer). Le saumon ou la loutre seront plus évocateurs qu'un mollusque ou un insecte moins photogéniques...

Le choix des espèces d'intérêt peut néanmoins présenter des biais. On l'observe dans la politique des rivières en France comme dans le choix des priorités de protection à l'échelle européenne. Par exemple, les habitats favorables aux salmonidés ou aux rhéophiles ne sont pas forcément les plus riches en terme de biodiversité totale : quand on supprime certains biotopes en place (lacs, retenues, étangs) sur les têtes ou milieux de bassin pour favoriser ces populations, il est probable qu'on abaisse la richesse spécifique de la masse d'eau concernée (encore faudrait-il le mesurer, ce qui n'est jamais fait dans les projets d'aménagement qui se revendiquent pourtant de l'écologie). Difficile dans ces conditions de présenter la mesure comme une "promotion de la biodiversité". Ou d'affirmer en toute généralité que ce qui est bon pour le saumon / la truite est forcément bon pour tous les autres groupes d'organismes.

Pour finir, rappelons que la biodiversité n'est pas un musée ni une prison où chaque espèce inféodée à son habitat persisterait à l'identique dans le temps: Darwin a fait jeu de ces illusions fixistes et créationnistes depuis bien longtemps, même si les conséquences de son message ne sont pas toujours comprises. L'évolution du vivant fonctionne au contraire par un changement permanent des conditions génétiques et environnementales à partir desquelles s'exerce la sélection et se produit l'adaptation. Le vivant s'adapte ainsi toujours aux habitats et aux propriétés physicochimiques de l'eau qu'il rencontre, même modifiés par l'homme. La défense des espèces menacées est néanmoins une question importante pour nos sociétés, et aussi une question non triviale vu les coûts de protection ou de restauration. Sa mise en oeuvre ne doit en être que plus précise, complète et honnête dans l'information alimentant le débat démocratique.

Références citées :
Balian EV et a (2008), The Freshwater Animal Diversity Assessment: an overview of the results, Hydrobiologia, 595, 627–637
Genin B et al (2003), Cours d'eau et indices biologiques. Pollutions, méthodes, IBGN, Educagri, 222 p.
Keith P et al ed (2011), Les poissons d'eau douce de France, Biotope-Publications scientifiques du Museum, 552 p.

05/05/2016

Pollution chimique ou altération physique: quelle priorité pour l'écologie des rivières? (Turunen et al 2016)

Une étude finlandaise compare des rivières dont la morphologie a été modifiée (pour le flottage du bois) avec celles subissant des pollutions chimiques diffuses. Il en ressort que la pollution d'origine agricole est le facteur principal qui désorganise les communautés aquatiques et qui dégrade la qualité écologique de l'eau telle qu'elle est mesurée notamment par la DCE 2000. Les chercheurs appellent à établir les vraies priorités en gestion publique des rivières. Une démarche dont on gagnerait à s'inspirer en France, au lieu de l'exigence pharaonique et précipitée d'aménagement de 15.000 ouvrages hydrauliques avant 2018, en absence de toute analyse scientifique de l'effet attendu. La science des rivières au service de l'environnement, oui. L'arbitraire administratif au gré des idéologies et des lobbies, non. 

Jarno Turunen et ses six collègues travaillent au Centre finnois de l'environnement (une agence publique) et dans diverses universités de Finlande (Oulu, Jyväskyla et Lappeenranta). Comme toute la recherche appliquée à la gestion écologique des rivières, ils sont confrontés à la nécessité de comprendre et mesurer le poids relatif des activités humaines sur les écosystèmes. Une difficulté, observent-ils, est que les impacts humains sont souvent associés sur le bassin versant: "Les rivières impactées par la pollution diffuse des bassins versants agricoles sont aussi communément altérées au plan hydromorphologique (…) Des approches rigoureuses sont donc requises pour différencier les effets de la pollution diffuse et de la morphologie modifiée du chenal sur les communautés aquatiques". Cette exigence est nécessaire au plan de la connaissance, mais aussi bien sûr de l'action car les moyens publics au service des rivières sont limités : "Une gestion rentable de la ressource doit se concentrer sur l'atténuation des stresseurs les plus dommageables pour la qualité écologique", soulignent les chercheurs.

Pour parvenir à différencier l'effet des activités humaines, 91 sites d'étude ont été répartis en quatre ensembles selon que ces sites sont impactés par la pollution diffuse, par des altérations hydromorphologiques, par les deux facteurs ou par aucun des deux. Les modifications morphologiques sont essentiellement des canalisations et rectifications de cours d'eau pour l'exploitation et le flottage du bois.

Les chercheurs ont analysé la richesse spécifique et la structure de population de quatre communautés biotiques : les diatomées, les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Ils ont également étudié les "ratios de qualité écologique" (RQE) de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000), c'est-à-dire les bio-indicateurs permettant de définir une classe d'état écologique (bon, moyen, mauvais). Une analyse en composante principale a été réalisée pour réduire ces variables aux principaux facteurs de variance.

