15/02/2017

Les moulins producteurs sont exemptés d'obligation de continuité écologique en rivière de liste 2

Dans le cadre des ratifications législatives d'ordonnances gouvernementales sur l'autoconsommation d'énergie renouvelable, les parlementaires viennent de créer un nouvel article dans le code de l'environnement (L 214-18-1 CE). Cet article dispose que les moulins équipés pour produire de l'électricité ne sont plus soumis à l'obligation de continuité écologique liée à un éventuel classement en liste 2 de leur rivière. Cette évolution, faisant suite à 3 autres retouches législatives en 8 mois, acte le caractère problématique de la continuité et exprime la recherche de solution par les parlementaires. Lors des débats, les élus ont exprimé avec force un consensus trans-partisan sur la nécessité de respecter les moulins comme patrimoine et comme source d'énergie. Mais pour tout dire, si l'intention des parlementaires est excellente, notre association est perplexe face à l'évolution choisie. Elle n'a pas tellement de sens du point de vue de la continuité, elle ne concerne qu'une minorité d'ouvrages et crée des inégalités peu compréhensibles selon leurs usages, elle passe à côté de certains problèmes essentiels : défaillance du financement public hors destruction et donc insolvabilité de la réforme, absence de justification scientifique des classements, caractère délirant du nombre d'ouvrages classés, même en intégrant le nouveau délai de 5 ans et en retirant les producteurs. Il faut donc prendre les récentes évolutions sur le patrimoine et l'énergie comme de premiers pas vers une remise à plat complète de la manière dont on restaure la continuité des rivières. Plus que jamais, propriétaires et riverains de tous les ouvrages en rivières classées L2 doivent rester solidaires en exigeant des solutions raisonnables, justes et publiquement financées dès qu'elles vont au-delà de l'ouverture de vannes en période migratoire.



Par le vote ce jour du Sénat après celui de l'Assemblée nationale la semaine passée, le parlement vient d'adopter le projet de loi ratifiant les ordonnances du 27 juillet 2016 relative à l’autoconsommation d’électricité et du 3 août 2016 relative à la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables. Au sein de ce texte de loi, un article (3bis) sur les moulins a été ajouté par le Sénat, puis validé en Commission mixte paritaire avec l'Assemblée nationale. En voici la rédaction.
Après l’article L. 214-18 du code de l’environnement, il est inséré un article L. 214-18-1 ainsi rédigé:
« Art. L. 214-18-1. – Les moulins à eau équipés par leurs propriétaires, par des tiers délégués ou par des collectivités territoriales pour produire de l’électricité, régulièrement installés sur les cours d’eau, parties de cours d’eau ou canaux mentionnés au 2° du I de l’article L. 214-17, ne sont pas soumis aux règles définies par l’autorité administrative mentionnées au même 2°. Le présent article ne s’applique qu’aux moulins existant à la date de publication de la loi n°  X du JJ/MM/AA ratifiant les ordonnances n° 2016-1019 du 27 juillet 2016 relative à l’autoconsommation d’électricité et n° 2016-1059 du 3 août 2016 relative à la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables et visant à adapter certaines dispositions relatives aux réseaux d’électricité et de gaz et aux énergies renouvelables. »
Pour ceux qui ne seraient pas encore familiers de ces questions, lire au préalable cet article détaillant très précisément ce que dit (et ne dit pas) la loi sur la continuité écologique en rivière classée liste 2 (article L 214-17 CE).

Que signifie ce texte ?
Un moulin équipé pour produire de l'électricité en rivière classée liste 2 n'est plus soumis à l'obligation "d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs" telle que le prévoyait initialement le classement au titre de l'article L 214-17 CE. En d'autres termes, l'administration n'est plus fondée à exiger arasement, dérasement, passe à poissons, rivière de contournement ou autres dispositifs de franchissement.

Quelles sont les interprétations à préciser ?
Le cas des listes 1 et listes 2. Beaucoup de rivières sont classées à la fois en liste 1 et en liste 2. La rédaction du texte laisse entendre que les obligations résultant du 2° du I de l’article L. 214-17 CE sont effacées, sans que les obligations résultant du 1° disparaissent. Mais le classement en liste 1 n'impose pas d'équiper les ouvrage existants, seulement les nouveaux ouvrages. Il en résulte, selon l'interprétation que nous soumettrons aux préfectures, que les ouvrages en rivière L1-L2 comme les ouvrages en rivière L2 ne sont plus concernés par les obligations de continuité s'ils produisent.

Le cas des moulins en projet d'équipement. Le texte parle des moulins équipés pour produire, sans préciser s'il s'agit d'un équipement déjà en place ou d'un projet d'équipement. Dans les discussions entourant le projet de loi à l'Assemblée, au Sénat et en commission mixte paritaire, il apparaît clairement que les parlementaires ont souhaité protéger l'ensemble des moulins en liste 2.  Nous en déduisons qu'un moulin installé en liste 2 et présentant un projet de relance hydro-électrique (art R 214-18-1 CE) sera fondé dans le même temps à faire valoir l'exemption de continuité écologique du nouvel article L214-18-1.

Le cas des moulins utilisant l'énergie mécanique. Seule l'électricité est signalée comme vecteur d'énergie, alors que certains moulins utilisent encore la force mécanique pour produire (farine, huile, etc.). Par extension nous considérerons que cet usage énergétique traditionnel et renouvelable entre aussi dans le périmètre de la loi.

Le cas des ouvrages anciens de production n'étant pas des moulins. Le "moulin à eau" n'a pas de définition légale ni règlementaire en France. On peut supposer que la loi vise les ouvrages autorisés (fondés en titre ou réglementés), ce qui peut inclure par exemple des forges d'Ancien Régime ou de petites usines hydro-électriques du XIXe siècle.

Sur l'ensemble de ces précisions nécessaires, nous serons particulièrement vigilants car la Direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'Environnement est experte pour vider certaines lois de leur substance ou au contraire pour les surtransposer, avec des interprétations systématiquement nuisibles aux moulins depuis plus de 10 ans. Les circulaires ou décrets d'application de cette loi devront être examinés de très près.

Que doit faire un moulin producteur / en projet de production en liste 2 ?
Il peut signifier par courrier recommandé à la DDT(-M) que cette nouvelle loi l'exonère des obligations liées au classement de continuité écologique. Cette précision évitera à l'administration de relancer le maître d'ouvrage sur le dossier d'aménagement à déposer dans le délai de 5 ans initialement prévu par la loi (voir cet article important pour être en règle).

