09/04/2017

18 769 moulins en France? Un inventaire imprécis et un chiffre minimisé

Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique reprend le chiffre de 18 769 moulins en France (dont 5 811 menacés sur les rivières classées en liste 2). Nous rappelons dans cet article que les moulins ne sont pas les seuls éléments d'intérêt patrimonial, paysager ou esthétique des rivières. Nous montrons surtout que le système de comptage utilisé par l'AFB et le CGEDD (mention "moulin" dans la base ROE de l'Onema) n'intègre pas l'ensemble des anciennes chaussées de moulin sur les rivières. Il existait plus de 100 000 moulins à leur apogée du XIXe siècle, leur nombre exact aujourd'hui reste hélas inconnu. Plusieurs pistes sont proposées pour parvenir à un comptage plus réaliste.

Voici l'extrait du rapport CGEDD 2016 à ce sujet (p. 8 du rapport complet) :
Le Référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) constitue la seule base de données nationale permettant d'approcher la réalité des ouvrages transversaux sur les cours d'eau. Cette base a beaucoup progressé au cours des deux dernières années et le nombre d'ouvrages ainsi que la description de chacun d'entre eux vont encore être complétés à l'avenir.Au début de l'année 2016, le ROE identifiait 87 479 obstacles sur l'ensemble du linéaire des cours d'eau français, soit un obstacle tous les 5 km en moyenne. (…) 
Parmi ces obstacles, il est possible avec le ROE d'approcher le nombre de seuils de moulins ou d'anciens moulins, en comptabilisant les ouvrages dont le nom comprend le terme "moulin" : une certaine prudence est de mise pour utiliser ces résultats, mais il n'existe pas d'autre source au niveau national. Une telle définition du "moulin" est à la fois : 
• restrictive dans certains cas, puisqu'il existe aussi de véritables "moulins" qui possèdent d'autres dénominations, par exemple celles évoquant leurs usages (forges, filatures, scieries,...) ; 
• trop large dans d'autres cas, car si à l'origine la plupart des seuils en rivière ont été construits pour alimenter un moulin, de nombreuses installations ont par la suite évolué ou disparu pour dériver l'eau à des usages ne nécessitant plus la force motrice de l'eau (irrigation, eau potable, pisciculture, étang,...). 
Ces précautions d'interprétation étant prises, le ROE recense 18 769 "moulins" sur l'ensemble des cours d'eau dont 5 811 "moulins" sur ceux de la liste 2. L'annexe 6 détaille l'ensemble de ces données et les présente par bassins en fonction du classement des cours d'eau.

Avant d'examiner ces données, plusieurs remarques.

D'abord, la question du patrimoine hydraulique ne se réduit pas aux moulins strito sensu : les forges, étangs, lavoirs, douves, canaux, ponts, barrages, écluses, etc. ont également une dimension patrimoniale et esthétique. Le plus souvent, ces éléments existent par des obstacles à l'écoulement permettant de dériver l'eau d'une rivière ou représentent eux-mêmes un obstacle sur la rivière.

Ensuite, la transformation d'un moulin en un autre usage que sa destination originelle ne lui fait généralement pas perdre le statut originel de moulin au plan juridique ainsi qu'au plan du ressenti par son propriétaire. Des petites centrales hydro-électriques ou des demeures d'agrément sont aujourd'hui couramment perçues comme des moulins, ou bien s'inscrivent dans la ré-invention de ces moulins, montrant au passage que ce patrimoine est vivant et peut changer de destination au fil des époques.

Pour ce qui est des chiffres donnés par le CGEDD à la lumière des informations de l'AFB (ROE Onema), voici quelques raisons pour lesquelles le nombre exact de moulin est plus élevé que l'évaluation de 18.769 sites.

Données historiques - Depuis l'inventaire napoléonien (enquête sur les moulins à blé lancée par la Commission des subsistances, 1809) jusqu'aux statistiques de forces motrices, les recensements suggèrent la présence de 80.000 à 110.000 ouvrages hydrauliques que l'on peut aujourd'hui considérer comme d'intérêt historique et patrimonial pour ceux d'entre eux qui ont survécu (voir par exemple Nadault de Buffon 1841 vers leur probable maximum). Ces diverses statistiques avaient jusqu'en 1945 une vocation économique et industrielle, donc elles sont muettes sur les ouvrages encore présents mais ayant perdu leur vocation de production, parfois sur les ouvrages trop modestes pour que les taxes d'usage soient prélevées (abandon progressif de la "taxe de statistique" dans les années 1920 et 1930). Avec le temps (exode rural, déclin de la meunerie traditionnelle et de la proto-industrie à force hydraulique), ces ouvrages sans usage (donc absents des statistiques) sont progressivement devenus majoritaires. Par exemple, plus de 30.000 ouvrages hydrauliques produisaient encore au début des années 1930 (Statistique de le production de 1931), mais ce chiffrage économique ne correspond pas à la totalité du patrimoine historique alors en place sur les rivières. Il est raisonnable de penser qu'il y a eu de l'ordre de 100.000 moulins en France à leur apogée au XIXe siècle. On considère qu'il y a plus de 500.000 km de linéaire de cours d'eau en incluant tout le chevelu de tête de bassin, donc cela ferait une moyenne d'un moulin tous les 5 km (chiffre cohérent avec les observations, sachant que les rivières moyennes sont les plus densément équipées par rapport aux très petites rivières et aux fleuves). Une proportion de ces moulins a disparu par démolition ou par défaut d'entretien et destruction naturelle (crue), mais une disparition de 80% d'entre eux paraît très peu probable au regard de la bonne concordance (généralement supérieure à 50%) observée aujourd'hui entre les cartes anciennes d'Ancien Régime et les ouvrages toujours présents. En 2006, le rapport Dambrine sur la relance de l'hydro-électricité avait estimé à 30.000 le nombre de moulins encore présents et faciles à équiper au plan énergétique, sans fournir de chiffre global incluant les autres ouvrages de moindre intérêt énergétique. (A noter : si la disparition de 80% des ouvrages de moulins avait été avérée, cela aurait signifié un impact en très forte régression tendancielle, rendant encore plus douteuse leur implication dans la détérioration de la qualité des rivières au XXe siècle.)

Données ROE - Le CGEDD se fonde uniquement sur les informations fournies par l'Onema à travers le référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE). Or, l'examen des descripteurs du ROE montre que la mention "moulin" est loin de correspondre à une donnée précise ou exhaustive. Ainsi, le ROE mentionne souvent des notions comme "barrage", "digue", "radier", "écluse", "retenue", "déversoir", "vannage", "seuil" qui sont en fait pour certains des chaussées de moulin (sans que le mot "moulin" n'apparaisse pour autant). Le ROE choisit parfois des descriptions de moulins par leurs noms d'usage liés à une spécialisation ou à une électrification ("foulon", "scierie", "forge", "usine", "centrale"). Enfin, le ROE se contente aussi parfois d'une indication géographique sans précision d'origine ou d'usage ("seuil de …"), Donc, en terme de provenance des ouvrages au plan historique comme de droit d'eau au plan juridique, le ROE ne peut pas être considéré comme une source précise si l'on se contente de chercher la mention "moulin". A sa décharge, ce n'était pas sa fonction lors de sa création.

Données locales - Sur les cours d'eau que nous connaissons de manière directe par notre action associative (Armançon, Serein, Cousin, Seine amont et affluents), la majorité des obstacles transversaux encore présents aujourd'hui correspond à des seuils de moulins, forges ou étangs, qui sont déjà présents sur les cartes de Cassini ou les cartes de l'abbé Delagrive. Il n'y a pas lieu de penser que la Bourgogne diverge radicalement des autres régions françaises, même si elle présente des particularités historiques comme le flottage du bois dans sa partie sequanienne (création d'étangs).

Conclusion : intégrer un descripteur historique dans la base ROE, un enjeu de connaissance
La manière la plus rigoureuse d'estimer le nombre de moulins et étangs fondés en titre ou réglementés avant 1919 encore en place serait d'en demander l'inventaire aux DDT-M, puisque ces services ont en charge la gestion des droits et règlements d'eau, disposant au moins des archives pour les seconds (un droit d'eau fondé en titre n'a pas forcément d'autorisation administrative écrite, donc pas toujours de visibilité d'archivage). Lors du classement des rivières de 2012-2013, les services DDT-M ont adressé des courriers à chaque propriétaire, en précisant parfois la question du droit d'eau, ce qui signifie qu'ils disposent déjà d'une base de travail a priori plus précise que le ROE de l'Onema. Il serait souhaitable que le ministère de l'Ecologie procède à cet inventaire administratif, et il est dommage que le CGEDD n'en ait pas perçu la nécessité dans une visée patrimoniale pourtant mise en avant dans le rapport.

Une option complémentaire serait d'enrichir le ROE de l'Onema (AFB aujourd'hui) de descripteurs historiques et patrimoniaux, à partir d'une méthodologie construite à cette fin avec les Drac, les Dreal et l'AFB. Cette hypothèse s'inscrit dans la logique du rapport du CGEDD visant à intégrer le patrimoine dans la politique publique. En mode participatif (si la méthode retenue le permet), il serait possible d'associer les fédérations de moulins et leurs associations adhérentes dans ce processus d'inventaire plus complet. Cette option aurait aussi des avantages pour la recherche écologique en histoire de l'environnement, car un descripteur d'ancienneté des ouvrages peut aider à modéliser l'évolution des populations piscicoles (par exemple, comparer des rivières très anciennement fragmentées avec des rivières sans obstacles et des rivières à obstacles récents, pour analyser s'il existe des différences significatives). Il pourrait également être utile de signaler les ouvrages connus jadis mais disparus, pour les mêmes raisons de compréhension dynamique des évolutions morphologiques et biologiques au fil du temps.

Illustration : la forge de Quemigny-sur-Seine (en cours de restauration) et son étang. Les moulins ne sont pas les seuls éléments patrimoniaux d'intérêt des rivières.

