05/12/2016

De la politique élaborée sur les preuves aux preuves élaborées par la politique

L'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC) vient de publier un opus intitulé "Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau". L'ouvrage est censé faire le "point sur les connaissances". Nous montrons qu'il est biaisé par l'omission de la plupart des travaux scientifiques récents n'allant pas dans le sens de l'actuelle doctrine administrative en hydromorphologie. Quand il ne dissimule pas la conclusion principale des études qu'il cite. La politique de l'eau doit sortir de ce déni massif de l'existence d'un débat de fond sur les nombreux problèmes rencontrés par la restauration des rivières.

Nous avions souligné par le passé que l'Agence de l'eau RMC est sans doute la moins critiquable des Agences sur plusieurs points : choix modeste de classement (en liste 2 au moins), clarté de communication, accès aux données sources des états des eaux DCE, propos un peu plus mesuré sur les choix d'aménagement d'ouvrages, conseil scientifique plus actif. C'est donc avec une vive déception que nous avons pris connaissance de sa dernière publication. En voici quelques raisons.

L'étude disant le contraire de ce qu'on voudrait lui faire dire (Cumming 2004)
Premier exemple, le travail de Cumming 2004 dans le Wisconsin, cité en pp 137-138. Voici l'illustration reproduite page 138, montrant la variation du nombre d'espèces en fonction de la densité de barrages.

Rien qu'à l'oeil (à condition de savoir de quoi il est question, ce qui n'est pas le cas du lecteur "naïf"), il est manifeste que cette illustration montre le faible impact des ouvrages :
  • la richesse spécifique passe de 10,2 à 9,7, soit une variation mineure,
  • les barres d'erreur limitent encore la significativité du résultat,
  • l'augmentation du nombre de seuils ou barrages ne change rien (stabilité de la richesse spécifique après 10 ouvrages).
Si l'on regarde ce graphique, l'inférence la plus logique est : les barrages n'ont qu'un effet mineur sur la richesse spécifique ; si l'on veut obtenir une amélioration modeste, il faudrait les supprimer en grand nombre, ce qui serait une dépense et une nuisance élevées pour un gain de biodiversité faible.

C'est à peu près ce que dit l'auteur de ce travail scientifique, car quand on prend le temps d'aller lire son article et regarder ses résultats
  • la corrélation négative nombre de barrage aval / richesse spécifique est significative mais très ténue (-0,08, niveau de corrélation que l'on trouve généralement négligeable dans la plupart des champs scientifiques),
  • l'auteur précise que le test non-paramétrique de Friedman ne donne pas de différence discernable entre différents impacts.
En fait, Cumming 2004 est très clair dans sa synthèse : "Du point de vue de la gestion, les résultats impliquent que la modification du volume d'eau et de la température sont des plus grandes menaces pour les communautés de poissons que le déclin de la connectivité résultant des barrages de basse chute".

On a donc un travail dont la principale conclusion est que la densité des petits barrages ne modifie guère la biodiversité alpha et qu'il faut d'abord conserver une certaine quantité d'eau, mais ce résultat notable n'est pas expliqué dans le sous-chapitre "effet cumulé des seuils liés à l’homogénéisation des habitats et la baisse de connectivité", à la tonalité évidemment négative. Quasiment aucun lecteur n'ira vérifier la publication source. Et la plupart jetteront un oeil rapide en voyant une courbe qui baisse avec une forte pente, ce qui est pour l'essentiel un artifice de présentation des données.

Mayesbrook : une analyse en services écosystémiques éloignée de la réalité des chantiers français
Le Parc urbain de Mayesbrook (banlieue Est de Londres) est bordé sur 1,6 km par un petit ruisseau fortement artificialisé qui a fait l’objet en 2011 d’un projet de restauration (reméandrage, plantations en berge, zone humide).

Le tableau ci-après donne le calcul coût-bénéfice en services rendus (Everard et al., 2011).

De prime abord, le bénéficie de la restauration écologique paraît incroyablement élevé : pour chaque livre sterling investie, ce sont 7 livres sterling qui reviennent. De quoi faire rêver plus d'un gestionnaire de rivière…

Mais en regardant de plus près, on s'aperçoit que l'essentiel du bénéfice annuel (815 K£ sur 880 K£ soit 93%) provient de activités récréatives, ainsi que de la revalorisation immobilière autour du parc (7 millions £). Certes, les aménageurs ont mis en avant la dimension environnementale de leur projet (restauration écologique et adaptation climatique). Mais en réalité, il s'agit d'un chantier complet visant à rendre au public un parc passablement dégradé:
  • curage de deux lacs et développement d'activités (pêche, canotage),
  • ré-aménagement paysager complet,
  • installation de cafés, terrains de sport et zones de détente
  • le tout dans une zone urbaine dense à potentiel de gentrification.
Le bénéfice réel de l'opération n'a donc pas grand chose à voir avec la dimension proprement écologique / morphologique, l'essentiel découle de l'approche récréative-paysagère et de la plus-value immobilière.

Cette opération est très éloignée de la grande majorité des projets de restauration physique en France, en particulier des chantiers de continuité écologique où les solutions (destructions d'ouvrages ou dispositifs de franchissement) n'apportent aucune valeur d'usage aux riverains (et détruisent la valeur foncière de certains sites, comme les moulins). Les sites concernés sont souvent en zones rurales peu peuplées de surcroît (il a été montré par Feuillette et al 2016 que les analyse coûts-bénéfices de la DCE sont systématiquement défavorables dans les zones rurales, car peu de gens sont susceptibles de bénéficier des mesures demandant des investissements lourds).

Des études manquantes alors qu'on promet un bilan actualisé des connaissances
Le principal défaut de la synthèse de l'Agence de l'eau RMC réside dans ce que l'on n'y trouve pas. Le texte promet "un bilan actualisé des connaissances reposant sur une analyse systématique de la littérature internationale". En réalité, une bonne part des contenus sur les travaux scientifiques vient d'un travail plus ancien (Souchon et Malavoi 2012) auquel on a ajouté de manière impressionniste quelques éléments plus récents.

Ne sont par exemple pas analysés dans cet opus soi-disant "actualisé" :
  • Van Looy et al 2014 qui quantifie l'impact des densités de barrage sur la qualité piscicole vue par la bio-indication DCE (France),
  • Villeneuve et al 2014 qui hiérarchise les effets des impacts de bassin (dont les barrages) sur les bio-indicateurs (France),
  • Morandi et al 2014 qui critique le niveau de rigueur dans le suivi scientifique des restaurations (France)
  • Palmer et al 2014, qui traite la plus grosse base de données internationale de retour critique sur les restaurations physiques de rivière (USA)
  • Lespez et al 2015 qui analyse la non-prise en compte du temps long sédimentaire dans la restauration morphologique (France)
  • Bouleau et Pont 2015 qui problématise la notion d'état de référence et la manière dont elle été construite à fin de gestion par la performance
  • Gaillard et al 2016 qui montre l'épuration des pesticides dans les eaux lentes et appelle à la prudence sur les effacements de barrages
  • Lespez et al 2016, qui souligne les limites de l'évaluation actuelle par services rendus par les écosystèmes
  • l'expertise collective Inra-Irstea-Onema 2016 sur l'effet cumulé de retenues (notamment la question de l'épuration chimique), qui appelle elle aussi à la prudence vu les incertitudes fortes et les inconnues de la recherche
De manière générale, le topique des résultats insuffisants ou contradictoires de la restauration physique de cours d'eau est récurrent dans la littérature spécialisée depuis le milieu des années 2000, au moins une trentaine de travaux récents (2012-2016) sur ce seul sujet ont été recensés sur notre site (voir une synthèse, voir les 80 recensions détaillées d'articles récents dans notre rubrique science, voir l'analyse critique de quatre chercheurs et universitaires sur la continuité auditionnés à l'Assemblée nationale). Il en va de même pour les problèmes de gouvernance, de méthode, d'acceptabilité sociale et d'évaluation économique.

Mais au lieu d'exposer la réalité de ce débat, au lieu d'appeler à renforcer les bases scientifiques avant de continuer à dépenser des fortunes sur la morphologie tout en nuisant parfois à des usages ou au cadre de vie des riverains, on préfère noyer le lecteur dans des "retours d'expérience" issus de la littérature grise non revue par les pairs (donc non scientifique stricto sensu).

Des recommandations de diagnostics qui restent des voeux pieux
Dans ses recommandations finales, l'ouvrage propose un "zoom sur le diagnostic physique et écologique et le choix des actions".
  • Le choix des mesures de restauration doit être basé sur un diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...), faire l’objet d’une analyse prospective (évolution future potentielle), et s’appuyer sur une comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés ; 
  • Les facteurs limitant les améliorations souhaitées doivent être considérés (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...) ; 
  • Si la dynamique de la rivière est suffisante, il convient de privilégier les mesures de restauration des processus par restauration passive. Sinon, il peut être envisagé la restauration active des formes (ex. reméandrage) ; 
  • La possibilité d’obtenir des réponses écologiques mesurables doit guider, parmi d’autres éléments, l’ambition du projet de restauration : l’extension spatiale du projet doit être proportionnée à la taille de la rivière ou partie de rivière que l’on souhaite restaurer. De même, la situation avant/après restauration doit être a priori aussi contrastée que possible en termes de modification des habitats pour pouvoir espérer une évolution des peuplements aquatiques. Les autres facteurs limitants doivent aussi être considérés, notamment la pollution, ce problème devant être résolu avant ou simultanément aux opérations de restauration physique.
On ne peut qu'approuver dans les grandes lignes, mais c'est une liste de voeux pieux : ni les SAGE ou contrats de rivière, ni les classements de rivières à fin de continuité écologique ne sont par exemple engagés dans des diagnostics et pronostics aussi ambitieux (voir cet article sur nos attentes en terme de diagnostic écologique) :
  • les documents programmatiques sont de simples énumérations sans modèle, 
  • les choix de chantier n'ont pas de mode de détermination des priorités, 
  • les analyses coûts-avantages ne sont pas sérieusement menées, 
  • les suivis biologiques sont rarissimes (et pour le peu d'entre eux presque toujours limités à certaines catégories de poissons), 
  • les inventaires complets de biodiversité avant intervention sont l'exception,
  • des expertises limitées aux méthodes discutables (comme celles des pêcheurs) occupent une place anormalement importante dans l'information aux décideurs,
  • les rares travaux de qualité sont des programmes lourds mobilisant beaucoup de moyens et de temps (par exemple ce que fait l'équipe de N. Lamouroux sur le Rhône, avec des résultats reconnus comme significatifs mais pas entièrement satisfaisants). 
Conclusion
La dimension physique des rivières inclut de nombreux enjeux, à différentes échelles du bassin versant: ripisylves et berges, diversité des écoulements (rectification, chenalisation, méandre, tresse, divagation), évolution des micro-habitats du lit mineur, annexes hydrauliques de type bras morts, reconnexion du lit majeur d'inondation, connectivité longitudinale (obstacle piscicole ou sédimentaire), érosion des sols sur les versants (particules fines devenant matière en suspension), nature des substrats et des échanges de fond (zone hyporhéique), etc. Ces enjeux sont des réalités qui vont influencer le fonctionnement et le peuplement de la rivière, et ces enjeux sont étudiés par l'écologie des milieux aquatiques.