Notre association est bien entendu à disposition de tous ses adhérents pour les aider à monter un projet hydro-électrique en autoconsommation, un choix que nous soutenons depuis notre naissance et qui correspond à la destination historique des ouvrages hydrauliques.

Quels sont les problèmes de cette nouvelle disposition ?
L'essentiel n'est pas toujours traité, on recule les évolutions nécessaires. Les moulins producteurs représentent aujourd'hui de l'ordre de 5% des ouvrages en rivières classées. La nouvelle loi va éventuellement inciter à équiper, mais tous les maîtres d'ouvrage n'y sont pas disposés. Au-delà, la continuité écologique a comme principaux problèmes: insolvabilité des solutions de franchissement par coût exorbitant des travaux et défaillance des financeurs publics ; défaut de justification claire du classement dans beaucoup de tronçons sans grands migrateurs ni problèmes sédimentaires avérés ; problème de gouvernance avec exclusion des moulins et riverains de nombreuses instances de concertation ou programmation (comités de pilotage des contrats rivières, commissions locales de l'eau des syndicats, comités de bassin des Agences). La résolution de ces problèmes de fond est à nouveau repoussée.

Le choix d'exemption de tout aménagement est discutable, les usages autres que l'énergie sont ignorés, la confusion devient totale. La loi exonère les moulins producteurs de toute obligation de continuité. Notons d'abord que cette disposition n'a guère de sens au plan biologique ou morphologique: ce n'est pas parce qu'un moulin produit que son ouvrage n'a pas d'impact sur la continuité telle que la définit l'article L 214-17 CE. On ne comprend donc pas bien pourquoi un usage (énergie) exonère de continuité alors que d'autres (irrigation, agrément, pisciculture, etc.) ne sont pas dans ce cas. Il s'ensuit une inégalité manifeste des maîtres d'ouvrage de la même rivière devant la continuité écologique, certains étant obligés à des travaux et d'autres non, comme déjà aujourd'hui certains travaux sont financés publiquement et d'autres non.  Au final, quel est le sens de la continuité écologique si les discontinuités persistent un peu partout? On avait déjà de nombreux grands barrages qui avaient échappé au classement par un découpage administratif manquant autant d'honnêteté intellectuelle que de réalisme écologique. On a maintenant des moulins producteurs qui n'aménageront pas. Les moulins non-producteurs, qui ont parfois beaucoup investi pour restaurer les sites sans pour autant y remettre une génératrice, ne l'entendront probablement pas de cette oreille.

Et pour la suite ? Vers une refonte complète de la continuité
Délai de 5 ans, protection explicite du patrimoine hydraulique (et du stockage) dans le cadre de la gestion durable et équilibrée de l'eau, exemption des moulins producteurs… la continuité écologique a déjà connu quatre évolutions législatives en l'espace 8 mois (lois patrimoine en juillet 2016, biodiversité en août 2016, montagne en décembre 2016, autoconsommation en février 2017).

Cette instabilité est le reflet des nombreux problèmes soulevés depuis 2006 par la mise en oeuvre de cette réforme mal concertée et mal préparée : les parlementaires ont conscience de ces troubles nés de la destruction des ouvrages, du harcèlement des propriétaires et du mépris des riverains. Ils cherchent des solutions.

Mais les petites retouches n'améliorent pas les réformes mal conçues au départ, elles ne font que les rendre encore plus complexes et encore moins efficaces.

La continuité écologique a besoin d'une redéfinition complète de son périmètre, de sa gouvernance, de son financement et de sa méthode (voir quelques idées ici). Nous avons du travail pour informer les parlementaires de ces réalités et parvenir enfin à des solutions partagées par tous les acteurs. A tout le moins les acteurs qui ne défendent pas les positions intégristes (et désormais clairement déconsidérées) de destruction préférentielle du patrimoine hydraulique français.

Illustration : moulin producteur (autoconsommation) à Genay, sur une rivière classée en liste 2 (Armançon). L'ouvrage répartiteur ne sera plus soumis à l'obligation de continuité écologique. Ses voisins non-producteurs à l'amont et à l'aval ne vont pas manquer de demander : et pourquoi nous? D'autant que la rivière comporte un barrage VNF de 20 m de hauteur n'ayant déjà pas d'obligation de classement, ce qui rend assez absurde la prétention à faire circuler les migrateurs ou à gérer correctement la charge sédimentaire en traitant des petits ouvrages à très faible impact, voire impacts positifs (2e catégorie piscicole, rivière à cyprinidés qui bénéficient à certaines saisons des retenues).

13/02/2017

Canada: quel impact de la régulation hydraulique des rivières sur les poissons? (Macnaughton et al 2017)

Une équipe de chercheurs canadiens a étudié les effets hydrologiques et biologiques de trois formes de régulation hydraulique: ouvrage au fil de l'eau, ouvrage de stockage, ouvrage d'éclusée. Ils ont comparé des rivières diversement régulées avec une base régionale de référence de rivières non régulées. Résultat : l'hydraulique au fil de l'eau n'a pas d'impact significatif sur les indicateurs de qualité piscicole et l'hydraulique de stockage un impact faible, ce qui n'est pas le cas des systèmes en éclusée produisant un effet prononcé. Ce travail montre que la petite hydraulique peut avoir des conséquences assez mineures sur les milieux, les chercheurs soulignant que les niveaux modestes d'altération hydrologique sont tolérables au plan écologique. La France n'a pas publié une seule étude scientifique comparative de ce genre, sur les peuplements de ses rivières en fonction de leur niveau et de leur type d'aménagement, cela alors même que notre pays se singularise par la volonté de modifier ou effacer dans un très court délai 20.000 ouvrages hydrauliques sur les lits mineurs. Il faut réviser ces mesures coûteuses, excessives, décidées sans travail réel de recherche pour en évaluer le bénéfice et en prioriser l'urgence. 

