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10/11/2020

Les fédérations de moulins et riverains expliquent les conditions déplorables de concertation avec les hauts fonctionnaires eau et biodiversité

Suite des aventures du soviet suprême "comité national de l'eau". Il ressort de la lettre co-signée par les deux fédérations de moulins (FFAM, FDMF) et la fédération de riverains (ARF) que la haute administration avait convoqué une réunion en 48 h sur la base d'un document sorti du chapeau à valider en un temps record. La vision de la concertation par la direction de l'eau et de la biodiversité consiste désormais à transmettre ses ordres aux propriétaires par le biais des associations. La gouvernance jacobine et autoritaire de ce pays est décidément incurable, malgré son rejet partout, surtout en écologie où les citoyens protègent leur cadre de vie contre les projets inutiles décidés fort loin du terrain. La lettre des 3 fédérations rappelle que la première étape de la priorisation a été faite sans base scientifique transparente ni proposition aux associations de débattre des opportunités de classer chaque rivière ou chaque ouvrage. Bref, rien ne change, demain les préfectures et syndicats feront encore des pressions pour casser les ouvrages comme ils le font depuis 2010, le soviet suprême de l'eau se plaindra encore que les mêmes causes produisent les mêmes effets.  C'est pourtant très simple de tout débloquer et tout apaiser: il suffit de proposer et financer publiquement les seules solutions conformes à la loi, celles qui respectent les ouvrages autorisés des bassins versants, leur consistance légale, leurs usages et leurs milieux. 

Le courrier des fédérations moulins et riverains expliquant pourquoi il leur est impossible de travailler dans des conditions déplorables de concertation :

"Plusieurs raisons motivent ce choix qu’il nous a été difficile de prendre, alors que nos trois fédérations – ARF, FFAM, FDMF – ont toujours favorisé le dialogue constructif :

Les délais : il nous est techniquement difficile d'analyser sérieusement des documents de travail envoyés 2 jours avant la réunion. Ce délai est aussi trop court pour une confrontation d'idées des trois fédérations soucieuses de privilégier une analyse collective pertinente, alors que la « co-construction » et la « concertation », qui sont théoriquement les principes directeurs du GT Continuité Ecologique et de ses sous-groupes, supposeraient notamment que chaque partie prenante puisse bénéficier d’un temps de réflexion suffisant.

Au fond par ailleurs, la lecture rapide du projet de fiche nous laisse perplexes et inquiets tant nous constatons que les Fédérations sont sollicitées essentiellement comme réceptacles d'informations à transmettre aux adhérents. Ce rôle, qui serait cantonné à celui d’une « courroie de transmission » de mesures adoptées sans réelle concertation préalable, est incohérent et contraire au souhait que nous formulons depuis longtemps de tenir un rôle dans la concertation et dans des consultations préalables : le projet de bilan de la mise en œuvre du programme de priorisation ne mentionne nulle part la place des usagers (nous ne sommes toujours pas invités dans les comités de bassin). De même nous attendons toujours la liste des ouvrages prioritaires avec les critères afférents du préfet coordonnateur de bassin.

Il parait pour le moins cavalier d'écrire (page 1): " En pratique il existe 6 listes d'ouvrages prioritaires (appelées aussi programmes de priorisation) en métropole, un par bassin hydrographique, chacune ayant été définie et arbitrée à l'échelle du bassin". Pour mémoire, sauf exception, la phase de « concertation » n'a en réalité fait l'objet d'aucune information, concertation, ni consultation réelle des Fédérations de moulins et de riverains au niveau de la majorité des 6 bassins, ainsi que cela a d’ailleurs été signalé à l’occasion de la réunion du GT Continuité écologique du mois de mars dernier, mais aussi signalé par plusieurs écrits de fédérations et syndicats adressés aux services en charge de la mise en œuvre de la priorisation.

Au final d’ailleurs, il est souligné que la méthodologie tout à fait contestée observée à l’occasion de l’envoi des projets de listes de priorisation à l’échelle des bassins perdure, en dépit des remarques formulées à ce sujet, puisque les projets de documents de travail du sous-groupe Priorisation ne nous ont là encore été transmis que 2 jours avant la réunion... ce qui n’est pas respectueux du principe notamment de concertation.

Enfin, suite à la réunion des 3 Fédérations avec le Directeur de la DEB le 16 octobre dernier, à ce jour aucune suite n’a été donnée aux demandes que nous avons formulées pour construire une démarche plus apaisée du nouveau plan d'actions. Il est dommageable qu'aucune discussion ne soit engagée sur le problème notamment du financement déséquilibré suivant le type de travaux engagés (aménagement, arasement, etc.). C'est pour nos Fédérations un élément incontournable qui établirait la volonté réelle de respecter les articles 211-1 et 214-17 du code de l'environnement et l’usage équilibré de la ressource en eau. L'autre demande concernant la représentation institutionnelle des Fédérations dans les différents lieux de concertation n'est toujours pas pris en compte, ce qui continue de témoigner d'un traitement différencié des usagers en fonction de critères que nous ignorons. L'absence de réponses formelles nous fait penser que la volonté d'apaisement n'est que partielle et circonscrite à un seul échelon.

En conséquence, dans l'état actuel de préparation et du rôle que nous ressentons comme accessoire dans le projet présenté, il ne nous est donc pas possible de participer à la réunion prévue cet après-midi.

Nous restons toutefois favorables à un véritable travail de co-construction et de concertation, à condition que ces principes trouvent effectivement une expression concrète dans les moyens mis en œuvre ainsi que les décisions adoptées".

25/10/2020

4400 ouvrages en rivière classés prioritaires, 4400 sites à défendre pour les associations et les collectifs

Le classement administratif des rivières et ouvrages prioritaires au titre de la continuité écologique aboutit à quelques milliers de moulins, forges, étangs, canaux et plans d'eau qui vont être l'objet de pression pour la mise en conformité dans les mois à venir. Les listes de ces ouvrages sont en train d'être publiées. Il est impératif que les associations de sauvegarde du patrimoine, des moulins, des rivières et des zones humides se mobilisent pour rendre visite à chacun de ces sites et pour informer leurs propriétaires du droit de préserver le patrimoine et le milieu local, donc de refuser l'arasement, dérasement et autres formes de destruction. Toute pression à détruire de la DDT-M, de l'agence de l'eau ou du syndicat doit désormais faire l'objet d'un signalement au préfet et aux parlementaires, le cas échéant de l'ouverture par les associations de contentieux pour excès de pouvoir. Cette pression inclut le refus d'indemniser les passes à poissons et rivières de contournement, alors que de nombreux sites ont déjà profité de ce financement public et que celui-ci est prévu expressément par la loi de 2006.

Selon les estimations données en mars dernier au comité national de l'eau, 4400 ouvrages ont été classés comme "prioritaires" au titre de la continuité écologique. La plupart de ces ouvrages sont des moulins à eau, d'autres sont des étangs, des plans d'eau, des forges, des ouvrages répartiteurs ou régulateurs à vocation diverse. 

Les associations peuvent requérir auprès du préfet de leur département — ou, mieux, du préfet de bassin — la liste de ces ouvrages. Sa transmission est obligatoire en vertu du droit d'accès aux documents administratifs. Dans certains cas, les documents sont disponibles en ligne. 

En bassin Seine-Normandie, la liste des 767 ouvrages est disponible à ce lien.

En bassin Rhône-Méditerranée, tous les ouvrages en liste 2 (moins nombreux qu'ailleurs) sont jugés prioritaires, donc la liste est celle de l'arrêté de classement liste 2 de 2013.

Sur les autres bassins (Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Loire-Bretagne, Adour-Garonne), nous n'avons pas trouvé de liste complète en ligne. Nous demandons à nos associations partenaires de les requérir et les diffuser. L'information doit circuler rapidement.

La priorisation des rivières et des ouvrages signifie que l'action publique (DDT-M, agence de l'eau, OFB, syndicats) va concentrer ses moyens sur ces sites. Il est à noter que l'association Hydrauxois a requis au conseil d'Etat l'annulation de cette disposition prévue dans une circulaire de 2019, car elle crée in fine une inégalité des citoyens devant les charges publiques et, surtout, une dérogation arbitraire à la loi (qui ne prévoit nulle priorité, mais impose un délai de 5 ans prorogé une fois). Nous estimons que la priorisation doit se faire par le déclassement de certaines rivières de la liste 2, ce qui est prévu par la loi et tout à fait justifiable au vu de l'évolution des connaissances. Nous avons eu un classement irréaliste en 2012 et 2013, par la faute de l'administration qui en était responsable, c'est donc cette erreur qu'il faut corriger pour que la loi de 2006 soit applicable dans les délais prévus. 

En attendant l'avis des conseillers d'Etat, il faut néanmoins prendre la priorisation comme le cadre d'action des associations, puisque ce sera le cadre d'intervention des syndicats de rivière et des administrations. 

Quatre règles de base à connaître et rappeler

Il n'y a que quatre règles essentielles à connaître et à rappeler à chaque maître d'ouvrage:

  • la loi ne fait nulle obligation de détruire (effacer, araser, déraser) un ouvrage et elle ne prévoit même pas cette issue,
  • la loi demande à l'administration de préconiser (et donc de justifier) des règles de gestion, équipement ou entretien,
  • le loi oblige à indemniser toute préconisation de l'administration qui formerait une charge exorbitante pour le maître d'ouvrage (par exemple, une passe à poissons très coûteuse),
  • la loi exempte d'obligation de continuité au titre du L 214_17 CE les moulins équipés pour produire de l'hydro-électricité.

Tout interlocuteur qui prétend le contraire commet un abus de pouvoir, le cas échéant un dol qui forme un vice du consentement et rend caduc tout accord ou contrat signé par un propriétaire mal informé. 

Le plan de continuité apaisée dit clairement qu'aucun ouvrage ne peut être détruit sans l'accord du propriétaire. Il ne faut désormais montrer aucune tolérance quand un représentant de syndicat ou d'administration tente un chantage en prétendant que seule la casse est envisageable et/ou que le propriétaire devra assumer les coûts sauf s'il casse son ouvrage. 

Partout où des fonctionnaires centraux (administrations) et territoriaux (syndicats de rivière) essaient de pousser à l'effacement contre le désir du maître d'ouvrage, ils doivent être dénoncés par courrier au préfet et aux parlementaires, le cas échéant faire l'objet de plainte pour excès de pouvoir. Partout où la préfecture tente une mise en demeure de mise en conformité sans avoir respecté son obligation de préconiser une solution justifiée et indemnisée, elle doit faire l'objet d'un recours gracieux, puis contentieux. Seule la fermeté permettra de chasser définitivement les mauvaises pratiques qui ont fait dérailler la réforme et ont déjà obligé les parlementaires à l'amender à de nombreuses reprises pour corriger des excès et dérives. 

Si les administrations avaient respecté la lettre et l'esprit de la loi depuis 2006 — à savoir proposer des dispositifs de franchissement et les payer comme dépense écologique d'intérêt général —, la réforme de continuité écologique serait bien avancée et non problématique. Le problème vient de la dérive de fonctionnaires militants mal contrôlés par les parlementaires et par les juges, qui ont décidé d'aller au-delà de la loi, de prétendre que la loi exige la "renaturation" des sites, de harceler les propriétaires et de détruire leurs ouvrages au lieu de les aménager. Ce sont ces dérives qui doivent maintenant cesser sur les 4400 ouvrages prioritaires.

