04/08/2016

Effacer 90% des ouvrages "sans usage", "encercler" les "récalcitrants": la violence programmée de la continuité écologique

Non seulement la destruction des moulins de France a été planifiée par l'administration, mais elle a été conçue dès l'origine dans une perspective conflictuelle vis-à-vis des maîtres d'ouvrages et des riverains. Un document de 2010 montre ainsi comment certains représentants du Ministère de l'Environnement ont interprété la continuité écologique comme une machine à casser les ouvrages hydrauliques, posant la préférence publique pour araser les 90% de seuils réputés "sans usage", appelant à "encercler" les "points noirs" formés par les "récalcitrants", ne manifestant aucun intérêt pour la concertation avec les principaux concernés, ni bien sûr aucune empathie envers le patrimoine hydraulique condamné. Après 5 ans de harcèlements et de conflits, après une centaine d'interventions parlementaires pour arrêter la casse et après la publication de rapports très critiques, ces orientations doivent aujourd'hui changer. Les mêmes hauts fonctionnaires sont-ils capables de faire leur mea culpa et de revenir sur les excès qu'ils ont eux-mêmes créés et encouragés? On verra dans les prochains mois…

Ce document (téléchargeable ici ou ici) est une présentation d'une responsable du bureau des milieux aquatiques (Direction de l'eau et de la biodiversité, Ministère de l'Environnement) à un séminaire de France Nature Environnement (FNE) sur la mise en oeuvre du Plan national pour la restauration de la continuité écologique (PNRCE, plus souvent appelé PARCE aujourd'hui).


Petit rappel pour comprendre le contexte :

  • la continuité écologique est entrée en droit français dans la loi sur l'eau (LEMA) de 2006, avec création d'un article du Code de l'environnement (L 214-17 CE) reprenant et modifiant des dispositions antérieures,
  • cet article de loi demande de "gérer, équiper, entretenir" les ouvrages à fin de continuité, sans préjuger de l'importance du futur classement des rivières où cette obligation de continuité s'appliquera,
  • dans le cadre du Grenelle de l'environnement, le gouvernement de l'époque a multiplié des effets d'annonce dont le PARCE 2009 désignant 1200 ouvrages prioritaires à traiter au nom de la continuité écologique (on les a appelés des "ouvrages Grenelle");
  • malgré l'échec de ce PARCE (très peu d'ouvrages traités, déjà de nombreux conflits), le classement des rivières de 2012-2013 a étendu la même obligation à près de 15.000 ouvrages en France, avec obligation de mettre en conformité chaque seuil ou barrage en 5 ans seulement;
  • tout au long de ce processus, le souhait parlementaire initial de l'équipement ou de la gestion des ouvrages a été transformé en acharnement administratif à les détruire (araser, déraser), avec comme instrument la menace réglementaire DDT-Onema et le chantage financier des Agences de l'eau (au moins certaines).

Le document que nous commentons ici est donc une simple pièce de ce puzzle de la continuité écologique, dont le contenu rappelle comment la réforme a été promue. Sa date (2010, mise en oeuvre du PARCE) indique la précocité de l'impulsion à détruire les ouvrages. Sa forme signale quant à elle la confidentialité de ces pratiques : si l'on n'est pas un expert du domaine (la plupart des élus ne le sont pas, par exemple), on ne comprend pas l'importance relative des "petites phrases" glissées de-ci de-là, au sein d'un jargon complexe où des notions abstraites croisent des sigles sibyllins. On est là entre "initiés" de la politique de l'eau, dans les cercles qui font et défont nos choix fondamentaux sur les rivières  – le lobby FNE, comme le lobby pêcheur FNPF, ayant été inclus de longue date dans ces cercles d'initiés par le Bureau des milieux aquatiques, contrairement aux représentants de riverains et moulins qui n'étaient pas à l'époque, ni aujourd'hui d'ailleurs, conviés en routine dans toutes les instances de concertation et de programmation sur la politique des ouvrages en rivières.


Syllogisme de la pelleteuse: 90% des ouvrages sont sans usage, or un ouvrage sans usage doit être arasé, donc… 
Au cours de cette conférence, une première diapositive indique qu'au regard du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Onema, c'est-à-dire le référentiel des ouvrages hydrauliques, "~ 10% ont un 'usage' dont 2 000 hydroélectricité". La notion d'usage n'est pas précisée – on croit comprendre que seul l'usage économique intéresse la fonctionnaire représentant le ministère, ce qui est une définition pour le moins limitative quand on parle d'éléments du patrimoine hydraulique (dont l'intérêt ne se limite pas à un chiffre d'affaires ou une utilité matérielle).

Par la suite, une autre diapositive expose la doctrine administrative sur le traitement des ouvrages classés dans le PARCE, c'est-à-dire la "préférence d'intervention". Cette préférence est ainsi énoncée: "ouvrage avec usage : aménagement" ; "ouvrage sans usage / abandonné : arasement".

Les règles élémentaires de la logique nous disent que si 90% des ouvrages sont sans usage et si les ouvrages sans usage doivent être arasés, alors 90% des ouvrages sont promis à la destruction au regard de la "préférence" administrative. Tout le monde comprend ce syllogisme, en particulier les services instructeurs qui se sont fait un devoir de l'appliquer dès le PARCE adopté.

On observe certes une précision: "toujours au cas par cas". C'est heureux que l'administration française n'en soit pas à rayer de la carte les moulins par lot entier! Mais "au cas par cas", le message du ministère a été clairement interprété comme un signal à chasser l'ouvrage à détruire, ainsi que s'en souviennent très bien tous les maîtres d'ouvrages "classés Grenelle" ayant reçu entre 2010 et 2012 la visite conjointe des gestionnaires (Agence de l'eau DDT, Onema, syndicat) et ayant constaté le soutien public quasi exclusif aux seules solutions d'arasement ou dérasement. Rappelons que l'association Hydrauxois est née en défense d'un "ouvrage Grenelle", l'usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois, particulièrement en réaction à la position de l'Agence de l'eau Seine-Normandie qui a refusé de débourser un seul centime pour une solution non destructrice, alors qu'elle était prête à signer un chèque d'un million d'euros pour tout casser. Le "cas par cas", c'était tout pour la casse et rien pour son alternative – même des sites inscrits aux Monuments historiques ont dû subir à l'époque les assauts empressés des casseurs, c'est dire comme on fit attention aux contextes et aux autres enjeux des ouvrages hydrauliques!


Encercler le récalcitrant pour faire pression
Par la suite, la présentation du Bureau des milieux aquatiques n'hésite pas à employer un ton quasi-militaire pour la tactique à employer pour mettre en oeuvre la réforme. On peut lire ainsi : "pragmatisme aval puis amont, mais sans s’arrêter au 1er blocage (récalcitrant) : encercler par résultats aval et amont d’un point noir : renforce la pression".

"Encercler" le "récalcitrant" pour "renforcer la pression" sur le "point noir" : qu'un tel vocabulaire soit utilisé par une haut fonctionnaire du Ministère de l'Environnement, de surcroît dans un briefing organisé par un lobby militant (France Nature Environnement), dit assez les excès qui ont présidé à la mise en oeuvre du PARCE en 2009, puis du classement des rivières de 2012-2013. Cela dit aussi combien les promoteurs de cette réforme, tout en prétendant que les ouvrages étaient "sans usage", savaient très bien en réalité que les propriétaires et riverains y sont attachés, avec nécessité de "pression" pour les faire plier.

Cette technique du harcèlement pour faire pression décrit parfaitement le sentiment qu'ont les propriétaires face aux effaceurs qui alternent promesses ("le chantier sera gratuit, votre ouvrage est vétuste et inutile, c'est joli une petite rivière qui coule librement") et menaces ("une passe vous coûtera très cher, n'espérez pas d'aide car ce n'est pas efficace, les services feront des mises en demeure car vous serez hors la loi").

Les gens ? Ils n'existent pas pour le Bureau des milieux aquatiques
Un autre aspect du document est remarquable : c'est une absence, cette fois, l'absence totale de mention du maître d'ouvrage ou des riverains. On pourrait se dire qu'une réforme visant à produire des aménagements lourds, voire des effacements purs et simples, demande comme toute première condition de succès de prendre une considération particulière des propriétaires des ouvrages concernés. Y a-t-il des diapositives sur les dispositions d'esprit de ce propriétaire, sur la concertation avec lui, sur ses intérêts et ses attentes? Y a-t-il une mention de la nécessité de consulter les avis des riverains qui sont dans l'influence de l'ouvrage ? Rien de cela.