Les sociétés humaines ont cherché de longue date à maîtriser la variation du débit du rivière, en particulier l'intensité des phénomènes extrêmes que sont les crues et les sécheresses, ainsi qu'à exploiter ce débit pour divers usages (irrigation, navigation, énergie, eau potable). Les barrages, qui se sont surtout développés à partir du milieu du XIXe siècle dans les sociétés industrialisées après les seuils et chaussées des époques plus anciennes, sont une des expressions de ce phénomène de régulation hydraulique. Selon leur conception, ces barrages vont plus ou moins modifier le régime du débit naturel des rivières.

Camille J. Macnaughton et ses collègues font observer que les données historiques sur les conditions passées de débit manquent souvent, de même que sur les peuplements biologiques anciens des rivières. Leur approche des "limites écologiques d'altération hydrologique" (ELOHA pour Ecological Limits of Hydrologic Alteration) propose un modèle régional pour étudier les schémas de modification hydrologique et estimer les réponses écologiques  des rivières régulées, en prenant pour référence des cours d'eau non régulés.

Les communautés de poissons ont été analysées pendant les mois d'été sur 3 ans (2011-2013) dans 14 rivières non régulées et 10 rivières régulées de l'Ontario (5), du Québec (16) et du New Brunswick (3). Sur chaque rivière, entre 25 et 50 sites de 300 m2 ont été échantillonnés, soit 829 points de mesure au total.

Les attributs biotiques considérées sont : taille des poissons, densité, biomasse, indices de diversité (Shannon B et D, Hill), richesse spécifique, proportion de six familles (dont Esocidae, Salmonidae, Anguillidae) ainsi que deux traits d'habitat (guildes benthopélagiques ou démersales).

Concernant l'hydrologie, une base régionale (5 régions) de référence du débit naturel non régulé a été conçue depuis 12 ans de données horaires ou quotidiennes de 96 rivières indemnes d'aménagement (dont les 14 ci-dessus). Trois classes de régulation hydrologique ont été définies : fil de l'eau (ROR run-of-river), stockage, éclusée (hydropeaking). Les aménagements au fil de l'eau n'ont ni capacité de retenue importante ni capacité de décharge brutale, contrairement aux deux autres catégories.

Les résultats sont exprimés dans les tableaux et figure ci-dessous.

Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.

Le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre que les seuls hydrosystèmes régulés ayant un impact significatif (p<0.05) sur les scores piscicoles sont les aménagements en éclusée (2/2) et en stockage (1/4).

Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.

La figure ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre une régression linéaire entre les degrés d'alétation hydrologique / biotique. Les installations au fil de l'eau et en stockage sont proches des rivières non régulées, les deux cours d'eau exploités en éclusée (triangle) s'en détachent nettement.

Macnaughton et al 2017, art cit, droit de courte citation.

Le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir) détaille les variations biotiques dans les 3 types de régulation et les deux premiers axes de variance, en effet positif (+) ou négatif (-) sur le trait considéré.

Les chercheurs observent : "aussi bien les scores d'altération hydrologique que biotique des systèmes à éclusée diffèrent significativement de la moyenne des rivières non régulées, tandis que la plupart des systèmes au fil de l'eau et certaines pratiques de régulation en stockage n'étaient pas associés à des altérations significatives. Ces résultats suggèrent que des seuils "tolérables" d'altération du débit, en dessous desquels les altérations biotiques n'apparaissent pas, peuvent être établis quand ils sont informés par des conditions régionales de référence".

Les auteurs rappellent en conclusion qu'ils n'ont pas étudié d'autres facteurs confondants susceptibles de faire varier les populations pisciaires – par exemple, l'élevage et déversement de poissons à fin halieutique.

Discussion
Le paradigme du régime naturel d'écoulement (natural flow regime) a été proposé voici 20 ans déjà comme une stratégie pour engager la restauration ou la conservation des rivières (Poff et al 1997). Cette approche a surtout insisté sur les grands ouvrages hydrauliques, car ce sont eux qui ont la capacité de modifier sensiblement les variations journalières et saisonnières des débits, en particulier le rôle des crues dans la dynamique des écosystèmes des lits mineur et majeur.

Quoique majoritaires, les ouvrages hydrauliques de dimension modeste ont été assez peu étudiés. Des monographies montrent des effets locaux (stationnels) sur le changement d'écoulement et des impacts sur certaines catégories de poissons selon leur besoin de mobilité (grands migrateurs en particulier), leur spécialisation (rhéophilie) ou leur habitat (substrats) – ces effets locaux assez prévisibles n'indiquant pas si les rivières fragmentées et non fragmentées présentent des populations substantiellement différentes quand on les analyse de la source à la confluence. Qu'il s'agisse des poissons ou des invertébrés, les résultats de la recherche sur l'effet des petits ouvrages donnent des résultats variables selon les sites, les bassins ou les écorégions étudiés (voir cette synthèse). Et aucune étude à notre connaissance ne s'est intéressée systématiquement aux autres populations animales ou végétales susceptibles de varier selon la présence ou l'absence des ouvrages et des hydrosystèmes qui leur sont associés.

Le travail de Macnaughton et de ses collègues permet donc de progresser sur ce domaine qui reste trop peu étudié aujourd'hui. Il ne peut qu'alimenter notre critique de la politique française de continuité écologique, dont le périmètre (20.000 ouvrages à aménager ou effacer en l'espace de 10 ans) est unique au monde par son ampleur et son délai. Les conclusions des chercheurs canadiens ne sont évidemment pas transposables directement à notre pays: mais leur méthode l'est en revanche. Or, ce qui caractérise la situation française, c'est l'absence de la moindre analyse scientifique (peer-reviewed) de grande échelle visant à comparer sur chaque hydro-écorégion des rivières fragmentées / non fragmentées, à analyser les effets réels de la fragmentation par rapport à des cours d'eau de référence, à proposer des méthodes de priorisation des ouvrages et cours d'eau à traiter. La réforme de continuité écologique a été dérivée de revendications halieutiques anciennes sur les rivières réservées (volonté d'augmenter la densité de certaines espèces destinées à être pêchées), auxquelles on a adjoint quelques approches génériques sur la morphologie des bassins versants (pour l'essentiel issues de travaux sur la grande hydraulique, peu pertinents pour les ouvrages modestes).