Que doivent faire les associations et collectifs de défense des ouvrages et des rivières?

Le premier enjeu, impératif, est d'aller visiter chaque ouvrage de son bassin versant inscrit sur la liste prioritaire. Depuis 10 ans, nous avons observé comment les choses se passent: l'administration et le syndicat visent un tête à tête avec chaque propriétaire isolé, mal informé du droit, sans soutien associatif, afin d'exercer la pression maximale en faveur du choix de la destruction. Inversement, sur les rivières où des associations actives possèdent de nombreux adhérents informés, cette stratégie échoue car la pression à la casse se voit opposer des arguments juridiques et, surtout, une position unitaire des ouvrages et riverains du bassin. Informer et rassembler les maîtres d'ouvrage doit donc être l'objectif n°1 sur les 4400 sites prioritaires. Ce chiffre peut paraître important, mais cela fait en général moins d'une centaine de sites par département, avec des sites qui sont cohérents par rivière, donc plus faciles à visiter lors de journées consacrées à cela : en formant des équipes de volontaires, il est tout à fait possible de les rencontrer un par an en quelques mois.

Vous pouvez vous inspirer du tract réalisé par les associations Hydrauxois et Arpohc (diffusé sur chaque site des bassins Yonne-Cure-Cousin, Seine-Ource, Armançon-Brenne), à reprendre et à diffuser aux maîtres d'ouvrage de chaque rivière prioritaire : télécharger le document en format doc, en format pdf.

Outre l'information site par site, nous vous conseillons d'organiser des réunions par rivière ou par groupe de rivières proches, afin de rassembler toutes les personnes ayant la même problématique, de leur garantir le même niveau d'information et de préparer les mêmes réponses au syndicat et à l'administration. 

Le deuxième enjeu est d'exiger des études des ouvrages et des rivières qui tiennent réellement compte de l'ensemble des paramètres pertinents. Là encore, nous parlons d'expérience. Les syndicats et les bureaux d'études font trop souvent des copier-coller de dossiers à charge où il manque des éléments essentiels : la biodiversité faune-flore du site, l'effet du site en crue et en étiage, la valeur du droit d'eau et la valeur foncière à diverses hypothèses, le potentiel énergétique, etc. Ces pratiques s'assimilent à de la désinformation et de la manipulation si elles persistent, car les gestionnaires publics de l'eau ignorent volontairement tous les services écosystémiques et tous les atouts des ouvrages, pour seulement retenir quelques métriques lacunaires qui poussent à valoriser la destruction. Ces pratiques doivent donc cesser. Pour y pallier, la CNERH a diffusé un guide qui permet de retrouver l'ensemble des critères à analyser (par ouvrage et par rivière) afin d'avoir une vraie évaluation des enjeux donc un vrai choix de dépense d'argent public conforme au meilleur intérêt de tous. Les associations doivent donner ce guide à chaque propriétaire d'ouvrage, l'envoyer au préfet en copie aux parlementaires en demandant que les politiques publiques aient un minimum de sérieux sur la question des ouvrages hydrauliques, au lieu du discours simpliste et dogmatique qui a été servi depuis 10 ans. En complément, vous pouvez envoyer le dossier CNERH de 100 références scientifiques montrant que la destruction des ouvrages peut nuire à l'intérêt général et écologique, mais aussi que l'objectif d'une rivière "renaturée" ou "sauvage" ne fait nullement l'objet d'un consensus chez les chercheurs . 

Guide d'analyse multi-critère des ouvrages à échelle site et rivière, pour une continuité apaisée et informée : télécharger le pdf

Le troisième enjeu est celui du financement. Partout où les agences de l'eau acceptent de financer au taux maximal les solutions non destructrices de franchissement (90%, voire 100% en cas dérogatoire), il n'y a pas de problème. Partout où les agences de l'eau bloquent ce financement, il y a blocage. La loi de 2006 prévoit expressément que les charges exorbitantes seront indemnisées. Il appartient donc à l'administration de flécher un financement public des solutions qu'elle préconise, ou alors de préconiser des solutions ne présentant pas de telles charges et respectant le droit d'eau (comme l'ouverture des vannes en crue ainsi que sur la période limitée des migrations de poissons réellement migrateurs, et non simplement mobiles). A partir du moment où certains moulins ou autres ouvrages ont obtenu  des financements intégraux de passes à poissons et rivières de contournement — ce que nous pouvons démontrer devant le juge —, tous les ouvrages doivent être dans ce cas dès lors qu'ils refusent la destruction. L'administration de l'eau ne peut pas décréter arbitrairement une inégalité des citoyens devant la loi et les charges publiques.

Le quatrième enjeu est celui-ci de la protection des sites d'intérêt en cas de tentative de destruction, notamment des patrimoines naturels en lien aux ouvrages. Le décret scélérat du 30 juin 2020 — attaqué au conseil d'Etat lui aussi par Hydrauxois et par tous les acteurs des ouvrages — a supprimé l'enquête publique et l'étude d'impact environnemental, conduisant à simplifier les destructions de canaux, de plans d'eau et d'étangs, alors même que la recherche scientifique a montré leur intérêt hydrologique et écologique. Si vous êtes mis au courant ou si vous constatez des travaux qui aboutissent à la destruction de milieux aquatiques et humides, vous pouvez néanmoins porter plainte (comme particulier témoin des faits ou comme association) puisque la loi les protège ces milieux, sans spécifier s'ils sont d'origine naturelle ou artificielle. Il est conseillé aux associations d'intégrer dans leur objet si ce n'est fait la protection explicite de l'environnement aquatique incluant l'ensemble des patrimoines historiques, culturels et naturels de l'eau

Ces enjeux demandent une mobilisation militante. En particulier du monde des moulins, premier concerné par les ouvrages classés prioritaires.

Nous l'avions indiqué dans un précédent article, le temps où certaines associations de moulins se percevaient seulement comme amicales de propriétaires partageant un même goût du patrimoine doit changer : il est nécessaire de devenir des acteurs de la rivière, donc de s'intéresser à tous les ouvrages, pas seulement à ceux des adhérents spontanés, et en particulier aux ouvrages risquant de disparaître irrémédiablement dans la liste des 4400 sites prioritaires. Nous avons eu face à nous dans les années 2010 une machine à désinformer et à détruire, ce qui a conduit à une controverse nationale avec un échec de la réforme en raison de pratiques brutales : pour que cela cesse réellement, et non verbalement, les citoyens doivent s'engager.

Lorsque la continuité écologique sera menée dans le respect de la loi, des ouvrages, des usages et des milieux, elle sera sans aucun doute apaisée. La vigilance des associations et des collectifs riverains en sera le garant. 

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Tolérance zéro pour les casseurs d'ouvrages hydrauliques 

13/10/2020

Les associations de moulins et autres ouvrages hydrauliques doivent évoluer dans leurs missions

La réforme de continuité dite "écologique" a engagé le processus délirant et délétère de destruction massive du maximum d'ouvrages des rivières, au nom d'une vision de la nature sauvage adoptée par certaines administrations hors contrôle démocratique. Derrière la vitrine utile de la "renaturation", il y a aussi la volonté moins avouée de détruire des droits d'eau et usages sociaux pour faire place nette à des acteurs de gestion de l'environnement choisis par la technocratie. Mais si des ouvrages hydrauliques se sont laissés détruire, c'est aussi parce que leurs propriétaires et riverains n'étaient pas assez informés, organisés ni impliqués dans la vie de la rivière. L'administration est forte quand nous sommes faibles. Le moulin, la forge, l'étang, le plan d'eau et tous ces milieux créés dans l'histoire sur le bassin versant doivent répondre à l'évolution importante du droit de l'environnement depuis 30 ans, ainsi qu'aux enjeux et aux pouvoirs de leur temps. On ne peut pas vouloir et vanter la rivière aménagée par l'humain au fil des générations sans s'engager pour défendre et promouvoir cette rivière, ce qui va au delà désormais de la défense d'un patrimoine historique à titre individuel. Les maîtres d'ouvrages hydrauliques sont appelés à devenir des co-gérants de l'eau et de la rivière: c'est ainsi que leurs associations doivent peu à peu redéfinir leurs missions et interventions. 

Les ouvrages de rivières sont souvent des moulins à eau, parfois des forges, des étangs, des plans d'eau, des canaux, des barrages (eau potable, énergie, irrigation, régulation) et tout un petit patrimoine rural témoignant de la valorisation de l'eau par les générations précédentes. La réforme de continuité dite "écologique" a montré que ces ouvrages ne disposent pas, à échelle des bassins versants, d'associations capables de les représenter tous.

Le patrimoine historique défendu au titre de la propriété individuelle ne suffit plus à représenter tous les enjeux

Les associations les plus dynamiques, anciennes et nombreuses sont celles dédiées aux moulins. Beaucoup ont été conçues dans les années 1980-1990 autour du moulin comme patrimoine historique et propriété privée. 

Or, dans les cas où il est trop exclusif, ce centrage est devenu inadapté pour répondre aux enjeux émergents:

- d'une part, les conditions de l'action publique ont changé. Les lois sur l'eau de 1992 et de 2006 ont opéré de profondes réformes dans le droit de l'environnement, en particulier le droit de l'eau. Des dispositions législatives et surtout règlementaires ont renforcé le pouvoir du ministère de l'écologie, des agences de l'eau et des syndicats de rivière. La redéfinition de l'eau comme patrimoine commun a induit de nouvelles dynamiques publiques. Des réalités qui étaient tolérées ou négligées pendant la période de relâchement voire de laxisme des trente glorieuses sont l'objet d'une attention croissante, et cela ne cessera pas vu que l'eau (dans toutes ses dimensions) est considérée par tous comme un enjeu majeur de ce siècle;

- d'autre part, le moulin comme patrimoine historique et propriété privée ne suffit plus à cerner tous les enjeux. Le moulin lui-même définit aussi des milieux au sens écologique (retenue, bief, zones humides) et la gestion du moulin a des effets sur l'eau, ses espèces de lit ou de rive, son régime hydrologique. Au-delà, le moulin est devenu le symbole d'un clivage bien plus large qui est en train de se cristalliser dans la société, savoir si nous voulons le retour d'une rivière sauvage selon l'idéologie naturaliste ayant saisi les administrations de l'eau, ou si nous préférons une rivière aménagée faisant co-exister de manière plus complexe des enjeux écologiques, économiques et sociaux. Dans cet horizon du débat essentiel, le moulin est un ouvrage parmi d'autres aménagements qui, nombreux, témoignent du caractère hybride des milieux aquatiques et humides, formés à la rencontre de la nature, de l'histoire et la société. Il faut penser aussi cette réalité plus globale de la rivière aménagée, et agir en conséquence.

Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de nier la valeur éminente du patrimoine hydraulique et le droit (le devoir même) des propriétaires privés de le défendre. Mais ce patrimoine est vivant, il lui faut se projeter dans son siècle. Par ailleurs, la direction de l'eau et de la biodiversité pousse à définir les moulins, forges et autres comme un simple fait culturel et un vestige du passé, déconnectés de l'existence de l'ouvrage en rivière, afin de masquer la réalité : tout ce que ces sites apportent au-delà du patrimoine, et tout ce que l'on peut en faire pour l'avenir... à condition précisément de conserver les ouvrages!

