19/05/2018

A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018)

Tandis que la France s'apprête à lancer un nouveau plan de protection de la biodiversité, aujourd'hui en consultation publique, les chercheurs débattent des meilleurs moyens de la conserver. La revue Biological Conservation vient de publier un numéro dédié à une question aujourd'hui très débattue : le déclin mondial de la biodiversité, marqué par la disparition d'espèces endémiques, se retrouve-t-il à l'échelle locale, où parfois de nouvelles espèces remplacent celles qui précédaient? En arrière-plan de cette interrogation factuelle, un débat de fond: que voulons-nous au juste conserver ou restaurer quand nous agissons sur des milieux? Cette question est centrale pour l'avenir de la gestion des rivières, où certains choix publics français remettent aujourd'hui en question la biodiversité acquise au fil des dernières décennies et siècles.



Richard B.Primack et huit collègues éditeur de la revue très respectée Biological Conservation introduisent ce numéro spécial par un éditorial exposant les enjeux de connaissances et de pratiques sur la question de l'échelle spatiale d'appréciation de la biodiversité :

"Les changements de la biodiversité à l'échelle locale reflètent-ils les déclins observés à l'échelle mondiale? Ce débat remonte à au moins 15 ans (Sax et Gaines 2003), mais a récemment été relancé par plusieurs auteurs (par exemple, Gonzalez et al 2016, Vellend et al 2017). Les échanges animés sur cette question rappellent les débats antérieurs sur la nature du domaine scientifique concerné, savoir si la «biologie de la conservation», qui était une discipline de crise axée sur la protection de la biodiversité (Soulé 1985), devrait devenir une «science de la conservation» qui tente de maximiser la préservation de la biodiversité avec le bien-être humain (Kareiva et Marvier 2012)."

Les résultats combinés de plusieurs études récentes suggèrent ainsi que des perturbations humaines considérables, telles que l'expansion agricole et l'urbanisation, entraînent une baisse significative de la richesse en espèces locales, mais que dans les zones où les écosystèmes sont relativement intacts, comme les friches et les forêts secondaires, le tendance de la richesse spécifique reste relativement faible, constante voire augmente avec le temps (Vellend et al 2017) : "si vous vous rendez dans un endroit précis, comme la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou le Massachusetts, les forêts, les zones humides et les prairies pourraient contenir moins d'espèces indigènes, mais le même nombre ou plus d'espèces que par le passé. Comment est-ce possible? Cette stabilité de la biodiversité à l'échelle locale résulte généralement de la présence d'espèces non indigènes compensant numériquement les pertes d'espèces indigènes (Vellend et al 2017) - 30 espèces indigènes pourraient disparaître d'un endroit, mais 30, 40 ou davantage d'espèces non indigènes peuvent arriver et s'établir - bien que la preuve de la généralité de ce modèle soit remise en question (Cardinale et al 2017)."

Les chercheurs se demandent : pourquoi ce débat, axé en grande partie sur l'interprétation des données, devient-il si intense dans la communauté des spécialistes de la conservation? (Nota : cette intensité concerne davantage le monde anglo-saxon et est mal perçue en France, où les débats sur l'écologie restent assez confidentiels, voire rudimentaires, hélas).

D'abord parce que ce débat engage "la logique principale du mouvement de conservation moderne - à savoir que les activités humaines causent des déclins majeurs de la biodiversité dans le monde (Ripple et al 2017), et que ces déclins sont mauvais du point de vue scientifique, éthique, des valeurs, des services écosystémiques et du bien-être humain (Pascual et al 2017)". Certains chercheurs en conservation ont donc fortement réagi à ces résultats. "Ils ont soutenu que certaines des méta-analyses (par exemple, Dornelas et al 2014, Vellend et al 2013) sont imparfaites parce que les données sous-jacentes: (1) ne sont pas spatialement représentatives de la biodiversité dans le monde (elles sont biaisées). 2) ne sont pas représentatives des principaux facteurs de changement de la biodiversité (ils omettent les sites qui ont été convertis à l'agriculture ou au développement urbain), (3) combinent les données provenant de sites qui ont été récemment perturbés et sont susceptibles de perdre des espèces avec d'autres sites en phase de ré-équilibrage après perturbation (4) s'appuyer sur des séries chronologiques dépourvues de données historiques, ce qui rend difficile la caractérisation précise des changements de la biodiversité (résumé dans Cardinale et al 2017)".

Primack et ses collègues reconnaissent, mais relativisent ces objections : "ces points sont solides, mais les critiques n'écartent pas la valeur des analyses que Vellend et al (2013), Dornelas et al (2014), et d'autres ont réalisées. Leurs analyses sont raisonnables et convaincantes compte tenu des données disponibles, et les faiblesses, reconnues par les auteurs, sont difficiles voire impossibles à éviter. De plus, plusieurs études subséquentes dans différentes communautés écologiques ont révélé des tendances similaires de renouvellement élevé des espèces, et de richesse spécifiques relativement constante ou croissante aux échelles locales (Barnagaud et al. 2017; Dunic et al 2017; Elahi et al 2015; et al 2017, Jones et al 2017). Les chercheurs en conservation, les praticiens et les décideurs devraient reconnaître les limites des résultats, mais devraient considérer leurs implications à mesure que la recherche se poursuit et ajuster leurs objectifs et leurs actions en conséquence (certes plus facile à dire qu'à faire) (Fleischman et Briske 2016; Knight et al 2008)."

Les éditorialistes insistent sur des points qui font un certain consensus :

Accord sur le déclin mondial de la biodiversité. "Dans le monde entier, les espèces ont disparu à cause de l'activité humaine, un grand pourcentage d'espèces sont menacées d'extinction, et de nombreuses populations locales d'espèces ont été extirpées (Barnosky et al 2011). Certains auteurs se sont demandé si les taux de spéciation pourraient augmenter en raison des nouvelles situations créées par les individus (Sax et Gaines 2003; Thomas 2017), mais les taux d'extinction entraînés par les activités humaines  et les changements qui en résultent en environnement global dépassent largement la spéciation (Ceballos et al 2015, Pimm et al 2014)."

La hausse de richesse locale peut aussi s'accompagner d'une banalisation régionale. "Si la biodiversité indigène peut diminuer à toutes les échelles, la richesse en espèces locales (c.-à-d. la diversité alpha) ne diminue pas dans de nombreux endroits parce que la perte d'espèces indigènes est compensée par l'établissement de nouvelles espèces indigènes (Dornelas et al 2014, Dunic et al 2017, Hillebrand et al 2017). Comme le notent les auteurs, ces observations sont cohérentes avec l'homogénéisation biotique, dans laquelle les sites locaux proches deviennent plus similaires (c'est-à-dire réduisant la diversité bêta) lorsque des espèces particulières se propagent et colonisent des sites (Olden 2006). Les études à l'échelle locale nous en disent peu sur les changements de la richesse en espèces à des échelles régionales ou plus grandes (c.-à-d. la diversité gamma ou le pool d'espèces régional)."

Par ailleurs, si la richesse spécifique est l'indicateur de base de la biodiversité et le plus simple à présenter aux citoyens, ce n'est pas le seul que l'on peut mettre en avant.

Mais les auteurs reconnaissent aussi que les études sur la biodiversité locale posent de nombreuses et réelles questions aux chercheurs et aux praticiens de la conservation, les amenant à réfléchir sur leur propre discipline, ses valeurs, ses objectifs :

"Par exemple, les gestionnaires devraient-ils travailler à préserver les espèces et les communautés indigènes, ou devraient-ils travailler pour maintenir les processus et les services écosystémiques en gérant les assemblages d'espèces, que ces espèces soient indigènes ou non (Belnap et al 2012; Cardinale 2012)? Les espèces nouvellement arrivées peuvent-elles parfois «remplacer» les fonctions et les services écosystémiques fournis par les espèces indigènes perdues (Foster et Robinson 2007, Pejchar 2015)? Si oui, est-ce souhaitable, juste et légitime, et est-il vraiment possible de prédire quand les fonctions et les services pourraient être remplacés avec succès (Pakeman et Lewis 2018)? Comment les gestionnaires devraient-ils travailler pour maintenir des populations viables d'espèces à l'échelle locale, alors que nous nous attendons à ce que leur abondance et leurs aires de répartition changent en réponse aux conditions changeantes à l'échelle mondiale? La taille de la population de nombreuses espèces, y compris les espèces communes, diminue (pas seulement les aires de répartition), et ces baisses peuvent ne pas apparaître dans les données sur la richesse spécifique (Ceballos et al 2017). Les gestionnaires devraient-ils accepter des nouveaux écosystèmes alors que les changements dans la composition des espèces deviennent omniprésents et en grande partie inévitables (Hillebrand et al 2017, Hobbs et al 2014)? Dans un environnement en évolution rapide, le caractère natif est-il un élément important de l'intégrité écologique, ce que de nombreux organismes de conservation utilisent comme objectif clé de gestion? Quand les gestionnaires devraient-ils résister au changement dans les écosystèmes? Et comment les gestionnaires devraient-ils peser les modèles et les processus à l'échelle locale et mondiale lorsqu'ils établissent leurs objectifs et leurs priorités de conservation?"

Les biologistes mettent enfin en garde sur la réaction de défense de certains collègues qui s'offusquent de la publication de travaux allant à l'encontre de "dogmes" de la conservation : "Même si le débat sur les changements globaux de la richesse en espèces à l'échelle locale se concentre sur les données, les analyses et l'interprétation, il touche aussi aux valeurs de conservation et peut informer sur la manière dont nous faisons la conservation sur le terrain. Dans la recherche sur la conservation, ce mélange de valeurs et de science est inévitable, étant donné que les objectifs de la conservation sont largement dérivés des valeurs humaines - par exemple, qu'il existe une valeur intrinsèque dans la diversité naturelle des organismes et qu'il est important d'éviter des extinctions causées par l'homme. Malheureusement, les chercheurs hésitent parfois à écrire des articles qui semblent aller à l'encontre des valeurs et des dogmes de la conservation, et d'autres chercheurs n'hésitent pas à critiquer la publication de ces résultats. (…) Les scientifiques de la conservation sont naturellement préoccupés par le fait que de fausses déclarations pourraient se traduire par un soutien réduit à la recherche et à la pratique de la conservation. (…) Clairement, cependant, nous ne devrions pas éviter les discussions honnêtes qui font avancer la science, de publier de la bonne science (qu'elle représente de «bonnes» ou de «mauvaises» nouvelles pour les pratiques actuellement acceptées en conservation) ou de débattre des questions fondamentales du domaine."