Au regard de son coût et de ses effets négatifs sur certaines dimensions appréciées des ouvrages, au regard aussi de nos autres obligations (à échéance et à portée contraignantes) sur l'état chimique et écologique des masses d'eau (DCE 2000), la gestion des bassins versants ne peut certainement pas se fonder sur une volonté indistincte de "renaturer" des écoulements locaux avec un choix aléatoire des chantiers ni se payer le luxe de dépenser un argent public rare dans des engagements sans priorité écologique clairement établie. L'idée de défragmenter certaines rivières n'est pas une absurdité, pas plus que celle d'en préserver d'autres de la fragmentation, mais il faut revoir totalement la manière de programmer, financer, négocier et accompagner cette ambition.

Référence : Macnaughton CJ et al (2017), The Effects of Regional Hydrologic Alteration on Fish Community Structure in Regulated Rivers, River Res. Applic., 33, 249–257

12/02/2017

Qualité de l'eau: la Commission européenne demande à la France de lutter davantage contre les pollutions diffuses

Conformément au cycle d'évaluation lancé en 2016, la direction générale Environnement de la Commission européenne vient de procéder à l'examen de la mise en œuvre de la politique environnementale de l'Union. Voici quelques extraits concernant la politique de qualité de l'eau en France. Le traitement des eaux résiduaires urbaines est jugé conforme aux objectifs, ce qui peut soulever un certain scepticisme sur la nature de ces objectifs vu les cas persistants de pollutions rapportés en exutoires de stations et en aval des zones urbaines. Il n'en va pas de même pour les pollutions diffuses, en particulier nitrates et pesticides pour lesquels la Commission pointe le retard français. Les masses d'eau n'atteignent que 44% du bon état chimique et écologique, loin de l'engagement sur les 66% promis pour 2015, et a fortiori des 100% attendus pour 2027. De rapport en rapport, les mêmes constats demeurent, mais sans répondre aux questions essentielles: les objectifs posés par les directives européennes sont-ils réalistes en exigence et en délai? Les blocages sont-ils de nature économique (manque de financement public, impact sur l'activité) ou tiennent-ils à des choix défaillants de programmation (mauvaises priorités, pressions de lobbies)? A-t-on une bonne méthodologie scientifique pour évaluer les impacts écologiques et la réponse des écosystèmes aux actions engagées? 

Sur les écosystèmes et ce qui les menace
"Les habitats côtiers, les zones humides et les écosystèmes liés à l’eau ainsi que les habitats liés à l'agriculture sont les principaux écosystèmes menacés. Les menaces fondamentales qui pèsent sur la biodiversité sont la disparition des habitats (due en particulier à l’expansion urbaine, à l’intensification agricole, à l’abandon des terres et à la gestion intensive des forêts), la pollution, la surexploitation (en particulier des pêcheries), les espèces exotiques envahissantes et les changements climatiques. L’absence d’intégration entre les politiques de protection de la nature et les autres politiques, en particulier dans le secteur agricole, mais aussi, dans une moindre mesure, dans l’urbanisation, les transports, l’énergie et les forêts, ne contribue pas à améliorer la situation, en particulier dans un contexte de réchauffement global et de propagation des espèces exotiques envahissantes."

Evolution de l'état de conservation habitats/espèces 2007-2013 en France, DG Environnement CE  rapport cité, d'après le rapport d'évaluation de la directive Habitats

Sur l'état des eaux
"Dans ses plans de gestion de district hydrographique 2010-2015, la France a produit des rapports sur l’état de 10 824 rivières, 439 lacs, 96 masses d’eau transitoires, 164 côtières et 574 souterraines. Seules 44% des masses d’eau de surface naturelle atteignent un état écologique «bon» ou «très bon» et 13 % des masses d’eau de surface fortement modifiées ou artificielles atteignent un potentiel écologique bon ou très bon (25 % sont dans un état inconnu). Seules 44 % des masses d’eau de surface (33 % sont dans un état inconnu), 28 % des masses d’eau de surface fortement modifiées ou artificielles (44% sont dans un état inconnu) et 59% des masses d’eau souterraines atteignent un bon état chimique. 89 % des masses d’eau souterraines ont un bon état quantitatif."

Sur les principales pressions rivières et nappes
"Un certain nombre de pressions affectent les masses d’eau en France – dans le cas des eaux de surface, 39 % sont concernées par une source diffuse de pollution, 30 % par des sources ponctuelles de pollution, 27 % par la gestion des rivières, 25 % par la régulation du débit d’eau et des modifications morphologiques et 20% par le captage. Il existe des différences régionales significatives et dans certains districts hydrographiques, ces pressions affectent des proportions beaucoup plus élevées de masses d’eau, par exemple les sources diffuses affectent 93% des masses d’eau de surface dans l’Escaut, la Somme et les eaux côtières de la Manche et le district de la mer du Nord, et 67 % dans la Seine et le district des eaux côtières normandes, et le captage affecte 38 % des masses d’eau de surface dans la Loire, le district des eaux côtières bretonnes et vendéennes.

Il existe certaines lacunes dans les plans français de gestion de district hydrographique en ce qui concerne l’évaluation de l’état. Des programmes de mesures devraient permettre une amélioration significative de l’état écologique des masses d’eau de surface naturelles ainsi que des masses artificielles et fortement modifiées – de 21 % et 27 % respectivement et une amélioration de l’état chimique de 8 % et 3 % respectivement. L’état chimique59 des eaux souterraines devrait s’améliorer de 5 % et l’état quantitatif de 6 %.

La pollution diffuse provenant de l’agriculture constitue la pression significative la plus répandue sur les masses d’eau (affectant 39% des masses d’eau au niveau national, beaucoup plus dans certains districts hydrographiques), entraînant une eutrophisation et des coûts accrus pour le traitement de l’eau. Le système actuel de la facturation de l’eau et de la taxation des nitrogènes/pesticides incite peu à améliorer les pratiques agricoles. Des mesures renforcées devraient être prises pour lutter plus efficacement contre la pollution par les nutriments (azote et phosphore), qui prendraient pleinement en compte les incidences sur les bassins hydrographiques et veilleraient à la cohérence des actions en vertu de la directive-cadre sur l’eau, la directive sur les nitrates et la PAC.

Dans le cas des pesticides, les concentrations mesurées dans le pays sont généralement faibles. Toutefois, les pesticides sont présents dans un grand nombre d’écosystèmes aquatiques. En 2013, des pesticides ont été trouvés dans 92 % des points de surveillance des masses d’eau de surface, avec différents pesticides souvent signalés pour une station de surveillance. Environ 30% de tous les points de surveillance des masses d’eau de surface ont montré un volume de concentration des pesticides supérieur à 0,5 μg/l (moyenne annuelle).