La réforme de continuité dite "écologique", avec son projet inouï de détruire le maximum d'ouvrages devenus de simples "obstacles à l'écoulement" dans le jargon administratif des technocrates, a agi pour beaucoup comme un révélateur brutal de ces évolutions. Elle a aussi montré la grande faiblesse des propriétaires (particuliers, communes) qui ne s'inscrivent pas dans une logique collective, à échelle de chaque site comme de chaque bassin versant. 

Beaucoup d'ouvrages détruits l'ont été car ils étaient isolés, ignorant le droit, ne percevant pas la vision globale des évolutions en cours, alors que les casseurs d'ouvrages étaient évidemment organisés. Et pour cause, ces casseurs ne sont pas des lobbies intégristes de pêcheurs à la mouche ou d'écologistes radicaux, mais des services de l'Etat et de l'administration qui ont adopté dans le domaine des ouvrages les éléments de langage de ces lobbies (ainsi que des arrière-pensées de liquidation des droits d'eau privés et communaux pour faire place nette à des clientèles choisies par l'Etat): DDT-M répercutant les ordres de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, experts de l'office français de la biodiversité, fonctionnaires des agences de l'eau et syndicats.

Nous sommes le passé, le présent et le futur de la rivière vivante

Mais la résistance à la réforme ratée de la continuité dite "écologique" a été aussi un déclencheur. Des associations de moulins (pas toutes encore hélas) ont su se transformer pour aller au-delà du patrimoine historique et s'engager pleinement dans le débat démocratique. Des collectifs citoyens et riverains ont émergé spontanément un peu partout pour défendre des sites, voire se les ré-approprier. Des communes ont opposé une fin de non-recevoir à la liquidation de leur cadre de vie. Des associations nouvelles (comme Hydrauxois) sont nées pour adopter une démarche plus transversale de critique des politiques publiques et de redéfinition d'une vision à long terme de la rivière qui ne soit ni le laxisme anti-écologique des trente glorieuses, ni l'approche radicale et parfois sectaire d'un retour à la "nature sauvage". 

Nous ne savons pas comment se terminera la réforme ratée de continuité dite "écologique". Mais nous savons une chose: ce n'est pas uniquement un épiphénomène tenant à quelques hauts fonctionnaires faillis qui ont confondu leur conviction militante avec la conduite de l'Etat (même si cette dérive est une réalité que nous travaillons à mettre demain à l'ordre du jour du débat démocratique...). Il n'y aura pas de "retour en arrière" à la gestion des cours d'eau telle qu'elle se pratiquait voici une ou deux générations — et il faut bien dire que vu la dégradation accélérée de l'eau entre les années 1940 et les années 1980, un tel retour n'est pas souhaitable! 

Pour les associations existantes et celles à naître, cela a plusieurs conséquences. 

Les associations de moulins (quand elles existent) ont vocation à s'étendre à l'ensemble du patrimoine hydraulique (soit directement, soit par des coordinations avec d'autres acteurs), mais surtout à se penser comme des actrices de la rivière, de l'écologie et plus largement du débat démocratique. Cette évolution est indispensable. Tous les propriétaires ne la comprendront pas immédiatement, mais elle est pourtant nécessaire, y compris pour assurer une meilleure protection et une meilleure gestion de chaque site.

Parmi les obligations nouvelles des associations engagées pour co-gérer les rivières, assez différentes de la simple conservation patrimoniale à titre individuel, il y a notamment:

- s'organiser rivière par rivière (au moins les bassins majeurs avec leurs affluents) afin d'avoir le maximum d'adhérents dans les particuliers et communes qui possèdent des ouvrages; chaque rivière a sa cohérence et dans le cas des patrimoines anciens, il existe aussi une cohérence d'implantation qu'il faut redécouvrir;

- se tenir informé des enjeux locaux de l'eau, en particulier les actions du syndicat "GEMAPI" et de l'agence de l'eau, mais aussi de l'histoire locale de l'eau, qui a souvent les clés de son avenir;

- demander à être représenté dans les instances locales de discussion sur l'eau et dans les réunions préfectorales traitant directement ou indirectement de tous les sujets "ouvrages",

- mettre en avant ce que les ouvrages (moulins, forges, étangs, autres) peuvent apporter aux biens communs que sont l'atténuation du changement climatique, la gestion des crues et assecs, la protection de la biodiversité, le développement de l'énergie bas-carbone, l'économie locale et les circuits courts, la valorisation territoriale par le paysage, le patrimoine, la culture, les loisirs,

- informer les élus locaux et parlementaires de la réalité des rivières aménagées,

- travailler à ce que chaque territoire retrouve une autonomie de décision sur ses cadres de vie, à l'encontre de la confiscation par des bureaux lointains à Paris ou Bruxelles. 

Tout cela représente une certaine "révolution culturelle". Et beaucoup de travail. Mais il faut commencer modestement, déjà par la première étape consistant à réunir en association ou en coordination d'associations le plus grand nombre de sites par rivière, pour apprendre à se connaître, expliquer les nouveaux enjeux, échanger sur les besoins, partager les bonnes pratiques... et distribuer les tâches. 

Nous aimons des rivières avec des moulins, des forges, des étangs, des plans d'eau et tant d'autres singularités, nous aimons tous ces héritages mêlés de la nature et de la culture. Mais ce que nous aimons, il nous faut le protéger, le valoriser et le transmettre aux générations futures. Cela passe par un travail collectif ainsi que par une mise en cohérence de nos aspirations et de nos actions. 

09/10/2020

Améliorer la performance des roues de dessus des moulins à eau (Quaranta et Revelli 2020)

Deux ingénieurs italiens se penchent sur une manière d'optimiser le rendement des roues de dessus, en ajoutant une paroi sur la zone de descente des augets chargés en eau. Les tests sur modèle de laboratoire montrent un gain de rendement de 1,2 à 1,5 dans les plages de rotation plus rapide de la roue. Voilà de quoi donner des idées et tester des améliorations pour des milliers de sites équipables ou équipés en France. L'énergie hydraulique, par son bon rendement de conversion de l'énergie de l'eau, a un excellent bilan carbone, matière première et cycle de vie. En particulier quand on utilise le génie civil en place (moulins, étangs, canaux) sans créer de nouvelles infrastructures. En ces temps où l'on valorise le local et la sobriété, il conviendrait d'encourager ces équipements.

Exemple de roue de dessus, extrait de Quaranta et Revelli 2020, art cit

Les moulins, les étangs, les petits barrages, les canaux d'irrigation ou de régulation proposent un grand potentiel cumulé d'hydroélectricité, mais à faible puissance unitaire, avec des hauteurs maximales de quelques mètres et des débits de quelques mètres cubes par seconde (voir Punys et al 2019). Comme l'observent Emanuele Quaranta et Roberto Revelli, ingénieurs experts des dispositifs de petite hydro-électricité, "l'installation d'hydroturbines à faible chute pourrait être une option viable pour générer une énergie renouvelable propre en dessous de 100 kW (microhydroélectricité) sur ces sites, avec des effets bénéfiques sur l'économie locale et sur l'électrification des zones reculées. Dans les zones rurales et décentrées, l'installation de micro-centrales hydroélectriques est considérée comme l'une des options les plus économiques pour l'électrification rurale, en particulier lorsque les structures hydrauliques existantes sont utilisées pour réduire les coûts d'infrastructure".

Dans ce contexte, les roues hydrauliques sont considérées comme très respectueuses de l'environnement, en raison de leurs faibles vitesses de rotation et de leur travail en surface libre. Les roues de dessous, dites roues cinétiques, utilisent uniquement la vitesse de l'eau pour tourner par pression sur leurs pales ou aubes situées en bas de la roue. Les roues de poitrine et les roues de dessus, dites roues gravitaires, utilisent aussi la gravité par remplissage d'augets qui, une fois chargés, entraînent la roue. Les roues de dessus sont généralement utilisées pour une hauteur de 2,5 à 6 m et des débits inférieurs à 0,2 m3/s par mètre de largeur, avec des rendements maximaux observés en conditions de laboratoire à 85%. L'un des intérêts de l'énergie hydro-électrique est que, contrairement à la plupart des autres, elle peut atteindre ces très bons rendements de conversion de la source naturelle d'énergie, ce qui signifie qu'elle a une moindre empreinte matières premières par unité d'énergie produite et un meilleur taux de rendement énergétique en cycle de vie complet. 

Emanuele Quaranta et Roberto Revelli, dont la laboratoire dispose d'une roue expérimentale, ont voulu savoir s'il était possible d'améliorer le rendement des roues de dessus quand celles-ci ont une rotation plus rapide. Pour cela, ils ont créé une paroi sur le demi-cercle de roue qui correspond à la phase descendante de la roue, quand celle-ci vient de charger l'auget du sommet en eau (cf ci-dessous). Le but est d'éviter des pertes dans la rotation et de renforcer la puissance par gain de pression hydrostatique des augets.

La paroi semi-circulaire (à droite) évite notamment des pertes turbulentes, extrait de Quaranta et Revelli 2020, art cit

L'analyse des résultats confirme que la roue expérimentale avec paroi montre des gains de 1,1 à 1,5 de rendement, et que ce gain est plus marqué en vitesse rapide (entre 3 et 4 rad/s). Le rendement maximal des roues de dessus reste néanmoins meilleur dans les plages à vitesses plus lentes (entre 0,5 et 3 rad/s).

Les auteurs notent que l'ajout de cette paroi crée une contrainte en situation réelle : éviter que des flottants ne se coincent entre la roue et la paroi. Il faut donc prévoir une grille plus sélective à l'entrée de la goulotte d'amenée de l'eau entre le bief et la roue. 

Voilà une recherche qui donnera éventuellement des idées au nombreux propriétaires souhaitant relancer ou ayant relancé des roues afin de produire une énergie locale, propre et zéro-carbone.

Référence : Quaranta E,  R. Revelli (2020), Performance optimization of overshot water wheels at high rotational speeds for hydropower applications, J. Hydraul. Eng., 146, 9, 06020011

19/08/2020

Le Canard enchaîné dévoile le jeu trouble de la "continuité écologique"

Le Canard enchaîné consacre un grand article au jeu politico-administratif trouble qui entoure la destruction à marche forcée des moulins, étangs et plans d'eau en France, au nom de la continuité écologique. Barbara Pompili, nouvelle ministre de l'écologie depuis cet été, dit vouloir prendre connaissance d'un dossier... qu'elle connaît en réalité par coeur pour en avoir été actrice depuis 2016, déjà au même ministère. Casser des ouvrages hydrauliques a peut-être été une forme particulière du "en même temps" cher à une certaine gouvernance: je détruis le patrimoine ancien mais en même temps je laisse polluer, réchauffer et vider l'eau des rivières. Or cela ne tient plus. Les cartes postales de soi-disant "rivière sauvage" crée à la pelleteuse sont des cautères sur une jambe de bois, des gabegies d'argent public, des diversions des enjeux prioritaires de l'écologie et des territoires. Barbara Pompili devra trancher le noeud gordien. Les associations doivent l'y aider en demandant à leurs députés et sénateurs de l'interpeller au parlement pour engager l'arrêt de la casse des ouvrages hydrauliques et la promotion de leur gestion écologique. 

Extrait du Canard enchaîné, droits réservés.