La présentation du Bureau des milieux aquatiques parle plutôt des "opportunités" d'agir comme les renouvellements d'autorisation (quand le maître d'ouvrage est sensible à un chantage, donc), elle évoque des "porteurs forts" comme les syndicats ou les EPTB ou les parcs naturels (ceux qui vont pouvoir exercer la "pression" locale sur le propriétaire), elle assomme son monde de tout le jargon administratif dont se repaissent les experts en réglementations invivables et ingérables de la haute fonction publique (les ZAP, RNABE, SDAGE, PLAGEPOMI, ROE, ICE…). Mais pas un début d'intérêt pour ceux qui ont le plus à perdre dans la réforme.

Les gens n'existent pas, pour le Bureau des milieux aquatiques du Ministère de l'Environnement. Ces gens sont des paramètres ajustables aux pressions qu'on exercera sur eux. Au demeurant, depuis la loi sur l'eau de 2006 jusqu'à la charte des moulins de 2016, ce même Bureau s'est montré complètement et constamment indifférent aux objections qu'on lui fait.



Une conception inacceptable de l'action publique,  largement dénoncée depuis 2010
Cette mise en oeuvre brutale, autoritaire et destructrice de la continuité écologique a entraîné depuis 5 ans une levée de boucliers. Un premier rapport d'audit du CGEDD (2012) avait déjà été critique sur le PARCE 2009, mais la plupart de ses recommandations n'ont pas été suivies. Un autre rapport du même CGEDD est en cours. La tentative récente de produire une "charte des moulins" a été un échec, car les représentants du Ministère de l'Environnement sont toujours incapables de poser que le choix radical et non inscrit dans la loi de la destruction a vocation à être une exception, sur des ouvrages abandonnés, avec une dépense publique justifiée par des gains écologiques substantiels et démontrés.

Depuis 2015, pas moins d'une centaine de parlementaires (chiffre énorme pour un sujet modeste dans l'actualité chargée de la France) se sont émus auprès du Ministère du sort fait aux moulins, de la suppression de leur potentiel énergétique ou de la disproportion des "solutions" qui sont proposées par l'administration et les syndicats de rivière. Plus de 1300 élus, de 300 associations et des centaines de personnalités ont signé un appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages. Le rapport Dubois-Vigier de février 2016 et le rapport Pointereau de juillet 2016 ont appelé à des remises en question, parfois profondes, des modalités d'application de cette continuité écologique. De premières réformes législatives (loi Patrimoine, loi Biodiversité), encore bien trop timides, viennent tout juste de modifier l'article L 214-17 du Code de l'environnement ayant institué la continuité écologique en 2006.

Ségolène Royal a répété à de nombreuses reprises qu'il fallait stopper la destruction des moulins, mais ces belles paroles tardent à devenir réalité. L'instruction donnée aux préfets en décembre 2015 n'est pas suivie d'effet, syndicats et services instructeurs continuent à détruire comme si de rien n'était, au point qu'il faut signaler et faire signaler à la ministre combien sa parole est inaudible. Le Bureau des milieux aquatiques a lâché bride aux casseurs d'ouvrages, le Ministère n'a jamais posé les conditions élémentaires de rigueur dans leur diagnostic écologique ni jamais sanctionné le manque de sérieux présidant aux aménagements, alors la machine folle continue sur sa lancée, confortée par les généreuses lignes budgétaires dédiées par les Agences de l'eau à la casse des seuils et barrages.

Rien n'a changé sur l'essentiel : effacement inacceptable, aménagement hors de prix, gains écologiques disproportionnés au coût et au trouble induits
Si de nombreux responsables reconnaissent désormais le problème et les excès de la première mise en oeuvre de la continuité écologique, si le texte de loi commence à évoluer, rien n'a réellement changé sur l'essentiel.

Dans les bassins les plus militants, les Agences de l'eau financent publiquement entre 80 et 100% la destruction, mais ne s'engagent à aucune aide précise pour d'autres solutions ou laissent un restant dû inabordable pour la plupart des particuliers, des petits exploitants ou des collectivités modestes. Comme ces autres solutions sont hors de prix en raison d'un cahier des charges souvent disproportionné à l'enjeu écologique, rien ne se passe. Par ailleurs, des témoignages récemment transmis par des maîtres d'ouvrage ayant échangé avec leurs DDT(-M) nous informent que les mêmes fonctionnaires du Bureau des milieux aquatiques continuent d'appeler les services instructeurs à la fermeté et à la répression, manifestement incapables d'entendre le message de désarroi et de colère du terrain, incapables aussi de remettre en question leur vision dogmatique des ouvrages hydrauliques, leur lecture partiale et excessive des conclusions scientifiques de l'écologie des milieux aquatiques, leurs interprétations plus que tendancieuses des textes de loi.


Agir aussi longtemps que dureront la casse du patrimoine hydraulique et les chantages financiers pour des aménagements hors de portée
Propriétaires, riverains et usagers doivent donc reprendre et intensifier leur campagne d'information des élus et de la Ministre de l'Environnement dès la rentrée, pour que l'administration centrale cesse ses pratiques discrétionnaires hors-sol et que les services administratifs (dont ceux des Agences de l'eau, clé financière du problème) changent leurs arbitrages en faveur des solutions non destructrices d'aménagement des seuils et barrages. Ce changement de doctrine administrative sur les ouvrages hydrauliques est nécessaire : entre 10% à 20% seulement des seuils et barrages classés L2 auraient été mis en conformité selon les bassins, la poursuite de la réforme sur les autres – qui sont de loin les plus complexes et qui ont été différés pour cette raison – ne peut que dégénérer en conflit permanent si les méthodes ne changent pas.

Pour sortir du conflit, il existe des solutions :
  • engager une vraie concertation collective en lieu et place des pressions individuelles et de la gouvernance opaque,
  • reconnaître que la destruction des ouvrages anciens n'est pas un choix de première intention et que cette option radicale demande des justifications fortes, 
  • développer une approche démocratique des aménagements locaux et de la pluralité des attentes citoyennes vis-à-vis de la rivière, impliquant les maîtres d'ouvrage, les riverains, les associations,
  • chercher en première intention des solutions simples de bonne gestion écologique des ouvrages, avec une responsabilisation plutôt q'une répression des propriétaires,
  • financer correctement donc solvabiliser les solutions non destructrices de franchissabilité, 
  • poser des grilles rigoureuses de diagnostic et de priorisation écologique des travaux, afin d'arrêter la gabegie d'argent public sur des rivières qui ne sont pas en mauvais état du fait de leurs ouvrages. 
Alors certes, au Bureau des milieux aquatiques du Ministère de l'Environnement, il y aura sans doute quelques "récalcitrants" à l'idée d'un tel changement de doctrine. Mais si ces "points noirs" sont "encerclés" par des gens de bon sens, ils en viendront peut-être à abandonner leurs convictions dogmatiques et leurs postures autoritaires…

Lire pour comprendre
Les vrais blocages de la continuité écologique: un collectif d'associations s'exprime
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Techniques ordinaires de manipulation en évaluation écologique des seuils de moulins
Du continuum fluvial à la continuité écologique: réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Continuité écologique : pour un financement public des dispositifs de franchissement en rivière

Agir pour défendre la rivière, son patrimoine, son paysage et ses usages
Vade-mecum du propriétaire d'ouvrage hydraulique en rivière classée L2 (continuité écologique)
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02/08/2016

Échelle à poissons? "Aucune utilité à la généraliser" (1899)

En 1865, une loi impose en France la construction d'échelles à poissons sur certains ouvrages, afin de favoriser la libre circulation des "espèces voyageuses". Trente ans plus tard, une commission administrative est réunie sous l'égide du Ministère de l'Agriculture, afin de tirer un bilan. Sur la base d'un rapport d'enquête, elle conclut que la construction des échelles à poissons pose des problèmes aux usages, principalement les irrigants et les exploitants de chute, que leur utilité sur des petites chutes majoritaires de 1 à 1,5 m n'est pas vraiment démontrée et que d'autres mesures, comme l'ouverture des vannes 30 heures par semaine, seraient plus adaptées. Extraits et commentaires.