Il en ressort que
  • les trois principaux facteurs de variance (63,5%) des populations sur l'ensemble de l'échantillon sont le taux de nutriments (36,9%), le gradient de dégradation morphologique (15,2%) et le taux d'acidité (11,5%);
  • la richesse spécifique des macro-invertébrés est affectée par la pollution diffuse, l'hydromorphologie n'a aucun impact significatif sur la richesse spécifique des quatre groupes biologiques de contrôle;
  • la structure de population de tous les groupes est affectée par la pollution diffuse, elle ne l'est pas par les changements morphologiques;
  • les RQE de la DCE 2000 ont des réponses négatives face à la pollution pour les diatomées, les invertébrés et les poissons, mais pas pour la modification physique des cours d'eau.


Extrait de Turunen et al 2016, art. cit., droit de courte citation. Variations des RQE (indicateurs biologiques) sur les quatre types de tronçons analysés. Il est notable que les tronçons de référence (proches des conditions naturelles, Ref) et les tronçons affectés sur leur morphologie (Hydro) ont des scores très semblables. 

Les chercheurs concluent : "La canalisation des rivières boréales pour le transport du bois n'a pas suffisamment altéré les conditions hydromorphologiques pour avoir un impact fort sur les biotes du cours d'eau. Le contrôle des pollutions diffuses et des usages des sols associés doit être priorisé par rapport à la restauration des structures d'habitat pour améliorer la condition écologique des rivières boréales".

Commentaire
Tous les hydrosystèmes ne sont pas comparables, et toutes les altérations non plus. Les résultats du travail de Jarno Turunen et de ses collègues ne sont pas transposables comme tels aux rivières françaises. En revanche, la méthode l'est clairement. La plupart des études quantitatives (sur un grand nombre de masses d'eau et non un site isolé) ayant tenté soit de mesurer l'impact de la morphologie sur des indicateurs biologiques de qualité, soit de comparer les effets de la morphologie avec d'autres facteurs arrivent à des conclusions similaires à celle de Turunen et al (voir en particulier Villeneuve et al 2015 en France, Dahm et al 2013 en Allemagne, voir aussi cette synthèse). La France ayant une pression agricole sur les bassins versants autrement plus forte que la Finlande, ce type d'analyse devrait être un prérequis de tout SDAGE, SAGE, contrat territorial, classement des rivières à fin de continuité écologique et autres outils de programmation de l'action publique. Ce n'est pas le cas.

L'hydromorphologie dans la politique publique française concerne à titre principal la continuité longitudinale (question des obstacles transversaux à l'écoulement), même si d'autres pressions morphologiques existent (altération des berges et ripisylves, extraction de matériaux en lit majeur, rupture de continuité latérale et de divagation en plaine d'inondation, érosion des sols de culture et transfert accéléré de sédiments fins, etc.) Le Ministère de l'Environnement prétend aujourd'hui dans sa communication publique qu'il serait impossible d'isoler l'impact écologique des seuils et barrages par rapport aux autres stresseurs (voir idée reçue #12). C'est tout à fait inexact et trompeur: la France dispose au contraire des données nécessaires pour comparer l'état des rivières en fonction de leurs taux d'étagement et des autres pressions sur le bassin versant (au demeurant, certains services de l'Onema ou des Agences de l'eau exploitent des études partielles et préliminaires sur ce taux d'étagement… en se gardant d'aller au bout de la logique, c'est-à-dire de pondérer le taux d'étagement par les autres facteurs limitant de la qualité de l'eau, comme l'ont fait Turunen et al. en rapportant les chenalisations-rectifications aux polluants agricoles).

Il est dommageable pour l'écologie des rivières que celle-ci se trouve instrumentalisée à des fins idéologiques ou stratégiques n'ayant pas grand chose à voir avec une politique fondée sur la preuve et la concertation. L'action et la parole publiques s'en trouvent décrédibilisées en même temps que l'on prend du retard dans l'amélioration de l'état chimique et écologique des rivières. Alors que le CGEDD est censé produire une nouvelle analyse de la politique de continuité écologique et de restauration physique des masses d'eau, nous plaçons plus que jamais comme critère de recevabilité des évolutions proposées la mise en oeuvre d'un audit scientifique de cette politique et l'urgence d'un gel de toute opération en rivière ne respectant pas les bonnes pratiques de programmation.

