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03/03/2020

Les attitudes intégristes contre les barrages et moulins, un "verrou majeur à faire sauter" pour une continuité écologique apaisée

L'Etat soutient officiellement une "continuité écologique apaisée" après 10 ans de contentieux et conflits au bord des rivières face à des pelleteuses détruisant le patrimoine de l'eau, ses usages et ses milieux. Mais nous constatons que certaines administrations et certaines associations à agrément public tiennent un tout autre langage dans les médias, ou sur le terrain. En témoigne un récent reportage de la Nouvelle République sur le bassin de la Loire. Avec l'échec de 45 ans de politique sur les poissons grands migrateurs, des centaines de millions à milliards € d'argent public dépensés en un demi-siècle sur ce sujet très spécialisé, des ouvrages hydrauliques détruits partout au grand dam des riverains, des autres enjeux écologiques négligés au profit de dépenses centrées sur des intérêts halieutiques, des causes majeures de pollution jamais efficacement traitées et une lutte contre le réchauffement en berne, ces acteurs publics de l'eau ne sont plus en position de poser aujourd'hui en donneurs de leçon et en procureurs des usages légitimes de la rivière. Il n'y aura pas de continuité apaisée si le dogmatisme et l'intégrisme anti-ouvrages persistent dans la parole publique en France. 



Voici ce que dit le journal la Nouvelle République dans son édition du 1er mars

"Le rétablissement de la continuité écologique est pour Aurore Baisez et Pierre Steinbach plus que jamais d’actualité, même si cette politique d’effacement des ouvrages d’art sur les rivières fait souvent grincer des dents localement. «D’un côté, les seuils, barrages et retenues contribuent aux phénomènes d’évaporation, d’augmentation de la température de l’eau et de réduction des débits, note Pierre Steinbach, de l’autre, ces ouvrages constituent autant d’obstacles dangereux, parfois infranchissables pour les migrateurs.» Les spécialistes rappellent que l’effacement de certains ouvrages d’art par le passé – le barrage du lac de Loire à Blois en 2009, celui de Maison-Rouge dans la Vienne – a démontré son efficacité sur les populations de poissons migrateurs. «Il y a près de 13.000 obstacles sur l’ensemble du bassin de la Loire, pointe Aurore Baisez, leur accumulation le long de la route de migration crée des retards qui compromettent les chances de reproduction.» Parmi ces obstacles, certains sont identifiés comme des verrous majeurs à faire sauter : démantèlement, brèche, gestion des ouvertures, plusieurs solutions existent «et la passe à poissons est la moins bonne de toutes !» prévient Aurore Baisez. Elle est pourtant souvent choisie, même si ce n’est pas la moins onéreuse…"

Aurore Baisez est directrice de Logrami, Loire grands migrateurs, une structure des fédérations de pêche reconnue publiquement par le décret du 16 février 1994 sur la gestion des poissons amphihalins. Pierre Steinbach est agent de l’Office français de la biodiversité, qui a pris la place des anciens AFB (créé en 2016), Onema (créé en 2006) et Conseil supérieur de la pêche (créé en 1948). Ces acteurs représentent donc une parole publique sur l'eau. Une parole que, hélas, on entend un peu partout à l'identique.

Nous contestons la présentation qui est faite des ouvrages hydrauliques:

  • il est trompeur de parler des seuils (chaussées de moulin) et des barrages comme s'ils représentaient une seule réalité, les témoignages historiques montrent par exemple que le saumon remontait jusqu'en tête de bassin de Loire à l'époque des moulins et étangs fondés en titre
  • il est faux d'affirmer en toute généralité qu'une retenue évapore davantage que le même tronçon naturel et qu'elle présente un moins bon bilan hydrique annuel, le contraire a déjà été mesuré (voir Al Domany 2017, Al Domany et al 2020),
  • certaines rivières du bassin de Loire (et d'ailleurs) où la destruction de barrages, seuils, digues a été opérée sans discernement depuis 10 ans sont devenues en été des cloaques réchauffés, pollués, sans lame d'eau et colonisés par des invasives (voir par exemple le Vicoin, le Thouet),
  • le bilan ichtyologique de 30 ans de politique des grands migrateurs vient d'être tiré dans une publication (Legrand et al 2020), ce bilan n'est pas spécialement bon (nous y reviendrons en détail dans un prochain article), les auteurs du bilan admettent eux-mêmes qu'ils ne trouvent pas de lien significatif avec la continuité écologique, 
  • malgré les millions à milliards € de dépenses publiques depuis les premiers plans saumon des années 1970 et la loi pêche de 1984 (puis la loi de 1992, la loi de 2006), les migrateurs ne sont pas de retour sur de nombreuses rivières, voire continuent de décliner, tandis que l'argent dépensé sur cette seule question très liée au loisir pêche est un argent qui ne profite pas aux autres enjeux de l'écologie des milieux aquatiques et humides,
  • sur l'axe Loire-Allier en particulier, l'un des plus travaillés par ces politiques de restauration, le bilan des plans saumon entre 1976 et aujourd'hui (44 ans d'action) est mauvais, les taux de retour du saumon ont baissé et n'ont jamais retrouvé ceux des années 1970, l'introduction de saumon d'élevage par la pisciculture de Chanteuges soutient les effectifs mais modifie la souche sauvage.


Effectif saumon à Vichy (Allier) entre les années 1970 et les années 2010.



Effectif saumon à Vichy (Allier) entre 1997 et 2019 (source des données : ©Logrami)


En dehors des propos sur les ouvrages, ces deux acteurs rappellent selon le même journal d'autres réalités:

  • une eau qui se réchauffe et qui a atteint 32,7° en été 2019 dans le chenal d’Orléans,
  • une baisse de l'alose récente (années 2000) qui ne peut pas être causalement liée à des ouvrages présents depuis 100 à 500 ans (mais l'Onema déjà avait pris l'habitude d'accuser à tort et à travers les barrages), tout comme d'ailleurs la chute des anguilles datant des années 1970-1980, donc sans lien aux moulins et étangs anciens,
  • une mortalité mal estimée due à la pêche professionnelle en Loire,
  • une variation des cycles océaniques des poissons amphihalins dont les causes ne sont pas encore bien élucidées, ni même l'ampleur connue.

Entre le peu d'effet des millions d'euros consacrés à détruire les ouvrages, les variations démographiques récentes des poissons qui sont de toute évidence sans lien direct à des ouvrages présents à l'époque où ces poissons abondaient encore, les menaces majeures qui pèsent sur les milieux aquatiques (la pollution n'est pas citée), comment peut-on persister dans de mauvais choix publics?

Par ailleurs, la continuité écologique pose problème en France car un certain nombre d'acteurs publics ayant l'écoute préférentielle des pouvoirs publics considèrent que le comptage de poissons migrateurs est l'alpha et l'omega de la rivière. Ou bien que revenir à un style "sauvage" de cette rivière est le seul enjeu valable, le seul horizon possible. Ou bien que détruire des ouvrages est un but de la loi française, ce qui est un mensonge maintes fois répété mais maintes fois dénoncé par les parlementaires eux-mêmes, excédés de la destruction sans fondement législatif du patrimoine du pays.

Cette dérive doit cesser.

Une rivière est un phénomène complexe, historique, social, paysager, économique, énergétique, ludique et pas seulement un fait naturel que l'on pourrait et devrait réduire à cette dimension naturelle. Une rivière est aussi ce que ses riverains font et veulent pour elle — les riverains, pas juste des experts qui diraient le vrai et le bon au nom de toute la société.  Nous devons sortir d'un intégrisme et d'un dogmatisme anti-ouvrage qui ont produit toutes les divisions que l'on déplore depuis 10 ans: il n'y aura aucune "continuité apaisée" si des représentants de l'Etat ou d'associations ayant le soutien de l'Etat ne cessent pas la diabolisation des ouvrages humains des rivières, ne reconnaissent pas le caractère historiquement modifié et socialement construit de ces rivières, n'engagent pas un dialogue ouvert entre l'écologie des poissons migrateurs et d'autres savoirs, d'autres usages, d'autres attentes.

24/01/2020

Loutres et pêcheurs devront se partager les truites (Sittenthaler et al 2019)

Jadis en voie de disparition, la loutre est de retour sur de nombreux cours d'eau européens. Mais cet animal peut provoquer localement des conflits d'usage, en raison de sa forte consommation de poissons. En particulier, des pêcheurs de truites ou des pisciculteurs d'étang se plaignent parfois. Six chercheurs autrichiens ont examiné plus en détail le comportement alimentaire de la loutre en rivière de tête de bassin versant. Ces travaux confirment que la loutre apprécie les salmonidés (truites, ombres) qui dominent leur consommation, en particulier les individus adultes de bonne taille. Mais leur régime alimentaire reste très varié: elles peuvent se montrer opportunistes selon l'offre alimentaire des bassins où elles évoluent, donc la truite ne sera pas forcément un facteur limitant de leur installation sur des cours d'eau ou plans d'eau. 