La commission des améliorations agricoles et forestières s'est constituée au Ministère de l'agriculture le 30 novembre 1896. Sur la proposition de M. Méline, président du Conseil, elle a immédiatement décidé de se diviser en deux sous-commissions dont la première s'occuperait de la répression du braconnage et de la pisciculture, la deuxième des améliorations pastorales- comprenant les irrigations, les reboisements et les pâturages.

Nous pouvons enfin donner le compte-rendu sommaire des travaux de ces deux sous-commissions. (…)

Echelles à Poissons. La sous-commission s'est ensuite occupée des échelles à poissons. Mais, avant d'aborder cette étude, elle a prié M. le Dr Brocchi de vouloir bien rédiger une notice sur les mœurs des principaux poissons migrateurs : le saumon, l'alose, l'anguille et la lamproie.

A la suite de cette communication, M. Philippe, directeur de l'Hydraulique agricole, a soumis un rapport très complet et très documenté sur le nombre des échelles en service, sur les principaux types adoptés tant en France qu'à l'étranger, sur leur fonctionnement, etc.

Les conclusions présentées par M. Philippe et adoptées par la sous-commission se résument ainsi : 

1° En ce qui concerne le genre d'échelles à adopter, il n'y a pas à recommander un type d'échelle plutôt qu'un autre. Sans repousser aucun système, car tous peuvent donner de bons résultats, on doit choisir de préférence les plus. simples et les plus rustiques ; et à ce point de vue spécial, les échelles à plan incliné avec cloisons transversales percées d'orifices en chicane, paraissent satisfaire à ce desideratum.

Quel que soit le modèle adopté, la condition essentielle c'est la position de l'échelle par rapport à la chute. Il est indispensable que l'échelle débouche en un point où le courant est très rapide et l'eau profonde, car c'est toujours en ces points que le saumon et les autres poissons migrateurs se rassemblent pour tenter l'escalade de la chute.

2° Contrairement à l'avis émis par la Commission instituée en 1888 au Ministère des travaux publics, il n'y a pas lieu de prescrire d'une manière générale l'établissement d'échelles dans tous les barrages. En adoptant une semblable mesure, on peut porter un préjudice sérieux à l'industrie et aux irrigations.

En effet, une échelle ne fonctionne bien que quand le volume d'eau qui coule est très grand ; il faut de 400 à 600 litres par seconde pour obtenir de bons résultats.

Or, un débit de 500 litres d'eau par seconde représente, pour les irrigations, 500 hectares susceptibles d'être convenablement arrosés ; pour l'industrie, si la chute est seulement de deux mètres, une puissance constamment utilisable de plus de dix chevaux-vapeur, c'est-à-dire une force suffisante pour la mise en marche d'un moulin, d'une papeterie ou de toute autre usine.

Ces chiffres donnent une idée du trouble profond qui serait apporté à l'industrie et à l'agriculture, si tous les barrages devaient être munis d'échelles.

La mesure ne doit donc pas être générale, et il n'y a aucune utilité à la généraliser. En effet, tous les barrages ayant moins de 1 mètre à 1m50, et c'est le plus grand nombre sur les rivières non navigables, peuvent aisément être franchis par le saumon. En second lieu, le débit de l'échelle doit être au moins de 400 litres. Tous les barrages construits sur les rivières ou ruisseaux qui n'ont pas à l'étiage un débit de beaucoup supérieur à 400 litres ne doivent pas non plus être munis d'échelles, et cela quelle que soit leur hauteur, car le remède serait pire, que le mal, attendu que le poisson ne passerait pas par l'échelle insuffisamment alimentée, que néanmoins l'eau se perdrait d'une manière persistante par cet orifice, et que par suite l'usinier ou l'agriculteur propriétaire du barrage serait conduit à ne lever ses vannes de décharge qu'à des intervalles très éloignés.

Enfin le nombre des rivières en France, qui sont susceptibles d'être fréquentées par le saumon et l'alose, est assez restreint.

3° Il n'y a pas à changer les grandes lignes de notre législation, en ce qui concerne l'établissement des échelles ; la loi de 1865 donne à l'État la possibilité de construire ces échelles partout où elles sont utiles.

Ce qu'il conviendrait peut-être de faire, ce serait, à l'avenir, de prescrire dans les arrêtés préfectoraux réglementant les barrages, que les vannes d'évacuation des ouvrages ayant plus de 1m50 de hauteur devront être ouvertes pendant trente heures par semaine, consécutives ou non.

Encore cette mesure ne devrait-elle s'appliquer que sur certaines rivières susceptibles d'être fréquentées par les espèces migratrices utiles. Ce qu'il conviendrait peut-être également de prescrire dans cet arrêté, ce serait l'établissement de grillages métalliques à l'entrée des canaux amenant l'eau à l'usine.

Afin de permettre à l'Administration de se rendre compte de l'application qui a été faite des dispositions contenues à l'article premier de la loi du 31 mai 1865, la Commission a exprimé le vœu qu'il soit procédé dans chaque département, par les soins des agents des Ministères de l'agriculture et des travaux publics, à une enquête dont le but serait d'établir d'une façon aussi précise que possible : 
1° Quels sont les cours d'eau où pénètrent les espèces de poissons migrateurs ?
2° Quel est le nombre de barrages construits sur ces cours d'eau ?
3° Quels sont ceux où des échelles à poissons sont déjà établies ?
4° Quels sont ceux qui en sont dépourvus, et où il serait utile d'en construire d'après les principes ci-dessus exposés ?

Commentaires
Le "dépeuplement des eaux" est un spectre constant pour les gestionnaires de rivières, et un trope du débat public pour certains acteurs engagés. Ce souci motive déjà des ordonnances royales sous l'Ancien Régime, puis diverses lois après la Révolution française. La grande coupable historiquement désignée est la pêche (dont le braconnage), à une époque où cette activité vivrière était très pratiquée en eaux douces, par des méthodes permettant des prises nombreuses (filets, nasses, etc.). Viennent ensuite les pollutions, souci ancien dans les villes mais prenant une nouvelle dimension avec la révolution industrielle. Le développement des forces hydrauliques, qui sont la première source d'énergie en France jusqu'à la guerre de 1914, ajoute le problème de la circulation des poissons migrateurs.

Si l'administration du XIXe siècle se préoccupe de la question piscicole à la lumière des premiers travaux de l'ichtyologie scientifique, et donc d'une certaine forme d'écologie, le prisme reste avant tout économique. D'une part, et comme le montre cet extrait, on s'inquiète de l'impact des échelles à poissons sur l'activité agricole et industrielle. D'autre part, les poissons migrateurs eux-mêmes sont valorisés quand ils sont "utiles", c'est-à-dire destinés à la consommation humaine. Une notion comme la valeur intrinsèque du fonctionnement naturel d'une rivière est évidemment absente au XIXe siècle… et à dire vrai cette notion est toujours loin de faire consensus de nos jours, la valeur de la biodiversité ou d'un écosystème étant plus souvent rabattue sur les services rendus aux sociétés, ou limitée à des sites à forte valeur paysagère, patrimonialisés à fin récréative.

La loi de 1865 (qui avait été précédée par une circulaire de 1851) aura du mal à se mettre en oeuvre, malgré divers arrêtés d'application dans les années 1900 et 1920. Alors que la pêche vivrière disparaît progressivement et que de nombreux grands barrages émergent au XXe siècle, le plus souvent sous impulsion publique, la pêche de loisir (ou pêche sportive) prend le relais de l'activisme en faveur de la circulation piscicole. La dimension économique est résiduelle, c'est le "souci de la nature" qui est désormais davantage mis en avant, ainsi que la valorisation halieutique de certaines pêches (salmonidés). En 1980 sont créées des "rivières réservées" où la construction de nouveaux ouvrages hydro-électriques est interdite. En 1984 est introduite une obligation d'efficacité et d'entretien des passes à poissons, avec construction dans les 5 ans sur les rivières où est pris un arrêté préfectoral "espèces" (disposition devenue l'article 432-6 CE). La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 finit par créer l'actuel article L214-17 CE et la loi Grenelle 2009 instaure les trames verte et bleue.