Référence : Turunen J et l (2016), Disentangling the responses of boreal stream assemblages to low stressor levels of diffuse pollution and altered channel morphology, Science of The Total Environment, 544, 954-962, doi: 10.1016/j.scitotenv.2015.12.031

04/05/2016

L'épopée des flotteurs de l'Yonne

Sans les eaux et forêts du Morvan, Paris n'aurait jamais pu se développer : durant plus de deux siècles, le flottage a joué un rôle déterminant en acheminant jusqu’à la capitale la majeure partie de son bois de chauffage. Cette activité a modifié les écoulements du bassin versant comme elle a marqué l’économie des départements de l’Yonne et de la Nièvre. Le flottage a mobilisé dans le bassin de l’Yonne plusieurs milliers d’ouvriers, véritable prolétariat rural dont l’univers social et professionnel reste largement méconnu, bien qu’il ait acquis au fil du temps une image quasi héroïque. Dans un ouvrage aussi précis que passionnant, Dimitri Langoureau propose une ample synthèse abordant les différentes facettes de l’histoire du flottage et des flotteurs. 

En 1546, Gilles Defroissez s'installe sur les bords de la Cure et lance l'idée de faire flotter du bois jusqu'à Cravant, pour l'emmener ensuite vers Paris. Le bureau de l'Hôtel de ville de la capitale refuse cependant toute avance, malgré la caution de Jean Rouvet, argentier de François 1er. Rouvet décide se soutenir l'idée sur ses deniers. La preuve de concept est faite en 1547 avec un radeau de bois. En 1549, le premier train complet de bois arrive sur les quais de Paris depuis le Morvan : le Roi ordonne une fête pour célébrer l'événement. Le flottage est né. Les forêts morvandelles vont chauffer Paris jusqu'au début du XXe siècle, grâce à l'épopée des flotteurs.

Comme la disette et la famine, la pénurie de bois de chauffage est une cause majeure de troubles sociaux et politiques sous l'Ancien Régime. Rendre l'Yonne navigable et flottable est donc un enjeu de première importance pour la royauté. Vauban le relève déjà en 1698: «L’Yonne est une des mères nourricières de Paris». Le maximum de la consommation de bois à Paris est atteint en 1789, avec 4000 stères par jour soit environ 1,5 million sur l'année. En 1910, la ville consomme encore 100 000 stères par an. La flottage depuis l'Yonne perdure jusqu'en 1923. Plutôt que de stères (1 m3 de bois), on parle sous l'Ancien Régime de voie (environ 2 stères) et de corde (environ 4,7 stères). Le corde empile alors des bûches de 114 cm sur 8 pieds de haut et 4 de large, selon la règle fixée par une ordonnance de 1669. La Haute Yonne fournit près des trois-quarts du bois parisien, qui vient d'abord de la rivière Yonne, ensuite des bassins de la Cure et l'Armançon

L'année 1763 voit la création de la Compagnie de la Haute-Yonne par des marchands de bois locaux voulant échapper à la tutelle des échevins de l'Hôtel de ville parisien. Bien que de nature corporative, cette compagnie ayant le quasi monopole du flottage sur l'Yonne perdure après la Révolution. Les marchands "forains" de cette corporation gèrent le bois jusqu'au port de Clamecy, plaque tournante du flottage icaunais au XIXe siècle. Ce sont ces marchands que l'on appelle les "flotteurs" à l'époque, alors qu'aujourd'hui on désigne plutôt sous ce terme les ouvriers chargés de la tâche.

Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés. De la forêt morvandelle à la chambre parisienne, les étapes sont innombrables : abattage, ébranchage, mise au chevalet, sciage, empilage, martelage, jetage, tirage et flot, réception et construction du train, marquage, conduite du train, déchargement, distribution. Au total, il n'y a pas moins de six empilages des bûches dans le processus.


Le flottage lui-même distingue ce que des voyageurs ont appelé (tardivement, fin XIXe siècle) le "petit flot" ou "premier flot" des ruisseaux du Morvan et le "grand flot" ou "deuxième flot" de l'Yonne. Le premier est plutôt nommé flottage à bûches perdues : on jette les bûches dans la rivière dont le débit est augmenté de manière coordonnée par l'ouverture des étangs (crue ou courue). Le hêtre est plutôt flotté en hiver, le chêne au printemps ; les bûches au bois trop lourd "plongent en canards", et il faut les récupérer pour les faire sécher en berge, ce qui provoque parfois des conflits avec d'autres usages. Ces conflits seront d'ailleurs une constante de l'histoire du flottage, qu'il s'agisse de vol de bois, d'occupation des berges ou de revendication sociale. "Un vice commun dans le Morvan est l'habitude de voler du bois, observe par exemple Dupin en 1853 dans un mémoire plein d'affliction. Quand un Morvandiau est dans un bois, il se regarde comme chez lui; il visite il parcourt, il reluque l'arbre et l'essence qui lui convient; là est un morceau qui fera une belle fourche, un bon manche de pioche, une perche de charrue; ce qu'il ne peut prendre de suite, il sait où il le retrouvera plus tard".