Discussion
La conservation de la biodiversité est le nom que l'on donne aujourd'hui à l'ancienne protection de la nature. Elle fait partie des thèmes de plus en plus présents dans les sociétés industrialisées comme dans les économies émergentes. On constate les effets négatifs du progrès matériel, notamment la disparition progressive de la biodiversité ordinaire dans certaines zones très artificialisées (agriculture intensive, ville et périphéries urbaines) et la mise en danger d'espèces endémiques, dont la probabilité d'extinction croît à mesure qu'augmentent les pressions. La presse a récemment évoqué des études montrant le déclin rapide d'insectes ou d'oiseaux dans certaines régions européennes.

Mais si la conscience de l'intérêt à protéger le vivant progresse, celle des obstacles à cette protection aussi : à mesure que l'écologie inspire des politiques publiques, il devient manifeste que son coût est important, soit le coût d'évitement des impacts (geler certains territoires, empêcher certaines activités, diminuer leur rentabilité par l'interdiction de certains intrants), soit le coût de restauration des milieux. Il est donc particulièrement important que l'argent public soit dédié aux bons besoins et aux bons endroits pour les bons objectifs, le "bon" étant en l'occurrence la définition de priorités de conservation. Nous n'en sommes plus aux effets d'annonce, mais à l'exigence de précision et d'efficacité.

Cette exigence est loin d'être rencontrée dans tous les choix publics en matière d'écologie de la conservation et de la restauration, notamment pour les milieux aquatiques que notre association étudie. On a par exemple assisté depuis dix ans à une politique mal informée de prime systématique à la destruction des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes qui, si elle peut avoir du sens quand il existe une bonne probabilité de gains pour des espèces de poissons réellement menacées d'extinction, est rapidement devenue l'objet dune application dogmatique et paresseuse. On fait disparaître des canaux, des étangs, des retenues et des lacs sans aucune évaluation de leur biodiversité acquise au fil des générations et de leur intérêt dans une perspective de changement climatique et de pression croissante sur la ressource en eau. Plus fondamentalement, ce sont certaines méthodes déployées par les gestionnaires qui se sont révélées inacceptables : défaut des mesures élémentaires permettant d'éclairer la décision (c'est-à-dire l'évaluation sur sites de la biodiversité locale et régionale), fermeture des échanges à des spécialistes usant d'arguments d'autorité, confusion permanente d'enjeux halieutiques et d'enjeux écologiques, précipitation délétère tenant à une planification administrative irréaliste et empêchant toute prise de recul sur l'action.

Nous espérons donc que l'annonce estivale du plan de sauvegarde de la biodiversité sera assortie d'un changement conséquent dans les méthodes de mise en oeuvre de la continuité longitudinale des rivières, d'analyse de la biodiversité des milieux lotiques et lentiques, de ré-évaluation de la place et du coût de cette continuité en long par rapport à d'autres déterminants hydrologiques, morphologiques et chimiques de la biodiversité des eaux et des rives. Il y a beaucoup de choses à faire pour la qualité et la diversité des milieux aquatiques, avec assez peu d'argent pour cela et des attentes riveraines à respecter : la destruction de l'hydraulique ancienne, des milieux qu'elle a créés et des espèces qu'elle héberge doit démontrer le cas échéant son intérêt par d'autres gains que des espèces de poissons spécialisés intéressants certains usagers.

Enfin, Richard B.Primack et ses collègues parlent de "valeurs" en science de la conservation, et évoquent même des "dogmes". Il est nécessaire de rappeler que la confiance des citoyens dans la science tient à ce qu'elle est séparée de l'opinion du fait de sa recherche de neutralité et d'objectivité. Les chercheurs ou praticiens en écologie de la conservation peuvent avoir des valeurs relatives à leur objet d'étude, mais ils ne doivent pas oublier qu'en démocratie, les citoyens sont égaux quand on en vient à ces choix de valeur, qu'une science n'a aucune légitimité particulière à imposer les siennes, que la confusion des genres nuit parfois à la sincérité et la clarté du débat public (voir la critique de Christian Lévêque). De même, la recherche ne peut qu'être guidée par des données, des hypothèses, des modèles et des théories, pas par des "dogmes", ou en général des croyances. Il convient donc que les instances en charge des réflexions et des choix écologiques (Muséum national d'histoire naturelle, IUCN, agence française et agences régionales de la biodiversité, conservatoires, parcs, etc.) répondent aux questions posées dans cet éditorial de Biological Conservation et amènent dans les débats publics l'interrogation sur les présupposés de l'action sur les milieux.

Références : Primack RB et al (2018), Biodiversity gains? The debate on changes in local- vs global-scale species richness, Biological Conservation, 219, A1-A3

Illustration : libellule au bord d'un bief de moulin.

A lire en complément: Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes.

16/05/2018

L'étang de Bussières effacé en catimini… mais avec l'argent du contribuable!

Aucune pancarte sur site, aucune annonce sur panneau municipal, aucune publicité: l'étang de Bussières a été effacé en conciliabule très fermé où les citoyens n'étaient manifestement pas les bienvenus. Les acteurs de cette casse: la fédération de pêche 89, la DDT, l'AFB, mais aussi désormais l'Agence de l'eau Seine-Normandie. A l'occasion du contentieux pénal et administratif en cours, nous venons en effet de découvrir que le lobby pêche s'est fait offrir 80% de l'acquisition de l'étang en 2015 (44 000 €) puis 80% de la destruction en 2017 (22 400 €). La première aide nous paraît des plus suspectes dans sa motivation et fera l'objet d'un complément d'enquête: l'agence de l'eau a officiellement financé l'acquisition d'une "zone humide de 7 ha", qui en réalité a disparu! Une chose est sûre : les pêcheurs de truite cassent le patrimoine et altèrent les milieux en place avec l'argent des autres, mais sans écouter l'avis des autres. C'est tellement simple, quand un lobby jouit d'une telle protection d'Etat…



Quelle que soit l'issue que la justice donnera à cette affaire, l'effacement de l'étang de Bussières est d'ores et déjà un symbole des pratiques déplorables et nuisibles du lobby pêche en France en matière de continuité écologique, mais aussi de l'inacceptable laxisme de l'appareil d'Etat à son endroit. Le cas n'est pas isolé : le plan de gestion piscicole de l'Yonne est fondé sur des données vieilles d'un quart de siècle sans que la préfecture n'y voit le moindre problème ; les demandes de respect des droits de pêche en cours d'eau non domanial restent lettre morte et devront, elles aussi, faire l'objet de contentieux face au mépris complet des pêcheurs et services de police de l'eau devant les demandes des citoyens.

Dans le cas de l'étang de Bussières, rappelons que :
  • pendant 3 ans entre 2015 et 2018, la fédération pêche 89 a agi de manière totalement indifférente aux riverains, donnant des informations incomplètes et de mauvaise foi aux demandes de notre association,
  • alors que la destruction de l'étang équivalait à changer plus de 2000 m de profil de rivière Romanée, à mettre hors d'eau plus de 5 ha de plans d'eau et zones humides, avec divers impacts sur les milieux et les tiers, la DDT et la fédération de pêche ont organisé le chantier de telle sorte qu'il échappe à toute autorisation préfectorale, donc à toute enquête publique ouverte aux citoyens et à toute étude d'impact environnemental. Un comble quand la même DDT si laxiste avec les pêcheurs devient si rigoriste avec les riverains, propriétaires et collectivités. L'administration de l'eau ne peut pas espérer la moindre attitude coopérative sur la base d'une attitude aussi manifestement déséquilibrée et partiale,
  • l'Agence française de la biodiversité (ex Onema, ex Conseil supérieur de la pêche) a produit un déplorable rapport de complaisance de quelques pages, pour un chantier en site classé Znieff de type 2 avec plans d'eau comme milieux d'intérêt, et hébergeant de nombreuses espèces propres à ces milieux lentiques et annexes humides, dont plusieurs sont vulnérables en Bourgogne ou en France. Cela à l'heure où la recherche européenne appelle à protéger les mares et étangs pour leur très forte contribution à la biodiversité, ce qui manifestement indiffère un service d'Etat pour qui la biodiversité aquatique concerne d'abord des poissons spécialisés d'intérêt halieutique,
  • enfin et nous venons de l'apprendre, cette procédure opaque a de surcroît été financée depuis 3 ans par l'argent des contribuables... ceux-là mêmes qui n'étaient pas les bienvenus pour donner leur avis!
A l'occasion du procès en cours, notre avocat a pris soin de vérifier si par hasard cette destruction fort confidentielle avait fait l'objet d'aides publiques. Ce qui normalement fait l'objet d'un affichage sur le site ayant bénéficié d'une aide (information ici absente). Il s'avère que c'est le cas : l'Agence de l'eau Seine-Normandie a versés des subventions à deux reprises, 44 k€ en 2015 pour l'acquisition de l'étang, puis 22,4 k€ en 2017 pour sa destruction.



Comme on peut le voir ci-dessus (cliquer pour agrandir), la justification de la subvention de 2015 est pour le moins suspecte.
  • D'abord, il est acté dès cette époque que l'objectif est un "effacement", alors que la DDT 89 prétendra par la suite que les opérations relèvent au plan réglementaire de la gestion de pisciculture. (Plus c'est gros, plus ça passe, mais pas cette fois.)
  • Ensuite, l'Agence de l'eau justifie sa généreuse subvention de 80% par rapport à ses barèmes internes en posant que "l'intervention est de type "zones humides" et concerne une "acquisition" sur les milieux en état naturels ou pseudo-naturels". Elle précise "surface de zones humides 7 ha".
Voilà qui est pour le moins étrange :
  • la fédération de pêche et l'administration nient que l'étang et ses marges forment une zone humide, or il a été acquis comme tel avec l'argent public (soit c'est faux et la subvention est mal motivée, donc indue ; soit c'est vrai et notre association a raison de vouloir protéger une zone humide dont la DDT et la fédération de pêche nient l'existence),
  • la fédération de pêche n'a aucun projet connu de restauration de "7 ha" de zones humides. Au contraire, après un chantier bâclé et sans analyse des milieux humides, elle laisse en ce moment même la rivière inciser son lit dans les sédiments (cf photo ci-dessus), de sorte que toutes les zones et annexes humides périclitent, et leurs populations sont parfois en train de périr sur place (diverses observations en ce sens, que le juge recevra).
Nous avons donc demandé à notre avocat un complément d'enquête sur les conditions précises d'attribution de cette subvention, dont le motif officiel paraît de sauvegarder 7 ha de zones humides mais dont le seul résultat pour le moment est détruire ces zones humides et d'offrir au lobby des pêcheurs de truite 2000 m de linéaire d'une rivière au modeste débit, enfoncée dans son lit, non susceptible de nourrir en eau les zones adjacentes pour former un milieu humide comparable à ceux qui ont été détruits.