07/04/2017

Sommes-nous continuo-sceptiques? Réponse au CGEDD

Le rapport intégral du CGEDD sur la continuité écologique contient deux pages de critiques de notre association et de l'OCE. Nous en rappelons ici la teneur et nous y répondons.  La question est assez mineure: le CGEDD a validé nombre des reproches que nous portions à la mise en oeuvre française de la continuité écologique, ce qui est l'essentiel pour poser les termes des réformes nécessaires. En ce qui concerne notre critique des bases scientifiques des choix de continuité en France, le CGEDD n'y répond pas (c'est en dehors de l'objet de son rapport) et fait observer que les principaux concernés n'y répondent pas non plus (ce qui pose question). Sur la soi-disant auto-épuration en lien à la suppression des ouvrages transversaux, nos interlocuteurs commencent à reconnaître très timidement que nous avions raison d'être sceptiques. Sur le reste, nous verrons bien les conclusions de l'expertise scientifique multidisciplinaire faisant partie des recommandations du CGEDD. Nous avons pour notre part entière confiance dans l'avis des chercheurs, à condition que cet avis résulte d'un collège représentatif de la diversité de la recherche et qu'il réponde aux questions essentielles pour les choix publics, sans se contenter de généralités: quel niveau de robustesse de nos résultats actuels de recherche en écologie des milieux aquatiques? Quelle connaissance de la biodiversité au-delà des poissons et des espèces suivies en bio-indication? Quelle importance relative de la continuité longitudinale pour la qualité de l'eau et des milieux par rapport à d'autres impacts sur d'autres compartiments? Quelle place en particulier de la petite hydraulique (non de la grande) dans les impacts? Quelles méthodes de priorisation des interventions? Quelles dimensions non-écologiques à intégrer dans l'approche du sujet? Quelles chances d'atteindre le bon état écologique et chimique 2027 au regard des tendances lourdes observées depuis 30 ans par la recherche? Quelle compatibilité épistémologique entre la démarche DCE par état de référence et le constat de l'évolution dynamique des milieux? Quelles limites observées en Europe et dans le monde sur les chantiers de restauration de rivière? Comment objectiver des services rendus par les écosystèmes avant d'engager l'argent public dans ces restaurations? Nous sommes confiants car aucune expertise digne de ce nom n'ignorera la centaine de travaux que nous avons déjà recensés sur ces sujets et ne passera sous silence les débats bien réels qui animent aujourd'hui la communauté scientifique. N'en déplaise à ceux qui voudraient nourrir les citoyens de certitudes, de slogans ou de mots d'ordre.


Le rapport CGEDD écrit à propos de notre association (pp 59-60 du rapport complet):

Le récent développement d'une interprétation de la littérature scientifique sur la continuité écologique par les opposants eux-mêmes, sans réaction sur le fond par les institutions officielles qui en ont la charge − autres que locales ‒ contribue à accroître la défiance envers la politique conduite. Elle parait à la mission le signe inquiétant d'une nouvelle escalade dans la rupture du dialogue qui caractérise ce dossier.

Cette analyse scientifique est organisée en ligne par les associations de propriétaires de moulins (OCE, Hydrauxois). Celles-ci semblent avoir toute confiance dans leur lecture de ces analyses et en reprennent les messages délivrés auprès de leurs mandants ainsi qu'auprès des élus qui les utilisent à leur tour.

Ce n'est pas la capacité d'analyse des auteurs de ces sites qui est en cause. Mais l'absence de confrontation directe avec les chercheurs et auteurs auxquels sont attribués les résultats et analyses commentés, ainsi que le mode d'expression utilisé, ne permettent ni que soit donnée à ces analyses une forte crédibilité, qu'elle n'acquiert que dans le cercle de leurs mandants, ni que les autorités puissent adhérer aux thèses qu'elles défendent.

En effet, les informations diffusées par ces sites se révèlent à la fois :
sectorielles, vu l'angle restreint sous lequel est abordé la politique de l'eau : celle-ci ne se limite pas à la continuité écologique ni à la problématique des seuils en rivière ;
• partielles, compte tenu de la sélectivité dans le choix des études analysées qui concernent la restauration de la continuité écologique, sans garantie pour le lecteur de leur caractère exhaustif ;
• partiale : l'épisode du commentaire d'une étude de Van Looy (IRSTEA) en 2011 par Hydrauxois et qui s'est renouvelé depuis, est significatif d'un commentaire sorti de son contexte qui a ensuite été repris par les propriétaires puis les élus, faisant finalement dire à une étude ce qu'elle ne démontrait pas et entretenant une idée fausse dans l'opinion ;
• polémique : le ton employé, le mélange sans distinction entre analyse scientifique et commentaire politique au sein des mêmes articles, l'agressivité envers l'État, souvent personnalisée en citant des fonctionnaires qui font pourtant de leur mieux pour exercer la mission assignée à leur structure, ne servent pas nécessairement la cause de ces deux entreprises.

Cette stratégie de controverse permanente contribue à :
• développer une sorte de "continuo-scepticisme", contre lequel l'administration a du mal à s'organiser pour répondre ou pour traiter les questions exprimées qui sont pourtant de véritables sujets de fond,
• affaiblir la légitimité de l'ONEMA auprès des propriétaires de moulins, alors que le rôle d'assurer une véritable veille scientifique sur ces questions revient pleinement à cet établissement public.

Nous apportons ci-dessous quelques réponses de fond. A signaler préalablement : Hydrauxois est née comme un collectif riverain pour défendre un barrage communal et n'est pas, stricto sensu, une association dédiée à la seule défense des propriétaires de moulin (même si cela fait partie de nos activités). Ce point n'échappe à personne en lisant notre site et en suivant nos interventions.

La science, le dialogue et la société
Si les mots ont encore un sens, examiner la littérature scientifique sur la restauration physique de rivière, et en particulier l'impact des ouvrages hydrauliques, relève difficilement d'une "rupture de dialogue" ou d'une "escalade". Il nous arrive de discuter avec des chercheurs et ingénieurs de l'eau (ce que nous ne sommes pas), certains d'entre eux ont rencontré les parlementaires voici quelques mois pour exposer leur propre scepticisme sur divers aspects de la continuité (voir cet article). Nous regrettons que les "institutions officielles" ne précisent pas les points que nous relevons à partir de notre lecture des publications scientifiques ou qu'elles ne souhaitent pas en discuter davantage avec nous. Il ne tient qu'à elles de le faire.

Nous n'étudions pas ces travaux écologiques ou de sciences sociales en vue d'acquérir une "légitimité" (laquelle revient en dernier ressort aux seuls chercheurs pour ce qui est des savoirs positifs, pas aux associations) ni pour faire adopter des conclusions monolithiques à des autorités (auxquelles nous reprochons précisément d'être monolithiques). Nous le faisons plus simplement pour construire et partager nos connaissances sur le sujet, pour informer nos lecteurs et les décideurs de la pluralité de ces travaux, pour nourrir des débats publics sur l'écologie à partir de la seule source que nous considérons comme réellement fiable. Le fait est que les chercheurs ont souvent l'honnêteté de reconnaître, quand ils s'expriment devant leurs pairs et dans les publications légitimes (c'est-à-dire en revues à comité de lecture), que l'écologie de la restauration reste encore aujourd'hui incertaine dans ses attendus et ses méthodes, que l'impact des petits ouvrages hydrauliques est à ce jour peu étudié, que les analyses empiriques et statistiques faites rigoureusement sont rares et donnent des résultats variables, parfois contradictoires, etc. Nous donnons toujours l'ensemble des sources que nous évoquons, nous tenons à disposition les pdf à ceux qui les demandent (dans la limite des droits protégés) : 95 articles parus depuis 2010 ont ainsi été recensés individuellement, près de 130 dans des synthèses sur divers sujets, ainsi que plusieurs thèses doctorales.

Malgré cette activité éditoriale soutenue, nous ne prétendons pas faire un travail d'expertise, ce qui revient aux instances scientifiques compétentes pour cela. En revanche, nous attendons des travaux publiés par des institutions ayant autorité publique (Onema et aujourd'hui AFB, agences de l'eau) qu'ils cessent de passer sous silence certains aspects de cette recherche, ou de considérer que le discours scientifique sur la rivière pourrait naturellement se limiter au monologue des hydrobiologistes d'inspiration conservationniste...

Les chercheurs de l'environnement, tout comme ceux de la santé, du climat, de l'énergie et d'autres sujets importants, ont une responsabilité vis-à-vis de la société qui paie leurs travaux et qui attend leur avis informé. Dans l'exemple du GIEC et de la question climatique, les scientifiques ont réalisé un énorme travail collectif de synthèse pluridisciplinaire des connaissances disponibles, de modélisation, d'estimation rigoureuse des incertitudes, d'avis aux décideurs et aux opinions sur ce que l'on sait mais aussi sur ce que l'on ne sait pas (ce qui est important, car la science sait poser les limites de ses connaissances, donc aussi des actions qui devraient découler des connaissances). Nous trouverions normal que les chercheurs de l'eau, dans les limites d'un budget hélas très contraint, procèdent sinon de la même manière, du moins dans le même esprit. Une première avancée en ce sens a été réalisée avec l'expertise collective sur l'effet cumulé des retenues (Irstea-Inra-Onema 2016): chacun a pu constater combien le ton prudent des conclusions contraste avec un certain discours à l'emporte-pièce, y compris le discours des représentants du ministère de l'Ecologie quand ils parlent de ces retenues à leur administration. Le CGEDD ne devrait-il pas s'émouvoir de ce fossé inquiétant entre la prudence de la science et la certitude de l'administration?

Plus largement, nous souhaitons que le budget dédié à la connaissance (incluant des projets de recherche de laboratoires scientifiques) soit développé au sein des programmes des agences de l'eau et des autres financeurs publics, car l'intervention sur les rivières ne gagne rien à se précipiter dans des chantiers mal préparés, mal conçus, mal suivis. Notre site comporte de nombreux exemples de dépenses publiques aux enjeux tout à fait dérisoires, qui auraient été mieux employées à déjà approfondir nos connaissances (savoir théorique ou expertise approfondie des bassins versants).

