05/10/2020

La Vésubie, dix siècles de furie

La vallée de la Vésubie dans le bassin versant du Var a connu un épisode méditerranéen ("cévenol") exceptionnel, avec 500 mm de cumul de pluie sur une journée, entraînant crues, éboulements, dégâts et victimes. Les chercheurs pensent que ces phénomènes se renforceront en intensité, mais pas forcément en fréquence, avec le réchauffement de la zone méditerranéenne. Ce n'est toutefois pas une première pour cette vallée du Haut-Var : plusieurs fois depuis dix siècles, les villages ont été en partie détruits par des crues et éboulements torrentiels, dont l'épisode de 1926 qui avait provoqué 19 morts. La nature ne fait pas toujours bien les choses, contrairement à ce que certains aimeraient penser... Ces tragédies nous rappellent à chaque fois que la connaissance, la gestion et la maîtrise de l'eau sont un enjeu essentiel pour notre société, ainsi que la culture des risques qui a été souvent oubliée. 

La Vésubie (affluent du Var) est entrée en crue, provoquant de nombreux dégâts et des morts. En cumuls de pluies sur une journée, on a dépassé 500 mm à Saint-Martin-Vésubie, record des archives modernes pour cette station, comme à l’échelle départementale. C’est la deuxième fois cette année que l’on atteint un tel cumul de plus de 500 mm sur l’arc méditerranéen, après l’épisode du 19 septembre dans le Gard, qui a fait deux morts. 

Ces épisodes méditerranéens, parfois dits cévenols, désignent des pluies intenses qui tombent au même endroit pendant plusieurs heures, avec des crues rapides à la clé. Ils surviennent plusieurs fois chaque année sur tout l’arc méditerranéen, depuis l’Espagne jusqu’à la Grèce, particulièrement à la fin de l’été et à l’automne. Ils sont plus fréquents dans les Cévennes, d’où l'ancien nom d’épisodes cévenols. Le mécanisme est le suivant: un vent chaud et humide de basse altitude, provenant de la Méditerranée, vient buter sur des reliefs montagneux. Il s'élève, se refroidit et entraîne la formation de précipitations intenses par un système orageux stationnaire, qui se réalimente aussi longtemps qu'il reçoit l'apport du vent chaud et humide venu de la mer. 

On parle de forts épisodes méditerranéens à partir de 200 mm: un épisode à 500 mm est donc exceptionnel. 

Comme le fait observer Véronique Ducrocq, chercheuse à Météo France (Le Monde, 5 octobre 2020), à propos des épisodes méditerranéens  : "Les ingrédients qui conduisent à la formation de ces phénomènes ont toujours existé. Les observations réalisées depuis 1960 montrent que la fréquence des épisodes est restée stable mais que ces épisodes sont plus intenses : l’intensité des plus forts événements a augmenté de l’ordre de 20 %."

Le faciès très pentu de la tête de bassin versant du Var, sa configuration particulière en éventail et la forte intensité de certains évènements de pluie sont des générateurs de crues particulièrement violentes et torrentielles qui s’accompagnent souvent d’un transport solide important.

Ainsi, la vallée de la Vésubie a déjà connu de semblables drames dans le passé.

En 1094, une crue de la Vésubie emporte le village de Roquebillière à l'exception de l'église. Le lit de la rivière se trouve déplacé sur la rive droite, les habitants vont s'installer sur la rive gauche. Le 22 février 1743, une crue emporte encore une partie des habitations du village. D'autres épisodes violents sont rapportés dans les archives locales en 1772, 1889, 1892 (voir Nice-Martin, 4 octobre 2020). 

En octobre et novembre 1926, les hauts bassins des Alpes Maritimes connaissent des pluies exceptionnelles, avec 2000 mm en 2 mois à Venanson, dont 1662 mm entre le 21 octobre et le 21 novembre (un an de pluie en un mois). La Vésubie déborde partout et endommage gravement le réseau routier. Le haut bassin de la Vésubie est isolé plusieurs semaines. Plusieurs immeubles dont la mairie sont emportés à Roquebillière, on compte 19 morts.

Ce passé et cette actualité tragiques doivent nous inciter à faire de la gestion hydrologique des bassins versants un enjeu de premier plan. Compte-tenu des contraintes climatiques nouvelles qui vont s'ajouter à une variabilité naturelle pouvant être délétère pour la société, nous avons besoin d'une culture partagée du risque et de la maîtrise de l'eau.

Sources complémentaires :

Préfecture PACA (2015), Règlement de surveillance, de prévision et de transmission de l’information sur les crues , Service de Prévision des Crues Méditerranée Est, 57 p.

Lang M, Coeur D (ed) (2014), Les inondations remarquables en France, Quae, 640 p.