Pour conclure, ce procès est important, comme le sont nos autres actions en justice : ce sera le procès d'un système de casse organisée et de ses dérives. Nous appelons tous nos lecteurs à nous soutenir financièrement afin de contribuer à en payer les frais. L'association Hydrauxois se bat contre une administration de l'eau opaque, brutale, refusant de reconnaître ses erreurs et de répondre de ses contradictions : seul votre soutien nous permet de faire entendre en justice la voix du patrimoine hydraulique menacé, la voix des riverains méprisés et la voix des milieux altérés.


14/05/2018

Deux mille ans de retenues de moulins sur les rivières européennes

Inventé dans l'Antiquité, sans doute vers le IIIe siècle avant notre ère, perfectionné par les Romains, le moulin à eau s'est diffusé en Europe de manière continue pendant 2000 ans. Si certains moulins sont installés directement au fil de l'eau, beaucoup développent précocement des chaussées barrant la rivière, formant une retenue et dérivant un bief. Cet extrait de l'historien Colin Ryne rappelle quelques-unes des premières mentions des retenues de moulins et techniques de construction d'ouvrages hydrauliques en Antiquité tardive et Haut Moyen Âge européens. 



"Les premières preuves documentaires et archéologiques pour l'utilisation des retenues de moulins hors d'Irlande sont relativement rares. Les premiers barrages connus pour l'énergie hydraulique, datant de la période romaine, semblent avoir été des barrages de dérivation, construits à travers de petites rivières ou ruisseaux, où la fonction du barrage était d'élever le niveau d'un cours d'eau naturel et de le détourner en un canal d'alimentation ou une goulotte d'amenée pour un moulin. L'ouvrage au fil de l'eau ou chaussée d'un moulin à eau vertical, en roue de dessous, du IIIe siècle de notre ère, à Haltwhistle Burn Head, sur le mur d'Hadrien, consistait en un barrage de blocs de granit jetés sur un cours d'eau adjacent. 

Dans la période post-romaine immédiate, la construction des chaussées de moulin est décrite dans la littérature hagiographique précoce. Au tournant du VIe siècle de notre ère, Grégoire de Tours décrit la construction d'un barrage de moulin pour le monastère de Loches : "Quand il eût amené des poteaux à travers la rivière et rassemblé des tas de pierres énormes, il construisit une chaussée et recueillit l'eau dans le canal, par la force de laquelle il fit tourner la roue du moulin à grande vitesse". La loi salique du VIe siècle de notre ère prescrit même une amende pour la destruction des barrages de moulin. Au moins un site saxon, Wharram Percy, a produit des preuves de l'existence d'un barrage de moulins avec évidence d'empierremment, pratique bien documentée plus tardivement.

La formation des retenues de moulins est cependant moins bien documentée dans les sources européennes médiévales précoces. Les retenues sont mentionnées dans le code de loi wisigothique du VIe siècle et vers 740, il y a une référence à un stagnum fluminus à Tauberischafscheim en Allemagne. La plus ancienne mention connue du composé de vieil-anglais mylepul ("millpond", retenue de moulin), par exemple, apparaît dans une charte anglo-saxonne vers 833. 

Il ne fait guère de doute que dans les périodes médiévales plus tardives, les retenues de moulins étaient des caractéristiques communes du paysage. Leur entretien, associé à des dispositifs connexes comme les biefs et les écluses, s'est souvent avéré être une lourde charge financière pour les domaines seigneuriaux et monastiques. Leur fréquence était telle que les premiers juristes irlandais ont fait de grands efforts pour fournir un cadre juridique pour les droits d'eau qui les concernent, comme en témoigne la loi Coibnes Uisci Thairidne, au VIIe siècle."

Extrait de : Ryne Colin, Waterpower in Medieval Ireland, in Squatriti P (ed) (2000),  Working with water in Medieval Europe. technology and ressource use, Brill, 1-49

Illustration : moulin dans le Psautier de Luttrell (1340).

12/05/2018

La France gère mal les pollutions par eaux pluviales

Le site Eaux glacées de Marc Laimé a révélé un rapport du CGEDD sur les eaux pluviales, que le ministère de la Transition écologique gardait sous le coude depuis un an. Et pour cause, le rapport pointe que la France est un élève très moyen de l'Europe en matière de gestion des eaux pluviales et de ruissellement, qui sont pourtant une source majeure de pollution des rivières, des plans d'eau et des nappes phréatiques. Le CGEDD appelle à des investissements sur cette question délaissée… mais avec quel argent, quand le budget des agences de l'eau est ponctionné pour combler le déficit de l'Etat ou dilapidé dans des mesures nuisibles comme la destruction des moulins, étangs, plans d'eau, et que les collectivités se plaignent de leur manque chronique de moyens? Une minorité de masses d'eau françaises est aujourd'hui en bon état écologique et chimique au sens des directives européennes : les gestionnaires publics doivent recentrer les budgets et les priorités sur les obligations réelles de notre pays. Extraits


Une part importante de la pollution n’est pas rejetée par les stations d’épuration mais en amont de celles-ci par temps de pluie
Les enjeux de la pollution urbaine, notamment pour la conformité aux directives européennes, se déplacent des eaux usées vers les eaux pluviales : c’est sur ces dernières qu’il faudra dans les prochaines années concentrer les efforts.

En effet, l’amélioration du traitement des eaux usées collectées par temps sec révèle maintenant l’importance des rejets de temps de pluie, y compris pour les paramètres les plus classiques de la pollution. La part principale de cet enjeu concerne les réseaux dits unitaires où eaux pluviales et eaux usées sont mélangées. Cependant, bien peu de réseaux séparatifs sont exempts d’entrées d’eaux usées : les rejets des réseaux «séparatifs pluviaux», du fait notamment de ces mélanges, doivent également être pris en considération.

Les eaux pluviales et de ruissellement sont par ailleurs les vecteurs d’une part prépondérante de certains micropolluants dont des substances dangereuses prioritaires pour lesquelles des échéances et des objectifs de réduction précis ont été fixés.

Ces rejets ne peuvent être quantifiés que par des mesures dites d’autosurveillance. Pour les débits et les fréquences de débordement, l’étude comparative réalisée par le bureau Milieu LTD pour le compte de la commission européenne présenté en annexe du diagnostic détaillé montre que la France n’était pas, en 2015, parmi les pays ou les régions les plus avancés dans ce domaine (Royaume-Uni, Danemark, Wallonie, Allemagne, Irlande, Pologne) et que des efforts significatifs restent à accomplir pour rejoindre ce peloton de tête. Les données sont encore plus insuffisantes pour les flux de polluants «classiques» (DBO, DCO) portés par ces déversements. Les informations restent extrêmement pauvres pour les substances dangereuses, notamment les métaux lourds et les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP).

Les directives européennes induisent implicitement des contraintes fortes sur les rejets de temps de pluie
La directive «eaux résiduaires urbaines» définit celles-ci comme «les eaux ménagères usées ou le mélange des eaux ménagères usées avec des eaux industrielles usées et/ou des eaux de ruissellement» et prévoit leur collecte et leur traitement jusqu’aux événements dits «exceptionnels». La performance globale des systèmes d’assainissement (raccordement, collecte, transport, déversements et traitement) incluant les déversements de temps de pluie, constitue désormais, avec la pollution agricole diffuse et la morphologie des cours d’eau, les principaux défis pour répondre aux objectifs européens.

La directive cadre sur l’eau (DCE) et directive-cadre plus récente sur la stratégie milieux marins 2008/56/CE (DCSMM) établissent des objectifs pour mettre fin à la détérioration de l’état des masses d’eau de l’Union européenne et parvenir au bon état ou au bon potentiel des rivières, lacs et eaux souterraines et des eaux marines.

Avec une première échéance en 2021, la DCE impose la réduction des rejets de substances dites substances dangereuses. Cela concerne en particulier les substances dangereuses prioritaires (SDP) qui sont persistantes, bioaccumulables et toxiques, et des substances de la liste 1 de la directive 2006/11/CE «concernant la pollution causée par certaines substances déversées dans le milieu aquatique de la Communauté» dont une part est transportée par les eaux pluviales.

La gestion des eaux pluviales est notamment concernée par les objectifs de réduction de certaines substances dangereuses et ceci dès l’échéance 2021 pour les HAP et, dans une moindre mesure, pour les produits phytosanitaires. C’est essentiellement une question de maîtrise de la pollution à la source et de restriction d’usage, auxquels les systèmes de gestion à la parcelle peuvent contribuer.

Comme c’est déjà le cas sur le littoral, l’affichage d’ambitions emblématiques de baignade en rivière (par exemple à l’occasion de la candidature de Paris pour accueillir les Jeux Olympiques en 2024) peut faire du respect de la directive baignade la contrainte européenne la plus prégnante pour les rejets d’eaux pluviales en rivière.

Atteindre le bon état écologique des masses d’eau suppose de réduire sensiblement l’ensemble des flux de pollutions déversées par temps de pluie.

Les risques de non-atteinte des objectifs sont mal cernés
C’est dans les dix dernières années à peine que les directives européennes sont apparues comme contraignantes pour le temps de pluie dans l’esprit de nombre de collectivités. Les enjeux liés aux objectifs de la DERU et de la DCE se sont alors superposés, entraînant une certaine confusion dans les esprits, notamment ceux des élus, sur la nature des enjeux propres à chacune. Les précisions techniques nécessaires n’ont été explicitées au plan national que récemment par une note technique en date du 7 septembre 2015.

Il n’existe pas aujourd’hui, au plan national, une analyse globale des risques de non-conformité, une fois assurée la conformité «station» ERU, au regard de ces deux enjeux qui vont dominer les dépenses à venir :
- conformité «systèmes d’assainissement» : assurer la performance de collecte et de traitement des ERU,
-conformité DCE : atteindre le bon état des masses d’eau concernées.

La mission a collecté les études disponibles, mais n’y a pas trouvé la réponse à la question : quels sont les investissements prioritaires à prévoir à court et moyen terme pour la mise aux normes correspondant au respect de la DERU et de la DCE ?

Lien vers le rapport complet sur le site Eaux glacées

Illustration : par Photones (CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)

10/05/2018

La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018)

Depuis sa naissance, la conservation de la biodiversité a centré son intérêt sur les espèces endémiques. Mais pour l'écologue Martin Schlaepfer, il est temps de réviser cette option. Les espèces non natives ne sont pas toutes invasives et contribuent à la biodiversité locale au même titre que d'autres. Elles rendent parfois des services écosystémiques. Et au regard de leur expansion rapide, il devient difficile de continuer à ignorer leur présence dans les milieux.