Quoiqu'il pense de notre lecture de la continuité écologique, le CGEDD reconnaît la carence des institutions qui auraient dû inviter les scientifiques s'exprimer à son sujet : "Face aux critiques formulées par les détracteurs de cette politique sur "son manque de fondements scientifiques" (voir point 3.5.4 du rapport détaillé), la mission a constaté avec étonnement que la question de la restauration de la continuité écologique n'avait pas fait l'objet de débats au sein des différents conseils scientifiques des comités de bassin lorsqu'ils existent, ni de prises de position spontanées, ni encore de sollicitations par les institutions qui auraient pu les saisir. Il en est de même au niveau national avec le conseil scientifique de l'ONEMA ou le conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB)." C'est donc un aveu : en dehors de quelques monographies de "revue" rédigées par un nombre très limité d'auteurs, ou de rapports Onema qui ne sont pas des analyses critiques de la littérature ni des diagnostics complets des bassins versants, les enjeux de continuité écologique n'ont pas été réellement étudiés par la communauté des chercheurs avant la programmation massive par l'Etat.

Partial et partiel ?
Le CGEDD nous accuse d'être partial et partiel. Mais... comment ne le serions-nous pas à un certain degré, comme le sont la plupart des associations s'exprimant sur le sujet toujours passionné de la rivière, à commencer par les ONG environnementalistes et les acteurs de la pêche, par exemple? Il ne faut pas confondre les registres: une association engagée (dans la promotion du patrimoine, de l'énergie et de l'environnement des rivières pour ce qui nous concerne) n'est pas un laboratoire de recherche, ni un établissement public ni un bureau d'étude. Au moins sommes-nous parmi les premières associations publiantes en France sur ces enjeux, et ceux qui parlent sans cesse de la nécessité d'une "pédagogie" des questions écologiques devraient nous en remercier. D'autant que, contrairement à d'autres, nous sommes entièrement bénévoles et nous ne coûtons pas un centime d'argent public dans cet exercice incitant les citoyens à approfondir ces questions importantes et à se familiariser avec leur vocabulaire spécialisé.

De toute évidence, nous ne prétendons pas commenter l'ensemble des publications scientifiques : nous y sélectionnons en priorité des articles montrant que la communauté des chercheurs semble loin de cautionner le caractère définitif de certaines assertions que l'on peut lire dans les publications des instances officielles de l'eau, à commencer par le niveau de robustesse des connaissances en écologie de la restauration et le niveau de certitude sur les effets de cette restauration. N'est-il pas autrement plus grave de lire des assertions fausses, incomplètes ou exagérées dans un discours public? Comment le CGEDD pourrait-il justifier des manipulations grossières, comme celle de la soi-disant auto-épuration des pollutions par suppression des ouvrages transversaux, quand elle émane de la communication d'établissements publics envers lesquels on nous demande aujourd'hui d'avoir une pleine confiance?

Concernant le cas particulier de Van Looy 2014, il y a quelque partialité à nous accuser d'être partiaux :
  • nous avons répondu en détail à la critique faite par l'Onema et la Dreal (voir les fichiers téléchargeables dans cet article), 
  • nous avons montré que d'autres chercheurs (comme Radinger et Wolter 2015) considèrent (tout comme nous l'avons fait) l'absence d'impact piscicole marqué des barrages comme l'une des informations notables apportées par le travail de Van Looy et al 2014 (quand bien même ce n'est pas l'objet principal de leur étude), 
  • nous avons surtout publié plusieurs autres recensions de travaux récents dont l'examen montre des impacts relatifs plutôt modestes des ouvrages sur les répartitions de poissons ou la biodiversité pisciaire. 
Vu la rareté des données scientifiques sur l'effet des ouvrages en France, rareté reconnue par les chercheurs eux-mêmes, que la première étude rigoureuse d'hydro-écologie quantitative observe une variation mineure (de l'ordre de 10%) de l'indice de qualité piscicole (IPR) par rapport au paramètre de la densité de barrages en rivière (ainsi qu'une corrélation légèrement positive avec la richesse spécifique) est une information que nous jugeons de première importance pour le débat public. Elle souligne selon nous l'urgente nécessité de poursuivre les travaux en ce domaine, mais aussi de sortir des généralités et d'informer les citoyens sur la nature exacte des impacts des ouvrages, pour vérifier s'il y a consentement à agir en vue de gains écologiques parfois très limités par rapport au coût et à la nuisance des chantiers.

Polémique? 
Nous n'avons pas de plaisir à la dimension indéniablement polémique, conflictuelle même, de notre exercice associatif. C'est plutôt fatigant. Mais n'inversons pas la charge de la pacification : nous n'avons pas de plaisir non plus à recevoir chaque jour ou presque un nouvel appel à l'aide d'un propriétaire ou d'un riverain victime de bureaucraties autoritaires qui propagent des idées fausses, exercent des pressions inacceptables, pinaillent des enjeux sans réelle priorité environnementale (en se montrant laxistes envers tant d'autres) et promeuvent des solutions ruineuses.

Si le CGEDD n'a pas saisi le niveau d'exaspération et de détresse des gens sur ce dossier des ouvrages en rivière, alors il n'a pas saisi la profondeur du problème ni la raison réelle de notre attitude "polémique".

Quand un certain nombre de personnes auront compris que le jeu pervers consistant à chercher à tout prix des barrages et plans d'eau à détruire sur leur bassin versant doit faire une pause, alors la polémique cessera. Quand les propriétaires d'ouvrages auront d'autres rapports à leur administration que des menaces de casser leur droit d'eau et des lettres de mise en demeure pour des chantiers à coût exorbitant, alors la polémique cessera. Quand les signataires du moratoire seront reçus dans l'ensemble des instances de concertation et délibération pour exprimer leur point de vue et concourir à des décisions plus équilibrées, alors la polémique cessera. Quand la politique publique de la rivière reconnaîtra que la volonté de principe d'effacer la grande majorité des ouvrages afin d'assurer la disparition des retenues (véritable objectif de la renaturation si elle est intellectuellement honnête dans ses convictions) a été une erreur et que cet objectif doit céder place à une approche plus complexe, décidée au cas par cas, démocratiquement construite à échelle de chaque bassin comme de chaque site, alors la polémique cessera.

Bref : que cessent d'abord le procès en suspicion, stigmatisation et destruction des ouvrages, ainsi que le mécanisme de chantage réglementaire et financier pesant aujourd'hui encore sur des milliers de sites orphelins de solution, et l'on reviendra très vite à des conditions normales et décentes de débat.

Sommes-nous continuo-sceptiques ?
Le CGEDD reconnaît que nous abordons de "véritables sujets de fond", mais nous reproche de le faire sous l'angle d'un "continuo-scepticisme". Le CGEDD se montrerait sans doute moins partial et partiel lui-même s'il admettait en symétrie qu'il existe en France un "continuo-catastrophisme" ayant laissé penser que les ouvrages de l'hydraulique ancienne ont un impact majeur sur la qualité de l'eau et des milieux. Ce qui est faux par rapport à l'amplitude des autres pressions et ce qui relève bien souvent d'un discours de récrimination et de ressentiment émanant de certains usagers à l'encontre des moulins ou de l'hydro-électricité (milieux pêcheurs spécialisés et militants d'un environnementalisme très idéologisé, assez peu représentatifs des préoccupations majoritaires des riverains d'après notre expérience).

Après, serions-nous "continuo-sceptiques" sur le fond?

Dans notre première publication importante du début 2013, un rapport d'une quarantaine de pages sur la continuité écologique en Côte d'Or paru au moment du classement des rivières, nous exprimions notre souhait d'une "double modernisation écologique et énergétique" des moulins. Nous signalions au passage que certains ouvrages pouvaient être effacés et, ironiquement, notre recommandation finale était très proche de celles formulées aujourd'hui par le CGEDD  ("détermination des ouvrages à effacement prioritaire correspondant à une quadruple condition : absence d’intérêt patrimonial, absence d’intérêt énergétique, absence de risques induits, preuve d’un gain écologique"). Cela n'a rien de très "continuo-sceptique" si l'on entend par cette expression la négation totale de l'intérêt ou du sens de la continuité. (Un silence de plomb a accueilli ce rapport envoyé aux administratifs et gestionnaires, qui se sont bien gardés de répondre à notre demande de réunions de concertation collective, ouverte, avec les riverains, les propriétaires et l'ensemble des acteurs… Notre ton "polémique" ne vient pas de nulle part, mais de ce genre de mépris pour ceux qui ne sont pas du sérail ou qui ne contresignent pas la doxa dominante).

Depuis cette date, nous avons régulièrement rappelé que les ouvrages hydrauliques ont effectivement des impacts biologiques, physiques, chimiques (mais montré aussi qu'ils sont souvent faibles, et parfois positifs), que la continuité est un concept intéressant de l'hydro-écologie et un outil légitime de gestion des bassins versants (cet exemple). Là encore, ce n'est pas spécialement "sceptique", sauf dans le sens général et sain de ce terme, à savoir une approche critique face à ce que nous tenons pour des certitudes (ou que l'on veut nous faire tenir pour telles).

Veut-on affaiblir la légitimité de l'Onema?
Dernier point soulevé par le CGEDD, l'Onema dont Hydrauxois ou OCE pourrait "affaiblir la légitimité". Cette institution n'existe plus et a été remplacée par l'Agence française pour la biodiversité au 1er janvier 2017. L'Onema avait plusieurs problèmes en ce qui concerne sa légitimité, a priori plus graves que les critiques émanant de notre part. Le ressenti de certains usagers, parfois très négatif, n'a pas grand chose à voir avec que nous pouvons écrire. Et la réputation de l'Onema a davantage été ternie ces dernières années par des rapports de la Cour des comptes que même un grand journal de référence mentionnait en une...