Certains progrès ont été réalisés dans la lutte contre la pollution par les nitrates provenant de sources agricoles et de l’eutrophisation, mais la pollution par les nutriments demeure un problème, notamment dans les zones d’élevage intensif (par exemple le bassin de la Loire/Bretagne) et d’agriculture arable intensive (par exemple, le bassin parisien)."

Source : DG Environnement Commission européenne (2017), L'examen de la mise en œuvre de la politique environnementale de l'UE. Rapport par pays, France, Bruxelles, 35 pages

10/02/2017

Etats-Unis: le suivi des effacements de barrage est défaillant (Brewitt 2016)

Peter K. Brewitt, un chercheur californien, a étudié les effacements de barrage dans les trois états côtiers contigus du Pacifique aux Etats-Unis. Son objectif : vérifier le sérieux des suivis piscicoles accompagnant ces chantiers et la qualité des résultats sur le retour des salmonidés. Il en ressort que les effacements des plus grands barrages ont apporté des gains mesurés dans 56% des cas (des gains probables dans 25%, pas de gains dans 19%). En revanche, sur les petits barrages, le gain vérifié plonge à 7% seulement des chantiers (autant de chantiers n'ont pas d'effet observé) et 85% n'ont pas de résultats réellement exploitables. Le chercheur souligne l'urgente nécessité d'accompagner ces travaux d'un contrôle rigoureux, notamment en raison de leur coût et du scepticisme de l'opinion sur leur intérêt. Quand on sait que la France a classé plus de 20.000 ouvrages hydrauliques (de taille modeste pour la plupart) à fin de mise en conformité à la continuité écologique, on comprend le besoin immédiat d'imposer à tout gestionnaire de rivière un contrôle de qualité de son action. Et déjà de proposer aux citoyens et à leurs élus un bilan quantifié des résultats obtenus sur les premières opérations, bilan devant montrer aussi bien la réponse exacte des espèces cibles que celle des autres habitants de la rivière, dont on ne sait pas à ce jour s'ils profitent ou souffrent de la destruction des ouvrages. 



"Les hypothèses de base sur les effets écologiques de l'effacement des barrages demeurent des hypothèses non testées", observe en introduction de son article Peter K. Brewitt (Département des études environnementales, Université de Californie Santa Cruz). Aux Etats-Unis, 716 barrages ont été effacés depuis 1999 et 417 sur l'ensemble du XXe siècle. Les états côtiers du Pacifique (Californie, Oregon et Washington) abritent 4% de l'ensemble des barrages, mais représentent 11% de l'ensemble des effacements. La principale motivation écologique réside dans le retour des poissons migrateurs anadromes, en particulier les salmonidés du Pacifique du genre Oncorhynchus (une dizaine d'espèces de saumons et de truites). Ces salmonidés ont été privés de 44% de leur habitat historique par les barrières à la migration et 60% des lignées (evolutionarily significant units) ont été considérés comme en danger, menacées ou à intérêt en conservation.

L'effacement de barrage a été une solution choisie par les gestionnaires états-uniens de rivière dès le XXe siècle, et la tendance a plutôt connu une accélération au début du XXIe siècle. Mais, comme le remarque Brewitt, "les effacements de barrages continuent sans beaucoup d'information sur la réponse des poissons après. En un sens, la disette d'information sur la réponse des salmonidés après destruction de barrage n'est pas remarquable; l'écologie de la restauration est souvent mise en question pour un manque de suivi systématique (Ruiz-Jaen and Aide 2005, Wortley et al. 2013), particulièrement pour les rivières (Bash and Ryan 2002; Roni et al. 2005, 2008; Kondolf et al. 2007; Bernhardt et al. 2007; Lindenmayer and Likens 2010)." On retrouve ici une critique désormais très répandue sur le manque de données fiables concernant les effets de la restauration.

Qu'a fait le chercheur ? Une recherche systématique des effacements de barrage a été menée sur les états de Californie, Oregon et Washington depuis 1999. En absence de données quantitatives publiées dans de nombreux cas, Brewitt a contacté les gestionnaires en charge de l'opération afin de collecter les informations disponibles. Les ouvrages ont été divisés en 2 catégories : totalement infranchissables, partiellement infranchissables (moins de 2 m ou présence d'un dispositif de franchissement). Ces deux cas de figure répondent à deux impacts différents (soit extirpation soit raréfaction de l'espèce à l'amont) et à deux objectifs eux aussi différents (retour des salmonidés disparus ou simple hausse de leur population).


Analyse du passage des salmonidés après effacement des barrages qui formaient des obstacles partiels à la migration. 85% des sites n'ont soit aucune information, soit des informations anecdotiques. Extrait de Brewitt 2016, art cit, droit de courte citation

Voici les principaux résultats de l'étude:
  • 40 chantiers d'effacement de barrage ont été retrouvés;
  • 13 étaient des barrières totales, 24 des barrières partielles, 3 des barrières mixtes (totales ou partielles selon espèces);
  • la hauteur des ouvrages variait de 1 à 38 m;
  • 56% des effacements de barrière totale (9/16) ont permis d'observer un retour des poissons à l'amont, 19% n'ont pas donné de résultats et 25% des résultats incertains;
  • 52% des barrières partielles (14/27) n'ont pas produit d'information exploitable, 33% (9/27) ont donné des preuves seulement anecdotiques de succès, les chantiers avec contrôle rigoureux donnant autant (2/27 à chaque fois) de hausse des populations que d'absence de changement. 
Peter K. Brewitt observe que les effacements de barrage obtiennent bel et bien des résultats en matière de migration de salmonidés, mais que la rigueur de leur suivi n'est pas à la hauteur des attentes que l'on y place ou des doutes que certains émettent : "Les effacements de barrages devraient recevoir un meilleur contrôle. Les effacements sont des investissements significatifs –ils coûtent souvent des centaines de milliers de dollars (AR 2013) – et il est important de s'assurer que les investissements dans ces projets, comme dans d'autres à l'avenir, sont efficaces". Il ajoute : "Le succès de la restauration écologique est souvent jugé à travers l'opinion publique (Bernhardt et al. 2007) et l'effacement de barrage en particulier est remise en question par le scepticisme populaire et par des préoccupations sur ses coûts (Buchal 1998, Crane 2011)". Pour mémoire, il y a un total estimé de 2,5 millions de barrages aux Etats-Unis.