Longtemps chassée pour sa fourrure ou comme nuisible des étangs et viviers piscicoles, la loutre eurasienne (Lutra lutra) a connu une importante régression entre le Moyen Âge et le 20e siècle, s'éteignant dans de nombreux bassins. Sous l'effet des politiques de protection (convention de Berne en 1979, directive habitats faune flore en 1992), on assiste depuis quelques décennies à une nouvelle expansion de la loutre, y compris en France.

Mais ce mustélidé capable d'évoluer en eau vive comme stagnante est aussi un chasseur remarquable. Ce qui peut occasionner des problèmes pour certains usagers de l'eau.

Marcia Sittenthaler et ses cinq collègues observent ainsi : "Le rétablissement de la loutre eurasienne dans de nombreuses régions d'Europe (Roos et al 2015) a coïncidé avec des conflits entre les parties prenantes, à savoir les pêcheries commerciales, les pêcheurs sportifs et les partisans de la conservation de la nature. La présence de loutres et ses besoins alimentaires ont été associés à des pertes substantielles de poissons d'étang ou à une diminution des populations de poissons de cours d'eau, respectivement (Kranz 2000; Klenke et al 2013). Récemment, ce conflit devient encore plus marqué dans certains habitats de rivière, en particulier dans les régions supérieures des cours d'eau à salmonidés, qui sont des refuges et des habitats cruciaux pour la truite commune (Salmo trutta)".

Les chercheurs ont analysé trois cours d'eau à salmonidés (en Autriche) où la loutre est présente pour étudier en détail son régime alimentaire à travers l'analyse des épreintes (fèces).

Voici le résumé de cette recherche :

"Les connaissances sur le régime alimentaire des prédateurs et les facteurs de sélection des proies sont particulièrement intéressantes pour une gestion efficace des populations de prédateurs et de proies où les prédateurs sont potentiellement en compétition avec les humains pour les ressources. 

La prédation réelle ou perçue de la loutre d'Europe (Lutra lutra) sur les stocks de poissons génère des conflits dans de nombreux pays. Récemment, les conflits se sont intensifiés dans les habitats de rivière, où de multiples facteurs de stress affectent les populations de poissons des cours d'eau. Nous avons combiné l'analyse alimentaire des fèces de loutres et de la disponibilité des poissons proies dans trois cours d'eau autrichiens pour évaluer les différences spatiales et saisonnières dans la composition du régime alimentaire, l'importance de la consommation de poissons (salmonidés) et la sélection en fonction des tailles spécifiques de poissons salmonidés par rapport à leur disponibilité. 

Les loutres dans le cours supérieur des cours d'eau de salmonidés tempérés occupaient une niche trophique étroite. Dans l'ensemble, les loutres se nourrissaient principalement de poissons et les salmonidés dominaient leur régime alimentaire, tant en termes de fréquence que de biomasse ingérée. Dans la catégorie des salmonidés, les loutres sélectionnées pour des classes de taille spécifiques. Simultanément, les loutres ont également affiché un comportement alimentaire opportuniste et, sur le plan saisonnier et local, des proies autres que des poissons et d'autres espèces de poissons que les salmonidés sont devenues des ressources clés. La composition de l'alimentation et le choix de la taille des salmonidés variaient considérablement à l'intérieur des cours d'eau et d'un cours d'eau à l'autre, ce qui est lié aux variations spatio-temporelles de la composition des communautés de proies et des caractéristiques de l'habitat des cours d'eau qui affectent leur vulnérabilité."


Extrait de Sittenthaler et al 2019, art cit, cliquer pour agrandir.

Ce schéma ci-dessus montre les compositions observées du régime des loutres, en fréquence d'occurrence (RFO, noir) et en biomasse relative (BIO, blanc). De gauche à droite : salmonidés, chabot, autres poissons, écrevisses, amphibiens, reptiles, mammifères, oiseaux, insectes. On voit la nette préférence pour les salmonidés, surtout en biomasse relative. Ce sont davantage les individus de grande taille qui sont chassés chez les salmonidés.

Référence : M. Sittenthaler et al (2019), Fish size selection and diet composition of Eurasian otters (Lutra lutra) in salmonid streams: Picky gourmets rather than opportunists?, Knowl. Manag. Aquat. Ecosyst. 2019, 420, 29

Image en haut : loutre dans la réserve naturelle de Lüneburg Heath, Allemagne, par Quartl, CC BY-SA 3.0. Attention si vous avez une loutre dans votre retenue, étang ou bief : contrairement au ragondin ou au rat musqué (espèces exotiques) avec qui on peut la confondre, cette espèce endémique est aujourd'hui protégée sur tout le territoire.

09/01/2020

Divergences et imprécisions d'experts sur les traits des espèces de poissons (Cano-Barbacil et al 2020)

L'écologie raisonne souvent à partir des traits biologiques, morphologiques et écologiques partagés par des espèces, afin de comprendre et prédire les comportements de communautés entières, leurs réponses à des impacts ou des restaurations. Mais ces traits sont-ils bien connus? Trois chercheurs analysent pour la première fois la validité des traits tels qu'ils sont aujourd'hui codés dans des bases de données d'expertise sur les poissons, dans une région européenne (zone ibérique). Ils montrent que les bases divergent entre elles. Par exemple, le comportement rhéophile ou limnophile des espèces est parfois mal caractérisé, alors qu'il est pourtant très employé. Ces imprécisions nuisent à la bio-évaluation et à la prédiction des résultats de travaux de restauration.  Ce n'est pas sans conséquence à l'heure où l'on prétend en France reprofiler des rivières en prédisant le succès d'objectifs. Aussi un semblable diagnostic par une recherche indépendante des administrations de l'eau et de la biodiversité serait-il bienvenu dans notre pays.



En écologie, on peut étudier les espèces mais aussi les traits ou caractéristiques partagées par plusieurs espèces. Ces approches sont utilisées en écologie théorique et appliquée pour quantifier et prédire les impacts des perturbations sur les communautés entières. Les analyses basées sur les traits envisagent de répondre à des questions macro-écologiques en réduisant la dépendance du contexte spécifique à une espèce, pour autoriser une généralisation entre les communautés et les écosystèmes.

Les traits identifiés dans la littérature écologique sont des caractéristiques reflétant l'adaptation d'une espèce à son environnement : soit des traits biologiques décrivant le cycle de vie, la physiologie et le comportement y compris la taille maximale du corps, la longévité, les stratégies d'alimentation et de reproduction; soit des traits écologiques liées aux préférences d'habitat, au débit, à la tolérance aux pollutions ou aux températures.

Mais pour répondre aux espoirs qu'y placent les chercheurs et gestionnaires, encore faut-il que les traits des espèces soient correctement décrits : qu'il y ait cohérence des bases de connaissance entre elles, et bien sûr cohérence entre ces bases et les traits réels des espèces, notamment la variabilité qui peut être forte.

Est-ce vérifié?

Trois chercheurs (Carlos Cano‐Barbacil, Johannes Radinger et Emili García‐Berthou) ont analysé le cas des poissons d'eau douce et des bases de connaissance en Espagne et Portugal. Ils concluent par la négative, en observant que les experts se fient à des données parfois contradictoires.

Voici le résumé de leur recherche :

"Les approches basées sur les traits sont couramment utilisées en écologie pour comprendre la relation entre la biodiversité et le fonctionnement de l'écosystème, le filtrage environnemental ou les réponses biotiques aux perturbations anthropiques. Cependant, on sait peu de choses sur la fiabilité des traits attribués et la cohérence des informations sur les traits parmi les différentes bases de données actuellement utilisées.

En utilisant 99 espèces de poissons continentaux ibériques, endémiques et exotiques, nous avons étudié un total de 27 traits biologiques et écologiques pour leur cohérence parmi 19 bases de données différentes et identifié des traits moins fiables, c'est-à-dire des traits avec un fort désaccord entre les bases de données. Plus précisément, nous avons utilisé des modèles linéaires généralisés et des statistiques de fiabilité inter-évaluateurs (α de Krippendorff) pour tester les différences de valeurs de trait entre les bases de données. Nous avons également identifié des traits et des espèces bien étudiés par rapport aux données manquantes.

Nos résultats montrent des divergences notables et une faible fiabilité pour plusieurs caractéristiques biologiques et écologiques telles que la préférence pour les microhabitats, le caractère omnivore, le caractère invertivore, la rhéophilie et la limnophilie. Les traits les moins fiables étaient principalement des classements en catégories (plutôt que des traits continus) et établis par un jugement d'expert, sans définition claire ni méthodologie commune. Il est intéressant de noter que les traits catégoriels tels que la rhéophilie ou la limnophilie, qui ont montré une fiabilité significativement plus faible, ont montré simultanément une disponibilité et une utilisation des données plus élevées que les traits à échelle continue.

De telles incertitudes dans l'attribution des caractères pourraient affecter la bio-évaluation et d'autres analyses écologiques. Les espèces dont l'aire de répartition est plus petite et celles qui ont été décrites plus récemment présentent une couverture et une disponibilité des données plus faibles dans les bases de données sur les traits.