Dans la version la plus récente de cette trajectoire biséculaire de libre écoulement, baptisée "continuité écologique", le discours de l'aménagement des ouvrages hydrauliques s'est élargi dans ses attendus. Si le poisson grand migrateur reste l'objectif symbole mis en avant (car il a un besoin réel dans son cycle de vie, mais aussi car c'est le seul capable de parler à un public large), d'autres espèces d'eaux douces sont intégrées dans les préoccupations de libre circulation. La notion nouvelle de transit sédimentaire est aussi intégrée dans la loi, ainsi qu'une volonté de restaurer à petite échelle des micro-habitats jugés préférables pour la biodiversité (dans la pratique du gestionnaire, la loi ne l'exigeant pas). A l'obligation traditionnelle d'aménagement des seuils et barrages s'est ajoutée l'option d'effacement pur et simple de l'obstacle à l'écoulement, à l'inspiration de certaines pratiques nord-américaines et en vertu d'une disparition de l'usage économique ancien des ouvrages.

Ces évolutions ne changent cependant pas les fondamentaux que l'on observe depuis le XIXe siècle : le cours d'eau aménagé est le cadre de vie des riverains, pour le travail de certains et l'agrément des autres, son évolution sous forme de prescriptions publiques représente une charge économique et sociale en face de laquelle on attend des justifications. Les bénéfices sont-ils à hauteur des coûts? Le souci diffus de l'environnement va-t-il jusqu'à une volonté citoyenne partagée de restaurer la "naturalité" des rivières au détriment de certains de ses usages et de certaines de ses représentations? En 2016 comme en 1899, le doute est permis.

Source : Revue des eaux et forêts (dir. S. Frézard) (1899), Echelles à poissons, 197-199.

Illustration : une échelle à poissons. Les doutes sur l'efficacité de ces dispositifs viennent en partie des problèmes constructifs des premiers modèles : courant trop fort, lame d'eau trop faible, chutes intermédiaires trop hautes, manque de fosse d'appel, distance en nage de pointe trop importante, etc. Le choix des dispositifs de franchissement s'est élargi au fil du temps, l'étude de leur efficacité et la recherche de leur amélioration restant un champ actif, avec de nouveaux moyens d'observer le comportement des poissons (voir par exemple Benitez 2015 ; et cet article sur l'efficacité des passes).

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01/08/2016

Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)

Une équipe universitaire a fait le bilan de l’effacement d’un ouvrage sur un affluent de la Meuse. Au bout de quelques années, on voit que la biodiversité totale des poissons et invertébrés a plutôt régressé sur le site. Certes et sans surprise, les espèces d’eaux courantes ont été favorisées par la suppression de la retenue et de son habitat lentique. Mais ces gains minuscules et spécialisés, s’ils intéressent éventuellement le naturaliste, relèvent-il d’un intérêt général des citoyens justifiant la dépense publique? Nous avons le droit de savoir pour quels objectifs précis on casse les ouvrages hydrauliques, de décider si l'éventuel gain est justifié au regard des autres enjeux de la rivière et, dans l’affirmative, de vérifier si ce gain est réellement atteint après chaque chantier. Les pratiques actuelles d'effacement d'ouvrages à la chaîne sans diagnostic biologique complet ni programmation de suivi doivent cesser.

On se plaint régulièrement de l’absence de suivi sérieux des opérations des restauration morphologique, en particulier sur le dossier conflictuel de la continuité longitudinale, où certains choix radicaux comme l’effacement des ouvrages hydrauliques sont supposés être justifiés par des gains substantiels pour les milieux aquatiques. Ces promesses restent abstraites et théoriques tant qu'on ne mesure pas ces gains pour les présenter aux citoyens finançant les travaux.

Dans le cadre du programme européen Life Environnement Walphy, une équipe des universités de Namur et de Liège, ainsi que de la Direction des cours d’eau non navigables de Belgique, a dressé un bilan des aménagements réalisés sur le Bocq, affluent rive droite de la Meuse (bassin versant de 237 km2). Sur cette rivière ont été réalisés 7 effacements d’ouvrage (arasements), 6 bras de contournement, 3 pré-barrages, 2 rampes rugueuses, 1 passe à poissons, 3 scénarii mixtes combinant 2 dispositifs techniques sur un même site. Par ailleurs, des linéaires rectifiés de la rivière ont été reméandrés.

Les auteurs étudient un effacement (déversoir de Spontin d’une hauteur de 1,2 m) et un reméandrement (site d’Emptinale). Nous nous concentrons ici sur l’effacement, et plus particulièrement sur son bilan biologique. Les auteurs font aussi un bilan morphologique du passage des habitats lentiques à lotiques, mais ce point n’appelle pas de commentaires particuliers (en dernier ressort, la diversité morphologique n’est pas recherchée en soi, mais comme un facteur pertinent de variation de la diversité biologique). On se contentera d'observer que la remobilisation sédimentaire (11 galets marqués sur 50) n'a pas tenu toutes ses promesses sur le site de l'ouvrage effacé.

Venons-en donc aux indices biologiques, ici les insectes (avec calcul IBGN) et les poissons (avec calcul IBIP, indice de qualité piscicoles équivalent à l'IPR en France).

Extrait de Castelain et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Le schéma ci-dessus montre le bilan 2009/2012 sur le site de Spontin (la Senenne en tronçon de référence) pour les invertébrés. On observe que :
  • la richesse taxonomique (biodiversité alpha) baisse de 40 à 33 taxons à l’amont et de 32 à 28 taxons à l’aval,
  • l’IBGN aval se dégrade de 15 à 13, l’IBGN amont s’améliore (de 15 à 16), dans ce dernier cas grâce à l’apparition des Trichoptères (Hyperrhyacophila et Hydropsyche) et des Ephéméroptères (Ephemerella, Torleya et Baetis),
  • l’équitabilité suite la même tendance (hausse amont et baisse aval),
  • l’indice de qualité l’eau ln augmente mais l’indice de qualité de l’habitat lv se dégrade,
  • le cours d'eau de référence (Senenne) suggère que ces variations ne sont pas très significatives (évolutions d'amplitude comparable de certains indices entre deux relevés, malgré l'absence d'intervention).
Au final, le bilan ne paraît manifestement pas exceptionnel, avec une biodiversité globale des invertébrés sur la station qui a baissé, un site qui a gagné en qualité et un autre qui a perdu.

Extrait de Castelain et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Le schéma ci-dessus montre le bilan piscicole du site du Spontin amont, c’est-à-dire l’ancienne retenue. On observe que :
  • le site a perdu en biodiversité avec disparition de la perche et de la tanche (espèces d’eaux calmes),
  • les populations rhéophiles de truites, d’ombres et de chabot ont fortement augmenté,
  • la biomasse totale a été multiplié par 6,
  • le score de qualité IBIP a augmenté de bon à très bon (19 à 23)
Cette présentation de l’évolution piscicole souffre cependant d’un biais majeur: les auteurs n’ont pas présenté les données pour le site Spontin aval (ni une station de référence pour évaluer l'amplitude de la variation inter-annuelle). Or, chacun sait que les stations à l’aval des petites chutes sont riches en populations (à la fois par l’effet obstacle qui concentre davantage d’individus à l’aval, par l’oxygénation derrière la chute, etc.). Que des espèces colonisent l’ancien emplacement de la retenue est un mouvement de population attendu, mais il faut vérifier que cela ne s'est pas réalisé au détriment du site aval, par un simple transfert d'individus vers l'amont. Comme pour les invertébrés, seule une estimation globale amont/aval et avant/après a du sens (sur la répartition des espèces autour d'un site, voir par exemple Mueller 2011 sur un diagnostic de population amont/aval d’un site non effacé ou Benejam et al 2016 sur l’effet piscicole d’une retenue). Il est assez incompréhensible que le protocole IBGN de contrôle sur l'ensemble de l'hydrosystème impacté n'ait pas été également appliqué pour l'analyse IBIP.

Discussion
La restauration de rivière peine à prédire ses résultats (voir par exemple nos recensions de Muhar et al 2016, Kail et al 2015, Morandi et al 2014, ainsi que cette synthèse sur les nombreux retours critiques de la littérature scientifique). En proportion des nombreux effacements ou aménagements d’ouvrages en France et en Europe, rares sont les chantiers faisant l’objet d’un suivi, en particulier d’un suivi intégral des paramètres physiques, chimiques et biologiques.

Sur notre région, nous avions déjà observé que l’effacement de l’ancienne forge d’Essarois, pour 400.000 euros, s’était surtout traduit par un gain à court terme de truites sur un linéaire de quelques centaines de mètres (voir cet article). C’est l’un des rares cas de suivi (hélas limité aux poissons), et il pose de notre point de vue question sur l’intérêt de la dépense publique (la truite fario n’étant pas considérée comme une espèce menacée sur son aire européenne de répartition, et en particulier sur nos rivières de Nord Bourgogne).