Parmi les recommandations du chercheur, on retiendra : dresser un état des paramètres biotiques et abiotiques de la rivière avec inventaire des populations d'intérêt avant tout chantier ; définir un protocole de bilan avant-après (before-after-control-impact) aux bonnes échelles spatiales et temporelles.

Discussion
Que la destruction de barrage permette à certains poissons de migrer vers l'amont après suppression de la barrière physique est une évidence, et ce type de chantier est devenu un outil de l'écologie de la restauration depuis plusieurs décennies. Le questionnement s'est déplacé depuis le milieu des années 2000 vers la nécessité d'un bilan critique beaucoup plus précis de ces travaux, comme de l'ensemble des investissements consentis pour restaurer des cours d'eau.

Le problème de la mauvaise qualité du suivi des effacements de barrages aux Etats-Unis a déjà été souligné l'an passé par J. Ryan Bellmore et ses collègues, dans une publication montrant que 9% seulement des destructions ont donné lieu à une étude scientifique ; un bilan là aussi pointé comme médiocre pour les chantiers sur les ouvrages modestes, pourtant les plus nombreux (Bellmore et al 2016). Le constat est plutôt inquiétant, d'autant que les Etats-Unis sont parfois cités de ce côté-ci de l'Atlantique comme un modèle ayant entrepris assez tôt le désaménagement de ses rivières. En fait, les Etats-Unis effacent relativement peu par rapport à leur parc installé et, là-bas aussi, les chantiers rencontrent des oppositions locales fortes (voir le travail de Cox et al 2016 sur la Nouvelle-Angleterre).

En France, le référentiel des obstacles à l'écoulement recense environ 80.000 ouvrages à date, avec une estimation d'un chiffre possible de 120.000 à la fin de l'inventaire. Plus des deux-tiers de ces obstacles sont formés par des vannes, écluses, seuils ou barrages (dont un patrimoine historique et paysager beaucoup plus ancien qu'aux Etats-Unis, soit une problématique un peu différente dans ce cas). Une très large majorité de ces ouvrages entre dans la catégorie des barrières partielles en raison de leurs dimensions modestes (ennoiement ou contournement en crue), mais cette notion de barrière est bien sûr dépendante des espèces considérées comme d'intérêt pour leur migration ou leur mobilité. Le classement des rivières à fin de continuité écologique a engagé l'obligation de traiter environ 20.000  de ces ouvrages (initialement d'ici 2017-2018, délai désormais porté à 2022-2023).

Au regard du coût global important que représentent ces chantiers en très grand nombre (20 fois ce que les Etats-Unis ont réalisé en plusieurs décennies…), la nécessité d'un protocole national rigoureux d'évaluation paraît évidente. Chaque rivière classée à fin de continuité écologique doit procéder à un état initial de ses populations de poissons-cibles (présence / absence, densité, biomasse) et des autres espèces (pour faire un bilan de richesse spécifique), ainsi que de l'ensemble des données de contrôle de qualité déjà exigibles par la directive cadre européenne sur l'eau. Cela n'a pas été fait avec rigueur à ce jour, les recueils d'expérience étant largement subjectifs et incomplets (voir cette critique du recueil Onema, voir cette analyse de Morandi et el 2014 sur la restauration en général). Un certain nombre de chercheurs français ont déjà observé le caractère ambivalent des politiques de restauration écologique, du point de vue de leur motivation, de leur perception ou de leurs résultats (voir par exemple en publications récentes Lespez et al 2016Lespez et Germaine 2016, Le Calvez 2015)

Les pratiques doivent donc évoluer de toute urgence si la restauration française de continuité écologique veut répondre aux exigences de rigueur rappelées à de multiples reprises par la littérature scientifique en écologie comme aux nombreuses critiques sur la disproportion entre les résultats espérés et les désagréments causés par les chantiers sur les ouvrages (coût public, perte d'aménités, manque de transparence, gouvernance fermée).

Référence : Brewitt PK (2016), Do the Fish Return? A Qualitative Assessment of Anadromous Pacific Salmonids' Upstream Movement After Dam Removal, Northwest Science, 90, 4, 433-449

Illustration (en haut) : le sockeye ou saumon rouge (Oncorhynchus nerka), un salmonidé du Pacifique Nord. Image by Cacophony CC BY 2.5

07/02/2017

La continuité écologique en temps de post-vérité et faits alternatifs…

La prise de parole de scientifiques exprimant des doutes et des critiques sur la qualité de mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique (Assemblée nationale, 23 novembre 2016) a suscité un petit séisme dans le milieu fermé des administrations et gestionnaires de rivières comme des lobbies satellites vivant pour beaucoup de leurs subventions. Dernière réplique en date, un libelle anonyme (pdf), proposé à la signature des représentants dudit milieu, tire un bilan glorieux de la restauration physique de rivière et prétend pointer des contradictions chez les chercheurs. Cela sans fait, ni chiffre ni référence scientifique, et en contradiction avec de nombreux travaux montrant au contraire que la restauration écologique souffre d'une difficulté à prédire ses résultats et justifier ses coûts. S'y ajoutent une falsification généralisée sur la manière dont la continuité a été portée et un déni persistant des problèmes dont les témoignages abondent pourtant. Bienvenue dans la post-vérité où quelques bonnes intentions environnementalistes semblent faire office de preuve et où les enjeux de pouvoir se dissimulent sous la rhétorique de la vertu outragée…



"Ces actions sont conduites en concertation avec tous les acteurs concernés par les rivières de leur territoire, y compris les propriétaires riverains. C’est le fondement même de la politique de l’eau de notre pays : la gestion concertée. (…) Non, l’idée de solutions imposées de force aux propriétaires riverains n’est pas représentative de nos actions : c’est une vision aux antipodes de la réalité de terrain. La loi protège en effet, à juste titre, la propriété privée. Les actions ne peuvent se faire qu’en co-construction et avec l’accord des propriétaires riverains."