Entre ce que dit l'écologue (scientifique) sur le fonctionnement théorique d'une rivière et ce que fait le gestionnaire sur l'aménagement de cette rivière, il y a cependant un écart. Montrer que tel impact a tel effet n'engage pas forcément une action: l'impact peut être impossible ou très coûteux à éviter, l'effet peut être mineur, sans gravité particulière pour les milieux et sans intérêt pour les riverains, l'évolution de l'hydrosystème à certaines conditions d'intervention peut être imprévisible, etc. Il faut donc une double distance critique : comprendre ce que dit la science et avec quel niveau de robustesse elle le dit ; analyser si ces conclusions répondent à des enjeux sociopolitiques (et une solvabilité économique).

Le problème de la restauration physique est connu :
  • elle est jeune et encore expérimentale, donc ne peut pas prétendre inspirer des programmes trop systématiques (comme des dizaines de milliers de km classés au titre de la continuité avec un délai court et obligatoire d'intervention),
  • elle est lourde et coûteuse, car elle concerne les rivières comme leurs bassins versants, tous ces bassins ont été anthropisés et ne sont plus des hydrosystèmes naturels de longue date, donc le "désaménagement" serait un chantier potentiellement immense,
  • elle est complexe et incertaine, car le lien entre habitat physique et biodiversité n'est pas une causalité simple, tous les impacts interagissent, le vivant n'évolue pas selon une logique déterministe,
  • elle est problématique, car les hydrosystèmes anthropisés sont appréciés, les gains écologiques sont généralement faibles et différés (pas même garantis), le retour à un état "plus naturel" ne s'accompagne pas souvent de bénéfices sociaux, économiques ou symboliques tangibles.
Quand la restauration physique devient une "politique", elle doit se poser des questions politiques, et pas seulement scientifiques.

Les riverains veulent une rivière à vivre, avec des attentes très diverses, ils ne veulent pas une rivière d'expert qui serait réduite à un état écologique idéalisé en faisant l'hypothèse qu'il n'existerait aucun impact humain. Ces attentes sont clairement décalées par rapport au discours de la renaturation monopolisé par des administrations et des gestionnaires. Espérer que l'on imposera une certaine vision de la rivière par la contrainte réglementaire et par la dissimulation d'information est illusoire. Les Agences de l'eau ne servent pas l'intérêt général en entretenant cette illusion.

Référence : Dany A (dir) (2016), Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau: éléments de connaissance, Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, 304 p.

A lire en complément
Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau
Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques et l'Union française d'électricité ont saisi les présidences des Agences de l'eau pour demander à leurs conseils scientifiques un avis motivé sur la politique actuelle de continuité écologique, en lien aux interrogations récentes nées de l'évolution des connaissances.

L'écologie est-elle encore scientifique? (Lévêque 2013)
L'exercice de l'Agence de l'eau RMC illustre également un problème épistémologique plus fondamental, celui d'une écologie des rivières qui, happée par les attentes politiques du gestionnaire (et financeur...), est requise en recherche finalisée pour certifier ce qui serait "bon" ou "mauvais", au lieu de conserver la neutralité axiologique et la distance critique qui sied à la liberté de l'investigation scientifique et à la crédibilité de ses résultats pour la société. Par exemple, on a tendance à construire des indices paramétriques de "qualité" qui vont en fait refléter non la qualité de la rivière dans l'absolu (notion peu scientifique), mais ce que les paramètres retenus sont programmés à isoler. Les indices peuvent minimiser ou amplifier l'interprétation des phénomènes réels (donner à tort l'impression que la rivière est en "bon" ou en "mauvais" état).

03/12/2016

La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

Amandine De Coninck (LEESU - Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains, ParisTech) a réalisé une volumineuse thèse sur la concertation dans le cadre de la mise en oeuvre de la continuité écologique, à partir d'expériences sur deux hydrosystèmes (rivière du Grand Morin, vallée de l'Orge). Le document fourmille d'informations et réflexions intéressantes sur le déploiement des politiques environnementales, sur les options et stratégies des acteurs, sur les possibilités et limites de la concertation. Tous les gestionnaires devraient lire ce travail pour appréhender la manière dont on peut construire cette concertation et les enjeux de cet exercice. De manière générale, les acteurs gagneraient en réflexivité à comprendre la relativité de chaque position et leur place dans un système complexe de représentations divergentes. Nous publions ici quelques extraits aidant à mesurer l'avis d'un public qui nous intéresse particulièrement, celui des chercheurs... où l'on voit que le scepticisme est souvent de mise, en contraste avec le discours monolithique, voire ayatollesque, de certaines administrations. Lentement mais sûrement, le dogme se délite.

Nous publions ci-dessous un extrait révélateur des positions des chercheurs concernant la continuité écologique: on y découvre les différences de paradigmes dans la communauté savante, la perception d'un activisme au sein même de l'exercice scientifique et, globalement, un certain scepticisme sur la dimension systématique de la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les hydrosystèmes anthropisés de longue date.



"La continuité écologique étant un sujet controversé, nous faisons ici état des convictions des chercheurs du projet sur ce sujet, plus que de leurs recherches elles-mêmes. Cependant, leurs recherches influencent évidemment leurs points de vue, leurs convictions sont fondées sur un état des connaissances dans un champ disciplinaire donné. Nous allons donc présenter brièvement les chercheurs qui ont participé à cette expérience et leurs domaines de compétences.

Le projet appelé « Sciences et SAGE » visait à mener une démarche de modélisation d’accompagnement avec des chercheurs du PIREN-Seine et des membres de la CLE du SAGE des Deux Morin. Parmi les chercheurs impliqués on pouvait compter :

  • Une géographe ayant travaillé sur les petites rivières urbaines d’Ile-de-France 
  • Un géographe ayant travaillé sur la gestion de l’eau et les représentations de la qualité de l’eau (du 19e à nos jours).
  • Un sociologue ayant travaillé sur les petites rivières urbaines
  • Un agronome travaillant sur la gestion des ressources naturelles et la modélisation d’accompagnement, et qui animera la démarche
  • Une ichtyologue travaillant sur les peuplements de poissons dans l’Orgeval et dans l’Orge
  • Un hydrologue ayant modélisé le Grand Morin aval
  • Une biogéochimiste travaillant sur la qualité de l’eau et les changements d’échelle
  • Un ingénieur chimiste (directeur du PIREN-Seine) travaillant sur la qualité de l’eau

(…) Pour les scientifiques interrogés, la restauration de la continuité écologique n’est pas un enjeu prioritaire sur ce territoire. Ils ne pensent pas qu’un accent si fort doive être mis sur cette thématique. Le directeur du PIREN-Seine s’exprime ainsi : « Je ne mettrai pas ça comme un objectif à atteindre au plus vite. Je pense que c’est un objectif qui s’atteint en examinant avec soin comment les choses se passent et en gérant au plus près. Je n’en fais pas un dogme quoi. Personnellement je trouve qu’un plan d’eau avec de l’eau dedans, c’est beau, plutôt qu’un truc tout sec avec un peu de boue au fond. ». Il donne donc une valeur au cours d’eau qui n’est pas simplement celle de la restauration écologique pour elle-même, mais qui doit être liée à une certaine valeur esthétique.

Par rapport aux gestionnaires locaux que l’on peut trouver sur le Grand Morin, les scientifiques ont clairement une approche différente de la continuité écologique. Bien que leur position finale soit proche – c'est-à-dire qu’il vaut mieux conserver les ouvrages ou du moins qu’on ne peut pas tous les supprimer d’un coup – la question de la continuité écologique n’est pas du tout formulée de la même manière chez les scientifiques et chez les gestionnaires locaux de l’eau sur le Grand Morin. Les arguments qu’ils développent ne sont pas les mêmes. Ils n’ont pas un registre d’engagement familier comme les élus, mais plutôt un régime d’engagement en justification. Ils ne se réfèrent pas au même type de connaissances pour établir leur diagnostic.

Ainsi, ils ont plus de recul sur la manière dont cette notion est apparue et s’est construite dans la communauté scientifique. Ils s’interrogent sur l’origine de cette notion. En ce sens, ils sont plus proches de la démarche des techniciens du syndicat de l’Orge aval. Ceci dit, ils n’arrivent pas à la même conclusion puisqu’ils remettent en cause la notion même, alors que les membres du syndicat de l’Orge interrogent plutôt la manière de l’appliquer.
Pour la plupart des scientifiques, cette notion est avant tout le résultat d’une construction scientifique et d’une théorie particulière et elle se base sur une certaine vision du monde. On le ressent notamment dans le discours des géographes :
  • « A un moment, le contexte des représentations qu'on a de la nature font que bon, [...] il faut effacer les seuils ».
  • « Chaque époque a tendance à imposer une lecture, un sens du réel, qui dit être le bon par rapport aux autres qui n'auraient jamais rien compris. ».
Ce serait cette « lecture » ou cette représentation de la nature qui conduirait à penser aujourd’hui que la restauration de la continuité écologique est la priorité. L’hydrologue également s’interroge sur l’origine de cette notion, et il souligne que la science n’est pas forcément neutre :
  • « [Être scientifique] ne te dédouane pas d'avoir dans ce système professionnel des extrémistes de tout poil, avec leurs croyances. Et il y a de l'activisme en sciences comme dans toute autre voie professionnelle. Et les activistes verts existent dans la science. ». 
La continuité écologique serait donc le produit d’un « effet de mode », qui se base sur certaines théories scientifiques qui ne font pas forcément l’unanimité. Tout comme le directeur du PIREN-Seine, l’hydrologue pense qu’il serait préférable de conserver les ouvrages sur le Grand Morin, car la continuité écologique est un « concept à la mode », et n’apporte pas de gain véritable. L'hydrologue n'est pas convaincu que la destruction des ouvrages entraîne une diversité d'habitats et de milieux. Au contraire, il pense que cela va redonner une homogénéité à l'écoulement de l'eau. L'hydrologue évoque également le fait que selon lui, si on abaisse les ouvrages et que le niveau d’eau baisse, il y aura également moins d’eau dans la nappe alluviale. Ainsi les possibilités de stocker de l’eau diminueront, ce qui, dans un contexte de besoin de ressource en eau qui augmente, pourrait s’avérer problématique.