C’est donc plutôt une bonne chose que le projet Walphy contribue à compenser le vide de données réelles sur les effets de la restauration par effacement ou équipement d’ouvrages. Le protocole en est toutefois incomplet, puisqu’on ne peut pas réellement estimer le gain piscicole. Par ailleurs, les opérations de restauration ont des résultats variables dans le temps, et pas toujours durable (par exemple Pander et Geist 2016), donc un suivi de quelques années n’offre qu’un bilan provisoire. L'étude de l'hydrosystème à plus long terme sera intéressante.

Les auteurs de cette analyse sur un ouvrage effacé du bassin de la Meuse concluent: "Au vu des résultats présentés ici (…), la restauration hydromorphologique se présente comme un atout à considérer pour atteindre le bon état écologique des masses d’eau". Nous sommes en désaccord avec eux au regard des données produites par leur étude:
  • la biodiversité totale invertébrés et poissons a diminué,
  • le score de qualité invertébrés a diminué sur une station et augmenté sur une autre (bilan nul),
  • le score de qualité poissons n’est pas donné sur la station aval qui a le plus de probabilité d’avoir eu un effet négatif,
  • ces résultats sont donc ambivalents, incomplets et globalement modestes.
Car les gains paraissent en tout état de cause assez minuscules aux non-spécialistes, limités à la recolonisation d'un site par des espèces non menacées d’extinction. Cela pose la question des finalités de l’action écologique en rivière, mais aussi des limites qu'elle se donne.

Sur les millions de kilomètres de linéaires européens, allons-nous dépenser des sommes considérables d’argent public pour simplement obtenir des répartitions différentielles de plantes, d’insectes ou de poissons au sein des tronçons? En quoi le passage local de peuplements lentiques à des peuplements lotiques (principal objet de restauration en continuité longitudinale hors migrateurs) présente-t-il un intérêt majeur pour la société, mais aussi pour la diversité du vivant? En quoi l'alternance lentique / lotique des rivières aménagées pose-t-elle un problème grave à la biodiversité, alors qu'elle crée de nouveaux habitats différents de ceux qu'offre l'hydrosystème naturel? Que signifie au juste l'idée qu'il existerait un "état de référence" de chaque cours d'eau (Bouleau et Pont 2015) et comment va-t-on définir cet état, alors que le vivant évolue sans cesse et, dans les rivières européennes à forte et ancienne implantation humaine, qu'il a déjà été considérablement modifié par l'homme? Qu'est-on disposé à sacrifier de l'écoulement, du paysage et du patrimoine actuels d'une rivière pour obtenir le genre de gains que le projet Walphy met en lumière?

Nous posons ces questions depuis un certain temps, sans obtenir de réponse.  Mais on ne pourra pas indéfiniment esquiver le débat de fond et fuir la discussion démocratique de nos choix en rivière.

Référence : Castelain L et al (2016), Walphy, un projet expérimental de réhabilitation de cours d’eau: suivis hydromorphologiques et écologiques, Hydroécol. Appl., doi: 10.1051/hydro/2015014

30/07/2016

Idée reçue #17: "L'effacement des ouvrages hydrauliques permet de s'adapter au changement climatique"

Depuis quelques mois, un nouvel élément de langage circule dans le milieu des gestionnaires de rivière : effacer les ouvrages est indispensable pour lutter contre les effets de réchauffement climatique. Après l'entrave à auto-épuration chimique, gadget de communication qui résiste mal à l'épreuve de l'examen scientifique, les ouvrages de moulins, d'étangs et d'usines à eau seraient maintenant responsables d'une aggravation du changement climatique. Quand on veut tuer son chien, on l'accuse d'avoir la rage… Mais cette nouvelle idée reçue n'a pas grand chose de solide pour appuyer ses assertions. L'effacement des ouvrages hydrauliques présente un mauvais bilan CO2, alors que leur équipement en énergie hydro-électrique limite au contraire l'effet de serre. La conservation d'outil de régulation des niveaux de la rivière peut se révéler précieuse avec les crues et étiages plus sévères du climat changeant. L'ouvrage hydraulique est donc auxiliaire de notre adaptation au changement climatique! Quant aux poissons d'eau froide et en particulier aux salmonidés – dont la préservation au service des intérêts particuliers du loisir pêche est un non-dit de l'opaque réforme de continuité écologique –, leur aire de répartition risque de toute façon de se réduire à certaines têtes de bassin. Il n'est nul besoin de tout casser pour les y conserver.




Avant de s'adapter, prévenir : l'intérêt de la production hydro-électrique - La première réponse à la menace du changement climatique, c'est de limiter au maximum et au plus vite les émissions de gaz à effet de serre, afin d'éviter un basculement durable dans un nouveau régime climatique dont les conséquences ultimes pour les sociétés et les milieux sont assez largement inconnues. Pour cette raison, l'hydro-électricité connaît un développement à l'échelle mondiale : c'est une technologie simple, rustique et durable ; elle a un excellent bilan carbone (en région tempérée notamment) et matières premières ; elle offre une bonne prévisibilité pour le réseau électrique et dans certains cas (STEP), elle permet de stocker l'énergie produite par d'autres sources renouvelables ou de répondre aux pointes (voir cette synthèse sur l'intérêt énergétique des petits ouvrages). Le choix français de geler une bonne part du développement hydro-électrique au nom de la continuité écologique, voire de détruire les ouvrages déjà en place permettant son exploitation, est en contradiction totale avec la stratégie nationale et européenne de transition écologique et énergétique. Il faut au contraire encourager la croissance de l'énergie hydraulique partout où cela est possible : en rivière, en fleuve et en mer, dans les réseaux d'eau (AEP) et les retenues en place. Bien entendu, certains effets secondaires indésirables de ce développement hydro-électrique sont réels et doivent être minimisés, grâce aux travaux de recherche appliquée sur l'ichtyocompatibilité des prises d'eau et des régimes de débit. Mais il faut garder mesure et remettre les choses à leur place : on ne conçoit pas une politique énergétique de lutte contre le réchauffement climatique en fonction d'une répartition différentielle de poissons sur des tronçons de rivière intéressant essentiellement le loisir de la pêche.

Le bilan carbone des destructions n'est pas calculé, et il est probablement négatif pour le CO2  - La récente expertise collective Irstea-Inra-Onema (Carluer et al 2016, voir ce lien) a montré que le bilan CO2 (dioxyde de carbone) des retenues est généralement meilleur que celui des rivières libres, car la dissolution du gaz et le stockage du carbone y sont plus efficaces. L'inverse est vrai pour le CH4 (méthane), davantage produit dans les retenues et les zones humides. Avis des chercheurs : "pour les retenues installées sur des rivières, il semble que l’émission de CO2 soit plus importante dans la rivière que dans la retenue, l’ordre étant inversé pour CH4". Le CH4 est un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le CO2, mais sa durée de vie atmosphérique est nettement moindre (quelques années à décennies pour le méthane, plusieurs siècles pour le CO2). C'est la raison pour laquelle les chercheurs considèrent que le dioxyde de carbone est le premier facteur anthropique du changement climatique, son forçage de long terme laissant tout le temps aux rétroactions (vapeur d'eau, nuages, fonte des glaces) du système Terre pour amplifier le signal initial de réchauffement. En détruisant les retenues pour restaurer des rivières "libres" de moindre largeur et hauteur, on tend plutôt à aggraver le bilan CO2. S'ajoutent à ce bilan négatif la mobilisation d'engins lourds pour les chantiers de destruction et la fréquente nécessité de ré-intervenir sur les rives, car l'évolution des écoulements provoque des effets non désirés sur les usages riverains. Tout cela n'a rien de très écologique, c'est de l'ingénierie qui dépense de l'énergie fossile.