Dans un remarquable article du Canard enchaîné  intitulé "les moulins à eau condamnés au naufrage" (19 août 2020), le journaliste Alain Guédé décrit de manière très juste et visiblement bien informée la campagne insensée de destruction des moulins, des étangs, des barrages et des plans d'eau que mène une fraction de l'administration publique depuis 10 ans.

En particulier, le journaliste souligne l'opposition entre les politiques, (ministres, parlementaires) qui ne cessent de dire que la loi de 2006 ne signifie pas la destruction des ouvrages hydrauliques, et l'administration (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, office français de la biodiversité ex Onema, agences de l'eau), qui poursuit son propre agenda en organisant la pression règlementaire et financière pour favoriser les arasements d'ouvrage.

Dans le même temps, comme le souligne Alain Guédé, on ne cesse de trouver des excuses pour retarder la limitation sérieuse des pollutions de l'eau, et on dépense de l'argent public en faveur des acteurs économiques ayant le plus de poids dans les agences de l'eau. Le moulin que l'on casse de manière spectaculaire à la pelleteuse, c'est le cache-sexe de l'échec à mettre en oeuvre la directive cadre européenne sur l'eau qui ciblait en toute priorité le recul des pollutions chimiques. Et cela arrange pas mal de monde aux comités de bassin des agences de l'eau.



Dans cet article, la ministre de la transition écologique et solidaire Barbara Pompili dit vouloir "prendre connaissance du dossier".

Mais Barbara Pompili connaît parfaitement ce dossier! Elle a été secrétaire d'Etat à la biodiversité auprès de Ségolène Royal en 2016, présidente de commission Développement durable de l'assemblée nationale après 2017. A ce poste, nul n'ignore que la continuité écologique a déjà déclenché deux rapports d'audit du commissariat général de l'environnement et du développement durable, irrigué plusieurs rapports parlementaires, provoqué le vote de plusieurs amendements dans les lois récentes, suscité des centaines de questions députés et sénateurs indignés de voir détruits les moulins, les usines hydro-électriques, les réserves d'eau.

Le dossier est simple à comprendre pour Barbara Pompili: malgré l'appel à la "continuité écologique apaisée" et la réitération que la destruction n'est pas la seule solution ni la solution prioritaire, il y a dans l'administration placée sous sa tutelle des fonctionnaires qui persistent dans l'agenda contraire, à savoir prime financière à la seule casse des barrages, digues, seuils et chaussées, harcèlement règlementaire afin de rendre si complexe et coûteuse la propriété d'un ouvrage hydraulique que l'on est poussé à en accepter la disparition.

Ces pratiques reviendront à la figure de Barbara Pompili aussi longtemps qu'elles persisteront, par exemple en ce moment même l'élaboration des SDAGE où les services de l'Etat demandent d'accorder le maximum de financement à la casse du patrimoine hydraulique français. Madame la ministre et son cabinet n'échangent pas avec les directions administratives des agences de l'eau?

En réalité, cette question de la continuité écologique est un noeud gordien des représentations de l'écologie, et en particulier de la conservation de la biodiversité :
  • soit on a une écologie de la nature sans l'humain voire contre l'humain, qui vise à restaurer de la "rivière sauvage" et à interdire des usages, car la seule bonne et véritable nature serait celle qui est libre de toute interférence avec des contraintes humaines. En ce cas, on milite pour faire disparaître toute trace de modification humaine d'un milieu physique, comme par exemple des moulins, étangs, barrages et lacs sur une rivière. C'est l'idéologie (dite aujourd'hui "conservationniste traditionnelle" ou "mainstream") de nombreux agents en charge de la biodiversité, mais aussi le paradigme d'une partie des experts et chercheurs conseillant la technocratie (ou hydrocratie, disent d'autres chercheurs...); 
  • soit on a une écologie de la conciliation, qui prend acte des nouveaux écosystèmes de l'Anthropocène (la nature avec l'humain), de la construction socio-historique de la nature et de la nécessité de composer de nouveaux paysages du vivant, ce qui correspond à la "nouvelle conservation" ayant émergé depuis 15 ans, sur la base de travaux scientifiques actualisant nos connaissances mais aussi sur la base des nombreux conflits ayant émaillé l'histoire de la création de réserves sauvages en ignorant les populations et leurs attentes. Ces nouveaux paysages du vivant pourront être "sauvages" (au sens de peu impactés par l'humain) ou "hybrides" (au sens de co-construits par l'humain), l'enjeu n'est plus de chercher partout une naturalité idéale et perdue comme on le faisait au 20e siècle, mais de cibler ce qui dégrade le plus le vivant, de viser la préservation des espèces les plus menacées et de travailler aussi bien à la biodiversité ordinaire. 
Ce noeud gordien, Barbara Pompili devra le trancher. Si ce n'est elle, un successeur. Car la controverse ne s'arrêtera pas. Les riverains des milieux, patrimoines et cadres de vie que l'on menace de détruire reviendront à la charge autant que nécessaire. Que chacun profite de la rentrée pour saisir les députés et sénateurs afin que cesse, une fois pour toutes, le harcèlement administratif contre le patrimoine hydraulique du pays.

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05/08/2020

Le juge donne tort à l'administration sur la détermination de la consistance légale d'un moulin fondé en titre

Les parlementaires ont demandé à l'administration d'encourager la petite hydro-électricité, mais celle-ci fait tout le contraire. Dans une affaire de détermination de la consistance légale fondée en titre d'un moulin, le ministère de l'écologie s'est acharné à contester les demandes du propriétaire et les conclusions de l'expert judiciaire mandaté par le tribunal en première instance. L'administration a essayé de faire valoir une contre-expertise sur les bases de la méthode proposée par INRAE-OFB, mais elle n'a pas été retenue comme crédible par le juge administratif. Ce que nous avions déjà souligné quand cette méthode (à charge) était parue en 2018. Voilà donc à quoi ressemble la continuité "apaisée" : essayer par tous moyens de détruire des ouvrages, quand on n'y parvient pas essayer par tous moyens de contester leurs droits. Pour les propriétaires et associations de moulins et étangs, le recours en justice contre l'administration de l'eau et de la biodiversité doit devenir la norme en cas de désaccord avec les services du préfet. Mais il faut aussi informer les médias et élus de ces dérives où l'argent public est dilapidé à des pinaillages bureaucratiques contraires à l'intérêt général. Car on parle en ce cas de la capacité d'un site à produire de l'électricité bas-carbone au service de la transition énergétique


Le propriétaire d'un moulin à eau sur la rivière la Baïse, équipé d’une micro-centrale de production hydro-électrique et d’un barrage en pierre, a déposé une demande auprès de la DDT de Lot-et-Garonne en vue de la reconnaissance d’une consistance fondée en titre de 409 kW. Le préfet a refusé de reconnaître une telle consistance, en estimant que la consistance légale devait être de 107 kW. Puis le préfet a proposé de reconnaître comme droit fondé en titre, la puissance électrique actuellement vendue à EDF, soit 220 kW. Le propriétaire a demandé au tribunal administratif de Bordeaux l’annulation des décisions du préfet et la reconnaissance d’une consistance légale de 409 kW du droit fondé en titre attaché au moulin.

Par un jugement avant dire droit du 9 février 2017, le tribunal administratif a ordonné une expertise en vue d’apprécier la consistance légale. Après dépôt du rapport de l’expert, concluant à une puissance fondée en titre de 628 kW, le propriétaire a demandé que soit reconnu un droit fondé en titre à ce niveau de puissance, ce qui fut posé par un jugement du 1er février 2018. Le ministre a fait appel de ce jugement.

La cour d'appel rappelle d'abord que la consistance légale est la puissance maximale que l'on peut tirer d'un site autorisé :
"Le droit fondé en titre conserve en principe la consistance qui était la sienne à l’origine. A défaut de preuve contraire, cette consistance est présumée conforme à sa consistance actuelle. Celle-ci correspond, non à la force motrice utile que l’exploitant retire de son installation, compte tenu de l’efficacité plus ou moins grande de l’usine hydroélectrique, mais à la puissance maximale dont il peut en théorie disposer. Cette puissance maximale est calculée en faisant le produit de la hauteur de la chute par le débit maximum de la dérivation par l’intensité de la pesanteur. Le débit maximum à prendre en compte correspond à celui du canal d’amenée, apprécié au niveau du vannage d’entrée dans l’usine, en aval de ce canal. La hauteur de chute à retenir est celle de la hauteur constatée de l’ouvrage, y compris les rehausses mobiles, sans tenir compte des variations de débit pouvant affecter le niveau d’eau au point de restitution."
L'expert a donc évalué le site en conformité à cette recherche :
"l’expert judiciaire désigné par le tribunal a estimé dans son rapport du 22 juin 2017 que l’état initial du moulin (...) avant 1789, correspondait à une installation comprenant quatre meules entrainées chacune par une roue hydraulique pour la production de farine, un foulon pour préparer les fils de tissage et un atelier de filature, couplés à l’énergie produite par une roue à aubes. Selon lui, la chute d’eau présentait à l’origine une hauteur de 4 mètres, mais a subi ultérieurement des variations à la baisse, en sorte qu’elle s’élève actuellement à 3 mètres. Après prise de mesure de la fente d’alimentation du puits de l’ancienne roue de la seule meule qui subsistait sur les quatre meules installées à l’origine, il a estimé que les orifices disposaient alors d’une capacité d’écoulement de 1,5 m3 par seconde chacun et en a déduit que le débit total correspondant aux quatre meules était de 6 m3 par seconde. Enfin, il a évalué la capacité d’écoulement du canal d’alimentation de la roue à aubes à 10 m3 par seconde et, par conséquent, le débit total du moulin à 16 m3 par seconde et la puissance fondée en titre du moulin à l’origine à 628 kW." 
Pour contester ces conclusions, l’administration a chargé l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) de réaliser une contre-expertise dont le rapport ("établi unilatéralement" précise la cour) a été remis le 4 septembre 2017 sur la base des mesures relevées par l’expert judiciaire lors de sa visite sur place et des schémas contenus dans l’expertise.

Mais la cour d'appel écarte cette contre-expertise administrative. En particulier, ne sont pas opposables :
  • le fait de se prévaloir d’états statistiques sur les irrigations et les usines établis en 1899,
  • le comblement d'une partie de l’ouvrage, le canal du foulon,
  • l'influence de la disposition des meules anciennes sur le débit maximum.
Au final, le ministre de la transition écologique et solidaire n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que par le jugement attaqué, le tribunal, retenant les conclusions de l'expertise qu'il a ordonnée, a fixé la consistance du droit fondé en titre du moulin à 628 kW.

Quatre leçons et réflexions depuis cette affaire :
  • en cas de désaccord avec un préfet, et après conseil juridique, le propriétaire doit avoir recours à la justice pour trancher (cette culture du droit est devenue indispensable pour les affaires d'environnement et énergie, les associations comme les collectivités doivent toutes travailler cela en priorité),
  • les propos des "sachants" et "experts" de l'administration sont à prendre avec des pincettes, car ils sont biaisés par une idéologie anti-ouvrage en France, donc ce qui paraît "objectif" est souvent orienté par certains préjugés à l'oeuvre dans la détermination des calculs et mesures,
  • les services de l'Etat mobilisent du personnel et dilapident de l'argent public dans une croisade insensée contre les ouvrages hydrauliques, y compris leur capacité à produire de l'énergie locale bas-carbone, alors même que les parlementaires ont demandé par la loi que la petite hydro-électricité soit encouragée,
  • la question des moulins et ouvrages producteurs devrait logiquement être retirée à la tutelle de la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du ministère, pour être confiée à celle de l'énergie et du climat (DGEC). Car la DEB est devenue une haute administration au service de la destruction des moulins et barrages, ses instructeurs ayant perdu leur crédibilité sur le terrain après 15 ans de dérives en faveur d'une continuité écologique destructrice. Aucun service public ne fonctionne correctement sans la confiance du public.