Nous encourageons une normalisation plus poussée des protocoles de mesure des traits des poissons pour aider à améliorer l'application robuste des indices de bio-évaluation et des approches basées sur ces traits."


Cliquer pour agrandir. Ce graphique montre la relation entre (a) l'utilisation des traits (pourcentage des bases de données qui incluaient le trait) et (b) la disponibilité des données spécifiques aux traits (pourcentage d'espèces à valeurs de trait rapportées en moyenne dans les bases de données) avec la fiabilité des traits (α de Krippendorff). Les lignes verticales représentent la valeur médiane de l'utilisation des traits et la disponibilité des données spécifiques aux traits, les lignes continues horizontales représentent la valeur médiane de α de Krippendorff. Les formes des symboles indiquent si les traits sont relatifs à l'habitat, la morphologie, la reproduction ou l'alimentation. Les traits sous la barre horizontale sont donc ceux qui sont les moins fiables en description. Extrait de Cano-Barbacil et al 202 art cit.

Les chercheurs observent notamment :

"En général, les données sur la biodiversité sont souvent incomplètes ou souffrent de biais, centrées sur les plus visibles et souvent axées sur les espèces économiquement valables des régions tempérées accessibles (Hortal et al., 2015). Nos résultats ont révélé que les espèces diadromes ont une plus grande disponibilité des données sur les traits spécifiques que les espèces d'eau douce strictes. Cela pourrait être lié au fait que: (1) de nombreuses espèces diadromes étudiées dans cette étude, comme A. anguilla, ont une large distribution et sont donc mieux étudiées; et (2) la migration est un domaine prioritaire de l'écologie des poissons et a été largement étudiée au cours du siècle dernier (par exemple Schmidt, 1923). De plus, comme cela a été posé en hypothèse, les espèces qui ont été décrites plus récemment ont été caractérisées par une disponibilité des données plutôt faible dans les bases de données analysées."

Discussion
Comme le soulignent les trois chercheurs, "il s'agit de la première étude à évaluer la fiabilité statistique des traits d'espèce dans différentes bases de données". On peut donc penser que cet exercice n'a pas été réalisé à échelle européenne, et notamment en France.

Pourtant, la gestion publique des rivières en vue d'améliorer leur écologie dépend directement de la qualité de ces informations. Mal connaître des espèces, c'est faire des choix qui ne sont pas forcément optimaux, soit qu'ils n'obtiennent pas les résultats escomptés, soit qu'ils sous-estiment ou sur-estiment des impacts. Il faut souligner que ce travail s'intéresse à la cohérence interne des bases de données, mais n'examine pas de manière critique si ces bases intègrent bien toutes les connaissances empiriques. Nous avions par exemple recensé un travail récent qui analysait pour la première fois les individus de cinq espèces de poissons rhéophiles sur la vie entière, et qui montrait un registre comportemental très varié des individus, avec une diversité intraspécifique en mobilité supérieure à la diversité interspécifique (Harrison et al 2019). Comment de tels résultats sont-ils ensuite codés en base de données quand il faut spécifier des traits d'espèce?

Les poissons n'étant qu'une petite partie de la biodiversité des milieux aquatiques, mais étudiée de longue date en raison de l'activité halieutique ayant des enjeux d'usage, on peut juger ce travail assez alarmant sur le niveau d'information de nos choix publics en écologie de la restauration. Contrairement à la conservation (protéger des habitats d'intérêt), la restauration est une ingénierie écologique qui entreprend de modifier des milieux pour obtenir des résultats. Mais sa capacité prédictive est-elle fiable ? On gagnerait à le vérifier avec  modération et rigueur dans des expérimentations avant se lancer dans des politiques à grande échelle, comme c'est le cas aujourd'hui en France. La complexité du vivant et la rareté de nos connaissances incitent à une certaine humilité...

Référence : Cano-Barbacil C et al (2020), Reliability analysis of fish traits reveals discrepancies among databases, Freshwater Biology, DOI: 10.1111/fwb.13469

04/01/2020

Les barrages sans effet sur l'homogénéisation des poissons... contrairement à la pêche (Peoples et al 2020)

Aux Etats-Unis, cinq chercheurs ont analysé l'évolution historique des populations de poissons sur près de 300 bassins versants. En tendance, la faune piscicole s'est homogénéisée dans le temps, avec davantage de similitude entre bassins aujourd'hui qu'hier. Mais les espèces endémiques n'ont pas disparu et la biodiversité totale a aussi augmenté. Analysant les pressions susceptibles d'expliquer ces populations plus semblables, les chercheurs trouvent que les seuils et barrages (22000 sur la zone d'étude) n'ont aucun effet. Ce n'est pas le cas des usages humains du bassin versant et notamment de la demande de pêche de loisir. On attend de semblables travaux scientifiques en France, où la politique des ouvrages en rivière a été décidée par l'administration centrale sur la base d'un vide à peu près complet d'études empiriques à grande échelle. Avec des conséquences fâcheuses de gabegie d'argent public à détruire des ouvrages au nom de problèmes allégués qui, pour beaucoup, ne se posent pas réellement. 


Les activités humaines provoquent une crise mondiale de la biodiversité, dont un élément-clé est présenté par les chercheurs comme l'homogénéisation du vivant: la composition des espèces dans leurs communautés régionales devient plus similaire au fil du temps via la perte d'espèces endémiques uniques ou le gain d'espèces non endémiques. Certains parlent des temps modernes comme l'ère "homogènocène" ou comme la "nouvelle Pangée", par allusion à l'époque où il n'y avait qu'un seul continent sur Terre permettant l'installation des espèces partout.

Les poissons étant un cas particulier de cette tendance générale, et ayant la chance d'avoir été étudiés de longue date en raison notamment de leur intérêt alimentaire, Brandon K. Peoples et quatre collègues ont voulu y voir plus clair dans le cas des Etats-Unis.

Les chercheurs ont mené leur étude sur 297 bassins versants dans 13 états de l'Est des États-Unis (image ci-dessus). La région présente une grande diversité des poissons (près de 300 espèces), avec de nombreux bassins versants proches en distance terrestre mais largement déconnectés au plan hydrographique. La plupart des bassins versants ont des eaux originaires des montagnes des Appalaches et coulant vers l'est, d'autres se trouvent dans les bassins du Mississippi et des Grands Lacs. La couverture des sols est diversifiée : combinaisons de forêts de feuillus, cultures céréalières et élevage, développement urbain et péri-urbain. Plus de 22000 barrages se trouvent dans la zone d'étude, allant de petites barrières au fil de l'eau à de grands barrages, ce qui a permis aux chercheurs d'intégrer ce facteur dans leur étude.

Pour estimer l'état initial de ces bassins versants, les chercheurs ont utilisé une base de données historiques, la NatureServe Digital Distribution of Native Fishes, nourrie de tous les témoignages et analyses disponibles. Ils ont comparé cette base avec les données de pêche électrique disponibles depuis les années 1990 jusqu'à nos jours. Par ailleurs, ils ont utilisé des données statistiques en lien possible à l'homogénéisation: les barrages, la demande de pêche, le taux de développement d'activité humaine sur le bassin, l'altitude. Les chercheurs ont aussi vérifié la richesse ancienne d'espèces endémiques, afin de contrôler si elle était ou non prédictive d'une résistance à l'introduction d'espèces exotiques au bassin.

Concernant l'évolution des espèces, voici les principaux résultats:

  • Tous les bassins versants, sauf huit, ont montré une augmentation de la richesse en espèces et aucun bassin versant n'a perdu d'espèces. 
  • Les bassins versants ont gagné jusqu'à 24 espèces, avec une augmentation moyenne de 8,2 ± 0,30 (SE) espèces. 
  • La richesse en espèces des bassins versants a parfois augmenté jusqu'à 91%, avec une augmentation moyenne de 22% ± 0,10. 
  • Les espèces non endémiques contribuent maintenant jusqu'à la moitié (47%) de la richesse totale des poissons de cours d'eau dans certains bassins versants, avec une moyenne de 17% ± 0,10. 
  • La relation entre la richesse endémique et non endémique était en forme de bosse, la différence maximale se produisant à des niveaux modérés de richesse endémique (30 espèces).
  • Les bassins versants sont devenus plus homogénéisés au fil du temps. La similitude faunique par paire entre les bassins versants a presque doublé, passant de 0,37 ± 0,002 dans l'ensemble de données historiques à 0,71 ± 0,001 dans l'ensemble de données contemporain, soit une augmentation moyenne de 34%. 
  • Sur les 272 espèces de cette zone d'étude, 184 (68%) ont été établies en dehors de leur aire de répartition naturelle.



A gauche, la tendance historique (abscisse) et actuelle (ordonnée), les bassins au-dessus de la droite ont davantage d'espèces, ceux en dessous en ont moins. Le gain de richesse spécifique s'observe dans quasiment tous les bassins. A droite, relation entre les richesses d'espèces endémiques (abscisse) et non endémiques (ordonnée). Les espèces endémiques s'installent mieux quand la richesse d'endémique est faible (vers la gauche) et non forte (vers la droite). Extrait de Peoples et al 2020, art cit.