Cependant, entre les différents scientifiques interrogés, les positions sur la gestion des ouvrages varient légèrement. La plupart ne connait pas vraiment le fonctionnement du système d’ouvrages sur le Morin, ni s’il fonctionne « correctement ». Ainsi, ils n’ont pas d’opinion quant au mode de gestion des ouvrages qui serait le plus approprié.

Pour l’hydrologue, le facteur qui influence ou influencera le plus le niveau d’eau à l’avenir ne sont pas les ouvrages mais le changement climatique. L’ichtyologue est, quant à elle, foncièrement en faveur de la restauration de la continuité écologique, que cela passe par l’arasement ou l’aménagement des ouvrages. Elle a une position plutôt militante et revendicatrice par rapport aux autres scientifiques (sociologue, agronome, géographes et biogéochimiste) qui n’ont pas d’opinion particulière sur le sujet et qui pensent que les acteurs locaux sont les plus à mêmes de décider collectivement s’il serait souhaitable ou non de détruire les ouvrages. Un autre ichtyologue de l’Irstea, Didier Pont, faisant partie du groupe s’occupant de l’inter-calibration entre les différents pays européens pour l’application du concept de continuité écologique sur le terrain, a également été interrogé. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, il souligne qu’en dehors des grands poissons migrateurs, restaurer des continuités n’aura pas forcément d’impact majeur. De plus, ce genre de mesure coûte cher. Notamment dans un milieu aussi anthropisé où les grands poissons migrateurs ne sont plus présents, cela n’a pas forcément d’intérêt.

Les chercheurs ont donc une représentation plus analytique, plus distancée, de la rivière. Il s’agit de leur objet de recherche, certains étudient son histoire, d’autres son régime hydraulique, selon leur discipline. Tout comme les représentants de l’Etat, ils ont une vision plus globale du bassin versant. Ils ont une position intermédiaire entre les représentants de l’Etat et les gestionnaires locaux."

Ré-introduire la complexité et l'incertitude dans le discours monolithique – voire "ayatollesque" – de la continuité écologique
Ces positions pour le moins nuancées et diverses des chercheurs contrastent avec l'engagement plus fréquent de certains services administratifs (pas tous) en faveur d'une vision plus dirigiste et engagée de la "renaturation" des rivières. Le témoignage rapporté d'un technicien de syndicat sur l'Agence de l'eau (Seine-Normandie) est éloquent : "Les financeurs jouent un rôle à la fois intéressant et un peu ayatollesque. Aujourd’hui ils obligent les syndicats, ils leur disent 'si vous ne faites pas d’hydromorphologie, vous n’aurez pas de sous pour remplacer vos bouts de tuyaux'. Donc les gens ils n’ont plus trop le choix et ils s’y mettent. Ils s’y mettent de bon cœur ou pas de bon cœur, mais ils s’y mettent."

Autre enseignement notable de cette thèse, le malaise des "experts technico-administratifs" et "gestionnaires" à raisonner et communiquer sur des incertitudes. La mise en oeuvre d'une politique déjà décidée dans ses grandes lignes oblige à souligner surtout le positif pour inciter à l'action, et à orienter le travail du bureau d'études dans le sens d'une certification sans discussion des choix pré-établis.

Enfin, à travers les exemples d'action collective et jury citoyen sur les rivières concernées par le travail de thèse, on voit émerger des positions logiquement liées à des usages (pêcheurs, kayakistes, propriétaires de moulins) mais aussi un certain sens commun de la rivière où l'intérêt pour la biodiversité est inséré dans des attentes paysagères, patrimoniales et récréatives. Là où le gestionnaire essaie de simplifier sur le registre de la fonctionnalité des milieux aquatiques (à restaurer sur des verrous identifiés), les citoyens réintroduisent de la complexité.

Il reste la dernière question sans réponse de la thèse : "qui est vraiment prêt à se servir de la concertation?". Quand on se souvient que l'Etat a validé le démantèlement de clapets sur l'Orge malgré l'avis défavorable de l'enquête publique, on a une petite idée de la réponse pour un des acteurs du dossier, et pas le moindre. Combien de temps l'Etat va-t-il persister dans ces positions conflictuelles et antagonistes des résistances exprimées sur les territoires? Ce sont nos luttes qui contribueront à écrire cette histoire...

Source : Amandine De Coninck (2015), Faire de l’action publique une action collective : expertise et concertation pour la mise en œuvre des continuités écologiques sur les rivières périurbaines. Etudes de l’environnement, Université Paris-Est, 642 p, annexes I-CIV

Illustration : le Grand Morin à Coulommiers, David Leigoutheil — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.

01/12/2016

Nous voulons les données complètes sur l'état d'avancement de la continuité écologique

Selon des chiffres publiés dans une commission interne de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, 94% des ouvrages classés en liste 2 sur le bassin n'auraient toujours pas fait l'objet d'un chantier… cela alors que nous sommes à 6 mois de la date théorique du dépôt de 100% des projets en préfecture! Les mêmes données indiquent 2 fois plus d'effacements que d'aménagements depuis 2007, choix destructeur allant à l'encontre du texte et de l'esprit de la loi. La réforme de continuité écologique est donc un marasme. Nous réclamons la transparence totale sur tous les bassins, au lieu du recel actuel d'information par les administrations, manifestement effrayées à l'idée que l'ampleur des retards, des blocages et des coûts devienne une donnée du débat public. Au vu des fortes protestations suscitées par le peu de chantiers réalisés et du caractère totalement irréaliste du délai légal fixé en 2006 comme des coûts pharaoniques des travaux, c'est sans regret qu'il faut prononcer au plus vite un moratoire sur l'ensemble de la réforme et redéfinir de manière concertée son mode de déploiement.


Selon le rapport de la Commission du milieu naturel aquatique du 20 octobre 2016 (extrait ci-après), qui n'est pas très clair, voici quelques chiffres sur le bassin Loire-Bretagne :
  • 18.000 km de rivières classées liste 2
  • 6000 obstacles à l'écoulement concernés
  • entre 2007 et 2016, 994 ouvrages ont été traités
  • 350 ouvrages en liste 2 sont concernés (parmi les 994)
  • Sur les 994 ouvrages, on compte 58% d'effacement, 26% d'aménagement, le reste inconnu
Donc d'après ces données :
  • 6% seulement (350/6000) des ouvrages en liste 2 sont traités
  • l'effacement est majoritaire, et deux fois plus fréquent que l'aménagement
Ces chiffres confirment s'ils sont exacts :
  • le retard considérable dans la mise en oeuvre du classement, rendant totalement illusoire l'hypothèse d'un dépôt en préfecture de 100% des projets d'ici juillet 2017 (date légale du premier délai de 5 ans pour Loire-Bretagne),
  • la prime donnée à la destruction du patrimoine hydraulique, quand la loi demandait des mesures de gestion, équipement et entretien.
Plus largement, l'incapacité du Ministère et des Agences de l'eau à publier des informations précises sur l'état d'avancement de la réforme accentue le sentiment (déjà très diffus) d'une manipulation massive de l'opinion et des élus.

Dix ans après le vote de la loi sur l'eau et 4 ans après le classement, nous demandons la transparence et la précision, à savoir sur chaque bassin:
  • linéaire total de rivières classées L2
  • nombre total d'ouvrages concernés
  • nature de ces ouvrages dans la base ROE (seuils, barrages, buses, etc.)
  • nombre d'ouvrages mis en conformité (chantiers achevés)
  • coût total des aides publiques
  • nombre d'effacement (total ou partiel)
  • nombre d'aménagement (sans aucun arasement)
  • nature des aménagements (passes, rivières contournement, ouvertures de vanne, statu quo)
  • nature du maître d'ouvrage (collectivité, établissement public, industriel, agriculteur, particulier)
  • répartition administrative (par départements)
  • répartition hydrographique (par rivières)
Seules ces données complètes permettront de faire le point sur l'avancement de la réforme, de redéfinir un calendrier et un financement réalistes, le cas échéant de procéder au déclassement des rivières et à un changement de méthode dans la restauration de continuité.

Extrait Commission du milieu naturel aquatique Loire-Bretagne, 20 octobre 2016

L’état des lieux du bassin Loire-Bretagne arrêté de décembre 2013 a identifié les pressions sur l’hydromorphologie comme parmi les principales causes de risque de non-atteinte des objectifs environnementaux en 2021. Les impacts des ouvrages sur la circulation piscicole et le transit sédimentaire ont justifié le classement en juillet 2012 de 18 000 km de cours d’eau en liste 2 par le préfet de bassin.

Les outils réglementaires (classements des cours d’eau) et contractuels (contrats territoriaux de l’agence) sont complémentaires pour contribuer à la restauration des circuits de migrations piscicoles et à la réduction de la pression des ouvrages transversaux sur l’hydromorphologie des cours d’eau. Il est présenté à la COMINA un point d’avancement global sur la mise en œuvre des interventions sur les ouvrages transversaux dans le bassin Loire-Bretagne, avec une focale ensuite sur les points noirs du PLAGEPOMI.

De 2007 à mi 2016, l'agence de l'eau Loire-Bretagne a attribué plus de 28 M€ d’aides à la restauration de la continuité écologique pour les 994 ouvrages traités, soit près de 11% des aides totales de la restauration des milieux aquatiques. L’aide de l’agence de l’eau a porté majoritairement sur l’effacement des ouvrages (58%), soit 575 ouvrages. L’équipement représente 26% des ouvrages traités, soit 258 ouvrages équipés.

Sur ces 994 ouvrages, 350 dits « liste 2 » ont été aidés par l’agence de l’eau, pour lesquels l’effacement reste également majoritaire avec 48% des ouvrages traités (168). L’équipement représente 36% des ouvrages traités (126). L’écart est donc moindre entre effacement et équipement, pour ces ouvrages « liste 2 ». Il a donc été réalisé, avec les aides de l’agence de l’eau, 2 fois plus d’effacements que d’équipements. (…)

La Commission remercie la DREAL de Bassin et l'agence de l'eau Loire-Bretagne pour le travail présenté, mais regrette que, ces informations restent difficiles à connaître pour les acteurs du bassin concernés, en accueillant favorablement l’outil de suivi national annoncé en 2017. La Commission souligne aussi que le total des 994 ouvrages traités, dont 350 « liste 2 » sur les 6 000 identifiés, est loin d’être satisfaisant car il ne permettra pas d’atteindre l’échéance de juillet 2017, conformément à l’arrêté du préfet coordonnateur de bassin de 2012, malgré la mobilisation de nombreux agents sur le terrain (Etat, Onema, agence de l'eau Loire-Bretagne et collectivités territoriales).