Référence : CAA de Bordeaux, arrêt n°18BX01403, 16 juin 2020

A lire en complément
Un guide AFB-Irstea irrecevable pour le calcul de la consistance légale d'un moulin 

03/08/2020

Le molinotope, 8 siècles de paysages culturels autour du moulin (Brykała et Podgórski 2020)

Deux chercheurs polonais analysent la construction historique du paysage de la Vistule au fil de l'implantation de moulins à eau depuis le 12e siècle. Ils nomment "molinope" la modification des bassins autour de cette réalité hydraulique, qui a connu une évolution constante. Après leur extension maximale aux 18e et 19e siècles, les moulins évoluent tantôt vers la ruine et la renaturation, tantôt vers un ré-usage pour de nouvelles fins, notamment des petites centrales hydro-électriques. 


Voici le résumé de cette recherche :

"L'article présente le rôle des moulins à eau dans la formation et l'évolution du paysage culturel. La distribution de 1217 moulins à eau le long des rivières dans le bassin versant inférieur de la Vistule depuis le 12e siècle a été reconstituée sur la base de documents cartographiques et de sources historiques. 

Leur nombre a changé au fil du temps, avec les progrès de la civilisation, à la suite des guerres, des changements dans l'utilisation des terres, du drainage, de l'irrigation et du changement climatique. La période de 800 ans de fonctionnement des moulins à eau dans le nord de la Pologne a conduit à la création d’un type particulier de paysage culturel, appelé «molinotope». Parmi le large éventail de facteurs biotiques et abiotiques, le rôle le plus important dans la formation des paysages à base de moulins a été joué par des formes artificielles de relief et des transformations spécifiques du réseau hydrographique. 

En tenant compte du progrès technologique, de la taille et de la nature des changements dans le paysage dus au fonctionnement des moulins à eau, un modèle conceptuel de développement de paysages culturels basés sur les moulins a été construit. Les résultats de cette étude indiquent que le statut du paysage de moulin (à chacune des 7 étapes distinctes de développement) correspond aux types de paysage fluvial, considérés comme système technologie-paysage. Le cycle complet de développement de ces paysages à base de moulins ne concerne que certains des sites étudiés et il est déterminé par le degré de développement et d'utilisation du paysage depuis la construction d'un moulin à eau jusqu'à nos jours."

Ce schéma représente le modèle à 7 étapes des auteurs.


Types de paysages basés sur les moulins, nature des changements de terrain et du réseau hydrographique. Symboles: 1- source; 2- rivière; 3- moulin à eau; 4- ruines de moulins à eau; 5- déversoir; 6- digue; 7- restes de digue; 8- petite centrale hydroélectrique. Extrait de Brykała et Podgórski 2020, art cit.

Les auteurs précisent : "en suggérant un modèle de l'évolution des paysages culturels autour des moulins dans le nord de la Pologne, nous soulignons que les étapes décrites du développement de ces paysages ne sont pas toujours entièrement synchronisées avec les changements du paysage dans les parties spécifiques de régions plus vastes. Dans certaines régions, les paysages peuvent subir des changements évolutifs, et dans d'autres, ils peuvent rester à un stade antérieur de développement et d'utilisation des terres". Ils montrent plusieurs cas d'évolution de bâtiments et d'aménagements, de la ruine au ré-usage, par exemple sur ces photos :


Référence : Brykała D et Podgórski Z (2020), Evolution of landscapes influenced by watermills, based on examples from Northern Poland, Landscape and Urban Planning, 198, 103798

27/07/2020

Le moulin est devenu un patrimoine naturel autant que culturel

Les moulins appartiennent-ils seulement au monde de la culture, de le technique, de l'histoire, qui s'opposerait à celui de la nature? Non. Cette manière binaire de voir la réalité n'est plus d'actualité: les moulins forment des socio-écosystèmes. Ils relèvent à la fois du patrimoine culturel et naturel, ils hébergent du vivant autant qu'ils permettent des usages, ils sont un environnement modifié par l'humain comme tous les environnements l'ont été au fil des générations. Les moulins figurent ainsi parmi les premiers témoignages de l'Anthropocène, cette période qui a fusionné des écosystèmes biophysiques et des sociosystèmes humains. Aussi est-il important de renforcer dans toutes les associations de propriétaires une conscience et une connaissance écologiques, afin d'enrichir et améliorer la gestion de ces biens hydrauliques "hybrides". Mais il est urgent aussi, dans les politiques publiques, de ne plus imaginer un jeu à somme à somme nulle où ce qui est concédé à la culture serait perdu pour la nature: le moulin est une réalité locale où nature et culture se sont métissées. C'est ainsi que la recherche scientifique décrit ces espaces hybrides, et c'est ainsi qu'il faut désormais envisager le moulin, comme tous les autres milieux créés par des ouvrages hydrauliques. 


Les moulins ont été souvent valorisés par leurs acheteurs et par leurs associations comme un patrimoine historique, technique et culturel. Et pour cause, ils sont un témoignage exceptionnel du passé, des générations qui ont nourri la France et construit par leur travail l'économie du pays. Les moulins furent depuis deux millénaires les usines à tout faire des communautés humaines de chaque bassin versant : farines, huiles, tissus, métaux, bois, papiers, électricité... tout pouvait être transformé avec un moteur hydraulique à roue, puis à turbine. Et cela reste vrai aujourd'hui pour tous les moulins encore producteurs, ou le redevenant.

Un autre attrait des moulins à eau est évidemment paysager, l'agrément du bord de rivière. Certes, les crues sont difficiles à vivre, même si les anciens avaient l'habileté de surélever leurs biefs un peu à l'écart de la rivière, et de conserver un rez-de-chaussée inondable en connaissance des caprices de l'eau. Hors ces risques propres à toute propriété riveraine, la présence de l'eau est une joie de tous les jours pour ceux qui en ont la sensibilité.

Mais le moulin ne peut être seulement habité et vécu comme témoignage historique et agrément paysager. Aujourd'hui, les propriétaires de moulin doivent ajouter une nouvelle dimension : l'écologie du site.

Ce point n'est pas toujours familier à tous. Le plaisir de l'eau comme paysage n'est pas la connaissance de l'eau comme milieu. Or, le moulin a des effets sur l'eau-milieu. Ici il va accumuler des sédiments, là ralentir des écoulements, la gestion des vannes modifiant ces paramètres. Les premiers bâtisseurs en étaient parfois conscients, au moins partiellement, par empirisme. On voit par exemple de-ci de-là des chaussées empierrées fort anciennes dont la crête du côté de l'ancrage en rive opposée au moulin est abaissée : c'était la "passe à poissons" intuitive des bâtisseurs de l'époque, l'endroit où l'eau verse préférentiellement et où la chute s'annule vite quand la rivière gonfle. Ayant parfois oublié cela, le propriétaire en lien avec l'administration a pu remettre au 20e siècle la crête de son ouvrage "au cordeau" uniforme du niveau légal... mais cet oubli d'une culture de la nature au profit d'une rectitude réglementaire ne fut pas forcément un gain environnemental. 

Penser et gérer le moulin comme milieu à part entière
Plus encore, le moulin est un milieu écologique à part entière. Il doit aujourd'hui être envisagé, mais aussi revendiqué et géré, comme un patrimoine naturel autant que technique.

Cette conclusion provient d'une évolution majeure de la connaissance en écologie des 30 dernières années: peu importe qu'un habitat soit d'origine artificielle ou naturelle, humaine ou non-humaine, l'important est d'examiner les fonctionnalités et les biodiversités de cet habitat. Exemples de fonctionnalités : le moulin va collecter une partie des eaux de crue ou rehausser la hauteur de nappe. Exemples de biodiversités : le moulin va héberger des poissons, oiseaux, mammifères, invertébrés, végétaux dans ses parties aquatiques et rivulaires. Le moulin crée bien sûr un milieu modifié, comme l'étang ou le plan d'eau, mais cela reste un milieu biophysique ayant certaines propriétés adaptés à certains vivants.

La "nature" entendue comme ce qui serait totalement indemne d'une influence humaine n'existe plus, sinon comme construction intellectuelle fausse. Il n'y a que des milieux présentant des gradients de modification. Même les tronçons de rivière qui coulent en amont et en aval de l'emprise directe du moulin sont des milieux eux aussi modifiés, comme leurs berges.

Les scientifiques discutent aujourd'hui pour savoir si notre époque géologique se nomme Anthropocène, c'est-à-dire l'époque où l'être humain a modifié par son action de grands cycles biogéochimiques (carbone, azote, phosphore, uranium, eau, répartition des espèces...).  Or si cette période est reconnue, le moulin pourrait sûrement figurer comme son ancêtre : en s'installant avec l'étang et la forge au fil de l'eau dès l'Antiquité, il témoigne de la lente fusion de l'humain et du non-humain sur les rives. C'était à la période "calme" de l'Anthropocène, la période des changements modestes et ajustements délicats, c'était avant la "grande accélération" d'après 1945 qui a dégradé les milieux. Des chercheurs l'ont montré en France, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Pologne, aux Etats-Unis : les petits ouvrages ayant émergé au long des siècles sont partie intégrante de la dynamique morphologique et biologique de leurs bassins. Les effets sur l'énergie de l'eau, le transport des sédiments, l'apparition d'habitats ont créé des nouveaux écosystèmes, parfois appelés écosystèmes culturels. Des espèces ont pu refluer, d'autres se sont installées.



Ce lien entre nature et culture est parfois oublié ou ignoré: il faut le réveiller. Le percevoir, le comprendre, l'entretenir. C'est vrai chez certains propriétaires, plus portés à la dimension historique ou technique, mais c'est vrai aussi chez les gestionnaires publics des rivières. Aujourd'hui, le ministère de l'écologie et le ministère de la culture travaillent en parallèle sur la question des moulins. Les uns ne voient que la nature, les autres que la culture, alors que la réalité est hybride. Les uns ou les autres raisonnent en terme de "concession" (un peu pour la nature ou un peu pour la culture?), alors que le moulin doit être vu comme un socio-écosystème intégré. Il s'agit de savoir comment, au droit du moulin, le complexe nature-culture uni en une seule réalité peut évoluer. Et non pas de dire que l'on accorde la primauté à ceci ou cela.

Toutes les associations de moulins doivent aujourd'hui diffuser chez leurs adhérents cette nouvelle culture écologique, qui ne manquera pas de prendre de l'importance dans les politiques publiques et dans les choix privés. Car la ressource en eau, le maintien de la biodiversité, la lutte contre les pollutions, l'atténuation du changement climatique, ce sont les enjeux de notre siècle. L'attention portée à la nature et l'attention portée à la culture se nourrissent aux mêmes désirs : veiller, protéger, valoriser, transmettre. Les propriétaires de moulins, en raison du patrimoine dont ils ont la charge, ont vocation à devenir exemplaires.