Les ouvrages bien gérés peuvent aider à réguler la température des cours d'eau - On entend souvent dire que les retenues des ouvrages hydrauliques réchauffent l'eau. C'est en partie exact, mais le bilan thermique d'une retenue est bien plus complexe qu'un slogan (voir cette idée reçue). En région tempérée, le réchauffement de l'eau a surtout des enjeux en été, et pour certaines espèces qui recherchent l'eau froide: c'est donc un problème tout relatif, qu'il faut mettre en balance avec les autres effets du réchauffement local sur la biodiversité. Ainsi, et de manière contre-intuitive, une recherche française récente a montré que la hausse des températures au cours des 20 dernières années a été associée à davantage de richesse taxonomique des invertébrés, grâce à une productivité primaire accrue des rivières et autres masses d'eau (Van Looy et al 2016). Surtout, au lieu de les détruire sans discernement, il est possible d'utiliser les ouvrages hydrauliques pour réguler la température, donc atténuer certaines effets du réchauffement. Ainsi, les plus grands ouvrages (ou ceux dont les eaux sont turbides, comme souvent les étangs) gardent une température plus fraîche vers le fond, et le relargage du débit au bon niveau de hauteur permet de compenser un réchauffement de surface. D'autres facteurs, comme la reconstruction de la ripisylve, ont des effets très positifs sur la température et la biodiversité sans pour autant altérer le patrimoine hydraulique. Au cours des décennies et siècles à venir (durée de référence du réchauffement), on a donc tout un panel d'alternatives à tester: vouloir se précipiter à effacer est une pseudo-solution à courte vue.

Les ouvrages permettent de retenir une eau qui devient rare, plus généralement de réguler les niveaux - Il est notoirement difficile de simuler à long terme l'évolution de l'hydrologie, car le cycle de l'eau est complexe et le régime des précipitations répond à des déterminants multi-échelles, depuis les usages locaux de sols jusqu'à la circulation générale océan-atmosphère. Néanmoins, malgré une certaine variabilité des résultats et donc une confiance moyenne, la majorité des modèles climatiques prévoient à l'horizon de ce siècle une augmentation des phénomènes extrêmes (sécheresses, fortes précipitations), une hausse des précipitations hivernales et une baisse des précipitations estivales, une baisse tendancielle des débits sur certaines régions (voir Le climat de la France au XXIe siècle, vol 4, 2014). Dans ce contexte, la préservation des ouvrages hydrauliques paraît une nécessité. Ils permettent en effet de réguler les niveaux d'eau (ce pour quoi ils ont été conçus), de conserver une lame d'eau élevée à l'étiage, de rehausser et d'alimenter les nappes, de servir de refuge au vivant dans les rivières asséchées, de lisser des crues fréquentes… autant de fonctions qui peuvent devenir critiques face au changement climatique. La récréation artificielle de la "rivière libre" signifie au contraire la restauration de la fatalité de l'écoulement naturel, avec obligation pour les riverains de subir les caprices du temps. C'est en contradiction avec 6 millénaires de civilisation hydraulique ayant conduit l'homme à chercher la maîtrise raisonnée des flots. Quant à l'évaporation parfois mise en avant pour déprécier les retenues, elle est relativement négligeable par rapport aux volumes concernés (voir cette idée reçue).

Les espèces de poissons d'eau froide changeront de toute façon de répartition - L'une des premières préoccupations concernant les effets des ouvrages en situation de changement climatique concerne les poissons, qui ne représentent certes que 2% de la biodiversité aquatique (et moins de 0,5% pour les sténothermes), mais qui font l'objet d'une forte attention du lobby pêcheur (voir les travaux de l'Onema, ancien Conseil supérieur de la pêche, Les poissons d'eau douce à l'heure du changement climatique : état des lieux et pistes pour l'adaptation, 2014). Un constat empirique a par exemple été fait en étudiant la faune piscicole: les poissons sensibles à la chaleur ont tendance à monter en altitude, mais leur vitesse de remontée d'environ 13 m / décennie reste inférieure à celle des isothermes du changement climatique (de 40 à 74 m/ décennie), voir Comte et Grenouillet 2013. L'idée est que le rythme étant insuffisant, on peut avoir un risque d'extinction locale et que l'effacement des barrages limiterait ce risque (voir typiquement cette page de l'Onema). Cette conclusion paraît quelque peu hâtive et discutable dans sa généralité. D'abord, les zones aval à espèces eurythermes (zones à brème et à barbeau, tolérance aux variations thermiques) ne sont pas concernées. Ensuite, toutes les études d'écologie et biologie des populations concluent à la contraction future des aires de répartition et des biomasses d'espèces adaptées au froid, y compris lorsqu'il n'y a pas d'obstacles à la migration. "Renaturer" une rivière en faveur de salmonidés n'a guère de sens si l'eau de cette rivière est de toute façon appelée à devenir trop chaude pour une truite ou un saumon : le glissement biotypologique est une issue probable, et peu évitable. Enfin, pour les têtes de bassin, les espèces ne parcourent pas des dizaines de kilomètres pour "fuir" le réchauffement: elles évoluent par adaptation locale (sélection différentielle selon les variations thermiques et la résistance à ces variations). Les poissons d'eaux froides persistent et se reproduisent là où ils trouvent des habitats suffisants et à température conforme à leur stratégie de vie. Il est inutile de casser tous les ouvrages pour cela : il suffit de rétablir une connectivité critique à partir de modèles de priorisation sur les bassins versants dont le réchauffement sera insuffisant pour extirper les espèces d'intérêt. Préférer des méthodes intelligentes, informées et ciblées au lieu du choix radical, précipité et stupide de la pelleteuse pour le maximum d'ouvrages.

Remettons donc les idées à l'endroit : détruire les ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique n'est en rien une bonne stratégie de prévention et d'adaptation au changement climatique. On casse un potentiel d'énergie bas-carbone, on se prive d'un outil de régulation des niveaux de la rivière pour faire face aux sécheresses ou aux crues, on remplace une retenue par un lit au bilan CO2 moins bon, on ne sauvera pas pour autant les espèces d'eau froide dont l'habitat aura tendance à se réduire. L'ouvrage hydraulique est aujourd'hui un allié face au changement climatique, il est nettement préférable de le préserver, de l'équiper et de l'adapter à nos nouveaux besoins. Quant aux gestionnaires de rivière, ils doivent cesser de proférer des assertions présentées comme des certitudes alors qu'elles ont une base scientifique fragile, parfois inexistante. Affirmer que l'on peut modéliser avec un haut niveau de confiance la triple évolution des hydrosystèmes fragmentés, de leurs populations biologiques et des régimes pluies-débits sur 50 à 100 ans est une escroquerie intellectuelle qui dessert la cause de l'écologie. On doit agir avec prudence et discernement, et les quelques éléments empiriques ou théoriques dont on dispose plaident plutôt en faveur du maintien des ouvrages hydrauliques.

Illustration: perte de la Seine à Buncey, une année sèche (2015). Le réchauffement climatique devrait accroître le stress hydrique au cours de ce siècle. Il est préférable de conserver les retenues et plans d'eau au lieu de les détruire au nom de modes fondées sur des connaissances scientifiques encore peu robustes et des données de terrain lacunaires.



Exemple dans l'actualité : la destruction d'un barrage sur la Moselotte (Vosges) a mis à sec un canal, au grand dam des agriculteurs, des pêcheurs et des riverains. Voir couverture France Bleue et Vosges Matin, et ci-dessus le Paysan vosgien (cliquer pour agrandir). Le syndicat de rivière a programmé une vingtaine d'opérations de ce type... va-t-on tolérer indéfiniment ces pratiques d'apprentis sorciers, alors qu'il existe des solutions non destructives pour rétablir la connectivité là où elle est nécessaire? Que deviendront les rivières "défragmentées" quand les étiages sévères vont se multiplier, comme nous le promettent les chercheurs? Au regard des milliers d'opérations envisagées en France et de la carence catastrophique de connaissances des hydrosystèmes locaux en appui de cette politique, le moratoire sur les effacements d'ouvrages est une urgente nécessité.

28/07/2016

Auto-épuration des rivières par suppression des barrages: tromperie en bande organisée

A la demande du Ministère de l'Environnement, une expertise collective a été menée par des scientifiques d’Irstea, en partenariat avec l’Inra et l'Onema, concernant l’impact cumulé des retenues sur le milieu aquatique. Quand on lit son chapitre sur le bilan physico-chimique, un point est marquant : l'absence complète du concept d'auto-épuration, pourtant mis en avant depuis 6 ans par les autorités et gestionnaires en charge de l'eau. Non seulement il n'existe aucune preuve scientifique qu'une suppression des seuils et barrages pourrait être favorable au bilan des nutriments (azote, phosphore) et polluants (comme les pesticides) déversés dans les milieux, mais de nombreux travaux de recherche concluent en sens opposé. En tout état de cause, les chercheurs soulignent la complexité du phénomène et appellent avant tout à procéder à des mesures pour construire des modèles. En lieu et place de cette démarche prudente et rationnelle, nos agences de l'eau et nos syndicats de rivière envoient des pelleteuses pour casser les ouvrages tout en répétant des croyances présentées comme des certitudes et destinées à tromper les citoyens. Cette caricature d'écologie est indigne d'une politique publique: elle doit cesser. 