Après un premier flot assez tumultueux depuis les zones de coupes, lorsque les bûches arrivent sur un cours au lit plus large, l'écoulage les porte vers l'aval. Il faut des "poules d'eau" tout au long du parcours pour surveiller ce flot et le guider si nécessaire à l'aide de longues perches terminées de crocs. C'est une véritable marée de bûches, recouvrant tout le miroir d'eau, qui arrive à Clamecy où des barrages en bois puis en acier sont placés pour l'arrêt du flot. Une fois les bûches retirées, marquées, empilées et comptabilisées, la seconde grande étape commence : confection des fameux "trains de bois", des radeaux qui vont acheminer le bois de l'Yonne à Paris et qui mobilisent  une main d'oeuvre spécialisée sous l'autorité du maître-flotteur. La difficulté du conducteur de train sera de franchir les nombreux pertuis du parcours, ouvertures d'écluse dont certaines comme à Coulanges sont à angle droit par rapport à la direction du flot.

A ce travail de coupe, préparation et transport du bois s'ajoutent les aménagements hydrauliques. On voit naître en tête des bassins versants du Morvan les étangs de flottage, impliquant une bonne maîtrise de la construction des chaussées de pierre ou d'argile. Leurs "déchargeoirs" contrôlent les niveaux d'eau. Une cinquantaine d'étangs sont bâtis à cette fin unique, avec un maximum de création vers la décennie 1780. Les ruisseaux sont localement rectifiés, curés et calibrés pour éviter les embouteillages des flottants, les bras secondaires étant bouchés pour assurer un débit suffisant dans le chenal ouvrier. On observera au passage que la "naturalité" des écoulements, même dans des têtes de bassin et des régions assez peu peuplées comme le Morvan, reste une vue de l'esprit. D'autant que les déboisements (puis reboisements ultérieurs, souvent par d'autres essences) des versants ont modifié le régime hydrologique et sédimentaire, outre l'intervention directe sur les cours d'eau.

Mobilisant des milliers d'ouvriers ruraux, le flottage a marqué l'histoire sociale du bassin de l'Yonne. Le flotteur a fait l'objet d'une représentation tardive et "héroïque" en raison de l'extrême pénibilité des tâches. Trempé et couvert de boue aux mauvaises saisons, risquant sa vie par noyade ou par choc quand il tente de démanteler les fréquents bouchons de bûches perdues ou de manier aux pertuis les lourds trains de bois, le flotteur a la vie dure. Le revenu du flottage ne suffit généralement pas à sa subsistance, et la pluri-activité est la règle (vendanges, moissons). Au XIXe siècle, la réputation des ouvriers du bois est cependant peu flatteuse pour la bourgeoisie de la Restauration et du Second Empire. Primaires, sauvages voire barbares, enfants terribles des "Celtes bagarreurs", les flotteurs font peur. En contact avec les idées avancées de la Capitale, bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont effectivement des convictions progressistes et n'hésitent pas à recourir à la grève pour faire avancer leurs revendications. Voire à l'insurrection, comme lors du soulèvement durement réprimé de 1851. L'ouvrage de Dimitri Langoureau apporte des informations très utiles sur cette histoire sociale du mouvement flotteur, qu'il s'agisse de la diversité des tâches, de l'évolution des techniques, des représentations religieuses, des conflits avec les marchands de la Compagnie de Haute-Yonne ou les autorité politiques impériales.

Référence : Langoureau D (2015), Flottage et flotteurs sur l'Yonne. XVIIIe siècle-1923, Cahiers d'Adiamos 89, 12, 443 pages.

03/05/2016

Le lac de Marcenay, masse d'eau artificielle et réservoir de biodiversité

Le Conservatoire d’espaces naturels de Bourgogne et la Fédération de Côte-d’Or pour la pêche et la protection du milieu aquatique sont devenus le mois dernier propriétaires et gestionnaires du lac de Marcenay, promu au titre de "site Conservatoire" de Bourgogne. Au programme: réparation de la digue, reprofilage du fond de l’étang et aménagement pédagogique de découverte. C'est un exemple de création de biodiversité par une retenue artificielle née d'un "obstacle à l'écoulement" au XIIIe siècle, et entretenue depuis. C'est aussi une contradiction manifeste pour l'idéologie de la "renaturation", qui considère les retenues et plans d'eau comme des catastrophes écologiques. 



Voici ce qu'en dit Infos Dijon: "Aménagé par les moines de l’abbaye de Molesme au XIIIème siècle, le lac artificiel de Marcenay a fait l’objet, au fil du temps, de vocations piscicole (pisciculture) et hydraulique (fonctionnement d’un haut- fourneau). Aujourd’hui, outre ses attraits paysager et touristique, de nombreuses spécificités révèlent son caractère remarquable.