03/10/2020

"Nous ne serons jamais d'accord sur certains sujets, notamment les moulins" : l'aveu des bureaucrates de la casse du patrimoine

Pour faire face au rapport très critique du CGEDD rendu public en 2017 et à la fronde des parlementaires excédés par la destruction des barrages, moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques, le comité national de l'eau avait réuni un "groupe de travail continuité écologique". Celui-ci s'est révélé un monologue de la direction eau et biodiversité (DEB) du ministère de l'écologie, écartant toute objection à son programme raté de continuité écologique. Dernier coup de maître : il est proposé par la DEB de ne plus parler du tout des moulins! Les fédérations concernées apprécieront. Pour Hydrauxois et la coordination Eaux & rivières humaines, cette nouvelle provocation n'est qu'une confirmation supplémentaire du rôle réel de ce groupe de travail : étouffer les critiques de fond de la continuité, faire croire qu'il existe une concertation, endormir la vigilance des élus face aux dérives des hauts fonctionnaires. Arrêtons de perdre du temps dans cette diversion, travaillons à la défense juridique des sites menacés ainsi qu'à l'information des élus sur les manipulations de l'information par l'administration eau et biodiversité. 

Est-il encore besoin d'aller faire de la figuration au comité national de l'eau pour donner un semblant de légitimité aux casses "apaisées" de la continuité "apaisée"? Certains devraient se poser la question. (© Ouest-France). 

Le comité national de l'eau met en ligne les comptes-rendus synthétiques de ses travaux. Dans les discussions du dernier groupe de travail "continuité écologique" (réuni en mars 2020), voici ce que l'on peut lire de la part de la directrice adjointe de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie:

"Nous ne sommes pas d’accord sur tout certes, mais tel n’est pas l’objectif et il serait illusoire de prétendre parvenir à un consensus. En effet, nous ne serons jamais d’accord sur certains sujets, notamment sur les moulins. Par conséquent, il serait vain de continuer à aborder ces sujets dans le cadre de groupes de travail. Je tiens à saluer les efforts des associations de moulins et de riverains à parler d’une même voix, ce qui permet notamment d’éviter la dispersion des échanges."

Message stupéfiant : merci aux fédérations de moulins d'avoir participé, mais comme nous ne serons jamais d'accord avec vous, vous aurez la gentillesse de parler seulement des sujets que nous choisirons désormais. On sait que la technocratie française se caractérise par sa verticalité, son autoritarisme et son mépris de "ceux qui ne sont rien", mais on est toujours surpris d'en trouver de temps en temps l'expression la plus directe et la plus assumée.

Tout cela clôt ou devrait clore la farce de la "continuité écologique apaisée", gadget de communication mis au point par la haute administration pour neutraliser les critiques croissantes dont elle est l'objet.

Au cours du seul été 2020, fort loin de tout apaisement, une série de décisions venant du ministère de l'écologie et de ses représentants en agences de l'eau a organisé la facilitation réglementaire et financière de la destruction des ouvrages, l'exclusion de leur représentants des instances de délibération et décision  :

Un an plus tôt, le décret du 3 août 2019 (attaqué au conseil d'Etat par Hydrauxois et la FFAM) a donné une définition délirante d'un obstacle à la continuité écologique, définition au terme de laquelle un barrage d'embâcles ou de castor seraient des réalités non réglementaires et négatives pour l'écologie... quoique fort naturelles pourtant

A cela s'ajoute que le processus de priorisation des rivières au titre de la continuité, qui devait être co-construit et justifié techniquement par l'administration, a finalement été présenté comme un fait accompli sans aucune rigueur scientifique dans la justification.

Bilan: les casseurs ont gagné du temps et laissé croire que des fédérations de moulins ou de riverains les soutenaient désormais

Nous appelons à nouveau l'ensemble des acteurs à rompre avec ce jeu de dupes, afin de ne plus donner le moindre semblant de vernis démocratique à des processus administratifs qui en sont fondamentalement dépourvus. Partout en France, des associations, des collectifs et des élus se mobilisent contre la poursuite de la casse des ouvrages hydrauliques par des bureaucraties de l'eau à la solde des lobbies : c'est vers ces acteurs que doivent se diriger les énergies, ce sont ces acteurs qui ont besoin d'aides financières, de conseils juridiques, de soutiens médiatiques, de saisines des politiques nationaux, de mobilisation militante. 

La direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie a choisi un dogme de renaturation des rivières. Elle n'en changera pas de manière endogène, par le simple effet de la discussion. On ne résout pas un problème avec les croyances, les personnels et les mécanismes qui l'ont provoqué.