Concernant les poissons contribuant le plus à l'homogénéisation, les chercheurs remarquent: "Les poissons de pêche récréative translocalisés étaient les espèces non endémiques les plus prolifiques; y compris la truite brune [S. trutta] (établie dans 146 bassins versants), le crapet vert Lepomis cyanellus (140 bassins versants), le crapet arlequin L. macrochirus (135 bassins versants), la truite arc-en-ciel Oncorhynchus mykiss (124 bassins versants), l'achigan à petite bouche Micropterus dolomieu (125 bassins versants) ) et l'achigan à grande bouche Micropterus salmoides (119 bassins versants)."

Quand ils analysent les corrélations entre l'évolution des poissons et les usages humains ou les traits naturels, les chercheurs observent : "La richesse non endémique a été affectée négativement par la richesse endémique (b = - 0,14 ± 0,05), et positivement par la demande de pêche (b = 0,10 ± 0,04), le développement humain (b = 0,18 ± 0,05) et l'élévation moyenne (b = 0,21 ± 0,05). Seule la densité des barrages n'a pas eu d'effet significatif sur la richesse naturelle (b = 0,05 ± 0,06)"

Discussion
Le travail de Brandon K. Peoples et de ses collègues ne vient pas vraiment  comme une surprise pour nous en ce qui concerne l'analyse des barrages et de la pêche.

Les barrages sont connus pour avoir des effets négatifs sur certaines espèces pratiquant des migrations à très longue distance, comme les saumons ou les anguilles (voir cette synthèse sur l'effet des ouvrages). Mais ces espèces amphihalines (vivant en eaux maritimes et continentales dans leur cycle de vie) sont rares au sein des poissons, dont l'immense majorité a un cycle de vie localisé, adapté à la nature dendritique, déconnectée et souvent fragmentée des réseaux hydrographiques. Les grands barrages ont aussi des impacts localisés en raison de tronçons court-circuités importants, d'éclusées variant les débits, de changements thermiques: les observations de la recherche spécialisée à ce sujet se font toutefois surtout sur des variations locales de densité d'espèces par rapport à un état naturel attendu, pas en soi sur des disparitions d'espèces des bassins. De même, le fait que des réservoirs de barrages tendent à abriter des espèces non endémiques est attesté, mais cet effet tenant à leurs eaux lentiques en milieux lotiques n'a pas de raison de perdurer en amont et en aval du réservoir, où les cours d'eau retrouvent des régimes non modifiés et des espèces adaptées. En sens inverse, des travaux ont pu montrer qu'en formant des barrières à la mobilité, les barrages peuvent préserver des zones amont de la remontée d'espèces invasives ou des souches locales d'introgression génétique avec des souches d'élevage importées (exemple Vera et al 2019). Ils peuvent aussi fournir des zones de refuge face à des événements climatiques ou hydriques adverses (Beatty et al 2017). Au final, les barrages impliquent des gagnants et des perdants dans le changement induit, mais ils créent à terme un état "alternatif" et dynamique de l'écosystème (Anderson et al 2019) et ils n'ont pas de raison d'éliminer par eux seuls la présence de la faune endémique (en dehors du cas des espèces migratrices amphihalines). Plus largement, certains travaux empiriques commencent à interroger le lien réel entre fragmentation et biodiversité, qui n'est pas aussi tranché que ce que disaient les modèles théoriques d'écologie du 20e siècle (voir Fahrig 2017, 2019). Il n'est donc pas surprenant que le travail de Peoples et ses collègues ne parvienne pas à trouver un signal clair sur de nombreux bassins versants.

Que la corrélation de la pêche (outre l'occupation humaine du bassin versant) soit quant à elle positive et avérée avec l'homogénéisation est aussi prévisible. Cette corrélation reste faible cependant. Divers travaux d'analyse historique l'ont déjà montré sur des bassins versants particuliers (exemple Haidvogl et al 2015), avec parfois des effets génétiques sensibles (exemple Prunier et al 2018). Un grand nombre d'espèces ont été introduites depuis 150 ans, dans le cadre de campagne d'acclimatation et en conséquence de la réussite de la reproduction contrôlée en pisciculture. Les pêches vivrières jadis et de loisir désormais figurent parmi les usages de l'eau les plus répandus, donc il est logique que le transfert d'espèces entre les bassins soient fréquents. Evidemment, il est dommageable pour la connaissance écologique en France que ces sujets aient été très négligés, en raison de biais présents dans la principale agence publique en charge de ces questions et dans la co-construction de la politique des rivières avec les instances officielles de pêche, juge et partie dans cette politique.

Enfin, il est notable que les auteurs ne documentent aucune extinction d'espèces endémiques en même que temps que la richesse spécifique totale est en croissance. Pour une partie de l'écologie de la conservation, la valeur de diversité des espèces non endémiques est purement et simplement niée. C'est un point de désaccord que nous avons avec l'OFB (ex Onema) en France, car l'origine non endémique d'espèces ne signifie pas qu'elles sont sans intérêt, en particulier si elles co-existent avec des endémiques. De plus, on ne voit guère comment extirper des espèces qui se sont installées partout, ni pourquoi détruire tous les nouveaux écosystèmes aquatiques créés par l'humain au fil des siècles. C'est aussi un débat chez les scientifiques (voir par exemple Vellend et al 2017, Schlaepfer 2018), y compris en choix de dépenses de conservation (voir Neeson et al 2018).

Etant donné les vastes domaines (climat, énergie, pollution, biodiversité) que doit couvrir une politique publique d'écologie à budgets forcément contraints, il paraît nécessaire d'avoir des débats démocratiques sérieux sur les priorités de dépense en fonction des enjeux et des résultats. Nous dépensons des centaines de millions € d'argent public par an sur ces questions de peuplement de poissons, la moindre de choses est de le faire en étant complet sur les connaissances et clair sur les objectifs vérifiables.

Référence : Peoples BK et al (2020), Landscape-scale drivers of fish faunal homogenization and differentiation in the eastern United States, Hydrobiologia, doi:10.1007/s10750-019-04162-4

A lire sur ce thème
Barrages et invertébrés, pas de liens clairs dans les rivières des Etats-Unis (Hill et al 2017) 
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)
Un effet positif des barrages sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 

17/12/2019

Les variations de mouvement en rivière sont d'abord dictées par des différences individuelles entre les poissons (Harrison et al 2019)

On parle beaucoup de la "circulation des poissons" comme un trait à améliorer dans un cours d'eau. Mais qu'en sait-on exactement? Pas tant que cela. Des chercheurs canadiens ont suivi pendant plusieurs années les mouvements en rivière des individus de cinq espèces de poissons, dont quatre de salmonidés. Le résultat est étonnant: non seulement il y a une très grande variation de comportement au sein de chaque espèce, mais les différences individuelles de déplacement sont mêmes plus importantes que les différences moyennes entre les espèces. Cela signifie que le mouvement du poisson en rivière relèverait au premier chef de la "personnalité animale" (les traits propres de chaque individu). Or, rappellent les biologistes, nous sommes encore très ignorants de ces détails et nous calibrons nos choix en écologie des cours d'eau par réflexion sur des espèces ou pool d'espèces. 

Le mouvement est essentiel aux poissons comme aux autres animaux: éviter les prédateurs, les concurrents et les conditions environnementales défavorables, rechercher la nourriture, les partenaires sexuels et les zones de reproduction. La variation des mouvements des animaux influence un large éventail de processus en écologie et évolution: flux des gènes, mortalité, fécondité, utilisation des ressources, aire de répartition, adaptation par réponses aux changements environnementaux. La distance de déplacement au sein d'un spectre de mobilité propre à chaque individu et chaque espèce est donc une métrique clé.

Les individus d'une même espèce diffèrent souvent dans leur comportement au niveau de la population, et ces différences sont souvent reproductibles. Ce phénomène est connu sous le nom de "personnalité animale", très largement documenté dans de nombreux taxons du règne animal.

Dans cette étude, Philip M Harrison et ses collègues biologistes ont utilisé 2 ensembles de données de suivi radio couvrant un total de 8 ans, sur 5 espèces de poissons de rivière présentant divers comportements, échantillonnées dans la rivière Peace en Colombie-Britannique (Canada) : quatre salmonidés (Salvelinus confluentus, Oncorhynchus mykiss, Thymallus arcticus, Prosopium williamsoni) et un percidé (Sander vitreus). Soit au total 504 enregistrements complets, répétés 13 fois sur les individus.

Leur hypothèse : tester si les différences intraspécifiques reproduites par les individus au cours leur vie expliquent autant la variance de la distance de déplacement que les différences interspécifiques, à la fois à court terme (au sein des saisons) et à long terme (entre les saisons et les années).

Cette hypothèse est confirmée par les données: pour comprendre le mouvement d'une espèce, dans un même milieu, il faut intégérer les différences entre individus.

Ce schéma montre ainsi la distance de déplacement moyenne (m/jour) de poissons individuels obtenue par télémétrie dans la partie supérieure de la rivière, chaque espèce ayant sa couleur (codes des espèces: BT omble à tête plate, GR ombre Arctique, MW ménomini des montagnes, RB truite arc-en-ciel, WPP doré jaune). Les lignes noires horizontales représentent les moyennes au niveau de l'espèce.