Sur les 115 hectares de site devenus co-propriété du Conservatoire et de la Fédération, 92 correspondent à l’étendue d’eau. Une superficie remarquable qui abrite très certainement la plus grande roselière de Bourgogne (30 hectares de roselière sur la superficie totale de l’étang). Cet habitat d’intérêt patrimonial à valeur écopaysagère, présente une particularité unique pour la France en plaine : un marais alcalin. Celui-ci abrite pas moins de 10 espèces floristiques patrimoniales, soit rares, soir protégées, tel que la gentiane pneumonanthe et l’Orchis incarnata.

Le lac de Marcenay est également un site privilégié de l’ornithologie en Bourgogne et demeure un site de grand intérêt pour l’observation des oiseaux notamment suivi par la LPO de Côte d’Or. De nombreuses espèces y séjournent toute l’année. Grèbes huppés et castagneux, grande aigrette, foulque macroule, râle d’eau, butor étoilé, mouettes rieuses, milan royal, balbuzard pêcheur, grue cendrée, vanneau huppé et pigeon ramier entre printemps et automne; cygne tuberculé, milans noirs, rossignol philomèle, pigeon colombin, faucon crécerelle et pics vert du printemps à l’été. [voir fiche LPO]

Enfin le Lac de Marcenay est un site reconnu de longue date pour son grand intérêt halieutique et piscicole. Pas moins de 7 espèces piscicoles peuplent les eaux du Lac. La faible profondeur du Lac de Marcenay et l’abondance de la végétation aquatique font de ce site un lieu particulièrement favorable au développement du Brochet. Il est ainsi un site hautement prisé pour la pêche des carnassiers dans le nord du département."

Selon l'idéologie de la renaturation, les retenues et plans d'eau sont des catastrophes pour l'environnement : elles réchauffent le température de l'eau, créent des zones lentiques, bloquent le transport sédimentaire, favorisent des espèces de poissons ubiquistes et banalisées au détriment des espèces natives, empêchent la circulation des migrateurs, provoquent des eutrophisations, nuisent à l'auto-épuration des masses d'eau, etc. De toute évidence, le cas de l'étang artificiel de Marcenay ne valide aucune de ces idées reçues (et parfois véhiculées par la même Fédé de pêche devenue propriétaire du site) : depuis huit siècles de perturbation de l'écoulement naturel des eaux, ce lac devrait être une mare chaude et eutrophe impropre à toute vie autre que dégradée, or ce n'est manifestement pas le cas.

C'est une réalité que l'on observe partout : les Dombes, la Sologne, la Camargue, le Marais poitevin, les étangs et lacs du Morvan, les canaux et béals de Provence sont autant de biotopes ou paysages à fort intérêt patrimonial et écologique, créés ou remaniés par l'homme. En fait, à l'exception de quelques zones de montagne non peuplées, tous les paysages ruraux de France sont le fruit d'une co-évolution plurimillénaire culture-nature ayant fait émerger une "biodiversité hybride" (Christian Lévêque). Le reconnaître et l'étudier serait une première étape pour sortir des approches extrémistes visant à démanteler le maximum de modifications humaines de l'écoulement (étangs, lacs, plans d'eau, biefs, retenues, etc.) au nom d'une fantasmatique "intégrité biotique", d'une obsessionnelle "continuité écologique" ou d'une absurde promotion de "rivières sauvages".

Mais combien de rivières de Bourgogne et d'ailleurs ont fait l'objet d'inventaires complets de biodiversité, au lieu du service minimum où l'on comptabilise quelques poissons en deux ou trois points de contrôle?

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30/04/2016

Pollution chimique des eaux: la France n'applique pas les règles

Les centaines de millions d'euros dépensées annuellement pour la "restauration physique" des rivières n'ont pas seulement des effets négligeables sur la qualité chimique et biologique de l'eau, voire des effets négatifs si l'on supprime des étangs, biefs, retenues et réservoirs: ce sont autant d'investissements qui manquent pour mesurer et combattre efficacement la contamination des milieux aquatiques. La France vient de subir un nouveau rappel à l'ordre de la Commission européenne à ce sujet. Nous devons surveiller une infime partie des contaminants qui circulent réellement dans les eaux superficielles et souterraines, et nous n'en sommes même pas capables. Manque de moyens? Allons donc, pour casser un moulin, l'Agence de l'eau sera toujours prête à dilapider l'argent public…

Dans un avis motivé publié cette semaine, la Commission européenne demande à la France d’envoyer des informations complémentaires sur la mise en œuvre de la directive relative aux substances prioritaires dans le domaine de l’eau (la directive 2013/39/UE) dans la législation française. Cette obligation devait être remplie pour le 14 septembre 2015.