Dans les premiers temps de la continuité apaisée, nous avions écrit à Simone Saillant et Claude Miqueu (en charge de ce dossier au CNE) que le préalable à tout apaisement était simple: la reconnaissance de la valeur des ouvrages hydrauliques. Cette reconnaissance n'est jamais venue, donc nous avons compris le caractère biaisée de la démarche. 

La DEB peut utiliser tous les euphémismes et tous les sophismes pour le dissimuler, mais sa croyance profonde reste que le seul bon ouvrage en rivière est l'ouvrage qui n'existe pas ou qui n'existe plus. Elle peut tolérer avec répugnance quelques-uns de ces ouvrages, mais en y mettant tant de conditions règlementaires que la plupart seront en fait intolérables. Un autre combat est ici à mener : expliquer que cette vision radicale de l'écologie et de la conservation de la biodiversité est déjà dépassée, montrer que la renaturation des rivières prise comme un dogme à appliquer partout produira des effets négatifs (comme on le voit d'ores et déjà lors des sécheresses), exposer la réalité des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques qui a été défigurée par une propagande militante de certaines administrations et de certaines associations. 

Beaucoup de travail, donc. Mais pas au CNE pour s'entendre dire que le seul ordre du jour est celui fixé par les bureaucrates et les lobbies de la destruction des patrimoines des rivières. 

01/10/2020

Estimation des pollutions de l'Eure et de la Seine par les sédiments des barrages (Gardes et al 2020)

Les sédiments bloqués dans les barrages révèlent souvent le passé industriel des rivières. Et ils portent parfois encore leurs contaminants. Des chercheurs de l'université de Rouen ont ainsi pu reconstituer la manière dont l'estuaire de la Seine et la rivière Eure ont été pollués dans la seconde moitié du 20e siècle par des émissions de plomb, de zinc, de cuivre et de nickel venant d'industries installées non loin des cours d'eau. Certains parlent avec enthousiasme de la "libre circulation des sédiments", mais encore faut-il s'assurer au préalable que ceux-ci ne soient pas porteurs de contaminants. Ou de faible intérêt écologique, comme les excès de matières fines en suspension. 


Le bassin versant de la Seine a fait l'objet d'études de ses pollution dans les secteurs Oise, Marne et Eure. Extrait de Gardes et al 2020, art. cit.

Les sédiments produits par les actions humaines ont reçu une attention croissante ces dernières années. Ils ont été classés dans un type particulier, connu sous le nom de "sédiments hérités" (James 2013): des dépôts alluviaux issus de perturbations anthropiques dans un bassin versant. Ces sédiments hérités sont souvent stockés dans les retenues des barrages. Il est alors possible de retrouver les témoignages industriels et agricoles des activités passées. C'est particulièrement précieux dans l'étude des estuaires, milieux dynamiques où il est difficile de reconstituer les tendances temporelles de la contamination et les origines de ces dernières. Pour cela, il faut alors étudier ses affluents. En particulier si ceux-ci disposent de barrages formant les archives des activités humaines. C'est le travail entrepris par une équipe de chercheurs de l'université de Rouen.

Les scientifiques observent : "La révolution industrielle a considérablement augmenté la pression anthropique sur la Seine sur une période d'environ 150 ans, entraînant des changements spécifiques et drastiques dans la morphologie des cours d'eau. Ces modifications ont permis de réguler le débit de la Seine, principalement pour faciliter la navigation au XIXe siècle (Horowitz et al 1999; Lestel et al 2019). Les modifications morphologiques ont également impacté les affluents de la Seine. Ainsi, l'Eure, principal contributeur de l'estuaire de la Seine, a vu son exutoire détourné de 11 km en aval entre 1929 et 1939. Tous ces aménagements ont abouti à la mise en place d'environnements de dépôt favorisant le stockage des sédiments hérités, propices à la reconstitution des activités anthropiques dans le bassin versant. Cependant, si l'histoire de la Seine est bien connue, il y a moins d'informations historiques sur ses affluents; ce dernier pourrait potentiellement être la principale source de contamination dans le cours inférieur du bassin versant, c'est-à-dire l'estuaire"

C'est la raison pour laquelle les activités anthropiques dans le bassin versant de la rivière Eure ont été étudiées à travers des carottes sédimentaires dans deux retenues (Martot, Les Damps) afin d'analyser les signatures sédimentologiques et géochimiques.