Martin A. Schlaepfer (Institut des sciences de l'environnement, Université de Genève) vient de publier un article de perspective sur la biodiversité dans la revue PLoS Biology.

Les humains ont déjà une longue histoire de protection de certains éléments de la nature. Mais, souligne le chercheur, "les concepts et les valeurs qui sous-tendent les initiatives de conservation ont toutefois changé à plusieurs reprises. Les efforts de conservation du XXe siècle ont principalement porté sur la préservation des paysages sans influence humaine et sur la prévention de l'érosion de la biodiversité, en mettant l'accent sur la protection des espèces rares contre l'extinction. Les 20 dernières années ont vu l'émergence de concepts supplémentaires qui mettent l'accent sur la résilience de la nature et les «services» que la nature contribue au bien-être humain. Ces approches novatrices sont promues par certains responsables de la conservation dans l'hypothèse qu'ils élargiront le soutien social aux objectifs de conservation."

Ces évolutions de la conservation nourrissent de nouveaux débats. Les espèces non indigènes et leur valeur en font partie. Au cours des dernières décennies, les scientifiques ont plutôt dépeint les espèces non natives d'une région comme une menace : dommages économiques, problèmes de santé, perte de biodiversité endémique. "L'opinion selon laquelle les espèces non indigènes sont potentiellement indésirables persiste dans les indicateurs utilisés pour suivre les progrès vers les objectifs de la Convention sur la diversité biologique (CDB), où elles n'apparaissent qu'en tant que prédicteurs numériques pour de futures invasions (Objectif d'Aichi 9)."

Mais, relativise Martin A. Schlaepfer, le regard des chercheurs évolue aussi à mesure que de nouvelles données apparaissent : "Plus récemment, les scientifiques ont également documenté les contributions positives potentielles des espèces non indigènes à la richesse régionale en espèces, aux objectifs de conservation, et aux services écosystémiques qu'elles apportent à certaines parties prenantes de la société".

Cela soulève les questions suivantes: "les espèces non indigènes font-elles partie de la «nature» ou de la «biodiversité» que nous souhaitons préserver? Si oui, peuvent-elles être intégrées dans un processus de planification de la conservation d'une manière qui reconnaisse leur potentiel d'effets indésirables, mais capte aussi leurs contributions positives potentielles à la biodiversité et à la société?"

Martin A. Schlaepfer répond de manière positive à ces questions, à partir de trois types d'arguments.

D'abord, l'absence d'espèces non indigènes dans les indices de biodiversité est en contradiction avec les termes de la Convention sur la diversité biologique et des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies. "La définition de la biodiversité de la CDB (Article 2) englobe les dimensions biologiques du monde (gènes, espèces, écosystèmes et leurs interactions), mais elle ne fait aucune distinction entre les formes de vie indigènes et non indigènes".

Ensuite, l'action humaine a d'ores et déjà abouti à la présence de nombreuses espèces introduites. Les ignorer devient de plus en plus difficile : "les espèces non indigènes devraient être incluses dans les indices clés de la biodiversité car elles représentent une grande partie des écosystèmes modernes et des bassins d'espèces régionaux. Les plantes et les oiseaux non indigènes peuvent constituer 50% ou plus des espèces dans certains milieux urbains, insulaires et de friches." Les décideurs politiques régionaux risquent donc de faire de mauvais choix s'ils ignorent la réalité des espèces désormais présentes dans les milieux anthropisés.

Enfin, et peut-être le plus important pour l'auteur, "les motivations de la société pour la conservation de la biodiversité évoluent et les indicateurs utilisés pour mesurer l'état de l'environnement et les progrès vers nos objectifs devraient faire de même. Les indices de biodiversité devront englober toutes les espèces s'ils doivent rester socialement pertinentes et illustrer toute la gamme de ce que l'on appelle maintenant les services (et les nuisances) écosystémiques, ou les contributions de la nature aux humains".

Discussion
Voulons-nous protéger la nature ou certaines représentations de la nature? Cette question se pose sans cesse dans les politiques écologiques, qu'elles visent la conservation ou la restauration des écosystèmes. Ces politiques ont accompagné la modernité et ont d'abord voulu épargner certaines zones de l'impact humain. Cela faisait (et fait toujours) sens. Mais ces zones ont été parfois idéalisées comme "vierges" ou "originelles", or on sait qu'en réalité, la plupart avait connu des phases d'occupation humaine depuis les colonisations paléolithiques de la planète par Homo sapiens. Le vivant change plus rapidement que nous ne le pensions voici une ou deux générations.

L'évolution récente de l'humanité produit des extinctions d'espèces, mais aussi des introductions (en plus grand nombre pour le moment en terme d'observations confirmées). A l'échelle des temps biologiques et géologiques, l'action humaine procède ainsi à un brassage des espèces à travers tous les continents sans précédent par sa vitesse – brassage dont l'influence dans l'évolution sera considérable. Car nombre d'espèces introduites devraient s'installer dans leur nouveau milieu et diverger progressivement de leurs populations mères, en particulier quand l'espèce a franchi des océans. Le changement climatique risque d'accélérer ces évolutions locales au fil des prochains siècles, avec des espèces gagnantes et perdantes. Nous avons déjà rebattu les cartes de la vie, et le phénomène ne décélère pas.

Dans le domaine de l'eau, les questions posées par Martin A. Schlaepfer méritent un examen attentif. On voit parfois des tronçons de rivières, des plans d'eau ou des sites locaux désignés comme en "mauvais état écologique" au prétexte que telle ou telle espèce endémique de poisson en est absente, ou n'y trouve pas un habitat optimal. Mais si le nouvel habitat héberge de nombreuses autres espèces, sans phénomène invasif se traduisant par une simplification du milieu ou une nuisance à la société, le choix d'intervention doit faire l'objet d'une évaluation plus fine. Il serait utile que l'agence française pour la biodiversité publie des analyses sur ces questions, qui sont pour l'instant largement ignorées des décideurs et gestionnaires. Déjà que des campagnes pilotes d'étude de la biodiversité des masses d'eau fassent le point sur les espèces présentes, leur richesse totale, la complexité de leurs réseaux trophiques et leur origine endémique ou non.

Référence : Schlaepfer MA (2018), Do non-native species contribute to biodiversity?, PLoS Biology, 16(4): e2005568

Illustration : ombre commun (Thymallus thymallus), photograpie Christian Maier, domaine public. Originaire du bassin danubien, ce poisson aimant les courants vifs a été introduit par l'homme dans divers bassins, à des fins halieutiques. Il y a établi des populations durables et s'y reproduit désormais naturellement. Le cas n'est pas isolé. Une analyse des poissons du bassin de la Seine (campagne Piren) a par exemple montré que sur 54 espèces présentes, 22 ne sont pas endémiques au bassin. Cette biodiversité acquise n'est donc plus anecdotique et a déjà modifié les guildes de poissons. La société veut-elle protéger seulement la biodiversité anciennement installée, ou l'ensemble du vivant sans considération de sa date d'installation dans une écorégion? Cette question doit être posée clairement dans le débat public.

A lire sur le même thème
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017) 
La biodiversité locale est-elle réellement en déclin? (Vellend et al 2017)
Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018) 

05/05/2018

Contentieux, manifestation : la bataille de la Sélune est engagée

Le scandaleux projet de destruction des barrages et lacs de la Sélune suscite une opposition croissante. Le préfet de la Manche alterne des propos lénifiants et autoritaires, admettant désormais que le projet "remet en cause un mode de vie", ce qui ne calme nullement la population sacrifiée au saumon. Pendant ce temps-là, le ministre de l'écologie pratique la concertation par communiqués et tweets depuis ses bureaux parisiens, confirmant et amplifiant le mépris des riverains à l'oeuvre dans ce projet depuis ses origines. Un élu local vient de déposer un premier contentieux pendant que l'association des amis des barrages lance une série de manifestations. Nous combattrons les arrêtés de destruction devant les cours de justice, et demanderons la pause des travaux le temps que les juges disent le droit. Donc le gouvernement ferait mieux d'abattre ses cartes au lieu de multiplier des diversions inutiles. 



Le 3 mai 2018, une convention de "suivi scientifique de la renaturation de la vallée de la Sélune" a été signée à Isigny-le-Buat (Manche) entre l'Etat et divers partenaires choisis. Le procédé est quelque peu étrange puisque la seule communication de l'Etat sur ce dossier de "renaturation" est un communiqué lapidaire et méprisant du ministre de la Transition écologique et solaire, ayant suscité la colère des associations, élus et riverains. Nicolas Hulot semble devenu expert de la communication par déclarations et tweets depuis son ministère (ce qui ne va pas vraiment arranger l'image d'un gouvernement perçu comme trop technocrate, trop coupé des citoyens, et en particulier en conflit avec la ruralité...)

Revenons au réel : l'Etat peut toujours multiplier des effets de communication et essayer de faire croire que son projet jouit d'un large soutien au-delà du lobby des pêcheurs de saumon et de quelques alliés de ce lobby, mais on n'efface pas deux barrages sans produire des arrêtés en ce sens. Ces arrêtés seront attaqués en justice, donc le gouvernement serait avisé de procéder dans le bon ordre et de déclarer son projet.

Au cours de la signature de cette convention à Isigny-le-Buat, le préfet de la Manche a admis : "Pour quelqu'un qui a toujours vécu avec ces paysages, c'est assez difficile et je le comprends. Quand vous avez vécu 40 ans avec un barrage, un plan d'eau élargi, forcément, ce type de projet remet en cause un mode de vie et une façon de regarder et d'aborder la rivière. Tout cela est perturbant. Ce qui explique certaines réactions un peu hostiles. Les hommes font aussi partie de ce paysage (activités humaines, agricoles, économiques, etc.). C'est souvent l'inconnu qui fait peur."