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30/11/2016

Le Conseil d'Etat retoque le régime d'autorisation des ouvrages hydrauliques (arrêté du 11/09/2015)

Par le décret du 1er juillet 2014 et l'arrêté du 11 septembre 2015, la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Environnement a poursuivi de manière méthodique le but qui est le sien: vider les droits d'eau de leur substance, étendre infiniment le contrôle administratif sur toute activité en rivière et, au final, décourager par un excès de complexité la reprise de la petite hydro-électricité. Le Conseil d'Etat vient cependant d'annuler une disposition de l'arrêté de 2015. Un bon point, mais nous sommes encore à des années-lumière du train de simplification dont ont besoin la gestion des ouvrages hydrauliques et la relance de l'énergie hydro-électrique dans notre pays. 



Nous avions déjà évoqué le décret de 2014 et l'arrêté de 2015, le premier étant une machine de guerre contre les droits d'eau fondés en titre ou sur titre (bête noire de certains hauts fonctionnaires du Ministère), le second étant un exemple de la kafkaïenne contrainte bureaucratique subie par certains propriétaires ou usagers au bord des rivières.

L'article 2 de l'arrêté du 11 septembre 2015 (qui, à la suite du décret du 1er juillet 2014, fixait les prescriptions complémentaires que l'administration peut imposer à un site) est annulé par le Conseil d'Etat, dans sa décision n°394802.

Voici les considérants :
11. Considérant qu'aux termes de l'article R. 214-18 du code de l'environnement : " Toute modification apportée par le bénéficiaire de l'autorisation à l'ouvrage, à l'installation, à son mode d'utilisation, à la réalisation des travaux ou à l'aménagement en résultant ou à l'exercice de l'activité ou à leur voisinage, et de nature à entraîner un changement notable des éléments du dossier de demande d'autorisation, doit être portée, avant sa réalisation, à la connaissance du préfet avec tous les éléments d'appréciation. / Le préfet fixe, s'il y a lieu, des prescriptions complémentaires, dans les formes prévues à l'article R. 214-17. / (...) / S'il estime que les modifications sont de nature à entraîner des dangers ou des inconvénients significatifs pour les éléments énumérés à l'article L. 211-1, le préfet invite le bénéficiaire de l'autorisation à déposer une nouvelle demande d'autorisation. Celle-ci est soumise aux mêmes formalités que la demande d'autorisation primitive. " ; qu'aux termes de l'article 2 de l'arrêté attaqué : " Pour les installations, ouvrages épis et remblais relevant du régime d'autorisation, une demande d'autorisation doit être déposée, dès lors que la modification est de nature à entraîner des dangers et des inconvénients pour les éléments visés à l'article L. 211-1 du code de l'environnement ce qui est le cas notamment si cette modification : / - conduit à la mise en place d'un nouveau tronçon court-circuité ; / - aggrave les conditions de franchissement de l'ouvrage par les poissons migrateurs ; / - entraîne une augmentation significative du débit maximal dérivé ; / - conduit à l'augmentation significative du linéaire de cours d'eau dont l'hydromorphologie est modifiée ; / - accroît les prélèvements autorisés pour l'usage initial, en cas d'équipement d'ouvrages déjà autorisés au titre de la loi sur l'eau, en application de l'article L. 511-3 du code de l'énergie, en vue d'une production accessoire d'électricité " ;
12. Considérant que les dispositions précitées de l'article R. 214-18 du code de l'environnement impliquent que le préfet porte au cas par cas une appréciation sur les modifications envisagées ; que ces dispositions n'ont pas donné compétence au ministre chargé de l'environnement pour définir par voie d'arrêté des catégories de modifications des installations devant nécessairement être regardées comme justifiant la présentation d'une demande d'autorisation par l'exploitant ; que les requérants sont par suite fondés à soutenir qu'en définissant des catégories de modifications qui impliquent nécessairement que l'exploitant présente une nouvelle demande d'autorisation, les dispositions en cause, qui sont divisibles des autres dispositions de l'arrêté attaqué, méconnaissent les dispositions de l'article R. 214-18 ; qu'ils sont, dès lors, fondés à en demander l'annulation.
Cet article 2 donnait la capacité d'imposer une nouvelle autorisation et énumérait une liste de modifications y menant. Le Conseil d'Etat a jugé que c'était là un abus de pouvoir du ministère, qui n'a pas compétence à arrêter cette liste.

Plusieurs parlementaires ont déjà fait savoir que le droit de l'eau a besoin d'un "choc de simplification" (selon les termes de la sénatrice Loisier) après 25 années ininterrompues de superposition en tous sens de mesures législatives et, surtout, réglementaires. La suppression des dispositions les plus arbitraires, disproportionnées ou coûteuses sera à l'ordre du jour des prochaines années, avec la nécessité impérative de revenir à une juste mesure entre l'impact écologique des ouvrages et les prescriptions dont ils peuvent faire l'objet.

Accélérer la transition énergétique bas carbone (où la France est en retard sur ses objectifs 2020, sans parler des horizons plus lointains) suppose également de rendre à l'hydro-électricité la place qu'elle mérite dans ce dispositif. Les nouvelles conditions d'accès aux tarifs de rachat H16 sont de surcroît moins favorables à l'hydro-électricité de petite puissance que l'ancien contrat H07. Cela n'en rend que plus indispensable la simplification des mesures réglementaires et environnementales pour les ouvrages déjà autorisés, afin d'inciter à la relance des moulins et usines à eau.

Au nom de quelques récriminations extrêmement minoritaires dans la société, mais artificiellement amplifiées par certains bureaux de l'administration centrale en charge de l'eau, on a cherché à brimer par tout moyen la petite hydraulique, voire à détruire purement et simplement son potentiel de production. Cette action publique est indigne d'être poursuivie dans sa partialité et sa brutalité. Il ne faut pas seulement stopper les absurdités les plus évidentes de ces dérives récentes, mais refonder une doctrine réellement durable et équilibrée de la gestion des rivières.

28/11/2016

Quelles priorités pour la conservation des poissons d'eaux douces? (Maire et al 2016)

Quatre chercheurs proposent une analyse des priorités de conservation des poissons d'eaux douces de la France métropolitaine. Leur modèle, dont on critique ici certains aspects, inclut notamment le caractère migratoire des poissons (dans les traits fonctionnels) et la densité de barrage (dans les variables de répartition), mais aussi beaucoup d'autres dimensions des populations et des bassins versants. Le résultat de ce modèle permet de regarder d'un oeil critique le classement 2012-2013 des rivières en listes 1 et 2, un exercice qui a été mené de manière rudimentaire, sans modélisation scientifique (ni même publication des méthodes, données et auteurs ayant conduit à ce classement). Il est temps que l'écologie des rivières revienne sous le giron d'une expertise scientifique ouverte et d'une concertation démocratique élargie, au lieu des modalités opaques et autoritaires que nous avons connues depuis dix ans. 

L'équipe de chercheurs français (Irstea, CNRS, Onera, Université de Toulouse) part d'un constat : les ressources humaines et financières allouées à la conservation des milieux et des espèces sont limitées, donc il faut définir des zones prioritaires pour la protection.

Le réseau hydrographique français a été divisé en 6097 sous-bassins de taille assez homogène (en moyenne 89 km2). La base de données Onema a permis d'avoir accès à 20.000 pêches électriques réalisées entre 1994 et 2011, avec un total de 74 espèces de poissons.

Un modèle de répartition des assemblages de poissons a été réalisé à partir de 11 variables environnementales (pente, superficie totale du bassin, hydro-éco-région, distance à la source, température, usage des sols, population humaine). On note que le modèle inclut la densité de barrage, par l'usage du ROE (mais pas leur hauteur ni le taux d'étagement ou fractionnement). Ces données multifactorielles ont été traitées par six approches statistiques, avec au final un modèle de consensus pour définir une probabilité d'occurrence des espèces, avec une comparaison aux données empiriques afin de le valider.

Les chercheurs ont ensuite tenté de définir des objectifs de conservation, c'est-à-dire de circonscrire les tronçons présentant un intérêt particulier. Ils ont construit un indice à quatre facteurs : la diversité taxonomique (nombre d'espèces), la diversité fonctionnelle (traits singuliers du comportement de l'espèce, voir Buisson et al 2013, à noter que cela inclut la rhéophilie et le type migratoire), l'importance patrimoniale (statut de conservation, limitations biogéographiques d'expansion) et l'intérêt socio-économique. Ce dernier est fondé sur un précédent travail (Fishing Interest Index, FII, Maire et el 2013) et centré sur la pêche (professionnelle et de loisir).

Une analyse statistique a montré que les facteurs sont peu corrélés entre eux. Par exemple, les zones aval des bassins ont de l'importance pour leur diversité d'espèces mais moins pour l'intérêt patrimonial, schéma inverse des têtes de bassin.

Pour obtenir un seul indice de priorité en conservation, les chercheurs ont appliqué un optimum de Pareto (maximiser les gains dans tous les objectifs en minimisant la perte dans chacun d'entre eux), avec un rang d'ordre. Les sous-bassins d'ordre 1 à 3 ont été considérés comme d'intérêt prioritaire de conservation.

Cette carte donne le résultat du modèle, les zones d'intérêt de conservation sont en noir, les zones sont d'autant moins intéressantes qu'elles s'éclaircissent.

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Pour éclaircir les choses, les chercheurs ont défini quatre clusters d'intérêt de conservation, qui sont représentés dans la carte ci-dessous (laquelle isole les zones prioritaires d'intérêt de conservation).

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Les sous-bassins en rouge (cluster I) sont dominés par des limnophiles et amphihalins. Les sous-bassins en bleu (cluster II) sont dominés par les truites, saumons ou anguilles avec espèces d'accompagnement. Les sous-bassins en vert (cluster III) sont des têtes de bassins salmonicoles. Les sous-bassins en orange (cluster IV) accueillent surtout des espèces méridionales d'intérêt (ou des zones à truite).

Les auteurs observent que les hydro-régions n'ont pas les mêmes rangs d'intérêt en conservation : par exemple les bassins de Loire et de Seine n'ont que 2,3% et 3,1% de leurs sous-bassins en zone d'intérêt. Les côtiers de l'Ouest et la Garonne oscillent entre 7 et 15%. Le Rhône et la Méditerranée sont à plus de 30%, l'Adour culmine à 53%.