Extrait de Harrison et al 2019, art cit.

On voit que les moyennes de déplacement des espèces sont assez proches (et basses au demeurant, entre 1000 et 2000 m), mais que les individus exhibent de fortes différences au sein de leur espèce. En un mot : "la personnalité animale peut expliquer plus de variations de mouvement que les différences d'espèces".

Les chercheurs observent ainsi : "Nos résultats montrent que les différences intraspécifiques reproductibles à long terme expliquent davantage les variations des distances de déplacement que les différences d'espèces dans une communauté de poissons fluviaux. Au niveau intra-saison, les différences individuelles expliquent une proportion de variation de mouvement similaire aux différences entre espèces. Ces résultats, obtenus à partir de 5 espèces de poissons écologiquement diverses, suivis sur de longues périodes dans leur environnement naturel, ont des implications importantes pour notre compréhension des mouvements des animaux. Les descriptions des différences individuelles dans l'écologie spatiale des animaux sont courantes au sein d'une même espèce (examinées dans Spiegel et al 2017). Notre étude fournit une nouvelle démonstration au sein de la communauté et sur un lieu spécifique que ces spécialisations du mouvement  non relatives à l'espèce peuvent expliquer plus de variations de ce mouvement que les différences entre espèces."

Ils concluent : "nos données montrent que notre capacité à prédire avec précision les mouvements des animaux dans une communauté pourrait être grandement améliorée par la connaissance préalable des types de comportements individuels de mouvement. (...) Alors que les habitats deviennent de plus en plus fragmentés (Fahrig 2003), il est urgent de comprendre et d'atténuer les impacts des obstacles à la migration sur la variation individuelle des distances de déplacement (Hirsch et al. 2017). Étant donné l'importance de la variation des mouvements des animaux pour faciliter une réponse adaptative aux changements environnementaux (Sih et al 2011; Bestion et al 2015), la conservation de la diversité intraspécifique de mouvement documentée ici peut s'avérer importante pour la conservation des communautés animales dans l'Anthropocène."

Référence : Harrison PM et al (2019), Individual differences exceed species differences in the movements of a river fish community, Behavioral Ecology, 30, 5, 1289–1297

09/11/2019

Les insecticides peuvent aussi entraîner le déclin de poissons (Yamamuro et al 2019)

Un groupe de chercheurs japonais montre qu'une classe spécialisée d'insecticides puissants (les néonicotinoïdes), très utilisée dans le monde, a provoqué après les années 1990 un effondrement de la production de zooplancton dans un lac, puis de certaines espèces de poissons qui s'en nourrissent. Certaines de ces substances viennent d'être récemment interdites en France et en Europe. Des travaux allemands parus en 2017 et en 2019 ont par ailleurs documenté des baisses drastiques d'insectes dans des milieux très divers. On peut regretter la rareté des études d'effets directs et indirects des polluants émergents sur les réseaux trophiques de la faune aquatique en France. 

Les néonicotinoïdes sont des insecticides systémiques mis au point dans les années 1990 et formant la classe de pesticides la plus utilisée dans le monde aujourd'hui. Par leur efficacité redoutable et leur persistance dans l'environnement, ils sont notamment soupçonnés de jouer un rôle dans le déclin des colonies d'abeilles, avec d'autres causes.

Au Japon, Masumi Yamamuro et cinq collègues ont étudié en détail l'évolution des concentrations de néonicotinoïdes dans l'eau de rizières, de rivières et de lacs, tout en suivant en parallèle l'évolution du zooplancton et des poissons qui s'en nourrissent. Des travaux avaient montré que les néonicotinoïdes  peuvent affecter directement les poissons par des effets sub-létaux lors d'exposition à des concentrations faibles de fipronil, d'imidaclopride et de thiaclopride. Mais l'effet indirect de ces substances par la baisse de la biomasse des invertébrés servant de nourriture aux poissons (et à d'autres espèces) reste peu connu.

Voici le résumé de leur recherche parue dans Science :

"Le déclin des invertébrés est généralisé dans les écosystèmes terrestres et l'utilisation de pesticides est souvent citée comme facteur causal. Nous rapportons ici que les systèmes aquatiques sont menacés par la haute toxicité et la persistance des insecticides néonicotinoïdes. Ces effets se répercutent vers les niveaux trophiques supérieurs en modifiant la structure et la dynamique du réseau alimentaire, affectant ainsi les consommateurs les plus avancés. En utilisant des données sur le zooplancton, la qualité de l'eau et les rendements annuels en anguille [Anguilla japonica] et en wakasagi [Hypomesus nipponensis], nous montrons que l'application de néonicotinoïdes aux bassins versants depuis 1993 a coïncidé avec une diminution de 83% de la biomasse moyenne de zooplancton au printemps, entraînant une chute de 240 à 22 tonnes de la production de wakasagi dans le lac Shinji, préfecture de Shimane, Japon. Cette perturbation se produit probablement aussi ailleurs, car les néonicotinoïdes constituent actuellement la classe d'insecticides la plus largement utilisée dans le monde."

La figure ci-dessous montre l'évolution des néocitonoïdes (sept classes) dans les eaux de la préfecture Shimane entre 1982 et 2016 (en haut) et l'évolution de la biomasse de zooplancton du lac Shinki entre 1991 et 2005 (en bas). La rupture au cours des années 1990 est nette.


Extrait de Yamamuro et al 2019, art it. 

Discussion
Les néonicotinoïdes ont été récemment interdits en France et dans la plupart des pays européens en raison de leurs effets nocifs présumés sur les abeilles domestiques et sauvages, plus généralement sur l'entomofaune des zones cultivées et de leurs abords.

Des travaux récents menés en Allemagne ont conduit à des résultats spectaculaires et inquiétants concernant la chute de la biomasse et de la diversité des insectes: baisse de 75% de la biomasse des inseces volants dans des zones portant protégées (Hallmann et 2017), baisse de 34 et 36% de la biodiversité et de 41% et 67% de la biomasse en prairie et en forêt respectivement, sur 10 ans seulement (Seibold et al 2019). Ces dernières études n'incriminent aucun cause précise, mais témoignent toutes deux d'un déclin prononcé des insectes dans les campagnes, et ce déclin est plus marqué à proximité de zones agricoles (pour Seibold 2019).

Il est peu probable que ces tendances soient sans effet sur la faune aquatique, même si le sujet est pour le moment très peu étudié en Europe. On ne peut que le regretter, car les mauvaises connaissances produisent des mauvaises politiques.

Référence : Yamamuro M et al (2019), Neonicotinoids disrupt aquatic food webs and decrease fishery yields, Science 366, 620–623

23/09/2019

Ré-ajustement des populations de poissons après une construction de barrage (Anderson et al 2019)

En étudiant des populations de poissons à l'amont et à l'aval d'un grand barrage sur le bassin supérieur du Mississippi, des chercheurs montrent qu'il n'y a plus aujourd'hui de variation significative de la faune pisciaire par rapport au gradient attendu de l'amont vers l'aval. Les barrages pénalisent des migrateurs lors de leur construction, ils entravent également la progression des invasives, mais le vivant se réajuste ensuite au nouvel écosystème fragmenté. Et cet écosystème poursuit sa dynamique propre, qui n'est pas sans intérêt écologique.



De l'amont vers l'aval, les espèces d'une rivière changent à mesure que changent la pente, la température, les sédiments, la chimie de l'eau. Ces variations de présence et abondance des espèces de poissons selon des gradients spatiaux entraînent une baisse de la similarité des communautés avec la distance géographique, connue dans la littérature scientifique sous le nom de "fonction de désagrégation par la distance". L'identité de structure des communautés entre deux sites diminue à mesure que la distance physique entre eux augmente, en raison de l'évolution des conditions environnementales, des barrières de dispersion et de la dérive écologique et / ou des capacités de dispersion limitées des organismes.

Les obstacles à la dispersion peuvent limiter la gamme de certaines espèces et créer des transitions abruptes dans la structure des communautés de poissons. Les humains influencent fortement ces barrières de circulation, à la fois en les contournant (par des canaux reliant deux bassins, par exemple) et en en créant de nouvelles (par des barrages et des écluses).

Une équipe de chercheurs nord-américains a voulu savoir si un grand barrage du Mississippi crée ou non une rupture particulière dans la communauté des poissons entre l'aval et l'amont. Le site étudié est le Lock and Dam 19 (écluse et barrage 19), construit à partir de 1910 pour le barrage, de 1952 pour la grande écluse actuelle. Le milieu s'y est donc ré-ajusté aux nouvelles conditions depuis un siècle.