D'abord, l'Onema était à la fois un service de la police de l'environnement sur le terrain, un service d'expertise technique en assistance des DDT-M, un service de gestion des données nationales sur l'eau et pour une plus modeste part un service de recherche par des travaux communs avec l'Université ou l'Irstea. Il était assez confus (et trop ambitieux) à notre sens de réunir sous un même logo des missions aussi diverses (donc des perceptions également diverses). On observera cependant que notre association a conseillé à ses lecteurs de lire certaines publications de l'Office sur le protocole ICE, sur le débit minimum biologique, sur l'auto-épuration, etc. Mais bien sûr, nous avons exprimé des désaccords sur des vulgarisations grand public que nous trouvions très orientées, sur un certain double discours entre l'expression aux parlementaires et la réalité de terrain, sur le caractère biaisé, incomplet et en deçà des canons de la littérature scientifique de restauration du recueil d'expériences en hydromorphologie, sur le laxisme du contrôle écologique des destructions d'ouvrage, etc. Cet exercice ne relève pas d'un procès en sorcellerie contre l'Office, mais de critiques à chaque fois motivées et argumentées. Nous espérons que le CGEDD nous reconnaît ce droit de contestation...

Ensuite, nul n'ignore que l'Onema a remplacé le Conseil supérieur de la pêche dissous en 2006, ce qui pose deux types de problème. D'une part, la pêche a en France le statut ambigu de juge et partie dans la politique de l'eau (à la fois usager de la rivière et prescripteur de recommandations à des tiers ayant des effets sur l'usage en question), ce que la continuité écologique en particulier a rendu visible et problématique. L'héritage halieutique de l'Onema ne le prédisposait pas a priori à faire de la recherche en écologie en toute généralité (en tout cas pas aisément ni rapidement par rapport aux formations de son personnel) et cet héritage l'exposait à une suspicion de proximité excessive avec un usage très particulier de la rivière. D'autre part, l'Onema souffrait d'une certaine spécialisation ichtyologique: la grande majorité de ses publications et travaux parlent de poissons ne représentant pourtant que 2% de la biodiversité aquatique (et encore moins si l'on songe aux salmonidés, rhéophiles et migrateurs mobilisant toute l'attention de l'Office, mais ne formant pas la majorité des espèces pisciaires). En ce domaine, l'Onema a souvent développé une approche conservationniste assez stricte (par exemple l'utilisation de "biotypologies théoriques" précisément datées et situées dans l'histoire récente des sciences), qui est une approche parmi d'autres de l'écologie, pas forcément celle dont les attendus nous paraissent les plus recevables (ni les conclusions les plus exploitables quand l'Onema comme service de terrain en vient à donner des avis sur des chantiers exigeant un certain réalisme économique et juridique).

Enfin, la "légitimité" d'un discours technique et scientifique ne réside jamais dans le rapport d'autorité, qui est l'attitude des croyances et des idéologies, ni dans le refus de l'échange argumenté. Le CGEDD aurait gagné à rappeler cela au lieu d'une défense indistincte de telle ou telle institution sous prétexte qu'elle est "officielle", car la critique rationnelle est un exercice ouvert à tous les citoyens et généralement encouragé pour ses vertus, particulièrement dans le domaine de l'environnement.

Pacifier la question des ouvrages hydrauliques, travailler sur les rivières
Au final, notre association est persuadée que les moulins et riverains ont beaucoup de choses à faire dans le domaine de l'écologie des rivières, en concertation avec les autres acteurs de l'eau, les collectivités territoriales et les autorités administratives. Un grand nombre de nos adhérents propriétaires d'ouvrage ont une réelle sensibilité à la nature et ont choisi d'acheter des moulins, forges ou étangs pour cette proximité. Le fait de se retrouver du jour au lendemain traités comme des délinquants écologiques pour des ouvrages légalement autorisés et souvent présents depuis des siècles en a effaré plus d'un...

Il n'échappe à personne qu'il est impossible de parvenir à cette intégration des propriétaires et riverains d'ouvrages si le discours public officiel (du ministère aux syndicats) continue de stigmatiser l'existence même des seuils, digues et barrages, de poser la destruction de ces ouvrages comme un enjeu majeur ou un objectif idéal, d'exclure les premiers concernés des débats préparatoires aux décisions, de pratiquer l'écologie sur des bases incomplètes et fragmentées d'information (notamment en séparant la question morphologique et la question chimique dans la gestion et la discussion, sous prétexte que certains impacts – l'assainissement et l'agriculture en particulier – sont confiés à des canaux spécifiques de décision).

Il ne fait aucun doute pour nous que la question des ouvrages hydrauliques finira par être amendée et pacifiée. S'il nous critique, le CGEDD reprend dans son rapport une bonne part de nos observations et admet finalement que l'on doit concilier toutes les représentations de la rivière. Essayons d'y parvenir rapidement pour nous concentrer sur ce qui devrait mobiliser l'énergie commune, à savoir travailler à des rivières de meilleure qualité, des rivières qui ne correspondent peut-être pas à l'idéal de chacun, mais qui sont néanmoins accueillantes et agréables pour tous.

Illustration : la zone humide attenante à l'étang de flottage du bois de la Maison du Parc du Morvan (Saint-Brisson). Les patrimoines naturels et culturels semblent pouvoir co-exister, même au bord des plans d'eau artificiels. Ce qui nous rend effectivement sceptiques sur un certain discours de diabolisation des ouvrages hydrauliques au nom d'une comptabilité un peu restrictive et obsessionnelle de tel ou tel poisson...

06/04/2017

Le CGEDD appelle à une réforme complète de la politique de continuité écologique

Le CGEDD (conseil général de l'environnement et du développement durable) est une instance administrative en charge  de procéder à des audits des politiques publiques. Suite à la demande de la ministre de l'Ecologie en décembre 2015, deux inspecteurs ont enquêté pendant une année sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Leur rapport vient d'être rendu public. Dans ce premier article, nous publions les 15 recommandations avec un rapide commentaire. Dans l'ensemble, si le CGEDD souligne que certaines opérations de restauration sont des succès, il constate et appelle à dépasser les nombreuses carences que nous avons exposées depuis 5 ans : mauvaise prise en compte de l'énergie, du patrimoine, du paysage et des usages riverains par la politique de l'eau ; nécessité d'un bilan rigoureux des opérations de continuité et d'une veille scientifique aujourd'hui quasi-inexistante ; intégration des représentants des moulins dans l'ensemble des instances de concertation et délibération, dont ils sont exclus ; changement d'orientation de la politique des ouvrages lors des renouvellements des SAGE et des SDAGE. Dont acte. Certaines recommandations sont discutables, et une en particulier est tout à fait inacceptable pour le monde des moulins (annulation automatique des droits d'eau fondés en titre en cas de non usage). Quoiqu'il en soit, l'enseignement le plus évident et le plus massif de ce rapport est que la continuité écologique a besoin de réformes de fond. Le déni de cette réalité par la direction de l'eau et de la biodiversité, les agences de l'eau, les syndicats et établissements de bassin ou les lobbies FNE-FNPF n'est plus tenable. Tous les députés et sénateurs devront être informés des conclusions de ce rapport pour la révision (déjà lancée au Sénat) de la loi sur l'eau de 2006.

Les textes ci-dessous en caractère gras sont extraits de la synthèse du rapport CGEDD. Nous reviendrons dans plusieurs articles à paraître sur des détails intéressants du rapport complet.

Orientation globale du CGEDD

"La notion de bon état écologique, trop souvent présenté comme un concept scientifique, ne relève pas que de la science écologique. C'est à la société de lui donner une déclinaison opérationnelle. La notion de bon état, comme celle de bon potentiel, incite à se poser les questions : bon état pour quoi ? Bon état pour qui ? Pour la santé humaine ou pour celle des poissons ? Pour produire de la biomasse ou pour satisfaire des besoins ludiques ? Pour contribuer à l'économie industrielle ou pour satisfaire les mouvements militants ? Pour répondre aux exigences de Bruxelles ou pour améliorer notre cadre de vie ? Ce qui renvoie, selon le cas, à des questions relatives soit au fonctionnement écologique, soit aux usages des systèmes, soit encore à des considérations éthiques ou esthétiques."
Christian Lévêque

Cette citation est extraite de l'ouvrage récent de Christian Lévêque, dans lequel les cours d'eau sont examinés avec une vision scientifique élargie aux aspects historiques, patrimoniaux, économiques, culturels et sociologiques. La continuité écologique y est présentée comme l'une des composantes d'une politique de l'eau. C'est justement une telle approche que la mission propose de promouvoir.
A l'issue de ses travaux et après avoir rencontré une large variété de cas, entendu un grand nombre et une forte diversité d'interlocuteurs, la mission a pu faire la part entre les réussites, les difficultés et les blocages rencontrés dans les opérations de restauration de la continuité écologique qui concernent les moulins.
La mission a constaté que ces blocages ne se réduisaient pas aux deux seules questions patrimoniales et énergétiques, mais qu'ils touchaient aussi les fondements même de la restauration de la continuité écologique.
C'est pourquoi la mission souscrit à la nécessité d'une vision renouvelée et élargie de cette politique. L'application, en synergie, des trois lois structurantes pour ce dossier et relatives à la biodiversité, au patrimoine et à la transition énergétique doit trouver un terrain d'application et de convergence sur le cas des moulins : une fois que services, propriétaires et associations s'en seront approprié les objectifs ils pourront définir, dans les spécificités de chaque situation, des solutions conciliant les différents enjeux, sous le signe du développement durable et dans une logique "gagnant-gagnant".
Il paraît en effet aujourd'hui souhaitable de rechercher − et possible d'obtenir ‒ un meilleur équilibre entre les trois objectifs de continuité écologique, de valorisation du patrimoine lié à l'eau et de développement des énergies renouvelables.
C'est dans ce sens et cet état d'esprit que la mission a établi ses propositions et recommandations, afin de contribuer à l'atteinte de cette nouvelle ambition.
Une telle approche nécessitera très certainement du temps, ainsi que des amendements complémentaires aux outils de la politique de l'eau, qui sortent du champ de la présente mission. Sa mise en œuvre requiert, au-delà des recommandations de la mission, un signal politique fort de la part de l'État mais aussi un engagement important des collectivités territoriales.