En effet, ce projet altère le cadre de vie des 20 000 riverains qui se sont exprimé à 99% contre la destruction de leur vallée aménagée. Mais ce n'est pas "la peur" qui les anime. La destruction des barrages et lacs de la Sélune est critiquée pour des raisons bien précises :
  • ce projet a un coût public important (au moins 50 M€) et évitable, cela ne passe pas à l'heure où tout le monde est censé se serrer la ceinture, où les collectivités manquent de moyens pour des choses essentielles, où l'Etat peine à financer des dépenses publiques prioritaires,
  • ce projet contredit la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement, en détruisant des outils de production bas-carbone déjà en place et pouvant produire plusieurs décennies encore,
  • ce projet anéantit un écosystème de lacs et les espèces qui en profitent, ainsi que les services écosystémiques associés à ces lacs,
  • ce projet met en danger l'aval et la baie du Mont Saint-Michel (pollution, inondation),
  • ce projet prive la population de réserves d'eau alors que tous les modèles prévoient une instabilité hydro-climatique croissante et une aggravation des étiages,
  • ce projet a des bénéfices très modestes pour le saumon (1300 géniteurs au maximum) et disproportionnés à ses coûts par rapport aux standards internationaux en restauration de continuité migrateurs sur des grands barrages,
  • ce projet a une alternative énergétique et écologique viable, y compris pour transporter le saumon à l'amont des barrages et déjà vérifier que les habitats y sont propices à sa reproduction, ce qui n'est nullement garanti.

Les conséquences ne se font pas attendre.

Bernard Pinel, ex-conseiller général et maire honoraire d'Isigny-le-Buat, a déposé un recours, le 6 avril 2018 au tribunal administratif de Caen (Calvados), contre la décision d'arasement des barrages du sud-Manche.

Par ailleurs, les Amis des barrages (ADB) se mobilisent, le 5 mai 2018 à Ducey. Pour John Kaniowski, président des ADB, "il s'agit de marquer le début d'une série d'actions ponctuelles et brèves visant à montrer notre opposition à la destruction immédiate des barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit".

L'association Hydrauxois participera aux contentieux contre les futurs arrêtés de destruction des barrages et lacs de la Sélune dans le cadre du collectif national de défense de la vallée, qui a déjà écrit à Edouard Philippe en mars dernier. Nous appelons toutes nos consoeurs à exprimer leur solidarité avec les riverains de la Sélune, et à participer en septembre prochain à la fête annuelle des barrages pour organiser la résistance aux projets inutiles et imposés de l'Etat.

Illustration: Barrage de Vezins, Christophe Jacquet, CC BY-SA 1.0

03/05/2018

Après des effacements d'ouvrages, des truites plus nombreuses mais plus petites (Birnie‐Gauvin et al 2018)

Des scientifiques et techniciens danois ont étudié les conséquences sur la truite de mer (Salmo trutta) de l'effacement de six petits ouvrages sur une rivière du Jutland. Les jeunes adultes dévalant sont plus nombreux après le chantier. Leur taille moyenne a en revanche diminué. Résultats et commentaires. 


K. Birnie‐Gauvin et cinq collègues danois, spécialisés en ichtyologie (Centre du saumon sauvage de Randers ; département d'écologie des pêcheries d'eaux douces de l'Université technique de Silkeborg ; centre de biologie du poisson de l'Université de Copenhague), ont analysé l'évolution des truites de mer (S. trutta) dans la rivière de Villestrup, au nord-est du Jutland. Le module du cours d'eau est de 1,1 m3/s. Il se jette dans fjord Mariager, connecté au passage du Cattégat (mer Baltique).

Sur cette rivière, 6 ouvrages hydrauliques de petites dimensions ont été effacés entre 2005 et 2012 (voir carte ci-dessus). La hauteur des ouvrages variait de 0,1 à 1,9 m (la plupart au-dessus de 1,5 m). Leurs retenues mesuraient 180 à 800 m de long.

Les auteurs ont analysé les propriétés des smolts (jeunes adultes matures redévalant en mer après leur croissance en rivière) à l'embouchure de la Villestrup entre 2004 et 2016. Le tableau ci-dessous en donne les caractéristiques (cliquer pour agrandir).


Tableau in Birnie-Gauvin K et al 2018, art cit, droit de courte citation

Ainsi :
  • on passe de 1660 individus avant les effacements en 2004 à 8185 individus en 2016, avec une pointe à 19105 en 2015
  • la taille moyenne évolue de 16,3 ± 3.0 cm en 2004 à 13,2 ± 2,2 cm en 2016, avec une régression régulière sur la période.

Sur cette baisse de taille, les auteurs notent : "Il est possible que, à la suite de l'enlèvement des ouvrages, les poissons plus petits aient également réussi à migrer en aval, plutôt que les poissons plus gros seulement, qui sont probablement plus aptes à échapper aux prédateurs dans les zones de retenue ou à franchir les obstacles."

Les auteurs concluent : "Nos résultats suggèrent que l'élimination complète des barrières a plusieurs implications importantes pour les pêcheries d'eau douce et la gestion des rivières. L'effacement d'ouvrage augmente vraisemblablement le nombre de poissons adultes capables de migrer en amont et de frayer, peut-être en raison d'une diminution des blessures au niveau des obstacles, de la diminution de la dépense énergétique pour atteindre les frayères (les adultes n'ont plus à investir de l'énergie pour surmonter l'ouvrage), et en rendant les tronçons franchissables".

Discussion
La monographie de K. Birnie‐Gauvin est assez classique dans la littérature des sciences halieutiques soulignant l'intérêt de la connectivité pour les poissons migrateurs. Mais les études sur les petits ouvrages, comme celle-ci, sont assez rares à ce jour.

Les auteurs se félicitent du résultat observé et avancent l'intérêt de déployer ces schémas d'effacement quand ils sont possibles. Le fait est que les effacements d'ouvrages sont favorables aux espèces migrant en montaison et appréciant des habitats lotiques plutôt que de retenues, comme les truites de mer. On se permettra quelques remarques critiques :
  • la rivière avec ses ouvrages n'était pas dépourvue de truites de mer, elle en présentait une moins grande densité (ce qui pose la question de la finalité et la proportionnalité des chantiers, quand l'espèce-cible est déjà présente); 
  • la diminution régulière de taille moyenne suggère (sans en apporter la preuve formelle cependant) que les obstacles opéraient un filtre sélectif, en favorisant la reproduction des truites de grande taille. Des adaptations de ce genre ont déjà été observées, et mériteraient plus ample examen. On se pose en effet la question de prioriser les aménagements d'ouvrages selon leur perméabilité et leurs effets;
  • l'étude se focalise sur une seule espèce d'intérêt halieutique, mais ne dit rien des autres espèces présentes dans la rivière fragmentée, de la diversité alpha et bêta des zones de retenues avant et après l'opération d'effacement, des dimensions autres qu'écologiques associées aux ouvrages. Ce n'est plus une manière correcte et suffisante selon nous de justifier des choix de restauration de continuité en long.
La politique de défragmentation des rivières a été largement portée par des enjeux halieutiques depuis plus d'un siècle, en particulier une attention aux poissons migrateurs impliqués dans une pêche d'abord vivrière, puis de loisir. Par ailleurs, certaines espèces de poissons migrateurs sont menacées en raison de la fragmentation et font l'objet de mesure de conservation écologique - mais ce n'est pas le cas de la truite de mer, espèce très répandue. Cet angle halieutique et piscicole a sa légitimité, mais il est toutefois devenu insuffisant pour justifier à lui seul des choix en rivière qui présentent des coûts publics importants, des désaccords sociaux sur la valeur d'intérêt général des chantiers (cf par exemple Sneddon et al 2017Dufour et al 2017,  Magiligan et al 2017Drouineau et al 2018) et, parfois, des impacts sur d'autres espèces présentes dans les rivières aménagées ou sur les berges.

Référence : Birnie-Gauvin K et al (2018), River connectivity reestablished: Effects and implications of six weir removals on brown trout smolt migration, River Res Applic., doi.org/10.1002/rra.3271

A lire sur le même thème
Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)
200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014) 
Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune 
Truites de mer de la Touques : heurs et malheurs de la restauration de continuité 

02/05/2018

Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)

A partir de 100 points de mesure dans un bassin versant, concernant des milieux aquatiques naturels aussi bien qu'artificiels, deux chercheurs slovaques montrent que les plans d'eau et canaux hébergent une forte biodiversité végétale. Des résultats comparables ont été observés dans d'autres pays européens. Ces travaux confirment la nécessité d'étudier sans a priori la biodiversité des milieux en place, en particulier dans les chantiers risquant de réduire la surface en eau et d'altérer des habitats (effacement ou assèchement de biefs, canaux, plans d'eau, retenues, étangs, lacs). 



Kateřina Bubíková et Richard Hrivnák (Centre des sciences botanique et de la biodiversité, Institut de recherche sur l'eau, Bratislava) observent que les eaux douces sont actuellement l'un des habitats les plus menacés. Si de nombreuses études se sont concentrées sur la diversité de leurs espèces végétales, les deux chercheurs slovaques notent que "les informations concernant la contribution de divers types de plans d'eau à la diversité des macrophytes manquent".

Ils ont donc décidé d'étudier la diversité des espèces de quatre types de masses d'eau: rivières larges (plus de 7 m); ruisseaux et petits cours deau (moins de 7 m); fossés et canaux; étangs. "Les rivières et les ruisseaux sont des habitats d'origine naturelle, mais souvent modifiés par l'homme dans les régions habitées. Les canaux sont des habitats artificiels utilisés à plusieurs fins, telles que l'irrigation, le drainage ou les centrales hydroélectriques. La catégorie des plans d'eau comprenait toutes les eaux stagnantes ayant une superficie de 0,05 à 5 ha (taille moyenne de 1,9 ha), naturelles (par exemple, les bras morts, la dépression du terrain gorgée d'eau) et artificielles (fosses de gravière, étangs)".

Ce travail a été mené dans deux écorégions distinctes (Carpates occidentales et Pannonie), en Europe centrale. Au total 100 localités (25 par type de plan d'eau) ont été échantillonnées, toutes situées le long d'un cours d'eau de 400 km de la rivière Váh. Les diversités locale (alpha), inter-sites (bêta) et régionale (gamma) ont été analysées.

Résultat : "le nombre le plus élevé d'espèces au niveau local et régional a été trouvé dans les plans d'eau et les canaux. Les petits cours d'eau sont les habitats ayant la plus faible diversité locale et régionale, et le plus petit nombre d'espèces uniques ou sur la liste rouge." Au total, 84 espèces ont été trouvées, dont 31 avec une observation unique.

Cependant, remarquent les chercheurs, "aucune des mesures de diversité utilisées n'a montré de différence statistiquement significative entre les types d'habitats. Ainsi, nous pouvons affirmer que tous les types de plans d'eau contribuent à la diversité des macrophytes à un degré comparable à l'échelle générale dans le paysage d'Europe centrale."