Voici le résumé de leur recherche :
"nous évaluons si un barrage de grande dimension (Lock and Dam 19; LD 19) sur un grand fleuve, la zone amont du Mississippi (UMR), modifie de manière substantielle la structure de la communauté de poissons par rapport à la variabilité attendue indépendamment des effets du barrage comme obstacle à la dispersion. En utilisant les données de capture de poisson par unité d'effort, nous avons modélisé la fonction de désagrégration de distance pour la communauté de poissons de l'UMR, puis nous avons estimé la similarité à laquelle on pourrait s'attendre autour de LD19 et nous l'avons comparé à la similarité mesurée. La similarité mesurée dans la communauté de poissons au-dessus et au-dessous de LD19 était proche de la valeur attendue basée sur la fonction de désagrégration de distance, suggérant que LD19 ne crée pas de transition abrupte dans la communauté de poissons. Bien que certaines espèces de poissons migrateurs ne soient plus présentes au-dessus de LD19 (par exemple, l'alose dorée, Alosa chrysochloris), ces espèces ne se rencontrent pas en abondance sous le barrage et ne modifient donc pas la structure de la communauté de poissons. Au lieu de cela, une grande partie de la variation de la structure des espèces est due à la perte / au gain d'espèces à travers le gradient latitudinale. Le barrage Lock and Dam 19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, bien qu'il puisse constituer une barrière significative pour certaines espèces (par exemple, des espèces envahissantes) et mériter une attention future du point de vue de la gestion".


Le modèle de peuplement d'après des pêches de 2013-2014 (trait) et les données (rond) autour de LD 19. Le peuplement attendu ne diverge pas du peuplement observé, malgré le barrage. Extrait de Anderson et al 2019, art cit.

Pour expliquer le résultat, les chercheurs rappellent que les migrateurs ont déjà disparu du fleuve, donc qu'ils ne constituent plus un facteur de différenciation entre amont et aval :
"Plusieurs possibilités existent pour expliquer pourquoi LD19 et d'autres barrages sur l'UMR semblent avoir peu d'effet sur la variation de la structure de la communauté de poissons. Une possibilité est simplement de ne pas disposer des données appropriées pour détecter cet effet. De nombreuses preuves suggèrent que les barrages, même les barrages de navigation semi-perméables, peuvent réduire ou éliminer les mouvements de certaines espèces de poissons (Tripp, Brooks, Herzog et Garvey 2014; Wilcox et al 2004; Zigler, Dewey, Knights, Runstrom et Steingraeber 2004). Pour que cela influence la structure de la communauté, ces espèces doivent en être des contributeurs importants. De nombreuses espèces qui étaient peut-être autrefois courantes dans l'UMR ne constituent pas une grande partie de la communauté de poissons de 2013/2014 (par exemple, le spatulaire, l'esturgeon jaune et l'alose dorée). Même si ces espèces étaient autrefois courantes et que les barrages de navigation les faisaient diminuer à leur faible abondance actuelle, nous ne serions pas en mesure de le détecter avec les données disponibles."

Ils rappellent aussi que, malgré une écluse permettant certains passages, les espèces invasives sont ralenties par le barrage (et ceux à l'aval) :
"Bien que le LD19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, il peut constituer une barrière significative pour les espèces invasives. Si la propagation en amont des espèces envahissantes de carpe argentée et de carpe à grosse tête (Hypophthalmichthys nobilis) à partir des zones situées en aval de LD19 montre que les poissons utilisent effectivement l'écluse (Larson, Knights et McCalla 2017; Tripp et al 2014), des actions de gestion de l'écluse peuvent vraisemblablement réduire le risque de propagation d'espèces de poissons envahissantes en amont, ainsi que prévenir le rétablissement d'espèces migratrices. Bien que les espèces aient un accès en amont via l'écluse, une plus grande abondance de carpes envahissantes et d'espèces indigènes migratrices (eg alose dorée et moule à coquille d'ébène) occupent les parties les plus basses, vraisemblablement parce que le LD19 a ralenti la migration en amont de ces espèces (Coker, Shira, Clark et Howard 1921; Kelner et Sietman 2000; Nielsen, Sheehan et Orth 1986)."

Enfin, les chercheurs soulignent que la retenue du barrage forme un nouvel écosystèmme qui évolue désormais selon sa dynamique propre et selon la gestion humaine, ce qui mérite un suivi en soi :
"Indépendamment de l'impact minimal actuel de LD19 sur la structure de la communauté de poissons, une surveillance à long terme dans cette zone d'importance écologique de l'UMR pourrait être utile pour détecter des changements dans la structure de la communauté de poissons au cours des prochaines décennies. La structure à grande hauteur de LD19 a provoqué le dépôt de plus de 10 m de sédiments derrière le barrage depuis son achèvement en 1913 (Bhowmik & Adams 1989). Les dépôts de sédiments ont réduit la profondeur de l'eau dans la moitié inférieure du bassin 19, créant un habitat de retenue allant immédiatement au-dessus du barrage à 24 km de rivière en amont. Les fonds peu profonds et les eaux calmes de cette zone constituent un habitat idéal pour la colonisation par les macrophytes. Des relevés aériens ont montré une expansion accrue des macrophytes depuis 1966 (Tazik, Anderson et Day 1993; Thompson 1973). Bhowmik et Adams (1986, 1989) ont prédit que la retenue 19 atteindra un équilibre dynamique d'ici 2050, lorsque le volume atteindra 20% de son volume initial après mise en service. En outre, cette étude s'est concentrée uniquement sur les captures dans les habitats des chenaux principaux et des chenaux latéraux, mais il est évident que la population d'espèces de poissons à l'échelle du bassin peut changer en fonction de la contribution proportionnelle des habitats".

Discussion
La problématique des barrages et de la continuité en long a été largement centrée sur les poissons migrateurs. Pour une bonne raison : ces espèces sont pénalisées par les ouvrages hydrauliques, surtout ceux de grande taille qui bloquent le lit majeur et sont infranchissables. Certaines de ces espèces sont menacées d'extinction, ce qui justifie des plans de protection ad hoc. Mais la question des barrages est parfois amenée dans le débat pour des raisons plus douteuses au plan de l'écologie et de l'intérêt général : les pêcheurs voudraient de fortes quantités de certaines espèces migratrices sur le maximum de rivières, dans une fin de loisir et de prédation davantage que dans une logique de conservation. Toutefois, les rivières fragmentées par les usages humains sont devenues au fil du temps de nouveaux écosystèmes : si leurs populations ne sont plus forcément celles de la rivière à l'âge pré-industriel, les plans d'eau ne sont pas pour autant dépourvus de vivant (ni d'usage halieutique au demeurant, mais sur d'autres pratiques et d'autres espèces).

On devrait donc renouveler nos approches en écologie des milieux aquatiques, en étudiant les milieux anthropisés pour leur dynamique, leurs fonctions et leurs peuplements propres. Quant à la prévention de l'extinction des espèces menacées, tout à fait nécessaire, elle ne signifie nullement qu'il faut rétablir ces espèces sur tous les sites où leur présence a pu être attestée dans les siècles et millénaires passés. Le coût en serait disproportionné, à supposer même que ce soit possible. Il s'agit avant tout de conserver des pools biologiques suffisants pour conjurer la menace d'une extinction.

Référence : Anderson RL et al (2019), Influence of a high‐head dam as a dispersal barrier to fish community structure of the Upper Mississippi River, River Research and Applications, doi.org/10.1002/rra.3534

Illustration en haut : le Lock and Dam 19, photo Carol Arney, U.S. Army Corps of Engineers, domaine public.

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20/07/2019

Malgré des milliards d'euros dépensés chaque année, pas d'amélioration dans la liste rouge des poissons menacés en France

Neuf ans après un premier état des lieux, la mise à jour de la Liste rouge des espèces menacées montre une situation toujours préoccupante pour les poissons d’eau douce dans l’Hexagone: sur les 80 espèces du territoire, 15 y apparaissent comme menacées de disparition si les tendances continuent. Le bilan s’aggrave même : 39 % des espèces sont désormais "menacées" ou "quasi menacées" contre 30 % en 2010. Ces observations posent question, à l'heure où la France dépense chaque année plus de 2 milliards € d'argent public pour l'amélioration de l'eau et des milieux. La situation des poissons migrateurs s'est aggravée pour certains d'entre eux, malgré les sommes considérables mobilisées pour la continuité en long. Ce qui devrait conduire à un audit des politiques publiques de l'eau: en écologie comme ailleurs, il convient de comprendre les conditions d'efficacité des dépenses, de réalisme des objectifs et de ciblage des actions. Outre la liste rouge UICN, l'état écologique et chimique au sens de la directive européenne DCE 2000 reste lui aussi dégradé dans plus de la moitié des masses d'eau. 

Précision liminaire : nous avons demandé aux services de l'UICN et du MNHN l'accès à des données de synthèse par espèces et bassins, mais celles-ci ne sont pas disponibles. Nous le regrettons, il est souhaitable que de telles données d'écologie soient plus facilement accessibles et consultables par les citoyens.

Le tableau ci-dessous montre les espèces considérées comme les plus vulnérables (catégorie VU vulnérable, EN en danger, CR en danger critique). On observe que les tendances sont stables ou à la baisse, notamment pour les poissons migrateurs.