Nous partageons le constat, et nous nous réjouissons que le point de vue équilibré de Christian Lévêque en anime la philosophie. En effet, la continuité écologique ou plus largement la restauration de cours d'eau n'a pas besoin d'une réforme cosmétique, mais d'une refondation démocratique sur la base d'une vision élargie et ouverte de la rivière. Notre association a toujours souligné que la continuité écologique est un outil légitime de gestion des cours d'eau et de leur biodiversité, à la condition expresse qu'elle ne soit pas dogmatique ou précipitée dans sa mise en oeuvre, partielle dans ses objectifs ni irréaliste dans ses coûts.

Un "signal fort" de l'Etat, c'est ce que nous attendons, mais n'obtenons pas (autrement que dans des déclarations non suivies d'effet de telle ou telle personnalité politique). Le contenu de ce signal est pourtant simple : la reconnaissance explicite par l'administration que le patrimoine hydraulique est un élément légitime des rivières françaises, et que ces rivières n'ont pas vocation à être systématiquement "renaturées" dans l'ignorance de leur évolution historique, sociale et économique. Un peu plus qu'un signal, c'est donc un changement de paradigme qui est nécessaire, fondé sur la réalité des dimensions multiples de la rivière.

1. En préalable à tout nouveau projet de restauration écologique, mettre en place une démarche territoriale concertée de type SAGE, grâce à laquelle, à l'issue d'un diagnostic approfondi, les objectifs et les moyens de la restauration à l'échelle d'un axe ou d'un bassin versant seront établis de manière partagée. Ces diagnostics territoriaux devront intégrer la perspective du changement climatique et comprendre:
- un volet consacré aux paysages et au patrimoine lié à l'eau, dont celui des moulins,
- une analyse du potentiel de petite hydroélectricité sur le territoire,
- une analyse des autres usages des seuils,
- un volet consacré à la problématique de franchissabilité des seuils pour les pratiquants d'activités nautiques non motorisées (dont canoë-kayak),
- une réflexion sur les pollutions agricoles diffuses.

Nous sommes d'accord avec cette proposition, le fait qu'elle soit formulée signale combien les SAGE (ou contrats globaux) actuels sont incomplets. C'est aussi vrai pour les SDAGE. Nous demandons que les attendus de cette révision soient inscrits dans les parties législatives et réglementaires du code de l'environnement, afin d'être opposables aux établissements publics en charge de l'eau et de signer l'engagement durable de l'Etat dans une approche pluraliste de la rivière.

2. Sur la base des propositions de la mission et du groupe de travail national sur les moulins patrimoniaux, transmettre aux préfets une méthodologie de reconnaissance d'un "moulin patrimonial" validée par le ministère de la culture et de la communication et le ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer. Leur demander de prendre en compte le statut patrimonial ainsi défini, voire sa labellisation à terme, lors de la programmation, de la conduite et du suivi des opérations, ainsi que dans le mode de financement.

Pourquoi pas, mais une telle méthodologie doit être concertée avec les associations. Nous n'accepterons pas davantage l'arbitraire administratif dans l'évaluation patrimoniale que nous ne le tolérons aujourd'hui dans l'évaluation écologique, avec des "moulins à deux vitesses", ceux qui auraient un intérêt et ceux qui n'en auraient pas. Il existe de très nombreuses expériences de moulins (ou forges) ayant un piètre aspect au moment de leur achat, mais qui ont été remarquablement restaurés par leurs propriétaires. On doit donc avant tout encourager cette restauration patrimoniale, sans se contenter de "muséifier" un panel de moulins d'ores et déjà restaurés.

3. Lorsque le diagnostic territorial aura fait apparaître un réel potentiel mobilisable, qu'une orientation en faveur de l'équipement des seuils pour la production hydroélectrique aura été donnée par le maître d'ouvrage de la démarche territoriale et que le propriétaire aura décidé de s'engager dans l'étude d'un projet de mise en service de son seuil pour l'hydroélectricité, alors les études de projets individuels de restauration de la continuité écologique devront intégrer un volet consacré à l'hydroélectricité, de manière à rendre cohérentes les deux démarches.

Nous sommes d'accord avec cette proposition (voir notre article sur la nécessité de travailler sur le taux d'équipement des rivières). Mais nous mettons une réserve : si le "potentiel" de quelques kW des moulins est souvent jugé négligeable par les autorités en charge de l'eau ou de l'énergie, il ne l'est nullement pour le propriétaire qui peut assurer tout ou partie de sa consommation d'énergie. Le point de vue macro-économique seul ne doit pas prévaloir pour les moulins de faible puissance, pas plus qu'il ne prévaut au demeurant pour toutes les autres solutions individuelles de transition énergétique (pompe à chaleur, panneau solaire, chauffage bois, etc.)  Là encore, nous refuserons tout régime inégal où les "bons" moulins seraient uniquement ceux qui disposent de plusieurs dizaines ou centaines de kW de puissance et où tous les autres (bien plus nombreux) seraient classés comme sans intérêt, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui.

4. Développer, à l'initiative de chaque agence de l'eau et pour chaque bassin, un programme pluriannuel de suivi des milieux concernés par les opérations de restauration de la continuité écologique, à l'échelle d'axes de cours d'eau ou de bassins versants, avec un nombre représentatif de la diversité des cours d'eau du bassin et un protocole minimal défini à l'échelle du bassin. Ce suivi devra inclure la réalisation d'un état initial des milieux aquatiques avant travaux et d'un état après travaux, puis être poursuivi au fil du temps avec une évaluation écologique.

C'est une urgente nécessité, le CGEDD acte ici notre constat : les retours d'expériences sur la continuité sont aujourd'hui insuffisants, souvent sélectifs et non pas choisis aléatoirement (pour éviter tout biais de confirmation), sans méthodologie transparente et réplicable, etc. Mais attention au protocole de suivi, qui doit être construit en concertation, cohérent à travers les agences de bassin et bancarisé pour ses résultats : ce protocole ne saurait concerner uniquement la présence ou l'absence de migrateurs, ni une estimation (peu normalisée à date) de l'attractivité morphologique. Il faut que l'ensemble des scores de qualité écologique pertinents (et intervalidés en Europe) soient suivis, que l'échantillonnage avant chantier soit spatialement et temporellement représentatif, que les résultats soient détaillés (nature exacte des évolutions densité, biomasse, richesse spécifique, etc.), que les typologies théoriques anciennes et non mises à jour scientifiquement soient abandonnées, que la pollution chimique avant / après soit aussi étudiée et, dans certains cas témoins, qu'une analyse complète de biodiversité avant /après soit menée. En face, il faut bien sûr mettre les coûts économiques directs et indirects de la restauration de continuité, si possible une évaluation avant / après en service rendus aux citoyens par les écosystèmes. Le rapport du CGEDD est trop imprécis sur ces exigences.

5. Associer les propriétaires de moulins par une représentation dans les comités de pilotage des programmes territoriaux de restauration de la continuité mis en place par les collectivités et prévoir de les entendre lorsque leur projet est examiné par ce comité.
Assurer un pilotage et réaliser une évaluation des programmes et projets de restauration de la continuité écologique des cours d'eau au niveau de chaque bassin, par une instance existante du comité de bassin, associant pour l'occasion les représentants des propriétaires de moulins ainsi que les DRAC ou leur représentant.
Élargir la commission administrative de bassin à la DRAC du bassin qui serait désignée à cet effet.

Nous sommes évidemment d'accord avec cette proposition, qui reconnaît l'absence actuelle de concertation et de représentation des principaux concernés par la continuité, ainsi que l'indifférence manifestée par l'administration de l'eau envers les questions culturelles.

6. Organiser une véritable veille scientifique en matière de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, à l'intention de tous les acteurs.
Solliciter un avis des conseils scientifiques du CSPNB, de l'AFB et des comités de bassin qui en sont dotés, afin d'orienter la stratégie de restauration de la continuité écologique au niveau national et au niveau des bassins.
Veiller à ce que les conseils scientifiques de l'AFB et des comités de bassin soient davantage pourvus dans les disciplines des sciences humaines, du paysage, de l'histoire et du patrimoine.

S'il faut organiser une "véritable" veille, c'est que celle aujourd'hui menée est très insuffisante. C'est notre cheval de bataille avec plus de 100 recensions d'articles scientifiques sur la restauration physique ou sur les ouvrages hydrauliques (nous reviendrons dans le détail sur le désaccord entre le CGEDD et Hydrauxois à propos de Van Looy et al 2015, point assez mineur au demeurant). Mais là encore, nous serons très vigilants dans la mise en oeuvre : il est notoire que les chercheurs en écologie ne développent pas tous les mêmes paradigmes scientifiques, que les travaux publiés ont des robustesses très variables dans leur méthodologie, leurs outils statistiques et l'évaluation de leurs incertitudes, qu'une bonne part de la littérature est "grise" donc à fiabilité assez faible, etc. Nous sommes très favorables à une expertise scientifique collective, que nous avons demandée aux agences de l'eau (le conseil scientifique de l'Agence de l'eau RMC a décliné), mais à condition qu'elle soit faite dans des conditions comparables à ce que pratiquent dans d'autres domaines le monde de la recherche et les établissements scientifiques (Inserm, CNRS, etc.). Ainsi par exemple, le travail récent mené par l'Agence de l'eau RMC (cité par le CGEDD) ne répond pas du tout à ce cahier des charges : nous avons montré que la littérature scientifique disponible sur l'impact des ouvrages est loin d'y être analysée en totalité, voire d'y être correctement interprétée pour certains résultats (cf cette recension). Produire de tels travaux incomplets ou imprécis ne restaure pas la confiance, mais suggère qu'il existe toujours un biais de lecture où l'on préfère minimiser voire évacuer des résultats scientifiques qui ne coïncident pas avec la doxa administrative. Par ailleurs, puisque l'essentiel de la continuité longitudinale (comme de sa contestation) concerne des petits ouvrages et non des grands barrages, c'est sur cette dimension que doivent se concentrer la veille et l'analyse scientifiques, sauf à répondre encore à coté de la question et ne pas éclairer le décideur sur la réalité des enjeux (voir cet exemple sur les retenues, où l'on évoque des barrages de 15 à 195 m sans pertinence réelle pour comprendre l'effet des étangs, moulins ou retenues majoritaires de plus petites dimensions).