Les substances prioritaires sont des produits chimiques qui présentent un risque significatif pour ou via l’environnement aquatique au niveau de l’Union. La directive vise à réduire à la source ce type de pollution des eaux en fixant des niveaux de concentration ne présentant de dangers ni pour l’environnement aquatique, ni pour la santé humaine – du moins selon l'évaluation dominante des experts, qui n'ont pas de consensus à ce sujet. La France ne s’étant pas conformée au délai initial fixé, la Commission européenne lui a adressé une lettre de mise en demeure le 20 novembre 2015. La législation nationale transposant la directive présentée par les autorités françaises restant incomplète à ce jour, la Commission lui fait cette fois parvenir un avis motivé. Si la France ne donne pas suite dans un délai de deux mois, la Commission pourra saisir la Cour de justice de l’Union européenne.

De quoi s'agit-il?
La Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) impose, pour le volet chimique de qualité de l'eau, le suivi d'un certain nombre de contaminants. Dans un premier temps, 20 substances ont été définies comme "prioritaires", 13 substances comme "prioritaires et dangereuses" : des pesticides (triazines, organophosphorés, organochlorés, chlorobenzènes, urée substituée, chlorophénols, dinitroanilines), des solvants, plastifiants, isolants, surfactants et autres intermédiaires industriels (esters, composés organiques volatils, hydrocarbures halogénés, phénols, composés du tributylétain), des hydrocarbures aromatiques (HAP) et halogénés, des métaux et métalloïdes, des retardateurs de flamme (diphényléthers bromés). S'y ajoutent 8 substances supplémentaires déjà surveillées depuis 1976 soit un total de 41 contaminants définissant initialement l'état chimique au sens de l'annexe 9 et 10 de la DCE 2000. Il faut noter que les excès d'azote et phosphore sont traités dans le volet écologique de la DCE 2000, et non le volet chimique.

La Directive de 2013 a ajouté 12 nouvelles substances prioritaires à l'annexe 10 de la DCE 2000: dicofol, acide perfluorooctane sulfonique et ses dérivés (perfluoro-octanesulfonate PFOS), quinoxyfène, dioxines et composés de type dioxine, aclonifène, bifénox, cybutryne, cypermethrine, dichlorvos, hexabromocyclododécanes (HBCDD), heptachlore et époxyde d'heptachlore, terbutryne. Cette Directive a aussi élevé les normes de qualité environnementale pour 7 substances déjà suivies : anthracène, diphényléhers bromés, fluoranthène, plomb et ses composés, naphtalène, nickel et ses composés, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Enfin, cette Directive a posé le principe d'une liste de vigilance sur 10 polluants émergents, à mesurer avant d'établir des valeurs-seuils, avec 3 molécules déjà définies en 2013 : diclofénac, 17-bêta-estradiol et 17-alphaéthinylestradiol.

La France n'est donc pas en conformité avec cette mise à jour de la surveillance de la pollution chimique de ses eaux.