Discussion
Des mesures similaires ont déjà été faites au Royaume-Uni (voir notre recension de Davies 2008, voir aussi Williams 2004) et avaient abouti à la même conclusion. Les végétaux ne sont pas les seuls à bénéficier de la diversité des masses d'eau, puisque des résultats du même ordre s'observent sur des invertébrés ou des amphibiens. Ce n'est pas une surprise : le vivant colonise les milieux aquatiques et humides, des habitats naturels ou artificiels peuvent présenter des fonctionnalités et des propriétés comparables. Il est regrettable que l'on trouve très peu de travaux en France sur la biodiversité des masses d'eau selon leur typologie, leur origine (naturelle ou artificielle) et leurs caractéristiques. La grande masse des travaux concernent les seuls poissons. Et un "biais de naturalité" pousse souvent le gestionnaire à se désintéresser des milieux d'origine anthropique, même lorsque ceux-ci sont anciens.

Cette absence de connaissance conduit à des choix qui ne sont pas forcément optimaux pour la biodiversité, en particulier dans la stratégie d'aménagement ou effacement des ouvrages hydrauliques, qui focalise l'attention sur des espèces spécialisées de poissons, sans prise en compte du reste du vivant (voir ce rapport, voir Dufour et al 2017). Des chercheurs européens appellent aujourd'hui à prendre davantage en compte la diversité des masses d'eau, y compris celle des plans d'eau ou autres habitats d'origine artificielle (voir Hill et al 2018), tout en les intégrant dans les stratégies de gestion de la biodiversité à échelle des tronçons, des bassins versants, des éco-complexes et des hydro-écorégions.

Référence : Bubíková K, Hrivnák R (2018), Comparative macrophyte diversity of waterbodies in the Central European landscape, Wetlands, doi.org/10.1007/s13157-017-0987-0

30/04/2018

L'hydro-électricité très chère parmi les renouvelables? Ce n'est pas l'avis de la Cour des Comptes

Le lobby français des casseurs d'ouvrages hydrauliques prétend régulièrement que l'hydro-électricité serait une source d'énergie "désuète" et surtout "coûteuse". On a encore entendu récemment cet argument chez les pêcheurs de l'Huisne. En réalité, l'hydro-électricité reste la première des sources électriques renouvelables, en France comme dans le monde. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le soutien au secteur de l'énergie en France. La haute juridiction financière pointe le coût excessif à ses yeux de l'éolien et du solaire, dont les contrats déjà signés (avant 2011) représenteront d'ici 2030 un coût cumulé de 78 milliards d'euros, pour 2,7% de la production électrique. Les tableaux de synthèse font apparaître que la petite hydro-électricité n'est pas la plus coûteuse des sources d'énergie renouvelables, d'autant que ces prix estimés n'intègrent pas la prise en charge de l'intermittence. On a fait beaucoup de mal à la transition bas-carbone en laissant penser au public qu'elle serait accessible à faible investissement et prix inférieur au fossile, ce qui produit des déceptions et des démotivations devant la réalité. Evitons donc ces illusions et, surtout, évitons l'absurdité de détruire un potentiel hydraulique déjà en place et capable de produire, comme par exemple sur la Sélune



Extrait de la synthèse de la Cour des Comptes

"Le déploiement des énergies renouvelables observé au cours de la dernière décennie est significatif : leur volume dans le mix français a progressivement augmenté, passant de 9,2 % dans la consommation finale d’énergie en 2005 à 15,7 % fin 2016. Toutefois, malgré les efforts entrepris, la Cour constate, comme en 2013, un décalage persistant au regard des objectifs affichés. Elle note également que, faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR.

Ce bilan industriel décevant doit être mis en regard des moyens considérables qui sont consacrés au développement des énergies renouvelables, en particulier aux EnR électriques.

La politique de soutien aux EnR s’articule principalement autour de deux leviers, celui des subventions et des avantages fiscaux, et celui de la taxation des énergies fossiles. Les EnR électriques bénéficient de subventions d’exploitation au travers d’obligations d’achat et de mécanismes de compensation, les EnR thermiques bénéficient de subventions d’investissement par le biais du fonds chaleur et les dispositifs fiscaux, le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) notamment, bénéficient aux particuliers pour l’achat d’équipements destinés à utiliser des EnR pour la production de chaleur ou de froid. (…)

En France, la somme des dépenses publiques de soutien aux EnR est estimée pour 2016 à 5,3 Md€. Cette mobilisation financière va connaître une progression forte : si la France réalise la trajectoire qu’elle s’est fixée, les dépenses relatives aux EnR électriques pourraient ainsi atteindre 7,5 Md€ en 2023.Les EnR électriques bénéficient de l’essentiel de ces dépenses publiques avec, en 2016, 4,4 Md€ contre 567 M€ pour les EnR thermiques.

Les soutiens octroyés par l’État se sont aussi avérés disproportionnés par rapport à la contribution de certaines filières aux objectifs de développement des EnR : pour le photovoltaïque par exemple, les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 Md€ par an jusqu’en 2030 (soit 38,4 Md€ en cumulé) pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique.

Malgré des ajustements positifs intervenus dans l’architecture des dispositifs de soutien, cette disproportion entre charges financières et volumes de production est amenée à se poursuivre dans certaines filières. Ainsi, la pleine réalisation des appels d’offres de 2011 et 2013 sur l’éolien offshore coûterait aux finances publiques 2 Md€ par an pendant 20 ans (soit 40,7 Md€ en cumulé) pour un volume équivalent à 2 % de la production électrique."

Tableau de synthèse sur le prix des énergies renouvelables


On constate que le prix moyen de la petite hydro-électricité reste inférieur aux petites installations solaires, comme à l'éolien en mer.

Tableau des dépenses R&D des plans investissements d'avenir

On constate que l'hydraulique a été le poste le moins bien pourvu en recherche.

Conclusion : l'hydro-électricité n'est pas particulièrement coûteuse dans le mix électrique français, d'autant que ces estimations n'intègrent pas tous les sites qui autoproduisent leur consommation sans rien coûter au contribuable. Si la France doit réellement réduire de moitié la part du nucléaire dans son mix électrique, comme l'ont voté les parlementaires, il est douteux que l'on puisse se permettre d'écarter des sources d'énergie. L'hydro-électricité pourrait avoir des tarifs de rachat inférieurs si la remise en service des moulins et usines bénéficiait d'un traitement simplifié, au lieu des exigences souvent disproportionnées accompagnant les instructions administratives. Quant à l'objectif de certains "aménageurs" de rivière - faire venir des pelleteuses pour détruire des ouvrages hydrauliques qui seraient capables de produire localement -, il a peu de chances d'améliorer le bilan carbone de notre pays. Au demeurant, l'estimation carbone de cette politique de continuité dite "écologique" n'a jamais été réalisée. Ce qui ne surprend pas au vu de sa conception hors-sol par une bureaucratie halieutique isolée...

Référence : Cour des Comptes (2018), Le soutien aux énergies renouvelables.
Communication à la commission des finances du Sénat, 117 p.

Participez à la consultation sur la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE)
La France décidera à la fin de l'année 2018 de sa planification énergétique. Le public peut s'exprimer, soit en répondant au questionnaire, soit en déposant un avis sur le forum.  Nous invitons nos lecteurs à le faire, ainsi que toutes les associations qui promeuvent la restauration et la relance énergétique du patrimoine hydraulique.

29/04/2018

La grande forge de Buffon fête ses 250 ans

La forge de Buffon est un joyau du patrimoine industriel et hydraulique bourguignon. Le 4 mai prochain à 18:00 s'ouvriront les célébrations de son 250e anniversaire, avec la participation de l'association Hydrauxois.


25/04/2018

Des rivières naturelles aux rivières anthropisées en Europe: poids de l'histoire et choix des possibles pour l'avenir (Brown et al 2018)

Dix chercheurs viennent de publier une synthèse sur l'évolution des rivières européennes de plaine depuis six millénaires. Ils soulignent l'ancienneté de leur modification structurale et fonctionnelle par l'homme. Les styles fluviaux actuels n'ont rien à voir avec ceux de jadis. Certaines hypothèses de "renaturation" comme la reproduction de méandres ne font en réalité que restaurer une dynamique déjà modifiée, perçue (à tort) comme "naturelle". Face au risque d'une écologie de carte postale et alors que plusieurs milliards d'euros sont dépensés chaque année en Europe pour des travaux de restauration, le gestionnaire public doit se référer davantage à des approches multidiscipliniares faisant appel à l'écologie, l'archéologie, l'histoire et la géographie. Les chercheurs mettent en garde contre des travaux "copiés-collés" de court terme, qui ne vont pas forcément donner beaucoup de résultats. Parmi les pistes leur paraissant prioritaires en terme de biodiversité, de services écosystémiques et de stratégie de "ré-ensauvagement": reconnecter le lit mineur à sa plaine d'inondation, retrouver des boisements en rive et des barrages d'embâcles en rivière, ré-introduire des espèces ingénieurs comme le castor. Voilà qui ne correspond pas tellement au modèle si souvent valorisé en France du cours d'eau dans ses sages méandres et son impeccable continuité...

Antony G. Brown et ses huit collègues européens analysent l'évolution des rivières depuis les conditions peu modifiées du Holocoène (voici 10 000 ans) jusqu'à l'époque récente, marquée par la "grande accélération" de la modification des milieux à l'âge "Anthropocène". Une trajectoire qui débute avec des chenaux anarchiques de l'Holocène récent, avant la déforestation importante dans leurs bassins versants, se poursuit avec les lits et plaines inondables en période de changement maximal du paysage dans la plus grande partie de l'Europe (soit entre 3000 et 500 ans avant le présent, du Bronze européen tardif à la période médiévale) jusqu'aux changements intensifs de la période récente (XVIIIe-XXe siècles), avec des barrages, des lits rectifiés et endigués, des bassins versants occupés et exploités par une population de plus en plusnombreuse.

Les données sur l'état passé des rivières sont accessibles par les caractéristiques physiques et biologiques de leurs dépôts. Diverses stratégies sont mobilisées pour comprendre cet état passé :  stratigraphies de plaines inondables datées par radiocarbone et par luminescence optiquement stimulée (OSL), méthodes biomoléculaires des ADN sédimentaires (sedaDNA), mais aussi par exemple analyse de noms de rivières et de lieux pour étudier leurs conditions voici un millénaire.