7. Constituer au niveau départemental un groupe de travail au sein de la CDNPS, instance de médiation, de validation et d'arbitrage du volet patrimonial, pour suivre le processus de mise en conformité des "moulins patrimoniaux".

Même réserve que pour la proposition n°2.

8. Demander à la DEB, au titre de la politique de l'eau, d'organiser un pilotage intra et interministériel du programme de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, dont le champ se verra élargi, en renforçant la coordination avec la DGEC (hydroélectricité), la DHUP (sites et paysages), la DGPR (risques naturels) et la DGITM (cours d'eau navigables) au sein du MEEM et en la développant avec la DGPAT (architecture et patrimoine) du ministère de la culture et de la communication (MCC).

Entièrement d'accord avec ce pilotage élargi, qui reflète la diversité des dimensions de la rivière et de ses ouvrages.

9. Actualiser les instructions aux préfets sous la forme d'une circulaire interministérielle tenant compte d'un élargissement du champ de la politique de restauration de la continuité écologique.
Sans attendre, préciser les modalités de mise en œuvre du nouveau délai de cinq ans prévu par la loi sur la biodiversité, en abordant en outre les modalités de contrôle et les suites à donner aux situations non conformes et en insistant sur le contrôle des obligations d'entretien des ouvrages.

Nous attendons de lire la circulaire en question. Après 10 ans de dérive, il va sans dire que l'on est sceptique sur la capacité de la direction de l'eau et de la biodiversité à modifier ses vues et à interpréter de bonne foi la volonté manifeste des parlementaires de protéger désormais les moulins. Mais nous ne demandons qu'à être contredit !

10. Adapter et faire converger les règles de financement des agences de l'eau en matière de restauration de la continuité écologique des cours d'eau.

En ce domaine, le rapport CGEDD insiste insuffisamment sur le problème n°1, l'insolvabilité de la réforme par les charges exorbitantes pesant sur des particuliers ou petits exploitants (dizaines à centaines de milliers d'euros pour chaque chantier, ce qu'aucune loi n'a jamais demandé à une classe de citoyens!). Nous refusons totalement la prime actuelle à 100% de financement pour l'effacement des ouvrages, choix idéologique (et de notre point de vue contraire au texte comme à l'esprit de la loi de continuité). Poser a priori un régime financier incitatif vers les solutions les plus radicales, c'est avancer des positions dogmatiques selon lesquelles un effacement serait toujours bon pour la biodiversité (ce qui n'est pas démontré au-delà des seuls migrateurs et ce qui est manifestement faux sur certains sites), sans compter l'indifférence totale aux dimensions non-écologiques dont le CGEDD lui-même rappelle l'importance. Cette posture est totalement incompatible avec la prétention à faire du "cas par cas" (puisqu'on décide à l'avance que la destruction est préférable), donc elle ruine la crédibilité de la parole publique et la possibilité même d'une concertation. Nous appelons d'ores et déjà les associations à saisir tous les élus des comités de bassin pour que le 11e programme 2019-2024 des Agences de l'eau abolisse une fois pour toutes cette clause scélérate de la prime à la casse, qui est un casus belli symbolique pour les moulins, mais surtout l'expression manifeste d'un parti-pris indigne d'une politique publique de la rivière et incompatible avec une réussite de la continuité.

11. Étudier un élargissement de l'action de labellisation de la Fondation du patrimoine permettant aux propriétaires de moulins reconnus comme patrimoniaux de bénéficier de déductions fiscales pour les travaux de restauration de la continuité écologique, assorties d'une ouverture au public.

Nous sommes favorables à cette proposition, même réserve que les points 2 et 7.

12. À l'occasion du prochain renouvellement des comités de bassin (2020), assurer une représentation des associations de valorisation des moulins au sein du collège des usagers non économiques de l'eau.

Nous sommes bien sûr favorables à cette proposition, voir le point 5.

13. Dans la perspective de la troisième génération de schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) pour 2022-2027, réfléchir dès à présent à une prise en compte accrue des patrimoines liés à l'eau dans leurs orientations.
Établir une note méthodologique pour les services traitant de l'articulation entre la Directive cadre sur l'eau, la Directive européenne sur les énergies renouvelables et la Convention européenne sur les paysages.
Expertiser et, si nécessaire, faire évoluer la portée des SAGE en termes patrimonial et énergétique.

Nous sommes favorables à cette proposition.

14. Mettre à l'étude, dans le cadre de la préparation des XIes programmes d'intervention des agences de l'eau, une modification de la redevance "obstacle" comme levier supplémentaire de la politique de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, afin de rendre cette redevance plus incitative et plus juste en répartissant mieux les efforts.

Il s'agit d'étendre la redevance obstacle (perçue aujourd'hui pour les ouvrages de plus de 5 m) à tous les ouvrages de plus de 1 m. Nous avons plusieurs réserves sur le principe : pourquoi lever une taxe alors que désormais, les agences et les syndicats refusent le plus souvent de cofinancer les travaux d'entretien des ouvrages et vannages (ce qu'ils faisaient encore jusque dans les années 1990), donc que le propriétaire en assume seul le coût d'entretien? Pourquoi les propriétaires devraient payer une taxe sur les ouvrages dont le revenu fiscal sert à détruire d'autres ouvrages, finalité que nous dénonçons fermement comme contraire à l'intérêt général? Combien coûtera la collecte de cette taxe, vu le nombre d'ouvrages, et sera-t-elle seulement à bilan positif vu les équivalents temps-plein nécessaires? La condition préalable de discussion de cette évolution fiscale paraît que l'Etat s'engage formellement à respecter les ouvrages au lieu de les détruire, tout en considérant que l'aide publique à leur entretien participera à l'avenir d'une bonne gestion de la rivière. Mais globalement, il faut mener une réflexion critique et chiffrée sur les effets pervers du régime taxe-subvention, qui a montré en de nombreux domaines son inefficacité (et qui a abouti si souvent au détournement progressif de sa finalité d'origine). Au regard des résultats médiocres de la politique française sur la qualité écologique et chimique de l'eau, malgré plus de 2 milliards d'euros dépensés chaque année par les Agences de bassin, nous sommes davantage en situation d'exiger l'évaluation par la Cour des comptes de l'efficacité de la dépense publique sur les rivières qu'à signer un blanc-seing à l'expansion de la fiscalité qui la nourrit…

15. Instaurer une procédure de déchéance des droits fondés en titre qui ne seraient pas utilisés à compter d'un certain délai, par exemple le second délai de cinq ans après publication des classements des cours d'eau, et rendre ces droits non transmissibles.

Nous sommes en absolue opposition avec cette mesure, et nous saisirons l'ensemble des élus pour repousser toute évolution législative en ce sens. D'abord, le CGEDD reconnait in fine que l'intérêt des moulins ne se limite plus aujourd'hui à l'énergie comme jadis, donc le droit d'eau s'est trouvé investi d'autres significations avec le temps (il est le droit de conserver une certaine consistance légale des écoulements attachés au génie civil hydraulique d'un bien, que ces écoulements servent pour l'énergie, mais aussi pour l'agrément, le patrimoine, le paysage, les usages, etc.). Au-delà des moulins, étangs, piscicultures et ouvrages d'irrigation dépendent parfois de ce régime. Ensuite et surtout, s'il n'y avait pas eu la protection juridique des droits d'eau fondés en titre ou sur titre, rien n'aurait pu s'opposer efficacement à la politique arbitraire et brutale de destruction des ouvrages par l'Etat. Car une chose est claire à la suite de la séquence 2006-2017 dont le CGEDD fait le bilan : des fonctionnaires centraux ou territoriaux sont prêts à appuyer froidement sur des boutons pour harceler les maîtres d'ouvrage, détruire leurs propriétés et faire disparaître le patrimoine hydraulique de nos rivières. Il faudra davantage qu'un rapport pour apaiser la défiance et la colère des propriétaires et riverains, et la violence institutionnelle de l'Etat n'incite en rien à abandonner la seule vraie protection juridique dont bénéficient leurs ouvrages. Nous utiliserons donc tous les moyens à notre disposition pour conserver le droit à l'existence des moulins comme garantie ultime face aux dérives administratives.

Conclusion : et maintenant ?
Constatant que sur les 11 recommandations de son premier rapport en 2012, neuf n'ont pas été réellement suivies d'effets (voir notre article à ce sujet), le CGEDD déplore cette inertie de l'Etat et observe : "Il est regrettable que quatre années aient ainsi été perdues, ce qui, à n'en pas douter, a contribué à aggraver ces difficultés".

On ne saurait mieux dire. Non seulement 4 années ont été perdues, mais dans leurs interventions les plus récentes, les hauts fonctionnaires du Ministère continuent d'appeler à la destruction sans discernement des retenues (voir cet article), signe que le même aveuglement dogmatique perdure au sein de la tutelle administrative, en totale indifférence aux oppositions que suscite cette politique sur le terrain.

Du même coup, on s'inquiète évidement du destin de ce nouveau rapport, publié par le ministère de l'Ecologie en pleine période de transition politique. Est-ce à dire qu'une fois de plus, les autorités administratives en charge de l'eau choisiront les seules recommandations qui les avantagent, se gardant bien de mettre en oeuvre celles qui dérangent leur routine ou déplaisent à leurs convictions? Que le travail du CGEDD sera pour l'essentiel enfermé dans un tiroir, afin de persister dans la confrontation avec les ouvrages, d'opposer encore et toujours aux riverains le dogme si peu partagé de la renaturation des rivières, de privilégier outrageusement les positions de quelques lobbies de la casse?