Une situation autrement plus inquiétante qu'un simple retard
Cet avis motivé de la Commission européenne n'est pas une surprise pour les lecteurs de ce site, qui connaissent la faillite de la politique publique de l'eau en de nombreux domaines, à commencer par le plus élémentaire et le plus indispensable à tout débat démocratique : la disposition des informations et connaissances sur l'environnement, des pressions sur les milieux et des effets de ces pressions.
  • La première inquiétude vient du fait que l'état chimique au sens de la DCE 2000 représente déjà un service très minimal d'évaluation des eaux. Ce volet chimique reflète davantage le poids des lobbies industriels à Bruxelles que la réalité des contaminations des milieux aquatiques. Pour rappeler les ordres de grandeur, on estime que circulent 100.000 composés de synthèse dans notre environnement, dont l'évaluation systématique avance péniblement dans le cadre du règlement REACH. Une cinquantaine de substances surveillées dans les rivières, les lacs et les nappes, ce n'est pas rien… mais ce n'est pas grand chose non plus.
  • Par exemple, si l'on prend la seule famille des pesticides, il existe 500 molécules utilisées en France dans 2900 produits commerciaux. 92% des rivières françaises comportent au moins une de ces substances, le nombre moyen de molécules identifiées par point de mesure est de 15 (CGEDD 2015). De l'aveu même des chercheurs, la toxicité des expositions multiples (effet cocktail) reste peu connue et évaluée. Certains scientifiques considèrent que les normes de qualité européennes (fondées sur un seuil de concentration par molécule en dessous duquel on présume une absence d'effet) ne tiennent pas compte correctement de la toxicité déjà reconnue pour la faune aquatique et que les 3/4 des relevés français disponibles dépassent la dose admissible (voir Stehle et Schulz 2015).
  • Les pesticides ne doivent pas être l'épouvantail qui fait oublier le reste : nous rejetons dans les rivières des molécules provenant d'usages pharmaceutiques, vétérinaires, cosmétiques, etc. ainsi que tous les composés chimiques présents dans les objets de consommation courants. Les stations de traitement des eaux usées ont été conçues pour épurer principalement les dérivés de l'azote et du phosphore, elles ne sont pas aptes à traiter efficacement les micropolluants émergents à moins de consentir à des investissements conséquents.
  • Non seulement nous sommes très loin de mesurer tous ces polluants, mais nous sommes également très loin de les contrôler partout en ce qui concerne les cours d'eau. Il existe 11.523 masses d'eau superficielles en France métropolitaine (plus de 500.000 km de linéaire), pour 1881 stations de contrôle de surveillance (mesures réellement pérennes) et 4588 stations de contrôle opérationnel (mesures généralement plus ponctuelles). Cela signifie que la grande majorité des ruisseaux, étangs, lacs, rivières ne font pas l'objet d'une analyse régulière de la qualité chimique de leurs eaux. 
  • La Commission européenne reproche (pudiquement) à la France le manque de clarté de ses rapportages de qualité des eaux (voir l'avis le plus récent). Ce qui permet de nourrir les plus vives inquiétudes: quand une administration déjà peu exigeante sur les normes de qualité reproche à une autre administration de lui transmettre des rapports confus, on craint que l'opacité du processus dépasse de loin la dose admissible pour les esprits soucieux de clarté, de vérité et de transparence sur les données publiques.
  • Les citoyens et associations qui tentent d'accéder à ces données s'arrachent rapidement les cheveux face à la confusion organisée des publications en ligne de chaque Agence de l'eau, sans banque nationale consolidée où l'on peut réellement et facilement accéder aux données brutes et corrigées des mesures (voir le site d'Anne Spiteri qui a tenté une alerte scientifique et citoyenne là-dessus, sans aucun effet sur le monolithe politico-administratif).
Rassurez-vous cependant, chers lecteurs : le gouvernement français n'est certes pas capable de lutter efficacement contre les pollutions des eaux, mais avec les représentants attitrés et subventionnés de la société civile en charge de la vigilance aquatique (à savoir les écologistes de FNE et les pêcheurs de FNPF), il a quand même engagé une mesure tout à fait audacieuse, intelligente et prioritaire, la destruction systématique des seuils de moulins et étangs qui "nuisent  à l'auto-épuration de rivières". Casser à la pelleteuse de vénérables chaussées de pierres parfois présentes depuis l'époque médiévale, ou les bétonner de passes à poissons moribonds, voilà la grande urgence écologique du moment selon nos gestionnaires.

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Illustration : Zil, travail personnel, Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0

29/04/2016

Un appel d'offres pour relancer la petite hydro-électricité

Le gouvernement vient d'annoncer un appel d'offres visant à relancer la petite hydro-électricité, et incluant les moulins de 36 à 150 kW. Cette évolution reste certes symbolique, puisque 50 sites seulement de petite puissance seront concernés. Mais elle témoigne incontestablement de la volonté de Ségolène Royal de tourner la page de la destruction à marche forcée des ouvrages hydrauliques en vue de développer une approche plus constructive. Il reste cependant beaucoup de chemin à parcourir pour favoriser l'équipement des moulins, en encourageant les porteurs de projet au lieu de les assommer de dossiers complexes et exigences disproportionnées.  

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte fixe l’objectif d’atteindre 40 % d’énergies renouvelables dans le mix électrique en 2030. Ségolène Royal a lancé, le 26 avril, en clôture de la conférence environnementale 2016, un appel d’offres pour le développement de petites installations hydroélectriques. Son objectif est de développer près de 60 MW de nouvelles capacités pour relancer la filière.

Les projets éligibles à l’appel d’offres se répartissent en trois catégories :

  • la construction de nouvelles installations complètes (barrage et installation électrique) dans les zones propices : ce sont surtout les régions montagneuses qui seront concernées. Des installations de puissance supérieure à 500kW et jusqu’à quelques MW pourront être sélectionnées. Cette catégorie représente un volume de 25 MW dans l’appel d’offres ;
  • l’équipement d’ouvrages existants, mais ne produisant à ce jour pas d’électricité, d’une puissance supérieure à 150 kW : l’appel d’offres prévoit notamment d’orienter les producteurs vers l’équipement des barrages publics, ayant une fonction de navigation ou d’alimentation en eau potable. Cette catégorie représente un volume de 30 MW dans l’appel d’offres ;
  • l’équipement de petits seuils et barrages (entre 36 et 150 kW), et en particulier la réhabilitation de sites d’anciens moulins. La réhabilitation devra se faire en conformité avec les règles relatives à la continuité écologique. 50 projets seront retenus dans cette catégorie.

Le cahier des charges peut être téléchargé à ce lien (pdf).