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13/07/2020

La cour administrative de Bordeaux condamne aux dépens les fonctionnaires casseurs de droit d'eau

La cour d'appel de Bordeaux donne tort au ministère de l'écologie qui voulait casser un droit d'eau fondé en titre pour motif de ruine partielle de l'ouvrage. Dans ce cas, le droit d'eau avait aussi été associé à une autorisation ultérieure (en 1939) et limitée dans le temps, mais les juges rappellent que cette limite était nulle car contraire au caractère perpétuel des droits fondés en titre. Cette affaire rappelle la réalité: les responsables du ministère de l'écologie ne cessent de harceler les moulins et étangs en essayant de contester leur existence légale ou de décourager leur remise en service, afin de les détruire ensuite comme "sans usage". Il est urgent que tous les propriétaires et riverains rejoignent des associations combatives pour répondre à ces abus de pouvoir, au lieu parfois de plier par méconnaissance du droit. Quant à l'idée d'une "politique apaisée" de continuité écologique, elle demande manifestement d'opérer une révolution culturelle chez certains fonctionnaires. Ou bien de confier le dossier à d'autres que ceux l'ayant fait échouer dans la brutalité et la défiance. Il est vain de nier la réalité des ouvrages ou d'espérer leur disparition, mais urgent de leur donner un sens conforme aux attentes de la gestion durable de l'eau et de la transition écologique.


Les faits
Une société a demandé au tribunal administratif de Toulouse d'annuler l'arrêté du préfet de l'Ariège du 28 octobre 2014 déclarant un moulin déchu de son droit fondé en titre, de reconnaître le droit fondé en titre attaché au moulin et de fixer sa consistance légale à 67 KW.

La procédure
Par un jugement n°1405931 du 20 janvier 2017, le tribunal administratif de Toulouse a annulé l'arrêté préfectoral du 28 octobre 2014 et reconnu le droit fondé en titre du moulin. Mais le ministère de la transition écologique et solidaire a fait appel.

Le jugement
La cour d'appel note que le déchaussement d'une partie du barrage par une crue n'empêche pas sa reconstruction et que les autres éléments nécessaires à l'usage de l'eau sont tous présents :
"Il résulte de l'instruction, et notamment du dossier établi par un bureau d'études et remis par la société au préfet en vue de l'établissement de la consistance légale du droit d'eau et de la déclaration des travaux nécessaires à la remise en eau du moulin, qu'après la crue de 1996, le barrage, d'une longueur initiale de 21,35 mètres, a été détruit dans sa partie aval sur un linéaire de 11 mètres et que la vanne de prise d'eau a disparu, de sorte que le Saurat a retrouvé son cours naturel et que le canal d'amenée a été en partie comblé. Il résulte toutefois également de l'instruction et notamment du dossier présenté par la société, que l'ouvrage de prise d'eau peut être restauré par la reconstruction des 11 mètres détruits, par l'installation d'une vanne d'entrée et d'une vanne de décharge et par une légère reprise de la crête de la partie subsistante du barrage. Il n'est par ailleurs pas contesté qu'ainsi qu'il est indiqué dans le dossier de la société, le tracé du canal d'amenée, d'une longueur de 255 mètres, est encore nettement marqué, que les bajoyers maçonnés de ce canal d'amenée, présents sur une longueur de 165 mètres, le reste du canal étant simplement creusé dans le terrain naturel, sont en place, que le canal de fuite est également en état, que le tracé du chenal de décharge est lui aussi visible, que la remise en eau ne nécessitera d'un curage des canaux, une restauration du fond et un retalutage et que l'une des deux roues à aubes présentes dans l'usine est encore en place. Dans ces conditions, comme l'a jugé le tribunal, et alors même qu'environ la moitié de l'ouvrage de prise d'eau doit être reconstruit et que l'exploitant projette de restaurer le bâtiment de l'usine, de refaire le bassin de mise en charge situé à l'amont immédiat de l'usine et d'installer une vis hydrodynamique, il ne peut être considéré que les dégradations subies par le moulin, quel que soit le coût des réparations, impliquent la reconstruction complète des éléments essentiels de l'ouvrage et qu'elles caractériseraient un état de ruine permettant de justifier la perte du droit fondé en titre."

Le juge note aussi qu'un précédent arrêté préfectoral de 1939 ayant limité l'autorisation dans le temps ne peut être opposé, car le caractère perpétuel du droit d'eau a préséance :
"L'installation a fait l'objet d'un arrêté préfectoral du 13 juillet 1939 qui prévoit une durée d'autorisation d'exploitation de 75 ans expirant le 13 juillet 2014 et pour une puissance maximale de 67 KW. L'article 19 de cet arrêté prévoyait que l'administration pouvait prononcer la déchéance de l'autorisation si l'exploitation cessait pendant cinq ans. Mais ainsi que l'ont estimé les premiers juges, en se fondant également sur les dispositions de l'arrêté du 13 juillet 1939 qui fixaient une durée d'utilisation du droit à 75 ans alors que le droit fondé en titre n'est pas limité dans le temps, le préfet de l'Ariège a entaché sa décision d'une erreur de droit."
Au final, "le ministre n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal a annulé l'arrêté du 28 octobre 2014, a reconnu l'existence du droit fondé en titre du moulin (...) et a fixé sa consistance légale".

Ici, le propriétaire du moulin ne s'en est pas laissé conter. Il avait les moyens psychologiques et économiques de résister à ce qu'il percevait à raison comme une erreur d'appréciation voire un abus de pouvoir. Mais combien de maîtres d'ouvrage isolés, connaissant mal le droit, croyant naïvement que l'autorité publique est sincère, ont été soumis à de telles pressions et ont abandonné, perdant et leur droit d'eau et leur ouvrage hydraulique dans la foulée? Toutes les associations locales doivent proposer une aide juridique aux moulins et autres ouvrages de leur rivière, afin de faire cesser ce genre de dérive et d'opposer un front uni aux administrations de l'eau. En particulier sur les cours d'eau classées en liste 2 au titre de la continuité écologique, où tous les ouvrages doivent être au bon niveau d'information par rapport à la loi, aux administrations, aux syndicats de bassin et aux fédérations de pêche.

Référence : CAA de Bordeaux, arrêt N°18BX00755, 16 juin 2020

01/07/2020

Un nouveau titulaire de droit d'eau peut reprendre un contentieux contre l'administration ouvert par son prédécesseur

Le conseil d'Etat vient de condamner une nouvelle fois l'administration dans une affaire de moulin. Un arrêté préfectoral de Mayenne avait annulé un droit d'eau et était contesté. Mais le propriétaire était décédé en cours d'instance, et son successeur a voulu reprendre la procédure. Ce qui fut refusé par une cour. Les conseillers d'Etat donnent finalement raison au nouveau propriétaire, qui défend en l'occurrence un droit réel immobilier (le droit d'eau) régulièrement acquis et déclaré. Il n'y aura bien entendu aucun "apaisement" sur les moulins et ouvrages hydrauliques tant que leurs propriétaires ou riverains seront ainsi obligés de subir le harcèlement administratif et d'engager des procédures longues pour se protéger des abus de pouvoir ou des carences de l'Etat. Si l'on veut calmer ce dossier et le porter de manière constructive, il faudra probablement le retirer aux hauts fonctionnaires qui l'ont envenimé et égaré par des instructions délétères aux préfets et aux services administratifs...



Voici les faits jugés :
"le préfet de la Mayenne a, par une décision du 27 janvier 2012, constaté la perte du droit fondé en titre à l’usage de l’eau attaché au moulin de l’Ermitage, situé en bordure de la rivière La Jouanne sur le territoire de la commune d’Argentré. Son propriétaire, M. C…, a saisi le tribunal administratif de Nantes d’une demande en annulation de cette décision, rejetée par un jugement du 23 juin 2016. Par l’arrêt attaqué du 9 novembre 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté comme irrecevable l’appel formé contre ce jugement par M. B…, nouveau propriétaire du moulin acquis auprès de la succession de M. C…, décédé le 28 avril 2015, au motif qu’il n’avait pas la qualité de partie à la première instance."

Le conseil d'Etat pose que le droit d'eau est un droit réel immobilier transmis en même temps que le moulin, donc un accessoire de la chose vendue ou transmise au sens du code civil :
'aux termes de l’article 1675 du code civil :  » L’obligation de délivrer la chose comprend ses accessoires et tout ce qui a été destiné à son usage perpétuel. « . Le droit à l’usage de l’eau attaché à un moulin fondé en titre étant un droit réel immobilier, il résulte de ces dispositions que, lorsque le moulin auquel est attaché le droit est vendu, ce droit est, sauf clause contraire, transmis à l’acquéreur et celui-ci est en conséquence fondé à reprendre l’instance introduite par le vendeur relative à l’existence de ce droit.'
Il rappelle aussi que le droit administratif demande notification de changement de titulaire du droit d'eau :
"Le cas échéant, en cas de décès du propriétaire initial ayant introduit l’instance, la reprise de celle-ci par le nouveau propriétaire est par ailleurs conditionnée à la notification prévue par l’article R. 634-1 du code de justice administrative"
Les conseillers annulent l'arrêt de la cour d'appel administrative, en soulignant que le nouveau propriétaire et titulaire du droit d'eau est fondé à défendre son existence contre l'arrêté préfectoral attaqué, même s'il n'est pas celui qui a déposé le recours en première instance :
"Pour rejeter comme irrecevable l’appel de M. B… à l’encontre du jugement du tribunal administratif rejetant cette demande, la cour administrative d’appel a estimé que M. B…, qui se prévalait de sa seule situation de nouveau propriétaire du moulin de l’Ermitage et non d’héritier de M. C…, n’avait pas qualité pour reprendre l’instance introduite par ce dernier devant le tribunal administratif, et qu’il ne pouvait pas, par suite, être regardé comme une partie de première instance. En statuant ainsi, alors qu’ainsi qu’il est dit au point 2, M. B… était fondé, en sa qualité de nouveau propriétaire du moulin, à reprendre en son nom et à son profit l’instance introduite par M. C…, relative au droit à l’usage de l’eau attaché à ce bien, et qu’il avait, par suite, la qualité de partie à l’instance devant le tribunal administratif, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit."
L'Etat est donc condamné à charge. Ce qui arrive de plus en plus souvent dans ces affaires de moulins et autres ouvrages fondés en titre, où le harcèlement administratif se traduit par des revers juridiques pour les fonctionnaires de l'eau. Comme d'habitude, une seule conclusion : défendez vos droits, c'est aussi par le recours systématique en justice contre les carences, les abus de pouvoir, les erreurs d'interprétation que nous ferons cesser le scandale actuel de la persécution des ouvrages et de la destruction de leurs milieux par l'Etat.

Référence : Conseil d'Etat, arrêt n° 426887, 17 juin 2020

Voir aussi le blog Landot

16/06/2020

"Les experts sont formels"... mais quels experts? Au service de quels pouvoirs, quelles idéologies, quels intérêts?