La réponse à ces questions tiendra notamment dans la capacité des représentants des moulins, riverains, étangs, forestiers, hydro-électriciens, protecteurs du patrimoine et du paysage à saisir leurs élus pour leur faire partager les principaux constats du CGEDD et pour aller plus avant dans l'adaptation nécessaire de la continuité écologique aux réalités de terrain.

Les plus importantes réformes sont devant nous : restons unis, fermes et solidaires!

05/04/2017

Au moulin de Vilaine (Petite Nièvre), va-t-on dépenser des centaines de milliers d'euros pour des ablettes et des goujons?

La continuité écologique est à la mode, les Agences de l'eau dépensent à flot soutenu l'argent public: tout le monde veut son chantier, même quand l'enjeu n'est pas clairement établi. A Lurcy-le-Bourg, au droit du moulin de Vilaine (qui n'est pas classé en liste 2 au titre du L 214-17 du Code de l'environnement), la Communauté de Communes Loire, Nièvre et Bertranges et le bureau d'études IRH envisagent ainsi un chantier dont le seul enjeu apparent serait qu'il existe des petits cyprinidés, non migrateurs et très communs dans les rivières de la région. Depuis 6 mois, Hydrauxois et l'Association des moulins du Morvan et de la Nièvre tirent la sonnette d'alarme sur le manque de rigueur dans la définition des enjeux écologiques et le caractère douteux du rapport coût-bénéfice, alors que plus d'une centaine d'ouvrages du département de la Nièvre sont en liste 2 et n'ont toujours pas de solution solvabilisée de continuité. Sans aucune réponse des interlocuteurs, qui n'aiment manifestement pas être dérangés dans le ronron des comités de pilotage consensuels où l'on jette l'argent public dans les rivières... Extrait de nos observations.

Le présent avis concerne le rapport de phase 2 proposé par le bureau d’études IRH pour le compte de la Communauté de Communes Loire, Nièvre et Bertranges, en mars 2017.



Nature des bénéfices écologiques
Dans le rapport de phase 2 IRH, il est précisé (page 28) : « Les petites espèces rhéophiles (Vairons, Gougeons, Spirlins, Ablettes) sont donc retenues comme espèces cibles pour l’orientation du projet de restauration de la continuité écologique. »

Nous réitérons nos questions restées sans réponse à ce jour (courrier du 29/11/2016, relance du 04/02/3017) à propos de ces espèces :
  • Sont-elles migratrices, sur quelles distances usuelles ?
  • Sont-elles aujourd'hui menacées sur le bassin des Nièvre (évolution historique des relevés piscicoles disponibles Onema-AFB - fédé de pêche)?
  • Qu'impliquent leurs capacités de nage et de saut pour les hypothèses d'aménagement?
  • Quel est leur niveau de menace / protection patrimoniale (liste rouge IUCN, directive HFF, arrêtés de protection, etc.)?
  • Quel est leur intérêt en terme de fonctionnalité / biodiversité?
  • Quel est leur intérêt pour les usagers de l'eau (service rendus par les écosystèmes restaurés par rapport à la situation présente)?
  • Quel gain concret (biomasse, densité) serait possible au droit du site à différentes hypothèses, pour quelle dépense?
Nos associations sont attachées à ce que la dépense d'argent public en rivière soit justifiée par un intérêt général et un intérêt écologique avérés, surtout si elle remet en cause l'existence du patrimoine hydraulique. Plusieurs travaux scientifiques ont montré que le rétablissement de continuité longitudinale, au regard des coûts publics et des contraintes privées qu’il implique, doit faire l’objet d’une priorisation des ouvrages en fonction des gains écologiques réellement attendus sur le réseau hydrographique concerné.

Si l'enjeu du moulin de Vilaine est d'offrir un habitat pour des espèces ordinaires déjà présentes en amont ou en aval, nous ne voyons pas en quoi cet intérêt écologique et cet intérêt général sont avérés.



Nature et coût des projets
Trois projets sont présentés. Aucun ne préserve la consistance légale du droit d’eau de l’ouvrage actuel. Nous attirons l’attention du maître d’ouvrage sur le fait que le droit d’eau d’un moulin représente une part certaine de sa valeur foncière, car un moulin sans droit d’eau devient une simple maison en zone inondable (alors qu’il existe un marché immobilier dynamique des passionnés de moulin, en France mais aussi depuis divers pays dont les ressortissants souhaitent investir dans nos campagnes.) Le consentement du propriétaire doit être obtenu avec une information pleine et entière concernant les conséquences de son choix.

Les coûts TTC s’établissent ainsi (valeurs finales dans chaque hypothèse, différentes des valeurs données dans la synthèse du bilan général page 73) :

Effacement : 494 755,92 €
Remplacement du seuil par un profil de pente : 122 867,28 €
Remise en fond de thalweg : 342 136,50 €

Nos associations attirent l’attention sur le caractère exorbitant de ces coûts, en particulier au regard de la faiblesse des justifications écologiques.

Nous rappelons qu’il y a sur le département de la Nièvre plus d’une centaine d’ouvrages hydrauliques classés en liste 2, donc avec une priorité définie par l’administration pour la restauration de continuité écologique. Ce n’est pas le cas de la Petite Nièvre, qui est en liste 1 et non en liste 2, car elle ne présente pas de migrateur.

Il est déjà difficile de solvabiliser la continuité écologique sur les rivières de liste 2, nous ne comprenons pas pourquoi l’on dépenserait de l’argent public sur d’autres sites où aucune priorité migrateur n’est établie, ni aucune preuve fournie de l’intérêt spécifique d’une restauration morphologique.


Manques d'informations dans le dossier actuel
Nous avions observé dès 2016 des manques dans le dossier, nous constatons qu’aucune investigation complémentaire substantielle n’a été menée depuis.

Ainsi, il n'est notamment pas précisé dans le diagnostic IRH :
  • l'état biologique, physico-chimique et chimique du tronçon (pas seulement les relevés piscicoles),
  • les relevés stationnels (IPR, I2M2, IBD) amont, retenue, aval montrant qu'il existe un problème de qualité biologique associé au seuil (et subsidiairement que le projet n'induit pas une perte nette de biodiversité locale, ce que la loi ne permet pas, avec notamment la prise en compte de l'ensemble de la faune et de la flore au droit du site, non des seuls poissons),
  • l'éventuelle pollution des sédiments stockés dans la retenue, le régime de responsabilité s'ils sont remobilisés / transportés, les mesures de gestion afférentes,
  • l’enquête de riveraineté montrant que les droits des tiers sont respectés par les différentes hypothèses d’aménagement,
  • l’analyse patrimoniale montrant que les hypothèses de chantier respectent le nouvel alinéa IV de l’article L 21417 CE (conformité de la continuité en abord de sites classés / inscrits MH et pour les sites protégés par les PLU / PLUi).
Conclusion
Au plan réglementaire, des travaux ne seraient possibles qu’au terme d’une enquête publique justifiant la DIG et la modification de plus de 100 m de profil en long de la rivière.

Au regard des éléments rassemblés ci-dessus, nos associations donneraient un avis négatif au projet de chantier et se réserveraient la possibilité de déposer une requête en annulation d’un arrêté préfectoral qui l'autoriserait. Nous considérons que ni l’intérêt général ni l’intérêt écologique du chantier ne sont démontrés et qu’inversement, les hypothèses retenues présentent soit une moins-value pour le moulin (perte du droit d’eau), le patrimoine nivernais et le potentiel hydro-électrique, soit des risques pour le bâti et les riverains.

03/04/2017

Les rivières auront-elles un droit à disposer d'elles-mêmes? Réflexions sur le Whanganui

Le fleuve néo-zélandais Whanganui a été récemment doté de la personnalité juridique, de même que le Gange et la Yamuna en Inde.  Pour les tenants d'une approche biocentriste ou écocentriste, ce sont des avancées qui présagent la pleine reconnaissance de la nature comme sujet de droit, et l'obligation concomitante pour nos sociétés de modifier radicalement leur rapport à cette nature. Quelques réflexions à ce sujet.


Le fleuve Whanganui, troisième plus long cours d’eau de Nouvelle-Zélande, a été reconnu le 15 mars 2017 par le Parlement de ce pays comme une entité vivante et a reçu une "personnalité juridique". Cet acte de loi met en exécution un accord de 2014, qui avait lui même clos un conflit de 160 ans entre le gouvernement et la tribu (iwi) maori locale. Cette démarche porte "la reconnaissance légale de la rivière Whanganui depuis les montagnes jusqu'à la mer, incluant ses affluents et tous ses éléments physiques et métaphysiques, comme un tout indivisible et vivant" (voir le texte complet de l'acte de 2017, voir cette synthèse de l'accord de 2014).

Peu après, le 20 mars 2017, la Haute Cour de l’Etat himalayen de l’Uttarakhand (nord de l’Inde) a suivi l’exemple néo-zélandais, en accordant le statut d’"entités vivantes ayant le statut de personne morale" au Gange et à son principal affluent, la rivière Yamuna.

Une évolution déjà engagée, entre écologie profonde et revendication des peuples premiers
Comme l'expose Valérie Cabanes (voir cet article), ces décisions s'inscrivent dans un courant de pensée progressant depuis quelques décennies: "reconnaître le vivant comme sujet de droit est une idée portée par le mouvement Earth Law depuis les années 1990 dans le sillage de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981) et de la Charte mondiale de la nature (1982). Le mouvement s’est inspiré de la pensée d’Arne Næss, considéré comme le fondateur de l’écologie profonde ('Deep Ecology'). Il a notamment popularisé l’idée que 'la richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre'. La Déclaration des droits des peuples autochtones (2007) consacre ces valeurs en s’appuyant sur l’holisme des traditions et modes de pensée des peuples premiers. Ces peuples accompagnés de communautés locales ont par ailleurs proposé, lors de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère, à Cochabamba en avril 2010, un projet de Déclaration universelle des droits de la Terre mère faisant le constat que 'la Terre est vivante, elle est notre maison commune et nous devons la respecter pour le bien de tous et des générations futures'."