Nous publions ci-dessous un extrait de synthèse de l'expertise collective Irstea-Inra-Onema sur le rôle physico-chimique des retenues. Les données complètes sont disponibles dans le lien de référence en bas de cet article.

"Une retenue est le lieu de nombreux processus qui font évoluer la qualité physico-chimique de l’eau qui l’alimente. Selon son usage, il peut être aussi important de se focaliser sur cette évolution dans la retenue elle-même que sur les conséquences sur le cours d’eau en aval lorsque l’eau y est restituée.

L’effet d’une retenue sur la qualité de l’eau est d’abord lié à des processus physiques qui caractérisent le passage de conditions d’écoulements rapides (conditions lotiques ; alimentation par le cours d’eau ou par ruissellement de surface) à des conditions lentiques dans la retenue puis éventuellement de nouveau lotiques dans le cours d’eau aval.

Les principaux effets potentiels d’une retenue sur le devenir de C, N, P sont résumés sur la Figure 17, en lien avec les conditions lentiques qui s’établissent au sein de la retenue et qui entraînent :

1. La sédimentation des particules solides, minérales ou organiques, contenues dans l’eau d’alimentation. Le phosphore, les éléments traces métalliques (ETM), des cations, certains pesticides peuvent être partiellement associés à ces particules et se déposent dans le même temps. Les particules organiques, quoique généralement plutôt légères, peuvent se déposer en partie, participant à la séquestration du carbone et apportant des nutriments sous forme organique. A cette MO allochtone s’ajoutent généralement de la MO autochtone issue de la production primaire, et de la MO du sol et de la végétation submergés. Toutes ces substances chimiques sont alors stockées dans la retenue sur un plus ou moins long terme. Cependant, si les conditions deviennent anoxiques à la base de la colonne d’eau, les, les transformations biogéochimiques en milieu réducteur peuvent entraîner leur mobilisation sous forme gazeuse ou dissoute dans la colonne d’eau (CH , NH +, PO 3- ...) ;

2. Une possible stratification thermique de la colonne d’eau, dans les retenues profondes, du fait du rééquilibrage de la température de l’eau avec la température de l’air (réchauffement) dans les couches de surface en été. Dans les retenues peu profondes, toujours en été, la température de l’eau stockée dans la retenue et non renouvelée a tendance à augmenter, ce qui diminue la solubilité de l’oxygène dans l’eau. Outre l’apparition de conditions réductrices dans le fond de la retenue et ses conséquences citées ci- dessus, l’anoxie favorise la dénitrification, c’est-à-dire la transformation du nitrate en gaz, inerte comme N2 ou à effet de serre comme N2O. La stratification contrôle les gradients d’oxygène, mais aussi les phénomènes de diffusion, mélange et sédimentation des éléments dissous et particulaires d’une couche à l’autre ainsi que la production primaire et la minéralisation de MO dans la colonne d’eau (Figure 33 en annexe III) ; on observe ainsi une zonation verticale des éléments dissous, fortement liée aux phénomènes de stratification thermique et de gradient d’oxygène. Deux types de structures trophiques se construisent sur ces bases, à partir des décomposeurs bactériens ou fongiques, ou à partir des producteurs primaires. Les éléments nutritifs tels que N et P et les contaminants suivent les phénomènes de diffusion (fraction dissoute) ou de sédimentation (fraction particulaire).

3. Un développement éventuel de la production primaire (phytoplancton, végétation). Il se produit surtout au printemps et en été, lorsque les nutriments sont abondants et dans les couches superficielles de la colonne d’eau où les conditions de température et de lumière lui sont favorables. Si PO 3- est abondant, cela peut conduire à une eutrophisation. En consommant ces nutriments, la production primaire entraîne une diminution des concentrations de NO - et PO 3-. L’eutrophisation entraîne une augmentation de biomasse et donc de MO à l’automne, dont la minéralisation va accentuer la consommation d’oxygène et les conditions réductrices dans la zone benthique. Les ions PO 3- ainsi libérés vont à leur tour entretenir l’eutrophisation. Le déficit de NO- peut être pallié par la fixation de N. Cette situation favorise les Cyanobactéries ayant cette possibilité.



Principaux effets potentiels d’une retenue sur le devenir de C, N, P à l’intérieur de la retenue. Les couleurs utilisées distinguent les compartiments, flux et processus concernant la phase dissoute dans la colonne d’eau (en bleu), la phase solide sédimentaire (en marron), la phase gazeuse (en rouge) et la biomasse (en vert). Ces effets potentiels sont associés aux conditions lentiques et n’intègrent pas les effets lors de changement de régime hydraulique (crue, brassage lié au vent, curage, vidange...).

L’établissement des conditions lentiques dans la retenue, ou de façon générale les conditions hydrodynamiques dans la retenue, constitue(nt) l’une des clés de fonctionnement des retenues vis-à-vis de la qualité de l’eau. Un faible renouvellement de l’eau augmente le temps de résidence, ce qui peut favoriser la sédimentation et le stockage de certains éléments, la stratification thermique et l’anoxie, et donc certaines transformations biogéochimiques dans la colonne d’eau. En retour, en cas de flux entrants importants et rapides, ou sous l’effet du vent, le brassage de la colonne d’eau et la remise en suspension des particules sédimentées peut entraîner un renouveau de mobilité des espèces chimiques associées aux particules ou un relargage de certains composés initialement concentrés dans le milieu interstitiel benthique. Le brassage peut aussi avoir un effet sur l’homogénéisation de la colonne d’eau réduisant la stratification thermique et les gradients d’oxygène, ainsi que sur la diffusion des éléments dans la colonne d’eau et à l’interface avec l’atmosphère. Enfin le phénomène de marnage, par définition très accentué dans les retenues, induisant des alternances de conditions anoxiques et oxiques en bordure de retenue, favorise encore plus la mobilisation des espèces chimiques associées aux sédiments (P, ETM, pesticides...).

Si l’établissement de conditions lentiques conditionne l’essentiel des processus d’évolution de la qualité physico- chimique de l’eau dans la retenue, l’expression de ces processus et leur intensité vont dépendre aussi de nombreux déterminants : à la fois les caractéristiques morphologiques propres de la retenue (taille, forme, profondeur), son environnement (occupation du sol, hydrologie) dans le bassin versant et son alimentation qui déterminent les flux entrants, sa gestion qui détermine les flux sortants, le climat régional et local et sa variabilité temporelle, sans oublier l’occupation du sol ennoyé et le temps écoulé depuis la submersion. Tous ces déterminants jouent à des degrés divers selon les variables physico-chimiques et les processus de transfert et de transformation associés.

Les conditions hydrodynamiques peuvent présenter une forte variabilité à toutes les échelles de temps, en particulier de la saison. Les inversions de température d’une saison à l’autre peuvent entraîner la stratification de la colonne d’eau, notamment dans les retenues profondes. La saison est aussi déterminante dans le développement cyclique de la production primaire (effet température, lumière) consommant des nutriments au printemps et en été, sénescente en automne, stockée sous forme de MO ou éventuellement décomposée, permettant le relargage de nutriments. L’oxygène dissous peut être affecté à la fois par la respiration, la photosynthèse et la décomposition de cette production primaire. Les phénomènes de diffusion, mélange et de sédimentation des éléments dissous et particulaires d’une couche à l’autre dans la colonne d’eau dépendent des phénomènes de stratification thermique et donc de l’emplacement de la thermocline et du métalimnion qui varient saisonnièrement.