Discussion
Tout modèle est une construction intellectuelle pour essayer d'approcher une réalité ou un objectif. Il n'est jamais définitif ni exclusif d'autres modèles intégrant d'autres paramètres de construction. L'intérêt d'un modèle scientifique comme celui d'Anthony Maire et de ses collègues est la transparence de sa méthode et de ses données, ce qui permet à la communauté scientifique comme à la société d'en apprécier la portée. Voici quelques réflexions critiques nées à la lecture de ce travail:
  • le modèle tel qu'il est présenté paraît "statique", c'est-à-dire qu'il photographie à un instant donné la diversité pisciaire des sous-bassins. Pour lui donner un caractère plus dynamique, il serait intéressant de le coupler avec les modèles de tendance des populations (par exemple Poulet et al 2011) mais aussi avec les modèles d'évolution hydroclimatique (par exemple Buisson et al 2008) car le changement probable de température et de pluviométrie va modifier les conditions aux limites de répartition de certaines espèces d'intérêt (du même coup, cela peut relativiser l'intérêt de certains efforts de conservation),
  • la biodiversité pisciaire n'est pas toute la biodiversité aquatique (elle n'en représente que 2%, voir Balian et al 2008) et, dans certains cas, les approches de conservation peuvent diverger. Par exemple, les lacs, étangs et retenues sont parfois des zones de forte diversité (oiseaux, mammifères, amphibiens, végétaux) qui, sur un système lotique, n'améliorent pas spécialement des espèces patrimoniales, migratrices ou rhéophiles de poissons, voire leur sont franchement défavorables. Il faut donc se garder d'assimiler la protection des seuls poissons à la protection de l'ensemble des milieux aquatiques et de leur diversité, 
  • on observe ce qui ressemble à une contradiction apparente entre le souhait de modéliser une valeur de conservation (intérêt intrinsèque des espèces) et l'inclusion d'une activité de prédation (pêche) comme facteur d'évaluation. Voir ce que donne le modèle sans ce paramètre de la pêche serait utile et, à notre sens, plus représentatif d'une approche écologique débarrassée d'un biais halieutique ne se confondant pas avec elle. Si l'on pense aux services rendus par les écosystèmes, alors il ne faut pas seulement intégrer les services rendus par certaines espèces à la pêche, car les milieux ont beaucoup d'aménités et la pêche n'a pas de prééminence particulière parmi les usages de la rivière. Et même au sein de la pêche, il faudrait attribuer une valeur de conservation locale proportionnée à la réalité de pratiques très différentes (carpes, "petits blancs", carnassiers, salmonidés), ce qui nous paraît assez hasardeux. 
Ce travail intéresse bien sûr les réformes en cours de la politique des rivières, au premier rang desquelles le classement en liste 1 et liste 2 de 2012-2013, qui attire une bonne part des fonds dédiés à la restauration physique (habitat, continuité) et à la promotion de certaines espèces piscicoles. Voici les questions que l'on peut se poser :
  • le résultat de Maire et al 2016 coïncide-t-il avec les classements en liste 1 (zone théoriquement d'intérêt pour la conservation), et dans le cas contraire, comment s'expliquent les divergences ? Pour ce que l'on observe sur notre région (Bourgogne Franche-Comté), la plupart des tronçons classés en liste 1 n'apparaissent pas comme d'intérêt particulier de conservation dans le modèle des chercheurs;
  • de très larges zones (notamment les bassins amont et médian de la Loire et de la Seine) ont fait l'objet de classements "intensifs" en liste 2 (milliers de kilomètres et d'ouvrages concernés). Ces zones n'apparaissent pas comme d'intérêt pour la conservation dans le travail de Maire et al 2016. Cela peut faire sens (la liste 2 vise à "restaurer"), mais cela pose plusieurs questions: comment estimer la probabilité que ces choix de classement aboutissent à des changements significatifs dans les critères écologiques d'intérêt? Les facteurs corrélés au moindre intérêt de conservation dans ces zones sont-ils relatifs à la densité d'obstacles ou à d'autres impacts (les travaux de Van Looy et al 2014 ou Villeneuve et al 2015 suggèrent par exemple que le facteur densité de barrage est marginal par rapport à la qualité de l'eau et aux impacts agricoles, globalement peu susceptible de faire varier la qualité piscicole telle qu'elle estimée par l'IPR, indice construit par rapport à des tronçons de référence peu anthropisés)?
  • inversement, il y a coïncidence entre certains sous-bassins d'intérêt pour leur population actuelle et des classements en liste 2: si des rivières conservent un intérêt piscicole malgré leur fragmentation longitudinale, cette dernière doit-elle être une priorité des choix publics?

Finalement, ce que montre avant tout ce travail, c'est notre capacité à produire une amélioration qualitative dans le diagnostic et le pronostic écologiques fondant la politique publique des rivières, en particulier la biodiversité. Jusqu'à une date récente, incluant hélas l'engagement dans la continuité écologique et le classement de rivière (2006-2012), les approches des décideurs ont été informées par des données partielles, sans modèle d'interprétation ou avec des modèles insatisfaisants (comme les biotypologies du XXe siècle, voir par exemple la critique qu'en faisait déjà Wasson 1989, ces typologies anciennes ayant un faible pouvoir descriptif et prédictif par rapport à la diversité et la rapidité d'évolution des rivières anthropisées, par rapport aussi à l'accumulation de données sur les milieux et à la sophistication des méthodes statistiques depuis trente ans).

Il reste cependant du chemin à parcourir. Modéliser la biodiversité pisciaire n'est qu'une étape dans la modélisation de l'ensemble de la biodiversité aquatique. Comprendre plus finement les impacts sur cette biodiversité reste un champ ouvert. Et il faut encore insérer la défense de la biodiversité dans les autres enjeux de la rivière: sa gestion durable et équilibrée n'inclut pas que les enjeux environnementaux, mais aussi bien des enjeux économiques, sociétaux et symboliques dont l'histoire a montré toute la force. L'écologie de la conservation et de la restauration ne doit pas seulement affermir ses attendus scientifiques : il lui faut aussi mûrir sa gouvernance politique et son acceptabilité sociale. Le contre-exemple malheureux de la continuité écologique montre qu'il y a beaucoup de travail en ce domaine aussi.

Référence : Maire A et al (2016), Identification of priority areas for the conservation of stream fish assemblages: implications for river management in France, River Research and Applications, DOI:10.1002/rra.3107

25/11/2016

La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

L'Observatoire de la continuité écologique a organisé une rencontre chercheurs-députés, dont les vidéos peuvent être regardées à ce lien. Les scientifiques ont tenu un discours très critique sur la mise en oeuvre actuelle de la continuité écologique, ce qui change du monologue autojustificateur des experts administratifs que les élus ont l'habitude d'entendre. Nous y reviendrons. Fait marquant : dans le débat, beaucoup des députés présents ont convenu que la continuité écologique pose des problèmes manifestes dans son application. Tous ont souhaité le "cas par cas". Nous montrons que ce cas par cas conduit à souhaiter la suppression du classement des rivières – un archaïsme hérité d'une vision du XIXe siècle – et son remplacement par un autre outil visant le même objet (les continuités écologiques des bassins), mais avec une méthode scientifique et une gouvernance démocratique rénovées.

Comme l'ont fait observer certains élus lors du débat, il existe déjà des organes et des outils de la politique publique de l'eau comme les SDAGE, les SAGE, les contrats globaux et les contrats rivières. Théoriquement, cela devrait permettre le cas par cas. Or bien souvent, en dehors de rares bassins où des personnalités politiques inspirées parviennent à imposer une vraie concertation et à négocier la mise en oeuvre de la politique de l'eau, le cas par cas fonctionne mal.

Pourquoi le cas par cas échoue en France?
D'abord, la France n'est pas guérie de ses moeurs politiques centralistes et autoritaires, les directives et interprétations venues du Ministère de l'Environnement ou d'établissements publics nationaux (Onema) sont directement répercutées par les représentants de l'Etat dans chaque programmation d'Agence de l'eau comme dans l'action des services déconcentrés (DDT-M, Dreal environnement), ce qui donne prééminence argumentaire et réglementaire à une certaine vision monolithique de la rivière. Parfois, la doctrine administrative se permet d'aller très au-delà du texte de la loi (cas de la continuité où l'arasement est devenu le choix de première intention quand la loi demande des ouvrages "gérés, équipés, entretenus").

Ensuite, les SAGE ou les contrats de bassin se contentent trop souvent de décliner les axes prédéfinis par le principal financeur (Agence de l'eau), sans avoir une réelle liberté d'initiative sur leurs priorités d'action, et même avant cela une réelle capacité de diagnostic de leurs rivières. Car nous sommes aujourd'hui très loin d'établir des diagnostics écologiques de qualité des bassins versants – ce qui demande du temps, des moyens et une absence de présupposé au départ, vu la diversité du vivant comme la complexité des impacts humains.

Enfin, les instances de concertation au sein des structures (comité de bassin des SDAGE, commission locale de l'eau des SAGE) comme les instances de programmation (commissions techniques, comités de pilotage) sont très loin de représenter la diversité de la société civile (pour l'exemple de la continuité, les représentants de moulins et des riverains en sont régulièrement exclus). Le fonctionnement même de ces instances laisse très peu de place aux flux d'information venus de la société. Quand on a un "pavé" très technique de plusieurs centaines de pages ayant filtré les rares avis émis par la société, quand la moindre objection se voit répondre que tout est déjà encadré dans la réglementation administrative ou dans la programmation financière, quelle est la place réelle du débat démocratique et de l'initiative locale?

Ce qui rend donc le cas par cas illusoire pour le moment:
  • organisation verticale et descendante du pouvoir normatif, 
  • doctrine administrative surinterprétant ou surtransposant les lois et directives, 
  • approche technocratique préformatée, 
  • financement public orienté sur des solutions posées a priori comme meilleures,
  • dialogue environnemental au point mort, faible ouverture de la concertation aux acteurs locaux et citoyens. 
Ajoutons un autre aspect : le cas par cas dans un régime contraignant (avec obligation réglementaire), des enjeux parfois flous et pas de rigueur de mise en oeuvre, cela peut aussi devenir synonyme d'arbitraire. Si tel site est "épargné" quand tel autre à peu près semblable est effacé ou aménagé, cela ne manquerait pas de susciter protestations et confusions. Au demeurant, les services instructeurs de l'administration craignent cette issue et préfèrent appliquer des grilles rigides, même si elles conduisent à des décisions absurdes, surdimensionnées voire sans enjeu écologique réel.