Cette négation des antagonismes est un classique du pouvoir, qui a pour effet tout aussi classique de les renforcer. Outre notre expérience associative et quelques dizaines de témoignages directs rassemblés sur ce site, il ne se passe pas une semaine sans que la presse régionale ne rapporte une mise en oeuvre conflictuelle ou problématique de la continuité (exemples des 15 derniers jours à Carnac, Lamballe, Genay, Rauville-la-Place, Saint-Sauveur-le-Vicomte…). Les propriétaires ou riverains d'un ouvrage savent très bien comment se sont comportés vis-à-vis d'eux, à partir du PARCE 2009, les Agences de l'eau, DDT-M, Onema, syndicats et parcs: incitation quasi-exclusive à l'effacement, exigence de sommes exorbitantes pour les aménagements non destructeurs, discours négatif et méprisant sur les "ouvrages inutiles", menace non voilée sur des mises en demeure à venir, chantage à la subvention (pour détruire) qui n'existera plus l'année suivante, etc.

Mais puisque ses tenants affirment que la continuité écologique se déroule sans problème majeur et qu'elle est même bien accueillie, allons au bout de leur logique et rendons-là optionnelle. Cela ne changera rien à son très bon accueil supposé, cela résoudra directement et sans complication les "quelques" cas problématiques, cela permettra de faire de la continuité longitudinale sur toutes les rivières, et non pas sur certaines seulement classées à cette fin. Au bout d'une ou deux décennies de cette continuité optionnelle, on observera les avancées et les moyens de régler les éventuels problèmes persistants (mais qui devraient être mineurs, vu le supposé plébiscite de la pelleteuse écologique au bord des rivières françaises).

"Les ouvrages représentant un patrimoine bâti, tels que les moulins, sont largement minoritaires et leur aspect patrimonial est pris en compte dans les projets. Afin d’intégrer efficacement l’ensemble de ces enjeux, il existe des sources de financements complémentaires, notamment auprès des Régions, des Départements, des fondations de préservation du patrimoine."

Le caractère "minoritaire" des moulins se chiffre. A ce qu'il semble, le ministère n'est pas capable de donner une référence claire à ce sujet. Sur les rivières classées au titre de la continuité écologique que nous étudions, les moulins représentent au contraire la majorité des ouvrages barrant le lit mineur. Par ailleurs, l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques est porté aussi bien par des représentants des riverains, des étangs, des forestiers, des agriculteurs, des défenseurs du petit patrimoine rural (qui ne se limite pas au moulin dans le cas hydraulique). La continuité écologique remet en cause des paysages et des usages, pas seulement des moulins.

Nous avons hâte de voir si les quelques dizaines d'EPCI / EPAGE / EPTB dont nous avons examiné les pratiques et les travaux d'études vont signer ce texte. Et nous ne manquerons pas d'analyser les publications des autres. Car la prise en compte du patrimoine dans leur démarche, c'est proche du néant dans l'immense majorité des cas, tant au plan du diagnostic initial des bassins que dans la mobilisation d'experts ou d'associations sur chaque chantier. Les ingénieurs et techniciens des syndicats, des agences publiques, des bureaux d'études qui sont mobilisés sur ces chantiers ont presque tous des formations en écologie, pas en histoire, en archéologie ni en sociologie, et ils ne montrent à peu près aucune empathie pour l'approche historique de la rivière, dont ils vantent au contraire le plus souvent une "naturalité" atemporelle et fantasmatique.

Quant au fléchage des "financements complémentaires", il serait quant à lui très utile: nous n'avions pas observé que les départements ou régions proposent des financements à hauteur des coûts exorbitants d'aménagements non destructifs d'ouvrages hydrauliques.



"La compréhension des écosystèmes aquatiques a évolué fortement et très rapidement lors de ces dernières années. "

Les rédacteurs de ce pamphlet seraient-ils disposés à nous en dire plus sur ces fortes et rapides évolutions de notre compréhension des écosystèmes? A quels travaux de recherche est-il précisément fait allusion? Des publications qui sont des game changers dans un domaine de connaissance ne passent pas inaperçues… et nous n'avons rien lu de tel dans notre veille. S'il est une tendance observable chez la communauté scientifique des écologues, c'est plutôt la reconnaissance de la complexité des écosystèmes aquatiques et de la difficulté de prédire leur trajectoire dans une logique de restauration. Ainsi que l'observation du caractère très dynamique des socio-écosystèmes et de l'effet de long terme des altérations humaines de milieu, rendant peu crédible l'attente d'une réversibilité vers un état de référence passé.

"Ces acquis sont pourtant compris, partagés et éprouvés par l’immense majorité des acteurs en charge de la gestion des rivières, qui bénéficient désormais de multiples retours d’expérience positifs en matière de restauration physique et de continuité écologique."

Tant mieux pour les "acteurs", visiblement ravis d'eux-mêmes. Le problème, c'est que les chercheurs en écologie de la restauration disent plutôt le contraire. C'est même devenu un lieu commun de la littérature scientifique sur la restauration physique depuis 10 ans: trop peu de travaux font l'objet d'un suivi, trop peu de suivis sont rigoureux, et au final, quand on a des données rigoureuses de long terme, les résultats écologiques sont ambivalents (parfois c'est bien, parfois non, assez peu de prédictibilité). En voici quelques exemples (le dernier, Morandi 2014, concerne spécifiquement la France) dont le contenu est aux antipodes de l'autosatisfaction sans preuve affichée par les auteurs du libelle :

"La restauration et la conservation écologiques sont affligées par un paradoxe prenant une importance croissante : des cibles étroitement définies de conservation ou de restauration, conçues pour garantir des succès, mènent souvent à des efforts mal dirigés et même à des échecs complets (…) La connaissance scientifique accumulée de la biologie des espèces, des processus écosystémiques et de l'histoire environnementale indique que le monde est plus complexe que nos préconisations en gestion ou politique de conservation l'assument. Le déséquilibre entre réalité et politique conduit à des ressources gâchées, des efforts mal orientés et des échecs potentiels pour conserver et restaurer la nature, et ceux-ci deviendront de plus en plus prévalents avec le changement climatique". Hiers et al 2016

"Les réponses des communautés invertébrées benthiques à la restauration sont hautement variables. En dépit d'un turnover considérable des espèces et d'une richesse taxonomique augmentée, ni les mesures de diversité ni l'abondance des taxons n'ont répondu significativement (…) nos résultats sont consistants avec ceux d'autres études qui ont trouvé une réponse très variable des invertébrés benthiques à la restauration hydromorphologique, mais sans direction du changement, ni d'amélioration dans les résultats évalués en dépit d'une qualité hydromorphologique clairement meilleure (Bernhardt et Palmer 2011; Haase et al 2013; Palmer et al 2010)". Leps et al 2016