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la politique française de destruction des moulins et étangs a été décidée sans aucune analyse scientifique approfondie de ces patrimoines, leurs usages, leurs milieux, leurs enjeux de riveraineté. Dans un schéma idéal, un pouvoir politique réunit tous les experts d'un sujet, avec les représentants des citoyens concernés, pour prendre des décisions avisées et informées. Si les données manquent, elles font l'objet de programmes scientifiques de recherche. Mais cela ne se passe pas ainsi en France. Des experts administratifs ont prétendu détenir le seul savoir légitime pour faire de la démolition des ouvrages en rivière une politique d'Etat se disant fondée sur "la" science. Or c'est faux, une petite fraction seulement des connaissances a été mobilisée pour appuyer cette politique, avec des biais constants en faveur d'une seule dimension des rivières ayant été érigée en dogme. Comme beaucoup de citoyens, nous perdons confiance dans une parole publique incapable de reconnaître ses préjugés et ses limites. L'organisation de l'expertise, son rapport au décideur et à la société doivent changer: nous vivons en démocratie, pas en expertocratie.  La conséquence est que les associations de riverains et protection des patrimoines menacés doivent désigner et interpeller le pouvoir là où il est réellement: chez ceux qui fabriquent des normes sans passer par le suffrage démocratique.



Comme l'ont fait remarquer de nombreux observateurs en France, la crise du covid-19 a aussi été une crise de l'expertocratie d'Etat. Elle n'avait pas vu venir le risque d'une pandémie malgré des signaux d'alerte avec les variantes de la grippe et les syndromes respiratoires type SRAS ou MERS. Elle a tenu des discours assez contradictoires sur la nécessité de porter le masque pour se protéger, ce qui était évident en Asie depuis longtemps mais n'a été reconnu qu'à reculons en France. Elle a montré une certaine lourdeur et complexité dans la réponse aux événements, conduisant finalement à des solutions plutôt coûteuses et mal vécues. Les traitements de la maladie ont pour leur part donné lieu à des controverses à rebondissement entre scientifiques.

Il est difficile de prévoir et gérer les crises. Et même de gouverner hors des crises. Le problème: loin d'avoir l'humilité de le reconnaître, l'expertocratie administrative française se pique d'une excellence assortie d'une certaine arrogance, répugne à reconnaître ses erreurs et prétend au monopole du savoir légitime en choix publics. Cela ne date pas d'hier, la monarchie avait déjà déjà créé des corps d'experts pour justifier ses choix... dont les eaux et forêts.

Nous rencontrons ce même problème dans la politique de l'eau, menée aux dires d'experts que certains observateurs ont appelé une "hydrocratie". Des savoirs écologiques incomplets ont ici été érigés en dogmes. Des paradigmes ont été choisis sans réel débat et sans recul critique. La question est évidemment importante, car l'écologie définit des politiques publiques appelées à se déployer au cours de ce siècle : de mauvaises bases ne produiront qu'un mauvais édifice. Hier, à l'époque des 30 glorieuses, les mêmes experts d'Etat appuyaient par "la science" des options productivistes et polluantes dont on nous dit qu'elles sont mauvaises. Mais en ce cas, pourquoi les croire aujourd'hui? Pourquoi ne pas faire l'hypothèse que les préconisations actuelles sont aussi erronées que celles d'hier, quoiqu'encore justifiées par le même argument d'autorité de "la science"?

Un mot d'abord sur l'expertocratie d'Etat. Qu'y a-t-il derrière cette expression un peu abstraite?

En France, une expertocratie administrative peu débattue et peu transparente
La France présente un système politique très centralisé (jacobin) fondé sur l'idée que les ministères, leurs cabinets, leurs directions administratives centrales et leurs antennes territoriales (dans cet ordre hiérarchique) doivent mener la politique du pays dans tous les domaines. Dans cet idéal de gouvernement, les choix ne sont pas réalisés par des compromis empiriques locaux et les enseignements sur les réalités observées — des tests qui se généralisent s'ils sont réussis ou sont abandonnés s'ils échouent —, mais à partir de la définition rationnelle d'un intérêt général par un petit nombre de personnes estimant avoir une vue englobante des réalités. Ces personnes, ce sont les "experts" dont nous parlons (parfois aussi nommés les "sachants" sur ce site).

Les experts construisent un certain discours de la réalité et informent les décideurs par ce discours. En général, les politiques qui ont de nombreux dossiers à traiter et ne peuvent creuser par eux-mêmes chaque sujet s'appuient sur l'expertocratie administrative en France.

Dans la politique des rivières, nous avons un personnel administratif qui se pose ainsi en détenteur du savoir légitime public, opposable aux tiers (élus, usagers, citoyens). Ce point commence à être traité par des chercheurs en sciences humaines et sociales, ainsi qu'en sciences de l'environnement, dont les conclusions sont assez convergentes (lire par exemple les livres de Germaine et Barraud 2017, Bravard et Lévêque 2020, les articles de Dufour et al 2017, Sneddon et al 2017, les thèses de De Coninck 2015, Zingreff-Hamed 2018, Perrin 2018, Drapier 2019)

Les experts prétendant au monopole de la représentation "sachante" de la rivière sont en particulier:
  • des personnels de la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) au ministère de l'écologie et de ses services déconcentrés (DREAL de bassin, DDT-M)
  • des personnels des agences administratives spécialisées (agence de l'eau, OFB office de la biodiversité)
  • des acteurs qui gravitent autour de ce pouvoir administratif, notamment car ce pouvoir étendu en France a la capacité de sélectionner ses interlocuteurs privilégiés, d'attribuer des agréments d'utilité publique et de débloquer des financements pour asseoir ses politiques (par exemple ONG, associations comme la pêche ou la gestion des migrateurs, bureaux d'études privés, syndicats de rivière, mais aussi une partie des dotations de laboratoires de recherche en université, EPST ou EPIC).

Le système français de fabrique des normes par des expertises administratives, cas de la continuité dite écologique des cours d'eau. En bleu, le coeur du système. Il dispose d'un pouvoir réglementaire et financier. Il informe les élus sur des sujets techniques où ces élus n'ont généralement pas de temps ni de compétence à analyser le fond, donc accordent a priori confiance aux conclusions. Mais cette expertocratie en vase clos induit diverses dérives : confusion entre science et croyance, simplification de savoirs pour soutenir des orientations de programmes publics, tendance à l'endogamie intellectuelle, au biais de sélection des données et au biais de conformité collective, résistance au changement si des choix sont contestés, non confrontation aux citoyens qui subissent les conséquences des choix opérés, etc.

Experts et chercheurs: pas le même rôle, mais des passerelles
Si les experts ont une formation scientifique ou universitaire, ce ne sont pas pour autant des chercheurs, qui eux produisent de la connaissance à partir de canons méthodologiques (généralement) plus rigoureux. L'expert se distingue notamment du chercheur car il est en lien direct avec un pouvoir de décision, avec les contraintes de ce pouvoir. L'expert décide à un moment donné de la connaissance mobilisable pour l'action, alors que le chercheur considère la connaissance comme non finie, toujours incomplète et en construction.

Il faut noter que des chercheurs participent à l'expertise d'Etat dans le domaine de l'eau. Mais l'expertocratie ne va pas retenir tout ce que dit le chercheur, ni surtout convoquer tous les chercheurs pertinents pour un domaine. Un scientifique est (généralement...) prudent dans ses assertions, et la science s'exprime de plus en plus souvent de manière collégiale, en précisant ses niveaux de certitude et les limites d'application des connaissances. Quand on lit bien les avis de chercheurs s'exprimant es qualités (en engageant leur fiabilité par rapport à leurs pairs et à la société), on observe le plus souvent des mises en garde sur le manque de données, le manque de robustesse de certaines conclusions, le manque de convergence de tous les scientifiques, la nécessité de travaux supplémentaires. Nous avions montré un exemple de tensions sur le cas de la Loue, quand des chercheurs et des experts ont exprimé quelques divergences dans les échanges, notamment dans la tentation des experts de vouloir affirmer des conclusions sans base très solide. Les réserves des chercheurs sont gommées par les nécessités de l'expertocratie au service du politique : il faut trancher en vue de la décision, taire les hésitations, insister sur des points présentés comme des croyances fortes non contradictoires.

Dans un des seuls rapports de synthèse sur l'impact des petits ouvrages (Souchon et Malavoi 2012, Le démantèlement des seuils en rivière, une mesure de restauration en vogue, Onema-Irstea, 96 p. non disponible en ligne à date), on peut lire par exemple (p. 24) :
"Si les impacts des barrages sont relativement bien connus, il existe assez peu d’études et de publications scientifiques concernant les effets des seuils. Un article récent (Cziki et Rhoads, 2010) indique clairement le besoin urgent de recherche scientifique sur les impacts physiques et écologiques de ces petits ouvrages"
Concrètement, cela signifie que la recherche ne peut pas se prononcer : aucun scientifique sérieux ne prétend donner des orientations robustes sur un sujet dont il reconnaît qu'il est très peu étudié. Les auteurs de cette synthèse listent et commentent des travaux qui concernent pour l'essentiel des barrages, et les quelques cas rares de suivis scientifiques sur des seuils ne permettent certainement pas de généraliser. Au demeurant, le même texte conclut (p. 76) sur "la reconnaissance de la spécificité de chaque bassin tant d’un point de vue physique, chimique ou écologique. La complexité des systèmes et la mise en place des méthodes d’analyse diverses se traduisent par des difficultés pour développer des approches génériques."

Pourtant, une note de la DEB du ministère de l'écologie comme plusieurs agences de l'eau dans leurs SDAGE décrètent que l'effacement est forcément la meilleure solution a priori et qu'il doit bénéficier du soutien maximal en argent public. L'expertocratie filtre et retient ce qu'elle a envie de retenir... tout en prétendant qu'elle est neutre, objective, "fondée sur la science".

Enfin, comme l'a observé un chercheur hydro-écologue ayant participé lui-même à des travaux d'expertise, l'écologie n'est pas toujours à l'aise avec les frontières entre la neutralité scientifique d'une démarche de connaissance et des points de vue plus subjectifs sur ce que devrait être la qualité de la nature et des cours d'eau (voir Lévêque 2013). L'écologie de la conservation en particulier se présente à sa fondation comme une science engagée sur son objet (protéger le vivant selon une certaine vision de la nature), ce qui ne favorise pas toujours le recul et la neutralité des méthodes, ou celle des conclusions.

La politique de destruction des ouvrages, exemple de dérive de l'expertocratie
Sur la question des ouvrages hydrauliques, il existe une expertocratie française et européenne. La seconde travaille dans le cadre de la direction générale de l'environnement de la commission européenne et de l'agence européenne de l'environnement (sur les problèmes de construction de la DCE par une expertise très limitée et une logique d'efficience par métrique, voir Loupsans et Gramaglia 2011, Bouleau et Pont 2014, Bouleau et Deuffic 2016). Nous nous concentrerons ici sur les choix français.

Qu'avons-nous observé depuis les années 2000?

- L'expertocratie d'Etat a choisi un paradigme d'orientation - la rivière comme phénomène naturel, biophysique, devant être lue à travers l'écologie - ce qui l'a privée de la complexité de son objet (la rivière est aussi une construction sociale et historique, un rapport de pouvoirs, on ne peut la réduire à sa naturalité). La même expertocratie pouvait défendre encore une génération plus tôt le paradigme fort différent de la rivière comme ressource exploitable. Un problème est justement que par cohérence de sa politique et de ses services, l'administration d'Etat et ses antennes territoriales cherchent à faire primer une seule vue.

- L'expertocratie d'Etat a pris une orientation normative à effet concret - l'ouvrage hydraulique est mauvais, il doit idéalement disparaître - et elle a incité l'ensemble des instances concernées à prendre cette seule direction. L'organisation en silo des administrations pousse à ces logiques mono-directionnelles, l'expertise des administrations de l'écologie ignorant ce que peuvent dire celles de la culture, par exemple.