La classement des rivières, un archaïsme du XIXe siècle à la construction opaque et non scientifique
A plusieurs reprises, le président Chanteguet (commission développement durable) a suggéré de clarifier ce qui est du ressort des députés, c'est-à-dire du ressort de la loi, et ce qui ne l'est pas, dans les problèmes unanimement constatés. Dans le cas de la continuité écologique, les choses sont assez claires : c'est essentiellement le classement des rivières prévu par la LEMA 2006 et devenu l'article L 214-17 du Code de l'environnement qui soulève des conflits, en particulier la liste 2 qui crée des contraintes ingérables d'aménagement.

Le classement consiste aujourd'hui en un simple listing de tronçons de rivière avec un tableur indiquant (dans le meilleur des cas) quelques espèces désignées comme d'intérêt pour la continuité piscicole.

Ce n'est pas du cas par cas, c'est du travail à la chaîne qui induit forcément des choix grossiers. Pour essayer d'affiner ce classement pré-établi, on finance à prix d'or, sur denier public, des bureaux d'études dont le travail copié-collé sur des centaines de sites isolés n'apporte en réalité rien à la connaissance académique des rivières (pas d'informations écologiques bancarisables dans des bases de données publiques) et ne donne aucune vision d'ensemble des enjeux (pas de modèle de connectivité, ni d'analyse impact-réponse du bassin, ni d'approche historique des dynamiques piscicoles et sédimentaires).

Ce classement des rivières voulu par la loi de 2006 est au fond un héritage du XIXe siècle, le dernier aboutissement des prescriptions vieillottes sur les échelles à poissons ayant commencé avec la loi de 1865. Les précédentes tentatives avaient déjà échoué. C'est un archaïsme dans sa méthode, sa gouvernance, ses objectifs :
  • on a réuni des "comités d'expert" opaques aux compétences inconnues et aux méthodes non publiées
  • on a laissé travailler (à ce qu'il semble, vu l'opacité) des hydrobiologistes (souvent spécialisés en halieutique, le CSP devenu Onema) sans se dire que la continuité écologique devait prendre en compte d'autres aspects de l'écologie aussi bien que des continuités historique, culturelle, symbolique, sociale, etc.
  • on a découpé des rivières de manière arbitraire, en évitant les grands barrages (souvent publics) impossibles à gérer
  • on a pris en compte la seule continuité longitudinale en oubliant les autres dimensions, notamment les continuités latérales
  • on a centré sur les  poissons migrateurs en ignorant le reste de la biodiversité aquatique (plus de 99% du vivant d'eau douce quand même…)
  • on a évoqué les sédiments à transporter sans s'interroger d'où ils proviennent (notamment des pratiques agricoles de versants) ni s'il y a intérêt à les faire circuler en leur état
  • on a supposé sans les consulter que des milliers de propriétaires et des centaines de milliers de riverains ne verraient pas d'objection à une éventuelle disparition d'un patrimoine et d'un paysage en place souvent depuis des siècles
  • on a ignoré les autres conditions de bassin (température, hydrologie,  pollutions, changements biologiques, etc.), alors que restaurer de l'habitat pour faire revenir des espèces n'a de sens que si les autres impacts sont aussi maîtrisables et si les conditions anciennes des espèces cibles n'ont pas disparu (ou ne vont pas disparaître du fait du changement climatique)
  • on a fixé un délai de 5 ans pour désaménager par la contrainte réglementaire des rivières qui avaient mis plusieurs millénaires à être aménagées, délai d'une absurdité kafkaïenne condamnant d'avance à la précipitation, à la caricature et au conflit.
Promouvoir des approches locales avec méthodologie scientifique rigoureuse et concertation environnementale réelle
Les députés ont une option possible de réforme de la continuité écologique : supprimer ce classement en le remplaçant par un autre outil empruntant les méthodes de l'écologie scientifique et respectant la concertation démocratique.

Si la loi veut instaurer le cas par cas, il lui suffit d'en poser les conditions d'exécution, c'est-à-dire non de laisser place à des "plans nationaux" ministériels ou des "classements à la chaîne" préfectoraux, mais d'organiser des schémas de continuité déployés au plan local:
  • l'échelle écologique pertinente est la rivière en son bassin versant (mesures portées donc par des SAGE ou des contrats globaux) et en rapport aux flux migrateurs / sédimentaires réels de la source à l'exutoire (ou inversement pour la montaison des poissons)
  • les diagnostics écologiques visent à être les plus complets et les plus rigoureux possibles (pas des généralités sans mesure réelle de terrain ni vision d'ensemble des impacts), selon des méthodologies mises au point par un pôle national de connaissance académique (universités, CNRS, Irstea, INRA, conseil scientifique de l'Agence de la biodiversité), en relativisant l'importance de certaines approches halieutiques souvent dépassées,
  • une échelle de priorité délimite les sites à traiter selon un intérêt objectivé (démontré) pour la connectivité et les résultats biologiques / sédimentaires attendus, mais aussi la faisabilité au regard l'intérêt patrimonial, social, économique des sites (grilles multicritères et analyses coût-avantage impératives)
  • une concertation réelle (et non formelle), itérative, est tenue avec l'ensemble des usagers et riverains, afin d'écouter leurs attentes
  • les engagements d'un schéma local de continuité sont solvabilisés, c'est-à-dire à financement public pour l'essentiel, compte tenu des coûts de travaux en rivière et de la dimension d'intérêt général
  • toute hiérarchie de solution posée a priori (prime à l'effacement) est bannie au profit d'une approche contextualisée et ouverte
  • le délai est fixé après le diagnostic et la concertation, en vertu du réalisme et de l'intérêt des opportunités d'action, pas d'une programmation bureaucratique hors-sol.
Si les méthodes et la gouvernance étaient réellement revues en ce sens, il n'y aurait aucune raison de conserver le classement, dont les effets pervers sont manifestes, aucune raison non plus de limiter des mesures de continuité (outil de gestion comme un autre des milieux) à telle ou telle rivière classée. Qui serait hostile à une telle évolution? Sans doute les mêmes qui ont poussé au marasme actuel, à savoir les promoteurs d'une idéologie de la destruction systématique des ouvrages au nom du fantasme de renaturation des rivières. Il faut tourner cette page: c'est ce que nous attendons désormais de nos parlementaires.

24/11/2016

Pesticides: le retard français (Hossard et el 2017)

Une étude de quatre chercheurs vient de montrer que la France n'atteindra pas les objectifs Ecophyto 1 (diminution de moitié des pesticides entre 2008 et 2018). Au contraire, on n'observe aucune tendance dans la baisse d'usage de ces produits depuis 2001, sauf la fréquence pour une seule céréale (blé tendre), à un quart seulement de nos objectifs. Les rivières subissent notamment toujours la même charge en pollution. On casse les moulins mais on tolère les poisons: notre société marche sur la tête.

Il a été amplement démontré que l'usage massif des pesticides, s'il améliore la productivité, présente des effets adverses sur la biodiversité, la santé humaine et la qualité de l'eau. Concomitament à la directive européenne sur les pesticides, la France  a lancé en 2008 le plan Ecophyto 2018, dont l'objectif était de diviser par deux l'usage des pesticides en dix ans.

Laure Hossard, Laurence Guichard, Céline Pelosi et David Makowski (Inra, AgroParisTech, Paris-Saclay) ont analysé les données disponibles sur les tendances dans l'usage des pesticides en agriculture entre 2001 et 2014 : nombre de doses unitaires (NUD), quantité d'ingrédient actif (QAI), indice de fréquence de traitement (TFI). Les chercheurs ont également analysé les données relatives à la pollution de l'eau. Un focus a été fait sur la période 2008-2014, soit la période de mise en oeuvre d'Ecophyto 2018.


Le schéma ci-dessus montre que l'on n'observe aucun changement significatif dans l'usage des pesticides agricoles (NUD, QAI).


Le schéma ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre que la seule céréale présentant un déclin d'usage (TFI) depuis 2001 est le froment (blé tendre). Mais la baisse observée pour cette culture (très répandue, 5 millions ha en France) ne représente en tout état de cause que le quart de l'objectif posé pour 2018.


Le schéma ci-dessus montre les relevés de qualité de l'eau de rivière entre 2007 et 2012 : aucun progrès significatif n'apparaît dans le nombre de masse d'eau présentant plus de 0,5 µg/l de pesticides (dose maximale considérée comme saine pour la consommation humaine, mais pour les espèces vivant en permanence dans cette eau et subissant les pics très ponctuels de forte concentration lors des épandages, l'effet intégré de l'exposition aux pesticides est mal connu).

Discussion
Un nouveau plan Ecophyto II a été adopté en 2015, visant à diviser par deux les pesticides en 2025 plutôt qu'en 2018. Les chercheurs expriment leur scepticisme. D'autres pays ont réussi des baisses sensibles d'usage des pesticides, mais par des solutions (hausse directe des coûts) différentes du choix français peu incitatif consistant à mêler accompagnement technique et menace différée d'amendes.

Dans les discussions actuelles sur le choix public français de faire un effort conséquent sur la morphologie des cours d'eau, on s'entend souvent dire que la question de la pollution est par ailleurs traitée, que la physico-chimie n'est pas un facteur si central de qualité de la rivière et que si nous ne modifions pas les écoulements, nous n'atteindrons pas le bon état chimique et écologique des masses d'eau. Mais c'est inexact : notre agriculture intensive reste l'un des premiers facteurs de modification des milieux, nos politiques publiques contre les pollutions demeurent inefficaces, et les choses ne vont pas s'améliorer avec l'ajout de nouvelles substances à contrôler obligatoirement dans l'eau, domaine où la France est à nouveau en retard (voir cet article). Casser des ouvrages hydrauliques pour envoyer plus vite les pollutions vers l'aval, est-ce la nouvelle politique du pas-mesuré pas-pris? Nous paierons ces choix quand il s'agira de rendre des comptes sur le respect des directives européennes, qui ont toujours insisté sur la pollution comme premier facteur à contrôler avant d'examiner les autres impacts.

Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.

Référence : Hossard L et al (2017), Lack of evidence for a decrease in synthetic pesticide use on the main arable crops in France, Science of the Total Environment, 575, 152–161

23/11/2016

Archéologie des moulins antiques et médiévaux (Jaccottey et Rollier 2016)

Une colloque s'était tenu à 2011 à Lons-le-Saunier sur l'archéologie des moulins. Ses actes viennent d'être publiés: une somme de près de 1000 pages, essentiellement centrée sur les moulins hydrauliques de l'époque antique et médiévale.