Commentaires
Cette annonce du Ministère de l'Environnement est une bonne nouvelle : elle signale que toute l'hydroélectricité, pas seulement les grandes et moyennes puissances, a vocation à participer à la transition énergétique. Certaines se souviennent de ces réunions à la Direction de l'eau et de la biodiversité où des hauts fonctionnaires affirmaient péremptoirement que l'on pouvait garder un ou deux moulins par rivière, pour le folklore, mais que les autres étaient appelés à disparaître. Le ton a clairement changé, tant du côté du Ministère de l'Environnement où l'on commence à vanter l'intérêt énergétique des petits sites que du côté du Ministère de la Culture, où la destruction systématique du troisième patrimoine de France au nom de l'idéologie amnésique de la "renaturation" suscite des réserves de plus en plus clairement exprimées.

Il reste cependant beaucoup de progrès à faire : l'administration française est traditionnellement plus à l'aise avec la grande industrie qu'avec les petits producteurs, elle a du mal à dimensionner ses exigences et ses réglementations à la réalité des chutes les plus modestes. On observera ainsi que:

  • l'appel d'offres 36-150 kW ne concerne que 50 sites, ce qui est très peu par rapport aux milliers d'ouvrages de cette gamme de puissance susceptibles de recevoir un équipement;
  • les moulins de moins de 36 kW sont majoritaires en France, probablement entre 40.000 et 60.000 sites. Il faut dans ce cas favoriser l'équipement en autoconsommation avec injection du surplus, en simplifiant notamment les régimes fiscaux et les dossiers d'instruction;
  • sur toutes les puissances modestes, les normes environnementales de qualité doivent être adaptées à la réalité du risque pour les espèces aquatiques et à la capacité d'investissement des porteurs. Par exemple, les modèles de mortalité proposés par l'Onema n'ont aucun réalisme sur des petites turbines (voir aussi ici) : ils doivent impérativement être révisés sur la base d'une analyse empirique d'un panel de sites représentatifs de la très petite hydro-électricité, selon des méthodologies fondées sur le comportement réel (et non forcé) des poissons. De même, autant les passes à poissons ou autres dispositifs de franchissement se conçoivent sur les sites à construire, qui peuvent assez aisément intégrer la contrainte dans la conception du génie civil, autant leur demande sur des sites déjà existants ne doit pas être automatique. Il faut établir des grilles réalistes de priorisation en fonction des peuplements piscicoles à l'amont et à l'aval du site. Le coût très élevé d'une passe à poissons est susceptible de faire avorter nombre de projets: si l'enjeu migrateur n'est pas établi au droit de l'ouvrage hydraulique, mieux vaut réfléchir à de simples ouvertures de vannes en période de hautes eaux ou à des mesures compensatoires plus réalistes. 
Personne ne se lancera dans la production hydroélectrique si les 5 ou 6 premières années de production (sur un contrat de 20 ans) servent uniquement à rembourser des équipements environnementaux surdimensionnés pour l'impact des petites puissances, avec derrière le temps d'amortissement du génie civil, du raccordement, de l'équipement hydromécanique et électrotechnique.

Des avancées, mais trop timides
Enfin, dans la page Internet annonçant cet appel d'offres, le service de communication du Ministère en profite pour suggérer que tout va pour le mieux entre les moulins et les services administratifs. C'est inexact.

Les "pages pédagogiques" publiées récemment sur le site du Ministère sont remplies de généralités, approximations et parfois contre-vérités caractéristiques de ce que nous n'acceptons plus. Bien loin d'attendre de la "vulgarisation" (ce que font depuis 10 ans les Agences, les syndicats, l'Onema, etc.), nous voulons au contraire un audit scientifique multidisciplinaire et rigoureux de la réforme de continuité écologique, afin de cesser une politique publique fondée sur des assertions invérifiables, des bénéfices non quantifiés, des modèles et des suivis à peu près inexistants, etc. La charte des moulins a pour sa part avorté dans sa forme actuelle, car les services de Ministère refusent de sortir clairement du réductionnisme écologique qui leur sert d'horizon quand ils doivent traiter la question du patrimoine hydraulique, de même qu'ils manifestent fort peu de capacité d'autocritique sur la réforme de continuité écologique telle qu'elle est (mal) menée depuis 10 ans. La mission du CGEDD à ce sujet est certes lancée par Ségolène Royal, mais certains acteurs importants n'ont pas été auditionnés à ce jour (alors que le rapport était censé être rendu en mai...), et comme la précédente mission du CGEDD n'a pas été suivie d'effets, les interlocuteurs du Ministère restent très sceptiques. Pendant ce temps-là, les signatures de soutien à l'appel à moratoire sur la continuité écologique continuent de s'accumuler : élus, associations et personnalités attendent une évolution de la politique des ouvrages hydrauliques posant le caractère exceptionnel de leur effacement, aidant à leur équipement écologique de manière non-destructive et promouvant en priorité leur valorisation au service des territoires.

Donc oui, nous allons dans la bonne direction. Mais le chemin sera long.

Illustration : installation de deux turbines bulbes semi-Kaplan dans la chambre d'eau d'un moulin du Morvan.

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