"Même si une prise en compte plus large des processus de la rivière et de la restauration au-delà du corridor fluvial s’est installée, la communauté scientifique a souligné deux thèmes persistants dans la restauration de rivière : le suivi limité des projets pour déterminer objectivement et quantitativement si les buts de la restauration sont atteints (par exemple, Bernhardt et al, 2005) et la proportion élevée de projets de restauration qui ne parviennent pas à des améliorations significatives des fonctions de la rivière telles que les reflètent des critères comme la qualité de l’eau ou les communautés biologiques (Lepori et al 2005, Bernhardt et Palmer 2011, Violon et al 2011, Palmer et Hondula 2014). Nous pouvons ajouter à cela le troisième défi consistant à mieux intégrer la communauté non scientifique dans la planification et l’implémentation de la  restauration de rivière (Eden et al 2000, Pfadenhauer 2001; Wade et al 2002, Eden et Tunstall 2006, Eden et Bear 2011). L’échec apparemment très répandu de beaucoup d’approches de restauration souligne le besoin de comprendre pourquoi une proportion substantielle des projets de restauration n’atteignent pas leurs objectifs et comment la communauté scientifique peut contribuer à rendre cette restauration plus efficace". Wohl et al 2015

"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience (…) Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale. (…) L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures." Morandi et al 2014

On peut lire par ailleurs une synthèse d'une vingtaine de travaux dont la plupart 2010-2015
 et une critique des recueils d'expérience de l'Onema dont quasiment aucun n'obéit à des protocoles scientifiques sérieux de contrôle et objectivation des gains (tels que posés par Palmer 2005, repris par exemple par Lamouroux 2015 pour évaluer le chantier – sérieux et ambitieux, lui, mais aussi coûteux – de restauration du Rhône).



"Les têtes de bassin sont en effet des zones refuges qui revêtent une importance capitale pour le fonctionnement de nos écosystèmes aquatiques, dont l’accès devient de plus en plus nécessaire et stratégique dans le cadre des possibilités d’adaptation de la faune aquatique au changement climatique."

Il serait utile d'en savoir plus. On a désormais bien compris qu'un certain lobby pêcheur est prêt à tout pour garder ses truites, y compris détruire tous les moulins et étangs des vallées, mais en biodiversité réelle et pas seulement en loisir halieutique sur quelques assemblages de poissons, où sont les travaux d'évaluations chiffrées? Quels sont par exemple les protocoles d'inventaire faune-flore-fonge au long cours pour comprendre l'impact sur le vivant des étangs ou des systèmes biefs-retenues en tête de bassin? Ou les protocoles d'analyse chimique / physico-chimique de leurs effets quand il y a de l'activité agricole dans cette tête de bassin? Ou les modèles hydrologiques couplés aux modèles climatiques permettant de prédire les zones à fort enjeu d'adaptation d'ici 2050/2100, mais aussi de déduire une analyse coût-bénéfice orientant l'action selon la probabilité de succès sur des espèces cibles? S'entendre reprocher qu'on est "bien loin d’un argumentaire scientifique" (dans une réunion où le chercheur a dix minutes pour s'exprimer face à des non-spécialistes) quand on a lu des dizaines, des centaines de rapports, présentations, études qui prétendent aboutir à des orientations fermes d'action sur des bases empiriques et analytiques incroyablement parcellaires, sans aucune réflexion sur leurs propres incertitudes de construction et limites de compréhension, cela fait quand même sourire.

"Nous sommes par essence ouverts au débat et à la discussion, dans des lieux où la parole contradictoire est, et sera toujours la bienvenue."

C'est bien le moins d'accepter le débat quand on porte une réforme ayant réussi la triste prouesse de rendre l'écologie des rivières incroyablement impopulaire en quelques années. Mais a-t-on observé cette volonté de débat depuis 15 ans? La continuité écologique a-t-elle été préparée et décidée sur la base d'échanges contradictoires avec l'ensemble des parties prenantes et la publication d'expertises scientifiques collectives et pluridisciplinaires? La réponse est hélas négative.


Conclusion : la réforme de continuité écologique, plus largement la restauration des bassins versants, est une politique publique à bien des égards nécessaire, mais condamnée à produire du conflit si elle n'est pas capable de reconnaître les limites et échecs de la décennie écoulée. Malgré ses défauts de construction, le récent guide Eau et connaissance de l'Agence de l'eau RMC a commencé une (très timide) reconnaissance du caractère imparfait de l'action en rivière. Ce guide préconise des travaux préliminaires de préparation et justification des chantiers, notamment (pp. 263-264)
  • diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...),
  • analyse prospective (évolution future potentielle),
  • comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés,
  • analyse des facteurs limitant les améliorations souhaitées (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...),
  • discussion de la pertinence sociale et territoriale dès le début du projet en concertation avec les acteurs afin de construire sa légitimité et faciliter les négociations bilatérales entre filières qui peuvent avoir lieu par la suite pour rendre le projet opérationnel,
  • définition des objectifs de projet et des objectifs de suivi et d’évaluation clairs, avec des indicateurs de suivi précis.
A ces exigences préparatoires (si peu respectées par les gestionnaires de rivière aujourd'hui) s'ajoute la nécessité d'un débat démocratique de fond, où le si vanté "dialogue environnemental" ne dégénère pas en monologue dogmatique ni en catalogue flou: quelles rivières voulons-nous vraiment? La doxa actuellement dominante de la "renaturation" reflète-t-elle les attentes réelles des citoyens sur l'environnement, le paysage, le patrimoine, les usages, les loisirs? A quelle "nature" nous référons-nous au juste quand nous désirons sa protection, sa conservation, sa contemplation? A quelle "biodiversité" s'adresse-t-on, celle du passé ou celle du présent, celle qui pré-existait à l'homme ou celle que les activités humaines ont modifié, parfois pour l'amoindrir, mais parfois aussi pour l'enrichir? Aucun de ces débats n'a accompagné la réforme de continuité écologique, conçue de manière opaque et imposée de manière autoritaire. On récolte ce que l'on sème...