Une première caractéristique des rivières européennes de basse altitude avant une influence humaine significative fut leur caractère boisé : "Les diagrammes de pollen et de macrofossiles de l'Europe tempérée nous apprennent que ces plaines inondables de l'Holocène précoce et moyen étaient densément boisées de bouleaux, de saules, de peupliers et plus tard d'aulnes et de chênes (Huntley et Birks 1983, Dinnin et Brayshay 1999; Lechner 2009, Ejarque et al 2015)." On retrouve encore aujourd'hui dans quelques rares zones peu favorables à l'agriculture ce type de boisement riverain. "Le recrutement de gros bois dans les eaux d'amont peut bloquer les vallées et provoquer l'aggradation du fond de la vallée (Montgomery et Abbe 2006). De même, les rapports faible largeur / bois favorisent la formation de barrages d'embâcles, qui forcent la dissection de la plaine d'inondation par des canaux de débordement et augmentent les niveaux d'eau en amont des obstacles. Les taux de sédimentation et de transport de matière organique en amont sont fortement influencés par la dynamique des barrages d'embâcles (Assini et Petiti 1995, Sear et al 2010)."



Extrait de Brown et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Une deuxième caractéristique est le style instable du lit : cours d'eaux en anastomoses ou anabranches, avec de nombreuses chenaux, formant et déformant connexions entre ces bras, ce que permet la faible incision (enfoncement) du lit par rapport à la plaine alluviale. Ces bras dessinent un réseau complexe et changeant rapidement de place. Le Narew (Narou), rivière de l'ouest de la Biélorussie et du nord-est de la Pologne, affluent de la Vistule, donne un exemple aujourd'hui préservé de telle rivière (cf illustration ci-dessus).

Cette configuration du lit en multicanaux fut le style fluvial dominant dans les zones de plaines. Le passage au chenal unique a été le fait d'une évolution multimillénaire allant de l'âge du Bronze au Moyen Âge. Il y a eu disparition progressive des forêts pour créer des espaces agricoles de pâture ou de culture (en deux phases majeures, 2500-2000 BP puis 1500-1000 BP), drainage des bras secondaires, augmentation du taux d'envasement des bancs par des sables cohésifs, des limons et des argiles, apparition de terrasses et de levées sur les berges, incision du lit progressivement unique dans le sol érodable, apparition de méandres (forme tardive et non originelle du style fluvial).

"Vers 2200 ans BP, notent les chercheurs, les alluvions induites par l'homme avaient modifié la morphologie et l'écologie des plaines inondables et des chenaux dans toute l'Europe tempérée, et les plaines inondables étaient largement utilisées pour l'agriculture (Brown 1997a, Stobbe 1996). Vers 1700 BP (fin de l'époque romaine), les zones humides les plus naturelles de la plaine inondable ont été drainées, sinon elles le furent vers 1200 BP (première période médiévale). Une seconde transformation a été la création de systèmes de puissance basés sur les plaines inondables par les 900-600 BP (du XIe au XIVe siècles), qui ont été construits, contrôlés et entretenus par des professionnels spécialisés (arpenteurs ou levadiers) pour les moulins et l'ingénierie hydraulique (Rouillard 1996). Sous le système féodal européen, les plaines d'inondation et les canaux étaient immensément importants et réglementés. Cela comprenait des règlements sur la protection des berges, l'entretien des chenaux, les pêches, l'évacuation des eaux usées, le fauchage des plaines inondables et les inondations contrôlées connues sous le nom de 'warping' dans certaines parties de l'Angleterre (Lewin 2013)".

Antony G. Brown et ses collègues soulignent que les moulins ont participé à cette reconfiguration des lits. On note une densité assez forte de 1 à 3 moulins par km linéaire dans les régions les plus peuplées. Certains, comme ceux étudiés sur les rivières Culm et Erft, ont d'abord utilisé d'anciens bras secondaires naturels pour les transformer en biefs.

Alors que les humains s'affairaient au bord des rivières, ils faisaient aussi disparaître d'autres constructeurs des hydrosystèmes : les castors. "Au cours de la période médiévale, les autres principaux ingénieurs des voies d'eau européennes et des zones humides - le castor eurasien - ont été chassés à la quasi-extinction (Wells et al 2000). Les territoires ont été réduits à une fraction de leur extension maximale du Quaternaire (Coles 2006) et dans de nombreux pays, les populations ont été éradiquées au XVIe siècle, avec une survie isolée dans quelques forêts protégées des périphéries de l'Europe comme la Scandinavie, Pologne de l'Est et Russie (Halley et Rosell 2003). Un tel impact, parallèlement aux changements de canaux induits par l'homme, a vraisemblablement contribué aux structures monocanaux enserrées de berges qui prévalent dans la plupart des rivières européennes à ce jour".

Cette évolution a concerné les petites rivières comme les plus grandes : "La contraction des formes multicanaux à des configurations à canal unique est non seulement commune aux petits cours d'eau, mais aussi aux rivières de taille moyenne; des exemples incluent la Tamise moyenne et inférieure (Sidell et al 2000, Booth et al 2007), la Severn et ses affluents au Royaume-Uni (Brown et al 1997), la Seine, la Moselle et l'Isère en France (Mordant et Mordant 1992), la Weser, Werra et Ilme et de nombreuses autres plaines inondables en Allemagne (Hagedorn et Rother 1992, Girel 1994, Stobbe 1996, Zolitschka et al 2003). Elle s'applique également aux sections du bassin des plus grands fleuves européens tels que la Vistule (Starkel et al 1996; Maruszczek 1997) et le Danube, l'un des meilleurs exemples se trouvant près de Bratislava dans le bassin de Linz (Pišŭt 2002). Un facteur supplémentaire avec ces rivières était les améliorations nécessaires pour permettre un plus grand trafic fluvial après l'adoption des bateaux à vapeur (Hohensinner et al 2011). La réduction de la complexité produite par les canaux secondaires et la prévention de l'avulsion étaient l'objectif principal de tous les schémas de canalisation des grands fleuves européens de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle (Petts et al 1989)".

L'hydronymie (noms relatifs à l'eau) peut apporter une contribution à l'étude de l'évolution de ces rivières et zones humides associées. Par exemple, en français, des noms comme Loire, Loir, Loiret et Ligoure contiennent l'élément liger, version latinisée du gaulois liga qui réfère directement au limon et à l'alluvion. La même remarque vaut pour des noms comme Brian, Briance, Brienon ou Briou, dérivés de la boue. D'autres hydronymes comme Bèbre, Beuvron, Bibiche, Bièvre révèlent la présence ancienne du castor (bebros).

Enfin, les chercheurs soulignent que le bilan carbone de l'évolution des systèmes fluviaux est complexe à tirer : les zones inondables du lit majeur sont tantôt des puits tantôt des sources selon leur ancienneté et leur régime hydrologique.

Conclusion : "Il ressort clairement de cette étude qu'il est impossible de ramener les cours d'eau des plaines inondables de l'Europe tempérée à quelque chose qui se rapproche d'un état naturel originel ou d'un état hypothétique d'équilibre naturel par rapport à un point donné du passé." Il convient dès lors d'"éviter l'approche copier-coller utilisée dans les études à court terme qui conduisent trop souvent à des spécifications tronquées et / ou à des échecs pour des projets de restauration (Palmer et al 2009). Il est souhaitable d'étendre nos connaissances sur les états fluviaux alternatifs et leur résilience, en incluant des dynamiques à long terme et des trajectoires évolutives (Brierley et Fryirs 2016, Dearing et al 2015, Brown et al 2013, Lespez et al 2015)."

Les études géomorphologiques en Europe ont identifié un certain nombre de variantes de restauration dont plusieurs peuvent être adaptées à des modèles multicanaux et maximiser la biomasse du chenal comme des rives, apportant ainsi une contribution majeure à la biodiversité régionale. Laisser le castor faire ce travail pourrait être la solution la plus simple et la plus rentable.

Discussion
Dans leur travail, les chercheurs soulignent qu'à l'échelle européenne, la dépense publique totale pour améliorer les rivières pourrait s'élever à 7-9 milliards € par an. Une part non négligeable de ce budget est désormais consacrée à la restauration morphologique plutôt qu'à la lutte contre la pollution chimique de l'eau et des sédiments. Il est donc important pour l'écologie des bassins versants comme pour le bon usage de l'argent public de faire des choix avisés.

Contrairement à ce qui a souvent été avancé par des gestionnaires en France (agence française pour la biodiversité, agences de l'eau, syndicats et parcs), la réflexion savante est loin de produire des conclusions homogènes et robustes sur la priorité et l'utilité des choix d'aménagement de rivières en vue de les "renaturer" ou les "restaurer". C'est une démarche encore largement expérimentale, où il vaut mieux se garder de postures dogmatiques et montrer une grande rigueur dans les analyses avant-après de sites pilotes. Par ailleurs, contrairement aux options retenues par la commission européenne dans la directive cadre sur l'eau 2000, la mise en avant d'un "état de référence" d'un cours d'eau paraît de plus en plus problématique eu égard au caractère dynamique et profondément transformé de la plupart des rivières européennes, comme à la possibilité ouverte aujourd'hui de faire évoluer ces rivières vers différents états possibles. Autant certaines mesures de baisse des polluants sont "sans regret" quand ces substances représentent des risques avérés pour la santé et pour l'environnement, autant les objectifs de biodiversité et de morphologie sont plus complexes à évaluer et font référence à des dynamiques inscrites dans le temps long. La prudence s'impose donc au regard des millions de kilomètres linéaires de rivière en Europe, représentant un coût considérable d'aménagement pour des services écosystémiques pas toujours évidents à caractériser à l'issue des chantiers.

Enfin, la problématique de continuité longitudinale mobilise en France une bonne part des efforts et financements de la restauration morphologique, y compris dans des zones n'ayant pas d'enjeux biologiques grands migrateurs. Le bien-fondé de ce choix, qui conforte le modèle du chenal unique et fait souvent disparaître des annexes hydrauliques non dépourvues d'intérêt pour le vivant, reste à démontrer dans la plupart des cas. Et ce ne sont pas des "copiés-collés" comme ceux évoqués par A.G. Brown et ses collègues qui y parviendront.

Référence : Brown AG et al (2018), Natural vs anthropogenic streams in Europe: History, ecology and implications for restoration, river-rewilding and riverine ecosystem services, Earth, 180, 185-205

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23/04/2018

Un moulin mosellan de l'époque carolingienne révèle ses secrets (Muigg et al 2018)

Bernhard Muigg et quatre collègues européens viennent de publier dans le Journal of Archaeological Science une étude d'un moulin à eau de Moselle (Audun-le-Tiche), datant de l'époque carolingienne (840-851) et dont les éléments en bois ont été exceptionnellement bien conservés. Le moulin à eau a été la première machine entièrement mue sans intervention de l'homme ou de l'animal. L'étude de son expansion après la fin de l'empire romain est un thème fécond pour la recherche archéologique et historique.