(cliquer pour agrandir)

Ce second tableau précise les tendances significatives 2010-2019 en amélioration (un cas) ou en dégradation (3 cas) :

(cliquer pour agrandir)

On observe 2 migrateurs amphihalins dans les dégradations (grande alose, lamproie marine).

Au cours des quinze dernières années, les agences de l'eau ont dépensé de l'ordre de 2 milliards € par an. Environ 10 à 20% de ces dépenses (selon les bassins et les années) sont dédiées à la morphologie des cours d'eau et bassin, notamment la restauration d'habitats. L'insistance sur la morphologie s'est développée à partir du début des années 2000, après adoption de la directive cadre européenne sur l'eau. Le Plan d'action pour la restauration de continuité écologique (PARCE 2009) et le classement des rivières au titre de la continuité écologique (2011-2012) ont notamment entraîné une redirection importante des moyens financiers vers la question de la continuité en long, avec de nombreuses destructions d'ouvrages ou constructions de dispositif de franchissement.

L'hypothèse selon laquelle une perte d'habitats est la meilleure explication de déclin d'une espèce doit conduire à observer la hausse de la population de cette espèce quand l'habitat est restauré ou rendu accessible.

Pour l'instant, l'effort réalisé par les agences de l'eau sur le volet morphologique et notamment la continuité en long ne se traduit pas par de tels résultats, alors que le temps de génération des poissons (annuel ou quelques années pour les migrateurs) aurait pu permettre des évolutions déjà observables sur deux décennies de restauration physique. Plusieurs hypothèses :
  • les données IUCN et MNHN ne sont pas complètes,
  • les choix des agences de l'eau ne sont pas efficaces,
  • le temps de réponse des populations est long, 
  • la restauration / dépollution locale est sans effet majeur tant que le bassin reste dégradé de la source à l'estuaire.
On ne peut pas trancher entre ces hypothèses, notamment par manque de données (parfois par manque de convergence des modèles traitant les données). La recherche scientifique en écologie a déjà de nombreuses fois alerté sur le fait que les restaurations des milieux ont des résultats ambivalents, et qu'elles produisent rarement un retour à l'état antérieur (voir cette synthèse ; voir les références en fin d'article).

Parmi les facteurs autres que la morphologie / l'habitat pouvant expliquer les variations de poissons, on connaît notamment :
  • les pollutions eaux et sédiments, dont eutrophisation,
  • les toxiques (repro-, géno-, neuro-) affectant les organismes,
  • l'excès de prélèvement de l'eau,
  • la surpêche et le braconnage,
  • le changement climatique (températures extrêmes, assecs, crues),
  • le cycle océanique des espèces migratrices (en partie lié au climat),
  • l'apparition d'espèces invasives et/ou concurrentes,
  • le développement d'espèces protégées mais prédatrices (loutre, cormoran etc.),
  • les variations stochastiques (aléatoires).
Hélas, comme nous l'avions fait observer, il existe pour le moment assez peu de données d'entrée sur les variations historiques de long terme (fourchette de variabilité naturelle et forcée des populations de poisson) comme sur le suivi de l'intégralité des impacts (permettant de hiérarchiser ces impacts, éventuellement de confirmer ou infirmer certaines hypothèses).

Aussi devrait-on se garder – comme le font parfois l'IUCN, MHNN et l'AFB dans leur communiqué – d'avancer telle ou telle causalité. En particulier, alors que l'on dépense des centaines de millions € par an pour détruire des ouvrages, construire des passes à poissons, récréer des habitats et frayères sans résultat significatif observable (du point de vue des mesures de la Liste rouge), une certaine prudence s'impose sur des assertions trop généralistes.

Source : UICN-MHN-AFB (2019), La Liste rouge des espèces menacées en France. Poissons d’eau douce de France métropolitaine (pdf)

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12/05/2019

Mortalité quasi-nulle de jeunes saumons dans des turbines hydro-électriques (Tomanova et al 2018)

Une étude montre que la mortalité des jeunes saumons par turbine hydro-électrique n'est pas une fatalité : elle est réduite à des taux nuls à très faibles (ente 0 et 1,8%) dans les sites protégés par des grilles fines, l'essentiel des poissons passant par les exutoires de libre dévalaison. Cette estimation est conservatrice dans la méthodologie utilisée, donc la mortalité accidentelle peut être considérée comme quasi-réduite à néant. C'est une bonne nouvelle pour les objectifs carbone de notre pays, une recherche récente ayant montré qu'au moins 25 000 sites de moulins et forges sont rapidement équipables, outre des étangs en lit mineur et de nombreux barrages d'usage non énergétique (navigation, irrigation, eau potable). 


La configuration de l'un des sites étudiés. Image extraite de Tomanova et al 2018.

Diminuer la mortalité liée au passage des poissons dans les turbines hydro-électriques est un souci déjà ancien. Les barrières physiques, comme les grilles bloquant le poisson avant la chambre d'eau ou la conduite forcée, et les barrières comportementales, comme des émetteurs de bruit ou d'ondes électriques, ont été testées, les premières donnant en général plus de résultats.

Sylvie Tomanova et ses collègues (AFB-IMFT-Université de Toulouse-CNRS, EDF R&D Hydro, Ecogea) ont étudié quatre sites de production hydro-électrique dotés de grilles fines : Auterrive (Gave d'Oloron, 9,5 m3/s), Trois-Villes (Saison, 4,1 m3/s), Gotein (Saison, 6,7 m3/s) et Halsou (Nive, 30 m3/s).

Voici la synthèse de leurs résultats :

"La restauration de la connectivité longitudinale des rivières est en train de devenir une priorité de la conservation dans les pays où le développement des centrales hydroélectriques est élevé. De nouvelles solutions de dévalaison pour le poisson sont en cours d'installation dans les centrales hydro-électriques (CHE) de petite et moyenne dimensions en France, et une évaluation précise de leur fonctionnalité est nécessaire. 

Nous avons abordé ici l’efficacité des systèmes de protection de la migration vers l'aval des jeunes saumons Atlantique dans quatre CHE (trois racks inclinés horizontalement à 26° et un à 15° par rapport à l'axe de flux dans l’alignement des rives, tous avec des barres espacées de 20 mm). Entre 239 et 300 saumoneaux d'élevage ont été marqués par transpondeur et relâchés en 5 à 6 groupes à 100 m en amont de chaque CHE étudiée. Leurs passages à travers les centrales ont été détectés avec une antenne d'identification par radiofréquence (RFID) dans les dérivations pour la migration en aval et en amont. 

En moyenne, entre 82,8% et 92,3% des smolts relâchés ont réussi à passer la CHE par l’un des deux itinéraires autres que les turbines. L'efficacité moyenne du passage en dérivation ainsi obtenue variait de 80,9 à 87,5% et tous les groupes de poissons atteignaient une efficacité de passage supérieure à 70%. À l'exception d'un site, 50% des saumoneaux ont traversé la voie de dérivation en moins de 23 minutes après leur libération et 75% d'entre eux en moins de 2 h 15 min. En combinant nos résultats avec les taux d'entraînement des poissons précédemment estimés dans le canal d'amenée et les taux de mortalité liés aux turbines, nous avons évalué la survie globale des poissons aux barrages / CHE étudiés, qui se situe entre 98,24% et près de 100%. Nos résultats confirment les critères de conception recommandés pour les racks inclinés et orientés et l'intérêt des dispositifs testés pour la protection des smolts en dévalaison."

Il faut noter que la survie des poissons sans système de protection serait déjà assez élevée selon le modèle des auteurs : 99,9% à Auterrive, 93,1% à Trois-Villes, 92,7% à Gotein et 86,4% à Halsou, comme le montre ce tableau de synthèse (cliquer pour agrandir).

Extrait de Tomanova et al 2018, art cit. 

Mais dans la perspective d'un équipement énergétique plus systématique des rivières, la mortalité cumulée peut devenir importante même si elle est modeste à chaque site. Parvenir à des mortalités quasi-nulles est donc un objectif souhaitable, et cela permettrait d'éliminer certaines objections couramment avancées sur les risques liés à l'équipement des ouvrages hydro-électriques.

Discussion
La méthode ici utilisée définit l’efficacité minimale des exutoires, en dehors de période de montée des eaux avec surverses sur le barrage (c'est souvent dans ces conditions de "coup d'eau" que le poisson dévale). L’efficacité nous paraît aussi minimale car l’hypothèse de travail est que les poissons non détectés sont passés par la turbine (en soi, il est possible qu'ils ne dévalent pas et restent dans le canal, qu'ils remontent dans le cours d’eau, qu'ils soient l’objet de prédation, etc.). Il est nécessaire de tester les efficacités d’autres configurations de grille et d’autres types d’exutoires, afin de recherche le meilleur coût économique tout en préservant la mortalité minimale. Le fait que sur certains sites, la présence ou l'absence de protection ne changent quasiment pas la mortalité (99,9% versus 99,98% de survie à Auterrive par exemple) doit inciter à poursuivre ces travaux d'analyse. Il serait en particulier nécessaire d'analyser des sites de petites puissances (5-50 kW) formant 95% du potentiel hydro-électrique français non encore utilisé, soit plus de 25 000 sites à équiper en première intention en France (Punys et al 2019).