L’énergie hydraulique est la première énergie d'origine non biologique que les hommes ont utilisée pour mettre en mouvement des machines. Après de nombreux débats, il est reconnu par les sources écrites antiques que l'Antiquité a exploité l’eau pour actionner des moulins.  L’énergie hydraulique sert d'abord à moudre le grain, mais d'autres usages émergent assez rapidement. Des scies mécaniques à marbre ont permis de broyer le minerai et probablement des écorces de chêne dans les tanneries,  grâce à des bielles et arbre à cames. D’autres usages antiques sont probables, mais non assuré : travailler le fer et fouler les étoffes.

Les roues motrices des moulins sont verticales ou horizontales. L’invention des deux systèmes serait à peu près contemporaine, au début de l’époque hellénistique, mais avec des développements variables par la suite selon les traditions locales et les contraintes des sites. Bien que le système de roue verticale soit plus complexe (renvoi du travail à 90° par des engrenages au lieu d'une transmission directe à la meule par l'arbre), il semble avoir connu une plus large diffusion.

Une question centrale est de savoir si l’emploi de l’énergie hydraulique a été suffisamment répandu pour avoir un impact sur la vie économique dès l'Antiquité ou s’il est resté marginal. Dans un article-référence de 1935, Marc Bloch posait que le moulin à eau, invention antique, serait "médiéval par l’époque de sa véritable expansion". Mais, à partir des années 1980, l’archéologie a ébranlé cette conception, montrant l'absence de solution de continuité entre la période antique et la période médiévale. La France, la Suisse, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont les pays où la connaissance archéologique a le plus progressé, avec des données encore parcellaires en Péninsule Ibérique, Italie, Afrique du Nord et Proche-Orient.

Si les travaux historiques sur les moulins médiévaux sont relativement anciens, l’archéologie du moulin médiéval est restée longtemps en retard. D'abord parce que la vie des moulins médiévaux a souvent perduré jusqu'à l'époque contemporaine, avec des vestiges médiévaux masqués par les reconstructions et aménagements. Ensuite parce que ces ouvrages sont dans des zones humides peu favorables aux travaux générateurs de fouille. Mais l’archéologie préventive a néanmoins permis la fouille de moulins de plus en plus nombreux, à l’occasion de défrichements systématiques comme ce fut le cas en Irlande, de grands travaux autoroutiers ou ferroviaires, ou d’aménagements urbains.

L’archéologie des moulins doit aujourd'hui répondre à cinq grandes questions, que les organisateurs du colloque posent ainsi :

  • Quel est le champ d’application de l’énergie hydraulique dans les domaines agricoles avec l’irrigation, de la transformation des denrées alimentaires avec le broyage des grains, de l’industrie avec la métallurgie, les matériaux de construction, la tannerie et peut-être le textile?
  • Quelle est la diffusion géographique des moulins, selon quelle chronologie et quelles contraintes orographiques ou climatiques? L’étude des vestiges de meules permet-elle une approche suffisamment large et chronologiquement assez précise?
  • Quelle est la chronologie de l’apparition et de l’utilisation courante des divers types, notamment des moulins à roue horizontale ou verticale?
  • Quelle sont les différences entre les moulins implantés dans les campagnes et dans les villes, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue économique?
  • Quelle est la place réelle de l’utilisation de l’énergie hydraulique dans l’économie antique par rapport aux énergies biologiques, en particulier quelle est l’évolution du rapport entre les moulins à sang et les moulins hydrauliques?

Les travaux présentés à Lons-le-Saunier apportent une base pour y répondre et dessinent les enjeux futurs de la recherche.

Concernant notre région, on lira avec intérêt les contributions de Luc Jaccottey (Meules hydrauliques et à traction animale antiques en Bourgogne Franche-Comté), Gilles Rollier (Les moulins du Mâconnais à travers les chartes de l’abbaye de Clun), Paul Benoit et al (La forge hydraulique de l'abbaye de Fontenay, Côte-d'Or), Annie Dumont (Des vestiges de moulins pendants médiévaux dans la Loire à La Charité-sur-Loire?), Gilles Rollier et al (Les fouilles du moulin de Thervay : Evolution d’un site de meunerie de la période carolingienne à l’installation du domaine de l’abbaye cistercienne d’Acey, 10ème – 12ème siècles), Louis Bonnamour (Les premiers moulins à nefs de la Saône et du Doubs, 3ème – 5ème siècles) et Clément Hervé (Champlitte "Le Paquis"). Ces contributions témoignent de l'ancienneté et de la continuité des moulins hydrauliques sur les rivières bourguignonnes et franc-comtoises.

Référence : Jaccottey L et Rollier G (ed) (2016), Archéologie des moulins hydrauliques, à traction animale et à vent, des origines à l’époque médiévale, actes du colloque de Lons-le-Saunier du 2 au 5 novembre 2011, Université de Franche-Comté, série Environnement, société et archéologie, 950 p.

21/11/2016

Restauration de rivière: l'avenir d'une illusion

Sylvain Rotillon, ancien responsable de l’Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement, spécialiste de la question du risque, livre une intéressante tribune sur les "illusions de la renaturation" dans la Gazette des communes. A l'heure où chaque syndicat de rivière ou presque reçoit un financement de son Agence de l'eau pour un reméandrage "vitrine", les vues de l'auteur incitent à une salutaire réflexion. Extraits et commentaires.

Sylvain Rotillon évoque d'abord le passage de l'idéal de maîtrise hydraulique à celui de restauration écologique. "Pendant des décennies, l’aménagement des cours d’eau a consisté à essayer de les transformer en canaux. Une bonne rivière était une rivière droite, rectiligne, qui ne perdait pas son temps à méandrer, à se diviser. Une rivière droite, ça permettait d’évacuer les eaux plus vite, ça facilitait les opérations de remembrement en alignant les parcelles, ça libérait de la place pour construire. (…) On se lance désormais dans des opérations inverses. Quand c’est possible on découvre la rivière, on supprime le béton des berges, on laisse revenir la végétation. On « renature » les cours d’eau. On les restaure."

La rivière-vitrine des imaginaires appauvris
L'auteur pointe ensuite l'ambiguïté de la démarche, dont le présupposé implicite est l'existence d'un état originel et intangible du cours d'eau. "Le fait même de parler de « restauration » pose question. Restaurer un objet, c’est chercher à lui redonner son aspect originel. Dans le cas d’une rivière cette notion est très ambiguë car l’état originel n’existe pas. Par nature, une rivière est mobile, en équilibre dynamique, en interaction avec le milieu dans lequel elle s’écoule, avec le contexte climatique et les actions anthropiques sur son bassin."

Le problème est notamment que la renaturation s'inspire d'un idéal assez naïf et appauvri de la rivière, voire d'une muséification assez comparable à ce qui s'est observé dans le domaine de la culture : "Ces restaurations sont confiées à des bureaux d’études qui insidieusement sont en train de vendre un modèle de rivière, celle que les enfants dessinent spontanément : avec des méandres. Une rivière restaurée se doit avoir des méandres pour faire naturel. On voit ainsi se multiplier des rivières paysagées qui doivent répondre à un canon esthétique correspondant à notre imaginaire. Comme la loi Malraux a imposé des centre villes standardisés, figés dans une époque historique pseudo-médiévale n’ayant jamais existé, l’ingénierie écologique nous façonne des rivières génériques, des anatopismes, comme nos centres sont anachroniques (…) On ne pense pas le lieu, on l’imagine, mais avec une imagination d’une extrême pauvreté ; ça traduit le fait que la géographie est une discipline sacrifiée, mal enseignée, mal considérée."

Au final, Sylvain Rotillon pointe que cette "nature renaturée" à grand renfort d'ingénierie témoigne, malgré ses bonnes intentions, de la rupture entre les gens et les lieux: "Ceci reflète un lien avec la nature totalement rompu, reposant sur des idées toutes faites de ce que doivent être les objets géographiques."



Plusieurs travaux scientifiques récents confirment le point de vue de l'auteur, comme ceux de Laurent Lespez sur la renaturation des rivières de l'Ouest (voir notamment cette recension) ou encore la tribune de 5 chercheurs s'alarmant de la standardisation des travaux en écologie de la restauration (notamment le cas particulier des reméandrages) et du risque de développer des chantiers coûteux sans gains majeurs ni durabilité réelle (Hiers et al 2016, recension à venir sur notre site).

Le problème va au-delà de la restauration morphologique pointée par S. Rotillon dans sa tribune: par exemple, l'idée que chaque rivière posséderait un "état de référence" sur son peuplement (voir la critique de Bouleau et Pont 2015), et pourquoi pas selon certains une "biotypologie théorique" fixant la qualité et la quantité de chaque espèce supposée s'y trouver, participe du même fantasme de surveillance, de contrôle et d'assignation. Non seulement la rivière va méandrer, mais elle aura son quota garanti de poissons et d'insectes.

Le souci n'est certes pas dans la finalité de l'action inspirée par l'écologie des milieux aquatiques – qui veut la pollution ? qui veut la disparition d'espèces ? qui veut la dégradation de son cadre de vie ? Le problème réside plutôt dans la méthode:
  • l'historicité du vivant (soit la plus grande leçon de la théorie de l'évolution) est niée au profit d'une naturalité idéale et intangible, comme si l'on pouvait retrouver et figer un état d'équilibre perpétuel de la rivière et de son peuplement, 
  • la capacité des citoyens à décider réellement des environnements où ils veulent vivre est éliminée au profit de processus impersonnels, abstraits et lointains de normalisation, délimitant strictement les options discutables,
  • l'identité de chaque rivière est effacée au motif qu'il faut, pour des raisons d'efficience et de cohérence, standardiser les diagnostics comme les solutions, améliorer des fonctionnalités (le grand mot) et non plus comprendre des singularités,
  • la planification publique (politico-administrative) vise des objectifs courts en affichant des certitudes fortes, deux postures peu compatibles avec une écologie scientifique soulignant la complexité et la faible prédictibilité de la réponse des milieux aux changements,
  • les gestionnaires, happés par les contraintes de mise en oeuvre et de rapportage dans un cadre réglementaire complexe et instable, perdent toute capacité de distance critique vis-à-vis des propositions formatées que produit la technostructure de l'ingénierie écologique,
  • l'industrie y voit un effet d'aubaine, elle était condamnée pour sa détérioration des milieux, là voilà mobilisée pour leur reconstruction – ce que des politiques nommeront probablement sans rire la "croissance bleue" ou autre oxymore de la perte de sens généralisée.
Fragmentée puis défragmentée, aménagée puis désaménagée, rectifiée puis reméandrée, dénaturée puis renaturée… on ne laissera jamais tranquille la rivière. La pelle mécanique des années 1970 s'assumait comme utilitaire et anthropocentrée, celle des années 2010 se veut savante et écocentrée. Elle n'en reste pas moins une pelle mécanique et l'on soupçonne les ardents promoteurs de la "restauration" de nous promettre en réalité un chantier permanent, dont la qualification écologique finira par paraître suspecte même aux moins sceptiques. C'est toujours la génération suivante qui observe le bilan, ce qui n'incite pas vraiment à la responsabilisation des décideurs ni à la participation des riverains. Et comme de toute façon aucune prédiction n'est désormais faite ni aucun résultat promis, on pourra arguer si rien ne se passe de significatif que l'on n'a pas assez restauré. La réussite comme l'échec confirmeront ainsi le présupposé initial, ce qui est le propre des croyances.