Comme le rappellent les chercheurs, "le traitement du grain pour la production alimentaire est essentiel dans toutes les cultures sédentaires. L'utilisation de la puissance hydraulique constitue un progrès technique décisif par rapport aux broyeurs à grains manuels. Les moulins à eau sont les premières machines dans un sens strict, puisque leur entraînement ne dépend pas du travail humain ou animal. Ils représentent l'un des réalisations techniques les plus importantes de l'humanité."

À l'époque pré-industrielle, la puissance hydromécanique était appliquée à divers procédés de production, entre autres pour broyer le grain. Au début du Moyen Age, avec une économie essentiellement agricole, les moulins à eau s'imposent peu à peu, avec une augmentation régulière à l'intérieur comme à l'extérieur des anciennes provinces romaines. "Le rôle prédominant des moulins à eau dans le haut Moyen Age s'est manifesté dans diverses sources écrites du VIe et VIIe siècles de notre ère, par exemple Liber vitae patrum de Grégoire de Tours, 18,2 (James 1991), la Fundatio monasterii Aquicinctini (Waitz 1883), la Vitae sanctae Brigidae (Hochegger 2009) ainsi que les lois et règlements (par exemple Lex Salica, VIe s, Lex Ripuaria, VIIe s, Edictus Rotharii, 643 après JC. (Rivers Th 1986, Azzara et Gasparri 2005)", rappellent les auteurs.

L'enjeu pour l'archéologie est de trouver des vestiges structuraux assez bien conservés. Un environnement gorgé d'eau empêche la décomposition du bois par les micro-organismes aérobies, ralentissant la biodégradation. Des bois placés dans de telles conditions peuvent survivre pendant des millénaires. La saturation en eau conserve la forme extérieure de l'artefact et permet l'identification des espèces.

Bernhard Muigg et ses collègues présentent l'analyse dendro-archéologique d'un moulin à eau carolingien retrouvé à Audun-le-Tiche (Moselle, France), sur les rives de l'Alzette. Grâce à son excellent état de conservation, les restes du bâtiment et les éléments techniques (parties de la roue hydraulique) offrent des perspectives uniques pour le chercheur.

Au total, 328 objets en bois ont été excavés sur le site dont 183 échantillons prélevés pour des études dendro-archéologiques : piles rondes provenant du bâtiment du moulin, pieux en bois fendus, segment de la roue hydraulique et nombreuses pales.

Les échantillons montrent une majorité de bois de chêne (Quercus sp.) utilisé pour la construction du moulin. L'autre espèce importante est le hêtre (Fagus sylvatica). D'autres espèces plus légères ont été utilisées pour les piles et les billots trouvés dans le voisinage immédiat du moulin (charme, peuplier, saule).

Les analyses dendrochronologiques sur des éléments structuraux toujours dans leur position d'origine montrent une première phase de construction pour le bâtiment de l'usine en l'an 840. Des réparations et ajustements fréquents sont observés jusqu'en 851.



Photographie d'un segment de la roue (en haut), mode d'assemblage de la roue et des pales (en bas), illustration in Muigg et al 2018, art cit, droit de courte citation.

La roue du moulin mesurait 1,46 m de diamètre. Les pales sont formées d'un seul tenant, rectangulaires avec un tenon le plus souvent cylindrique,  d'une largeur de 15-20 cm et d'une hauteur variable de 16 à 34 cm. La roue comportait 20 pales. "Toutes les pales ont été produites à partir de bois de chêne et de hêtre. Le hêtre a une faible durabilité et stabilité dimensionnelle, mais les deux taxons se distinguent par de bonnes propriétés de clivage. Ceci montre que la précision de mise en forme et de dimension de la pale était d'importance secondaire para rapport à la facilité de traitement de la matière première", notent les chercheurs. Les pales étaient des "consommables" du moulin, à changement assez fréquent.

Référence : Muigg B et al (2018), Dendroarchaeological evidence of early medieval water mill technology, Journal of Archaeological Science 93, 17-25

21/04/2018

Quelques observations sur les invertébrés du Cousin

Le Parc naturel régional du Morvan a engagé ces dernières années des opérations de destruction ou d'aménagement d'ouvrages hydrauliques sur la rivière Cousin, affluent de la Cure et de l'Yonne. Le financement Life+ a permis d'organiser un suivi de certains sites (effacement d'ouvrage). Le résultat sur les invertébrés est paru, on attend celui sur les truites. Il ressort de l'étude des insectes, vers et crustacés que la rivière est déjà en bon ou très bon état sur le linéaire en dehors de l'emprise directe des ouvrages (soit 80%). Et que les types d'invertébrés que l'on rencontre au fond de la rivière évoluent localement quand on passe d'une retenue lentique à un écoulement lotique... ce qui n'est pas franchement une surprise. La question posée aux citoyens est donc de savoir si l'on veut persister à dépenser des millions d'euros et faire disparaître le patrimoine moulins-étangs pour ce genre de résultats.

Le tableau ci-dessous montre les scores 2015 et 2016 de l'indice biologique global normalisé (IBG), l'indice invertébrés multimétriques (I2M2), de plusieurs mesures de biodiversité (indice de Shannon-Weaver, richesse taxonomique, nombre de taxons).



Sept points de mesure sont représentés :

  • en haut (COUS1 et COUS2), deux stations de référence, peu perturbées, n'ayant pas connu de changement,
  • en bas (COUS 3 à COUS7), cinq stations ayant fait l'objet de travaux de restauration écologique.

Précision initiale : il a été montré (voir cet article) que le calcul de ces indices de qualité invertébrés possèdent une certaine incertitude de mesure (pouvant aller jusqu'à 20%). Pour les bonnes pratiques des bureaux d'études, et conformément aux usages en science, il serait souhaitable de donner des résultats avec marge d'erreur et intervalles de confiance, afin de voir s'ils sont significatifs. C'est aussi une pédagogie utile pour le public.

Concernant les stations de référence, on observe une certaine variabilité naturelle. Par exemple, le score I2M2 de l'aval Méluzien perd 10 points d'une année l'autre, soit 10% de son amplitude totale. Autre exemple : la richesse taxonomique telle que calculée au sein de l'I2M2 baisse et passe de bon à moyen sur les deux sites non impactés.

Ce point rappelle au demeurant qu'un suivi écologique sur un site restauré s'effectue normalement sur la base d'un état initial de référence de plusieurs années antérieures aux travaux. Il existe pour des raisons climatiques, hydrologiques et stochastiques (aléatoires) des variations naturelles d'une année sur l'autre. Donc une année seule ne suffit pas à définir un état initial, en particulier à caractériser une pression.

Concernant les stations ayant fait l'objet de restauration, on constate dans l'ensemble une amélioration des scores IBG et I2M2. Ce n'est pas le cas cependant pour l'I2M2 qui baisse sur deux stations, tout en restant en très bon état, et sur une troisième (aval Templiers) en perdant une classe de qualité. Le gain le plus clair s'observe en amont Michaud. Ailleurs, l'indice de richesse taxonomique ne montre pas d'évolution claire. Il y a des gains de taxons, mais du même ordre de grandeur que les variations naturelles sauf l'amont Michaud.

Que nous disent finalement ces résultats ?

Sur les stations qui ne sont pas dans l'influence des remous liquides d'étangs ou de moulins, soit 80% du linéaire total du Cousin, on observe une rivière déjà en bon état ou très bon état du point de vue des indices invertébrés. Sur les stations dans l'influence des moulins, les indices sont déjà bons ou très bons dans 3 cas sur 5 en 2015. Ils s'améliorent en 2016 dans 4 cas sur 5. Au final, cela signifie que l'on a gagné quelques insectes, crustacés et vers sur quelques centaines de mètres de rivière, alors que rien n'indique par ailleurs un stress global sur les populations d'invertébrés du Cousin.

Enfin, une observation de méthode. Les indices de qualité invertébrés sont construits de telle sorte qu'ils accordent un poids prépondérant à des invertébrés normalement présents sur les milieux d'eau courante des stations dites de référence. Ce sont en particulier certains assemblages d'espèces (plécoptères, trichoptères, ephéméroptères) qui forment la majorité des groupes indicateurs de qualité. Mais une retenue de moulin ou d'étang n'est précisément pas un milieu lotique naturel. Le fond est limoneux, le courant lent, les substrats davantage colmatés. Ce type de milieu héberge lui aussi du vivant, mais il ne sera pas optimal pour les mêmes espèces que la "référence" lotique. Si l'on utilisait d'autres indicateurs (par exemple l'indice oligochètes de bio-indication des sédiments), on n'observerait pas les mêmes résultats, et on ne déduirait pas les mêmes conclusions. Le choix de certains indices sera donc par construction toujours défavorable à l'évaluation biologique d'un milieu lentique de retenue dans une rivière de tête de bassin. Il revient à formaliser de manière savante une tautologie : quand on modifie un milieu, on modifie sa composition biologique. Personne n'en doute, mais il reste à savoir en quoi ces variations représentent un problème écologique sérieux pour la rivière, et au-delà de l'écologie un problème d'intérêt général appelant des investissements assez conséquents d'argent public.

Imaginons qu'une personne vous dise : nous devons avoir la même quantité et qualité d'insectes sur chaque mètre carré de rivière, et pour cela nous allons modifier les propriétés riveraines sur tout le linéaire, donc le profil d'écoulement et le paysage de la vallée. Vous seriez peut-être un peu dubitatif sur la motivation d'un tel projet, sur son coût public et son rapport à l'intérêt des citoyens. Pourtant, c'est un des objectifs que semble se donner le Parc naturel du Morvan dans sa gestion de la rivière Cousin - comme le font au demeurant tous ses autres confrères des établissements de bassin appliquant les directions actuellement choisies à Paris ou Bruxelles dans le domaine de l'hydromorphologie. L'analyse du suivi des invertébrés montre qu'en détruisant des retenues et étangs, on peut gagner des classes de qualité d'insectes sur un plan très local, au regard des bio-indicateurs choisis qui assimilent de toute façon la qualité biologique à la "naturalité" lotique d'un écoulement. Mais dans l'ensemble, la rivière Cousin est déjà en bon état ou en très bon état sur la plupart des sites, même avant travaux, et les gains observés restent, sauf exception, assez négligeables par rapport à la variabilité naturelle du vivant. Continuons donc ce suivi sur les chantiers réalisés, mais stoppons toute destruction nouvelle de site afin d'examiner les résultats à plus long terme et d'engager un débat démocratique sur le rapport coût-bénéfice de ces travaux pour les citoyens comme pour les milieux.

Référence : Suivis scientifiques et bilan des actions de restauration de la continuité écologique sur le Cousin Aval – 2016 – Life+ « Continuité écologique » - LIFE10 NAT/FR/192 – Action n°E3-2016-1-3, rapport, décembre 2016, 168 p.