Les turbines sont en général les dispositifs les plus efficaces pour produire de l'électricité dès qu'on dépasse 1,5 m de chute, même si les moulins, forges et petits sites choisissent parfois des systèmes moins impactants pour les poissons comme les roues, les vis d'Archimède ou les hydroliennes.  Etant à la fois favorables à l'équipement hydroélectrique du maximum de sites en rivières et à la protection des milieux aquatiques, nous ne pouvons que souhaiter le progrès dans ces prises d'eau ichtyocompatibles. Il y a bien sûr une limite à ces barrières physiques : plus les grilles sont fines, plus il y a de turbulence et de perte de charge, moins la centrale hydro-électrique produit. Le colmatage des grilles devient aussi trop difficile à gérer quand l'écartement se réduit à l'excès. Néanmoins, on doit pouvoir parvenir à des compromis sur chaque typologie de site. Il faut continuer ces travaux d'analyse, tester les comportements et les mortalités des poissons en situations réelles, définir des bonnes pratiques conciliant les rationalités économiques et écologiques.

Référence : Tomanova S et al (2018), Protecting efficiently sea-migrating salmon smolts from entering hydropower plant turbines with inclined or oriented low bar spacing racks, Ecological Engineering, 122, 143–152.

25/03/2019

Les poissons des fleuves français reflètent déjà clairement le changement climatique (Maire et al 2019)

Analysant 40 ans de données sur la Loire, la Meuse, le Rhône, la Seine et la Vienne, des chercheurs montrent que les assemblages de poissons de nos fleuves reflètent déjà les effets du changement climatique, avec une tendance au remplacement des espèces septentrionales par des espèces méridionales mieux adaptées aux eaux chaudes. Il faut aussi noter que sur cette période, la biomasse et la richesse spécifique des poissons ont augmenté, sans que les exotiques (non endémiques en France) ne prolifèrent, mais avec des espèces non-locales (absentes des premiers relevés) plus nombreuses. Les peuplements de nos rivières changent donc, et plus rapidement que nous ne le pensions. Cela devrait inspirer des réflexions aux gestionnaires des bassins ayant parfois tendance à espérer un retour vers un "état de référence" du milieu calculé sur les siècles passés, mais aussi à sous-estimer l'importance des variations hydro-climatiques dans nos choix d'aménagement pour l'avenir des rivières.

Lors de l'implantation des centrales nucléaires françaises à compter des années 1970, EDF a engagé une campagne de mesure systématique des populations de poissons à l'amont et à l'aval des exutoires des centrales. Ces données très homogènes, dont les plus anciennes commencent en 1979, permettent un suivi longitudinal de qualité de la faune pisciaire. Onze sites sont concernés en France sur la Loire (Belleville, Chinon, Dampierre, Saint-Laurent), le Rhone (Bugey, Cruas, Saint-Alban, Tricastin), la Meuse (Chooz), la Vienne (Civeaux) et la Seine (Nogent).

Anthony Maire, Eva Thierry, Martin Daufresne (Laboratoire national d'hydraulique et environnement, EDF) et Wolfgang Viechtbauer (Université de Maastricht) ont utilisé cette base de données pour étudier l'évolution des assemblages de poissons en lien au changement hydroclimatique.

Un total de 923 418 poissons individuels de 40 espèces différentes a été échantillonné pendant toute la période de surveillance (1979-2015). Cela représentait en moyenne 26 383 ± 12 738 individus et 30 ± 2 espèces par station.

Six espèces migratrices anadromes (Alosa alosa, Alosa fallax fallax, Alosa fallax rhodan- ensis, Lampetra fluviatilis, Liza ramada et Petromyzon marinus) ont été exclues de l'analyse car les lieux et techniques d'échantillonnage n'étaient pas pertinents pour évaluer leur présence.

Pour caractériser les poissons, les chercheurs ont utilisé l'abondance totale par densité de capture de pêche (CPUE), la diversité spécifique (nombre d'espèces), l'équitabilité (proportion relative des différentes espèces dans la diversité), les espèces non-locales (absentes des premiers relevés) ou exotiques (non endémiques en France).

Du point de vue géographique et climatique (rapport à la latitude), les espèces de poissons ont été classées en septentrionales, méridionales ou intermédiaires selon les limites connues de leur répartition.

Enfin, les données de température et de débit de l'eau ont été analysées. Elles montrent une nette tendance à la hausse des températures de l'eau (en haut) et à la baisse des débits (en bas) :

Extrait de Maire et al 2019, art cit.

Anthony Maire et ses collègues résument ainsi leurs principales observations :

"Des tendances générales significatives ont été mises en évidence respectivement à la hausse pour la température de l'eau et à la baisse pour le débit au cours de la période d'étude. Parallèlement, la densité de nombreuses espèces a augmenté, entraînant une forte augmentation de la richesse en espèces (environ + 50%) et de l'abondance totale des poissons (environ quatre fois), mais sans tendance significative en termes d'équitabalité des espèces. De forts changements dans la composition des espèces ont été observés au cours de la période d'étude, avec une tendance générale à la hausse dans l'abondance relative des nouveaux arrivants (c'est-à-dire des espèces non échantillonnées pendant les premières années de l'enquête), tandis que la tendance de l'abondance relative des espèces exotiques était non significative. De plus, le changement le plus important sous-jacent aux changements de communauté était le remplacement des espèces septentrionales par les espèces méridionales."

Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) donne les courbes de ces tendances.



Changements temporels en métrique des assemblages de poissons. Les 7 premières années (1979-1985) sont représentées en gris en raison de la moins bonne représentativité de la valeur moyenne pour cette période. Extrait de Maire et al 2019, art cit.

Les chercheurs font observer : "Les augmentations globales observées de la richesse en espèces et de l'abondance totale sont cohérentes avec les tendances sous-jacentes au niveau de chaque espèce, ce qui montre les nombreuses espèces ayant connu une augmentation de la densité au cours de la période étudiée. Des relations similaires entre les tendances au niveau des espèces et des communautés avaient déjà été observées ou prédites pour les poissons d'eau douce en France (Buisson et al 2008; Daufresne et Boët 2007; Poulet et al 2011), ainsi que pour d'autres taxa dans des zones fluviales similaires (par exemple, macroinvertébrés  Floury et al 2013). La tendance de la richesse en espèces d’environ +50% au cours des 4 dernières décennies était même du même ordre de grandeur que l’augmentation moyenne prédite, allant de 50% à 68% d’ici 2080, sur la base de modèles de répartition future de 30%. espèces de poissons dans les rivières françaises (Buisson et al 2008). Conformément aux résultats actuels, la même étude a également prédit que de nombreuses espèces bénéficieraient d'un futur climat plus chaud, ce qui entraînerait des changements substantiels dans la composition des espèces au sein des communautés". En revanche, les auteurs soulignent que le réchauffement de l'eau et la diminution du débit devraient être défavorables pour d'autres taxa que les poissons.

Cette étude a examiné les tendances de la température et du débit de l'eau en tant que principaux facteurs susceptibles de modifier la composition des communautés de poissons d'eau douce. Mais d'autres changements environnementaux sont susceptibles de s'être produits localement au cours de la même période, pouvant avoir contribué aux variations biologiques observées.

Les chercheurs remarquent à ce sujet : "Outre les tendances hydroclimatiques, les changements dans la qualité de l'eau, et en particulier dans les concentrations de phosphore, ont probablement eu une influence considérable sur les populations aquatiques suite aux améliorations apportées au traitement des eaux usées (Durance & Ormerod 2009; Floury et al 2017). Plusieurs études ont démontré que l'amélioration de la qualité de l'eau avait des conséquences écologiques pour divers organismes du réseau trophique, tels que le phytoplancton (Larroudé et al 2013) et les macroinvertébrés (Floury et al 2013) dans la Loire ou les poissons dans diverses grandes rivières. aux États-Unis (Counihan et al 2018) et probablement aussi en France (Poulet et al 2011). Néanmoins, si les réponses écologiques de nombreuses régions, évaluées par exemple par une méta-analyse, se révèlent être similaires et tendant généralement dans la même direction (par exemple, changement dans la répartition des espèces par la tendance à remonter vers le pôle), alors on peut présumer avec confiance que des facteurs globaux tels que comme le changement climatique sont impliqués (García Molinos et al 2018). Pris ensemble, ces résultats mettent en évidence le rôle central du changement climatique dans les tendances observées et ses profondes implications pour les écosystèmes d'eau douce."

Enfin, les chercheurs concluent à la nécessité de tester différentes hypothèses d'adaptation des poissons au changement climatique. Il s'agit notamment de comprendre si les espèces à fort taux de reproduction (stratégie r) seront avantagées par rapport aux espèces à faible taux (stratégie K) et si la réduction de la taille corporelle (trait universellement observé en réponse au réchauffement) se vérifie aussi chez les résidents des rivières.

Référence : Maire A et al (2019), Poleward shift in large-river fish communities detected with a novel meta-analysis framework, Freshwater Biology, 1–14.