Un déterminant de l’évolution de plusieurs des variables physico-chimiques évoqués ci dessus, largement cité dans la bibliographie, est le temps de résidence de l’eau dans la retenue. Celui-ci varie toutefois d’une façon complexe, tant dans le temps que spatialement dans la retenue, et les indicateurs habituellement utilisés (rapport du volume de la retenue sur le flux d’eau entrant, ou rapport de l’aire de la retenue sur l’aire du bassin versant drainé), s’ils donnent un ordre de grandeur utile, ne peuvent rendre compte de cette variabilité. Tous ces effets qui se manifestent dans la retenue ont aussi des conséquences sur la qualité de l’eau dans le réseau hydrographique aval, dans le cas où la retenue est située sur un cours d’eau ou y est connectée temporairement ou de façon permanente. Les conséquences dans le cours d’eau récepteur sont fonction de l’importance relative des flux sortants par rapport aux flux dans le cours d’eau, et restent plus ou moins visibles de manière significative vers l’aval en fonction des nouveaux flux entrants. Pour certaines variables (température, oxygène dissous) l’effet de la retenue peut s’annuler au-delà d’une certaine distance dans le cours d’eau, en lien notamment avec les turbulences engendrées par le retour aux conditions lotiques, et au fur et à mesure que les nouveaux apports au cours d’eau se mélangent aux flux sortants. Pour d’autres éléments (N, P...) l’effet de la retenue reste plus ou moins visible selon l’importance relative des flux sortants par rapport aux flux dans le cours d’eau et à la présence d’affluents.

(…)

Besoins et lacunes de recherches
Au niveau scientifique, les verrous identifiés concernent d’abord l’échelle d’une retenue, avec la quantification des nombreux processus actifs dans cette retenue. Des observations et des données à l’échelle locale sont encore nécessaires, avec des suivis suffisamment denses aux niveaux spatial et temporel. Leur objectif doit être clairement d’alimenter des modèles biogéochimiques adaptés aux retenues, dont le développement doit se poursuivre. Certains phénomènes spécifiquement développés dans les retenues ont besoin d’être quantifiés et mieux compris : l’effet initial dû à l’inondation de matières organiques et sa durabilité, l’effet du marnage.Par ailleurs les données existantes ou à acquérir à l’échelle d’une retenue pourraient être mobilisées dans une méta-analyse pour bien identifier les nombreux facteurs d’influence et permettre d’envisager une transposition des résultats acquis.

A l’échelle globale du bassin versant, d’autres modèles doivent être développés, permettant de traiter l’effet cumulé. La position des retenues dans le bassin jouant un rôle important (apports différents par l’aire drainée et interactions entre retenues liées à leur position relative sur les chemins hydrologiques), les modèles devront soit être distribués spatialement, soit faire ressortir une typologie [patterns spatiaux – effets physico-chimiques], qui reste à élaborer. Les possibilités de tracer des effets globaux de retenues grâce aux traçages isotopique de C et N mais peut être aussi de PO4 (développement en cours) mériteraient d’être évalués."

Ministère, Agences de l'eau, syndicats, bureaux d'étude : flagrant délit de généralisation abusive et tromperie du public
Le principal enseignement de cette étude est que l'effet d'une retenue créée par un seuil ou un barrage, a fortiori d'un cumul de retenues, est un processus complexe vis-à-vis duquel la connaissance est encore lacunaire. Beaucoup d'études montrent par exemple une réduction de l'azote et du phosphore à l'aval des retenues, mais le bilan dépend de diverses conditions physiques et chimiques. Le premier besoin du gestionnaire, c'est donc de faire des mesures et de construire des modèles afin de vérifier dans quelle proportion une retenue ou une succession de retenues d'eau va contribuer ou non à épurer la rivière concernée par un programme de gestion. Il se peut très bien que sur un bassin soumis à des pollutions agricoles, industrielles ou domestiques, la capacité de rétention, sédimentation et élimination des plans d'eau créés par les seuils et barrages joue un rôle globalement bénéfique aux milieux amont et aval de chaque site. Pour le savoir, il faut l'étudier.

Or, voici ce qu'ont écrit depuis quelques années les autorités en charge de l'eau (avec un focus sur un syndicat et un bureau d'études de notre région) :

Direction de l'eau et de la biodiversité, Ministère de l'environnement, Circulaire de 2013: "La transformation des anciens moulins à roue fonctionnant selon le besoin, et parfois avec des seuils sommaires en fascines peu étanches, en usines de production continue d’électricité avec turbines a également aggravé fortement les impacts de ces ouvrages en impliquant une dérivation constante de l’eau, des mortalités dans les turbines, une réduction des possibilités de transit par les seuils de prise d’eau et les organes d’évacuation et une étanchéité plus grande des ouvrages. Ces évolutions ont aggravé l’accumulation des sédiments fins qui jouent un rôle négatif en matière d’auto-épuration."

Onema et France nature environnement, Restauration de la continuité écologique des cours d’eau et des milieux aquatiques. Idées reçues et préjugés (sic), 2014 : "Un seuil engendre la présence d’un plan d’eau en amont de l’ouvrage provoquant de ce fait un écoulement plus lent, une augmentation de la profondeur et un faible renouvellement des eaux. Le phénomène d’auto-épuration, qui désigne la capacité d’un cours d’eau à éliminer les substances nocives pour la vie aquatique, ne pourra plus se faire naturellement comme c’est le cas sur un cours d’eau non entravé."

Agence de l'eauSDAGE Seine-Normandie 2016-2021, Orientation 19 : "La continuité écologique pour les milieux aquatiques se définit par la circulation des espèces et le bon déroulement du transport des sédiments. Elle a une dimension amont-aval, impactée par les ouvrages transversaux comme les seuils et barrages, et une dimension latérale, impactée par les ouvrages longitudinaux comme les digues et les protections de berges. Elle permet (…) 5° l'auto-épuration"

Sirtava - Syndicat de l'ArmançonSAGE de l'Armançon, 2013 : "20% des cours d’eau du bassin possèdent une forte capacité d’auto-épuration (en Côte d’Or comme dans l’Yonne). Ceux-ci bénéficient de débits permanents et sont en bon état physique et écologique (ripisylve continue et diversifiée, dynamique fluviale et continuité écologique préservées, faciès d’écoulement diversifiés…). En Côte d’Or, l’auto-épuration des cours d’eau est majoritairement (à 57%) moyenne. Dans l’Yonne, 43% des cours d’eau (une majorité d’affluents) ont une mauvaise capacité d’auto-épuration. La faiblesse des débits, la rupture de la continuité écologique, les recalibrages, les mises en biefs, la ripisylve peu diversifiée voire quasi-absente sont en cause." (Nota : de manière assez extraordinaire, aucun bilan physico-chimique n'a permis d'asseoir ces chiffres. On évalue au doigt mouillé, pas par des mesures in situ.)

SEGI, rapport de projet 2015 sur l'effacement de l'ouvrage de Perrigny-sur-Armançon : "l’effacement sera favorable à la diversification de faciès d’écoulement, au développement de nouveaux cortèges floristiques en marge du lit mineur. De nouveaux habitats se créeront naturellement, qui en association avec des vitesses d’écoulement plus importantes, participeront dans leur ensemble à améliorer les processus d’auto-épuration, l’oxygénation, et potentiellement la régulation thermique de l’eau."

Le contraste est saisissant :

  • d'un côté, des chercheurs soulignent la faiblesse scientifique des connaissances, la complexité des phénomènes concernés, le rôle favorable à certaines échelles de temps et espace pour certains types de contaminants des milieux aquatiques, la nécessité de mener des campagnes de mesures ; 
  • d'un autre côté, des autorités et des gestionnaires assènent comme une évidence acquise le rôle négatif de seuils et barrages dans l'élimination des nutriments ou des polluants, sortant le concept d'auto-épuration de leur chapeau et estimant tout à fait normal de produire des assertions sans preuve dans une communication publique ;
  • le même jargon relevant d'une idéologie administrative et non de la connaissance scientifique, destiné à impressionner le citoyen ou l'élu peu informé de ces questions, se répète du sommet à la base, c'est-à-dire du bureau des milieux aquatiques (DEB) du Ministère de l'Environnement jusqu'aux rapports des bureaux d'études mandatés par les syndicats avec l'argent des Agences de l'eau. 

Tant que nous ne sortirons pas de ce régime dogmatique de croyance et de ces pratiques manipulatrices de communication, les institutions concernée n'auront aucune légitimité dans la mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique. Et tant que les effacements d'ouvrages ne seront pas précédés par un diagnostic complet et non biaisé, ils devront être combattus.

Référence : Carluer N. et al, Irstea-Inra-Onema (2016), Expertise scientifique collective sur l’impact cumulé des retenues, rapport 325 pp + annexes, voir chapitre V Physico-chimie.