Qu'aimerait-on finalement? Oh si peu. Un peu moins de précipitation et un peu plus de réflexion, un peu moins de certitude et un peu plus d'échange, un peu moins de bureaucratie et un peu plus de démocratie, un peu moins d'injonction et un peu plus d'envie. Et que l'on parle ensemble de nos rivières sans le formatage des programmations et des objectifs, que l'on parle de leur histoire et de leur avenir, de leur beauté et de leur diversité, de leur utilité et de leur danger. La rivière telle qu'elle existe dans la variété des perceptions et des expériences de ses riverains.

Illustration : exemple de reméandrage au Royaume-Uni par la société d'éco-ingénierie Cbec (tous droit réservés).

19/11/2016

La Romanée, sauvage ou paysage?

A quelques kilomètres de distance, la même rivière présente des visages très différents, offrant un bon aperçu de ce qu'est un cours d'eau aménagé par l'homme et un autre laissé au libre cours de ses écoulements et à la déprise de ses berges. Faut-il conserver cette diversité? Plutôt privilégier le sauvage ou au contraire le paysage ? Pour quels buts écologiques, et quel intérêt des riverains ? Sur la Romanée, on espère des informations transparentes et des débats ouverts avant toute intervention visant à modifier le profil actuel du cours d'eau. 



Ces photos montrent deux visages de la même rivière, la Romanée, un petit affluent du Cousin d'une vingtaine de kilomètres, qui naît aux étangs de Granvault en Côte d'Or et conflue à Cussy-les-Forges dans l'Yonne.

En haut, dans une zone peu accessible près de l'ancien moulin Jain, c'est un amas d'embâcles apporté par les crues de printemps et laissé dans la rivière en début d'été. En bas, c'est l'étang de Bussières, quelques kilomètres plus à l'amont du moulin Jain. Les photos sont prises à la même période (juillet). Elles montrent à quoi peuvent ressembler morphologiquement et fonctionnellement une "rivière sauvage" et une "rivière paysage", selon un gradient d'intervention de l'homme. Tout est évidemment différent entre ces deux stations, la largeur du lit, la profondeur, la vitesse de l'eau, la luminosité, le substrat de fond...

Le cas de la Romanée sera intéressant à suivre dans les mois et années à venir. La rivière est partiellement classée en liste 2 au titre de la continuité écologique et fait partie des masses d'eau inscrites dans les actions du contrat global Cure-Yonne-Cousin. Théoriquement rivière à truite, son cours est agrémenté de longue date par des retenues d'étangs et de moulins, de sorte que ses peuplements ont progressivement changé (eaux plus lentes, plus profondes et plus chaudes, discontinuités). La Fédération de pêche de l'Yonne a racheté l'étang de Bussières avec comme premier projet annoncé sa disparition au profit d'un linéaire renaturé. Outre la morphologie de son lit principal, la Romanée a divers enjeux : affluents déconnectés (78%), mise au norme des assainissements et lagunages (Roche-en-Brenil et Saint-Magnance notamment), culture du sapin de Noël et phytosanitaires à l'amont (ru de Tournesac).

L'avenir de la Romanée permet de poser diverses questions : quand les rivières ont ainsi changé de longue date, faut-il ré-intervenir pour modifier leur cours? Si le choix est donné, les riverains, promeneurs et usagers préfèrent-ils la rivière sauvage ou la rivière paysage? Quelle est la biodiversité actuelle (poissons, insectes, oiseaux, amphibiens, mammifères, reptiles, végétaux...) de la Romanée aménagée par ses moulins et étangs, quelle serait la biodiversité d'une Romanée renaturée? Observe-t-on un effet d'épuration entre l'amont et l'aval des étangs? Espérons que ces questions et d'autres seront posées ouvertement, trouveront des réponses objectives quand elles sont factuelles et permettront un large débat.

18/11/2016

Rosières, Joyeuse, la Beaume en lutte: rendez-nous notre rivière!

Le collectif ardéchois "Rendez-nous notre rivière" a écrit à la Ministre de l'Environnement et aux élus du territoire pour exprimer son refus de la dégradation du cadre de vie sur la Beaume et de la disparition des biotopes formés par les retenues des levées anciennes. Nous publions ce courrier. Leur combat est le nôtre, c'est celui de tous les citoyens attachés à une continuité écologique respectueuse du patrimoine, du paysage et des usages.


Nous voulons par cette lettre attirer votre attention sur la situation des villages de Rosières et de Joyeuse en Ardèche, vis-à-vis de la règlementation qui s’applique sur la rivière La Beaume, et notamment sur les aménagements à réaliser, pour respecter la continuité écologique prévue par la loi sur l’eau.

La situation
Nos deux villages sont situés de part et d’autre de  La Beaume, rivière qui est chère au cœur des habitants, et dont nous prenons le plus grand soin depuis de nombreuses générations. L’apron du Rhône, poisson très sensible à la qualité du milieu, y a élu domicile sur la partie aval des deux communes.

Cette rivière, en aval du pont de Rosières sur la RD104, se caractérise par des seuils rocheux et des méandres qui créent un lieu magnifique, très fréquenté par les promeneurs toute l’année, et les baigneurs en période estivale. Des générations de Rosièrois y ont appris à nager et plonger.

Une digue de 1 à 2 m de hauteur, y a été construite par nos anciens (des écrits évoquent cette présence sous Henri IV), pour effectuer une retenue d’eau permettant d’alimenter des béalières pour l’irrigation des terres agricoles le long de la rivière, et l’alimentation du moulin aujourd’hui parfaitement restauré.

Cette retenue comportait de nombreux habitats (castors, reptiles, batraciens, insectes) et était le fleuron de l’attractivité de notre village au niveau paysager.

Les aménagements
Dans le cadre de la règlementation, le syndicat de rivière Beaume Drobie avait missionné un bureau d’études pour proposer des solutions permettant «d’assurer» la continuité écologique. Un projet de passe à poissons consistant en une glissière de 35 m de béton suivi du creusement d’un chenal  de 100 m sur 2m50 de large au milieu des rochers, avait été proposé début 2014. Cette passe aurait canalisé l’intégralité du débit de la rivière pendant toute la période estivale, asséchant ainsi l’arceau et les multiples bras qui cheminent entre les plages rocheuses. Ces travaux pharaoniques sont destinés à permettre à l’apron du Rhône de remonter au maximum 2km plus loin selon les dires mêmes des techniciens du Syndicat de rivière.

Ce projet aurait signé la perte d’un lieu magnifique et apprécié des locaux et des 4000 touristes qui fréquentent l’été notre village (14 campings et de très nombreux gites et villages de vacances, sans compter un nombre important de résidences secondaires). Il aurait en même temps mobilisé 200 000 € d’argent public, alors que la commune peine à trouver des fonds pour aménager et sécuriser la traversée de Rosières.

Une solution transitoire a été mise en œuvre, d’abord en juin par l’ouverture d’une vanne de vidange de la digue (utilisée par les paysans jadis pour procéder à l’entretien de l’ouvrage), puis en août par la destruction d’un seuil béton coté Joyeuse)

Nous avons été atterrés par le déploiement de moyens pour détruire ce patrimoine :

  • le syndicat de rivière, a utilisé pelle mécanique, minichargeur dans le lit de la rivière, grue, et même explosifs, semble-t-il sans autorisation préalable;
  • la conséquence immédiate en a été l’assèchement du lac de retenue sur plus de 600 m et la disparition de toute la faune existante.


Mesdames, Messieurs, aujourd’hui les habitants et visiteurs sont profondément consternés et atteints au plus profond d’eux-mêmes par la destruction programmée de ce patrimoine ancestral.

La pétition en ligne sur change.org et dans les commerces des villages environnants  a déjà réuni plus de 1700 signatures en quelques semaines.

Faut-il aller toujours plus loin, au mépris du bon sens et du gaspillage d’argent public, pour satisfaire des technocrates à Bruxelles? Nous avons la chance d’avoir un environnement privilégié, protégé des nuisances industrielles ou autres. Faut-il aussi supprimer les habitants ou les visiteurs qui participent à l’économie et à la vie d’un territoire pour sanctuariser un lieu et pour préserver l’apron ?

Nous disons stop, refermons ces vannes de vidange, et trouvons un aménagement raisonnable et sensé, préservant notre environnement paysager, notre patrimoine et nos lieux de baignade, tout en respectant la continuité écologique.

Nous vous remercions de votre aide pour que le moratoire déposé par l’Observatoire de la continuité écologique qui regroupe au niveau national de nombreuses associations et collectifs de défense,  soit accepté par le Ministère de l’Environnement, afin qu’une réflexion plus approfondie soit faite sur le territoire national et sur Rosières. 10 à 20 000 seuils et barrages sont actuellement menacés en France, soit de destruction sur fonds publics, soit d’obligation d’équipement par dispositifs de franchissement (passes à poissons ou rivière de contournement) représentant des dépenses exorbitantes pour leurs propriétaires privés et publics avec des destructions irreversibles et couteuses, et un impact paysager très souvent inacceptable.

Nous vous remercions d’agir auprès des autorités compétentes. L’Observatoire de la continuité écologique organise le 23 novembre à l’Assemblée Nationale une table ronde avec des personnalités scientifiques, sur le thème  « Quelles rivières pour demain », afin d’informer les élus parlementaires plus précisément sur le sujet.

Illustrations : la une du Dauphiné et une banderole dans la ville. Partout en France, des élus et des riverains s'engagent aujourd'hui pour préserver le patrimoine hydraulique menacé par une application dogmatique et destructrice de la continuité écologique. Comme les citoyens de Rosières et Joyeuse, mobilisez-vous, écrivez à vos parlementaires et à la Ministre.