- L'expertocratie d'Etat a fondé sa décision sur le choix sélectif de certaines connaissances (en halieutique et en écologie de la conservation surtout), elle a évacué (c'est-à-dire ignoré, minimisé, signalé mais sans en inférer de changement) toutes les autres connaissances qui pouvaient affaiblir son message, de même qu'elle a sous-estimé les réserves de prudence dans la science (par exemple sur les échecs nombreux en restauration morphologique, ce qui aurait dû induire une phase expérimentale plus rigoureuse avant de généraliser).

- L'expertocratie d'Etat a ignoré les objections et critiques venant du terrain, présumées être l'expression d'intérêts particuliers ou de savoirs non légitimes, risquant de mettre en cause le simulacre de consensus nécessaire à la communication publique.

- L'expertocratie d'Etat a tenu des discours à géométrie variable en raison des poids des lobbies avec qui elle est en discussion, opposant aux ouvrages anciens (moulins, étangs) un strict discours naturaliste de retour à une forme antérieure de rivière libre sans humain, mais se gardant d'opposer la même rigueur aux usages qui ont totalement artificialisé et parfois pollué les bassins versants. Cela alors même que cette dimension de bassin versant est reconnue depuis longtemps comme la clé de compréhension des hydrosystèmes et de leurs dynamiques.

- L'expertocratie d'Etat a mis en avant des arguments douteux voire faux (auto-épuration des rivières, par exemple), organisé des omissions volontaires (biodiversité hors poissons migrateurs ou biodiversité des milieux anthropisés, par exemple) et de manière générale négligé le fait qu'il n'existe que très peu de recherche de terrain avec données suffisantes sur les moulins, étangs et autres patrimoines anciens ayant créé des milieux depuis plusieurs siècles.

- L'expertocratie d'Etat a souvent requis le même personnel qui s'occupe du même sujet depuis 10, 20, 30 ans parfois (notamment autour des questions d'halieutisme et de poissons migrateurs), entraînant un conservatisme des croyances de groupe au sein des administrations, un manque de réactivité à l'évolution des sciences et un biais de confirmation interne par défaut d'ouverture sur la société au-delà des interlocuteurs choisis.

- L'expertocratie d'Etat a organisé le financement de tout ce qui pouvait conforter son message, plutôt que financer des contre-expertises ciblées à protocole ouvert et co-construit pour tester si son choix est réellement robuste.

Le résultat de tout cela est que sur les rivières comme un peu partout ailleurs, l'expertocratie s'est coupée de la société sur la question des ouvrages hydrauliques. Elle a divisé et conflictualisé les acteurs (satisfait certaines fractions de la société et braqué d'autres). Elle est devenue inaudible et non crédible car perçue comme un pouvoir biaisé qui défend sa propre logique sans être capable de débats sincères.



L'argument circulaire des "résultats démontrés" et la négation des données que l'on ne veut surtout pas mesurer
On pourrait répondre qu'après tout, cette confiscation de l'expertise d'Etat par une certaine approche disciplinaire correspond à une demande sociale (davantage d'écologie) et à des résultats tangibles. On met alors en avant que le démantèlement des ouvrages hydrauliques mène bel et bien à l'apparition de nouveaux habitats à la place des retenues et au retour local de certaines espèces, dont les poissons migrateurs.

Ce point sur la restauration des migrateurs demande à être vérifié à long terme, car certaines actions menées pendant plusieurs décennies ont des mauvais bilans à date (par exemple le saumon de l'axe Loire-Allier) et les chercheurs ne trouvent pas forcément de signaux clairs sur l'évolution des migrateurs en France depuis 35 ans (voir Legrand et al 2020). Toutes choses égales par ailleurs, effacer une barrière physique à la migration favorise la migration (c'est un truisme), mais rien ne dit que les barrières concernées (surtout celles des ouvrages anciens) soient le premier problème à long terme de ces espèces par rapport au réchauffement, à la pollution, à la surpêche, aux invasives, à l'introgression génétique, à la baisse de la ressource en eau pour le vivant au bénéfice des usages humains de l'eau. L'abondance passée des migrateurs dans la nature du 15e ou du 10e siècle ne peut de toute façon pas être la référence dans la nature du 21e siècle, qui n'a plus les mêmes paramètres physiques, chimiques et biologiques.

Mais le caractère incertain des résultats est presque secondaire. Le problème est surtout que ce raisonnement est circulaire : l'expertise définit ce qu'il faut entendre par un bon résultat, elle fixe les métriques de calcul de ce seul résultat, elle conclut le cas échéant que le résultat est atteint.

Dans le cas des démantèlements d'ouvrage, de nombreuses choses ne sont justement pas mesurées car l'expertocratie a évacué ces mesures (soit de bonne foi par spécialisation disciplinaire, soit de mauvaise foi pour asseoir une autorité politique).

Par exemple, on ne mesure pas aujourd'hui en routine:
  • la biodiversité bêta et gamma à échelle tronçon et bassin (et non site),
  • la perte en espèces lentiques des retenues et en espèces résidentes des biefs (canaux),
  • les espèces animales et végétales autres que les poissons, dont certaines pourtant protégées et menacées,
  • la rétention annuelle totale d'eau du bassin (surface et nappe) avec ou sans ouvrages,
  • la valeur historique et archéologique des sites,
  • l'appréciation paysagère des sites et rivières par les riverains,
  • le bilan carbone des opérations,
  • le bilan chimique des opérations en épuration de polluants et remobilisation de sédiments pollués,
  • la valeur foncière des parcelles riveraines avec ou sans plan d'eau,
  • l'analyse coût-avantage de la même dépense publique pour d'autres postes, par exemple la continuité latérale et création de zones humides au lieu de la continuité longitudinale.
Une partie de ces éléments non mesurés aujourd'hui relève aussi de l'écologie et du rapport des citoyens à la nature vécue. Une autre partie relève des dimensions multiples de l'eau, non réductible à un phénomène biophysique ni à une dévotion naturaliste.

En ne mesurant pas tout cela, on évacue la possibilité d'un débat démocratique sur ces grandeurs inconnues. On choisit de mettre en avant certains non-humains (le saumon, la truite, l'anguille, le libre flot...) en ignorant d'autres non humains vivants (la libellule, le brochet, le crapaud, l'aulne...) ou non vivants (le barrage, la chute, le plan d'eau...). Le choix d'un paradigme naturaliste et spécialisé évacue la réalité de la société qui, au mieux, ne doit plus perturber une nature idéale telle qu'elle serait... sans humain!

Des chercheurs ont commencé à analyser ces carences des expertises administratives en France (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019), mais sans évolution notable des pratiques.

La révision de l'expertise est une urgence pour refonder la confiance dans la parole publique
Nous devons changer en profondeur cette manière de construire les choix publics en France. Non pas qu'il existe une solution magique pour ne jamais se tromper ou pour satisfaire toutes les options :  justement, c'est une erreur fondatrice de l'expertocratie d'Etat, croire qu'il existe une seule vision de la hiérarchie des problèmes, une seule solution définissable a priori et un seul concile d'experts pour déterminer cela.

Pour revenir à une politique des rivières apaisée, et retrouver confiance dans la parole des autorités publiques, il faudra plusieurs conditions.

Une expertise collégiale et multidisciplinaire : on s'enferme à penser que l'écologie est affaire des écologues, l'agriculture des agronomes, l'économie des économistes etc. La réalité est complexe et hybride, l'approche par les savoirs doit l'être aussi. Un ouvrage hydraulique par exemple intéresse l'hydrologue, l'écologue, le limnologue, le sociologue, l'historien, le géographe, l'économiste, le juriste. Et plus encore les complexes d'ouvrages au sein d'un bassin versant. Avant de décider sur l'ouvrage hydraulique, ces savoirs sont requis et organisés si les données manquent. Cela n'a jamais été le cas en France, ou de manière totalement marginale par rapport aux budgets de la seule dimension écologique au sens biophysique.

Une expertise démocratisée et participative : quand on vise des décisions qui changeront la vie des citoyens, on écoute les citoyens, on analyse leurs expériences et leurs idées. Non seulement leurs associations, mais aussi des citoyens tirés au sort qui évitent le biais des acteurs sociaux engagés mais non représentatifs de la réalité sociale. Les bassins versants doivent avoir des assemblées de délibération réellement actives (ayant des enjeux de décision, non de simple enregistrement) et mener des travaux de type "jurys citoyens". La recherche scientifique appliquée dialogue avec la société sur l'objet d'application de cette recherche, en écoutant les objections et en y répondant de manière informée, non par argument d'autorité.

Une expertise non court-termiste : tant que nous serons dans une logique d'urgence où d'innombrables décisions doivent être prises très vite, sur la base de métriques chiffrées et faciles à cocher, il sera impossible d'avoir un travail serein. On voit ce travers partout : personne ne prend de recul car il faut aller toujours plus vite, les informations produites n'ont pas le temps d'être lues et assimilées, les échanges se réduisent à des positions superficielles, donc souvent conflictuelles. La programmation publique (française comme européenne) doit être plus modeste dans ses ambitions, mais du même coup plus solide et durable dans sa conception.

Une expertise locale et globale : un problème n'a pas qu'une solution, même si cette idée déplaît à la culture d'uniformité de l'administration française (voire parfois des citoyens français). En écologie, c'est assez évident : le vivant est fait de lieux et de liens, tout est contexte, différence et contingence, on doit d'abord étudier les milieux pour comprendre leur état et leur dynamique. Ce n'est pas depuis un centre unique que se prennent toutes les évaluations, mais sur chaque terrain cohérent avec le périmètre des décisions que l'on veut prendre. Pour autant, l'expertise n'est pas un exercice arbitraire: elle a aussi de bonnes pratiques et des méthodologies. Donc les analyses locales doivent avancer en s'informant mutuellement et en enrichissant des référentiels communs.

Une expertise transparente et responsable : enfin, l'expertise ayant acquis un poids considérable dans la décision démocratique des sociétés complexes, elle doit engager aussi sa responsabilité en pleine transparence. L'expert ne peut avoir un pied dans la politique en assumant que son savoir est orienté vers des décisions ayant des conséquences sur l'existence des citoyens et un pied hors de la politique en affirmant qu'il est neutre, indemne de toute préférence, faisant juste un travail de calcul. Il doit donc être non seulement possible, mais même tout à fait courant d'interroger l'expert dans le débat démocratique, en particulier de lui demander des explications sur ses travaux dans des enceintes de délibération publique.

En attendant que ces bonnes pratiques se répandent, les associations des riverains et des ouvrages hydrauliques doivent sensibiliser les élus aux carences démocratiques de l'expertise administrative des rivières et aux contradictions de celle-ci. Il existe en France une remise en question de plus en plus large de la confiscation du pouvoir par une technostructure qui n'est plus capable d'entendre son pays. Hélas, notre expérience sur les rivières appuie ce diagnostic. Ne nous trompons de sujet : ce n'est pas telle politique ou telle autre qui est devenue un problème sur les rivières (et d'autres domaines sans doute), mais le fait que la politique s'est inscrite dans l'expertise elle-même sans que cela fasse l'objet d'information sincère des citoyens et de débat démocratique sur les choix des experts.