Avant la Nouvelle Zélande et l'Inde, d'autres pays avaient déjà intégré la nature comme sujet de droit. En 2008, l’Equateur avait été le premier pays à inscrire dans sa Constitution les droits de la nature : "Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature" (article 71). La Bolivie a fait de même en 2010 avec la loi sur les "droits de la Terre Mère".

Le respect de l'identité culturelle? Une justification ambiguë et réversible
Les récentes mesures de protection des rivières en Inde et en Nouvelle-Zélande, comme d'autres en Amérique latine, ont été présentées par certains comme une reconnaissance indirecte de la diversité culturelle et du respect des croyances : le caractère sacré et métaphysique de la nature pour certains peuples. Cette justification peut nourrir diverses réflexions critiques.

D'abord, toutes les croyances ne sont pas bonnes pour la nature, la culture n'est pas une garantie pour l'écologie. Les remèdes de médecines traditionnelles peuvent par exemple amener à des trafics d'organes et contribuer à des extinctions d'espèces (tigre, rhinocéros, requin, holothurie, hippocampe, etc.) au point que des ONG conservationnistes sont obligées d'agir contre ces pratiques. En Inde, certains ont fait observer que les premiers pollueurs du Gange sont ses riverains qui, prétendant pourtant à son caractère "sacré", s'en servent couramment comme un égout.

Ensuite, si l'on pose la diversité culturelle comme inspiratrice du droit, alors les nations de culture européenne dominante n'ont pas à reconnaître de personnalité à la nature ou aux êtres vivants non humains : notre héritage philosophique et notre tradition juridique fondées par l'antiquité gréco-romaine, amplifiées par l'apport judéo-chrétien puis la laïcisation moderne distinguent clairement l'homme et la nature, les personnes et les choses, cette séparation étant l'un des fondements du droit. Il serait tout à fait artificiel de restaurer ici des visions animistes ou panthéistes étrangères à ces socles culturels.

Enfin, l'idée même de fonder le droit par la référence à la culture héritée plutôt que sur le travail de la raison critique pose problème : au nom de quoi pourrait-on ensuite se défendre contre n'importe quelle pratique rétrograde ou absurde dès lors qu'elle est revendiquée comme culture?

Quelle efficacité dans la protection environnementale? Effet d'annonce et action efficace
Un autre argument avancé en faveur de l'attribution d'une personnalité morale aux écosystèmes est la meilleure garantie que cette évolution apporterait pour la protection de l'environnement. Il y a quelques raisons de s'interroger sur ce présupposé.

Dans le cas du Gange et du Yamuna, le gouvernement de l'Uttarakhand est supposé être le tuteur juridique et représentant des intérêts des fleuves. Or, le même gouvernement est celui qui a promu depuis des décennies les activités industrielles, l'équipement hydro-électrique, la canalisation et la navigation, l'irrigation et les prélèvements d'eau potable, etc. Il continue de le faire au sein du Bureau de gestion du Gange (voir ces observations par Kothari et Bajpai). Par quelle force mystérieuse l'attribution d'une personnalité juridique aux fleuves va soudain transformer l'exploitant en protecteur? De même, sur le Whanganui, l'ensemble des droits acquis sur le cours d'eau ne sont pas remis en question : les Maori ont essentiellement obtenu une compensation financière et une autre dotation pour mener des actions de protection ou de restauration, mais rien ne montre que leur tutorat du fleuve (partagé avec un représentant du gouvernement néo-zélandais) se dirige vers des actions spectaculairement différentes de ce qui se fait déjà ailleurs en matière de conservation de la nature ou de réparation des préjudices écologiques.

Le droit reste par ailleurs un rapport de force dès lors que des intérêts contradictoires sont en jeu, et là encore, l'attribution d'une personnalité paraît une protection plus déclarative qu'effective. Le fait que Pacha nama soit protégé dans la constitution équatorienne n'a pas pour autant permis de faire exécuter la condamnation de Chevron-Texaco à payer 9,5 milliards de dollars pour la pollution liée à l’exploitation de son oléoduc en Equateur.

Porter plainte contre la rivière en cas de noyade? Quelques apories
Comme l'observe le juriste Laurent Neyret (voir sa tribune), accorder des droits à la nature pose question au plan de la doctrine. Dans notre dispositif juridique, l'attribution de personnalité va de pair avec la notion de responsabilité, les droits impliquent des devoirs et des obligations. Par exemple, si une crue du Whanganui emporte des biens ou noie des personnes, les familles pourront-elles porter plainte contre la rivière? Après tout, c'est ainsi que l'on procédait parfois encore en Europe voici quelques siècles, avec des procès contre des animaux (charançons détruisant des récoltes, porcs tuant accidentellement des enfants).

Il est douteux que l'on en revienne là, mais cet exemple souligne une aporie classique du droit des animaux et des écosystèmes : l'homme est toujours celui qui attribue ou retire des droits et des protections juridiques (à lui-même ou au non-humain), il le fait en fonction de ses hiérarchies de valeur, de goût ou d'intérêt. Faire de la nature ou d'un élément de la nature un sujet au lieu d'un objet de droit relève d'une posture plus symbolique qu'autre chose, car en dernier ressort, il manquera à la nature la capacité propre de se défendre par elle-même, et notamment d'agir en réciprocité et d'interpréter le droit. Les relations aux personnes et aux biens, que le droit a vocation de codifier, ne relève pas d'énoncés intangibles et univoques, mais d'un travail permanent de construction, interprétation et modification, travail propre à l'esprit humain. (On notera au passage que, contrairement à un animal ou un écosystème, un robot doté d'une intelligence artificielle propre à échanger des arguments avec des humains pourrait un jour défendre ses droits!)

Ni les animaux ni les écosystèmes ne parleront au nom de leurs droits ni n'interpréteront ces droits auprès d'une cour : ils seront représentés par des tuteurs humains. Ces derniers exprimeront non ce que la nature pense, mais ce qu'eux pensent de la nature. Qui serait désigné pour jouer ce rôle prestigieux de porte-parole de la nature? Des personnes privées, des associations ou des fondations ne pourraient guère prétendre au monopole de cette incarnation et de son expression. Attribuer à tous le droit de porter plainte au nom de la nature (ce qui se conçoit pour un bien commun) ne serait probablement pas gérable : on pourrait agir selon des interprétations multiples et contradictoires de l'intérêt d'une espèce ou d'un milieu. Le juge aurait l'étrange capacité (et l'infini travail) de définir une casuistique complexe des entorses tolérées ou intolérables au droit de la nature à persister dans son identité. Une identité au demeurant assez difficile à définir, puisque les lois de l'évolution nous enseignent que le vivant change à toutes les échelles de temps.

Il reviendrait donc plus probablement aux représentants de l'ensemble de la société (Etat ou collectivités territoriales) de pose en tuteur, mais pour ces acteurs publics ayant vocation d'intérêt général, les intérêts de la nature ne sauraient devenir antagonistes de ceux de la société. De sorte que l'on ne dévie pas substantiellement du régime actuel où l'Etat (en dernier ressort les cours de justice) protègent les intérêts de l'environnement dans certaines limites posées par d'autres intérêts (sanitaires, sociaux, économiques, culturels, etc.).

Conclusion : de quoi la nature est-elle le nom?
Le biocentrisme et l'écocentrisme affirment que le vivant et les milieux ont une valeur intrinsèque, indépendante des jugements humains, appelant une évolution substantielle de notre droit et de notre politique de la nature. Ce sont aujourd'hui des représentations marginales dans la société, mais surexprimées dans le débat public en raison de l'engagement de philosophes, juristes et chercheurs militants. Ceux-ci y voient une étape supplémentaire dans la longue route du progrès faisant sortir l'homme de conceptions et de pratiques rudimentaires.

D'autres considèrent au contraire que ces vues relèvent au mieux de quelque rêverie d'enfants gâtés des sociétés industrielles, oubliant que leur luxe de penser sans souci de la nécessité vient des richesses nées de l'exploitation moderne de la nature, ayant procuré un niveau de vie sans précédent ; au pire qu'il s'agit d'une remise en cause dangereuse des fondements de l'humanisme et du rationalisme ayant permis les réels progrès de la liberté et de la condition humaines dans l'histoire. Pour ce point de vue, la confusion entre le registre juridique et le registre religieux (sur l'aspect "sacré" ou "métaphysique" des éléments de la nature) a de quoi inquiéter. Car c'est aussi la porte ouverte à des revendications plus ou moins intégristes qui arguent du caractère "sacré" de telle ou telle réalité pour essayer de modifier le droit au détriment de ceux qui ne reconnaissent nullement la sacralité en question.

Derrière ces joutes symboliques et philosophiques, l'enjeu concret paraît finalement assez mince. On peut déjà protéger une espèce ou un milieu sans lui attribuer de personnalité juridique, simplement en posant des limites à l'action humaine, de même que l'on peut déjà ester en justice au nom d'un "préjudice écologique" (entré en France dans le droit positif à l'occasion de la loi de 2016 sur la biodiversité, article 1246 et suivant du Code civil). Il est douteux que l'on gagnerait beaucoup à engager des débats métaphysiques sur la nature de la nature, le risque paraissant plutôt que ces vues abstraites donnent de l'écologie une image d'idéologues coupés des réalités sociales, mais pressés d'imposer à la société une certaine conception hégémonique et totalisante du vivant et de ses milieux. Car le respect de la "nature telle qu'elle est", l'idée qu'il existe un devoir-être propre à la nature et s'imposant à nous, cela révèle aussi et souvent le nom que l'on donne à la détermination, à la nécessité et à la contrainte, au détriment de la capacité humaine à décider librement de son destin.

Nous avons besoin d'une intégration plus approfondie de la nature dans nos débats démocratiques. Mais pas d'une suspension de nos débats démocratiques dans la vénération de la nature. Il serait bon que nos décideurs, prompts à modifier les normes pour embrasser certaines idées dans l'air du temps, consultent davantage les citoyens pour savoir quelles natures ils veulent réellement.

Illustration : la rivière Whanganui, James Shook,  CC BY 2.5