L'analyse des carotte sédimentaires montre des contaminations au plomb : "Dans les grands bassins versants européens, les niveaux de Pb présentent généralement des tendances temporelles similaires avec des augmentations des années 1940 aux années 1970, puis diminuent jusqu'aux années 1990 (Danube et Rhin: Winkels et al 1998; Loire: Grosbois et al 2006; Seine: Le Cloarec et al 2011; Ayrault et al 2012; Rhône: Ferrand et al 2012). Inversement, dans l'Eure, les niveaux de plomb sont restés stables dans les années 60, ont augmenté à la fin des années 80 et ont atteint un maximum dans les années 90 et 2000 suivi d'une diminution après 2006." Cette pollution au plomb est attribuée à usine de tubes cathodiques puis de composants électroniques, implantée à Dreux.

Autre découverte : des contaminations de l'eau au zinc, au cuivre et au nickel: "la forte augmentation de Zn, Cu et Ni à la transition entre la Seine et les unités de l'Eure montre comment la modification du chenal de la Seine (pour la navigation) a immédiatement impacté la qualité des sédiments déposés dans la retenue Martot. Les tendances historiques de Zn, Cu et Ni, rapportées par plusieurs études dans de grands fleuves européens, tels que les bassins du Danube, du Rhin, de la Loire et de la Seine, montrent que les concentrations ont augmenté entre 1940 et les années 1970, puis ont diminué (Winkels et al 1998; Grosbois et al 2006; Le Cloarec et al 2011). Tout comme dans ces bassins versants, les teneurs en Zn, Cu et Ni dans le bassin versant de la rivière Eure étaient élevées jusqu'aux années 1980 et ont culminé au cours des années 1960 et 1970." Les fortes corrélations observés entre ces éléments suggèrent une source unique pour la rivière Eure: probablement l'usine de batteries Wonder. "En raison d'une évolution globale de l'industrie (délocalisation, changement de type de batteries), cette industrie a décliné à la fin des années 1960, ce qui se reflète dans la teneur en Zn, Cu et Ni dans les sédiments. Après la fin de l'activité industrielle (1994), la teneur en Zn, Cu et Ni reste stable. Ici, le bassin versant semble réagir instantanément avec le changement de l'activité anthropique."

Les chercheurs concluent : "Au cours de l'Anthropocène, les zones de sédimentation contenant des sédiments contaminés peuvent être impactées par des événements extrêmes (par exemple des inondations) ou modifiées par des activités humaines (par exemple la destruction de barrages, le dragage et la canalisation), ce qui peut provoquer une remise en suspension de ces sédiments dans les rivières. , constituant une nouvelle source de contamination. Ces processus complexes concernent la plupart des fleuves du monde."

Discussion

Cette recherche montre d'une part que l'on peut retracer l'histoire des pollutions, au moins celles qui ont des signatures persistantes comme les traces métalliques, d'autre part que les chantiers d'effacement de barrage exigent des précautions (voir aussi Howard et al 2017), ce qui est trop souvent négligé par un personnel mieux formé à prendre en compte la morphologie que la chimie. 

Une autre équipe française a récemment montré qu'au cours du 20e siècle, la Seine de l'aval de Paris à l'estuaire a été massivement polluée (Le Pichon et al 2020). Ces "bouchons chimiques" formaient une discontinuité susceptible de bloquer les poissons migrateurs, déjà entravés par des barrages de navigation qui n'avaient pas tous été mis aux normes. Si les pollutions aux nitrates et phosphates ont beaucoup attiré l'attention au 20e siècle, en raison du caractère visible et massif de l'eutrophisation, d'autres polluants sont finalement bien moins connus et étudiés

Référence : Gardes T et al (2020), Reconstruction of anthropogenic activities in legacy sediments from the T Eure River, a major tributary of the Seine Estuary (France), Catena, 190, 104513

A lire sur le même thème

Le rôle historique des pollutions chimiques dans le blocage des poissons migrateurs de la Seine (Le Pichon et al 2020)

Héritage sédimentaire: analyser les sédiments des retenues de moulin avant intervention (Howard et al 2017)

La pollution, menace n°1 des estuaires et eaux de transition (Teichert et al 2016)

La Seine, ses poissons et ses pollutions (Azimi et Rocher 2016)

29/09/2020

"Les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel", un rapport sur la Seine en 1830

Un adhérent nous transmet un rapport des Ponts et chaussées de 1830, enquêtant à l'époque sur les effets de deux forges et d'un moulin dans la ville de Chamesson, sur la Seine. Cette intéressante pièce montre des riverains tout à fait satisfaits que la rivière ne suive plus son cours naturel et que les biefs entretiennent une humidité favorable aux cultures. Voilà qui devrait inspirer réflexion à nos modernes "sachants" entreprenant de mettre à sec les têtes de bassin en détruisant les ouvrages de retenue et dérivation au nom de la continuité écologique. 


En 1830, l'administration des Ponts et chaussées rédige un rapport d'enquête sur les forges et le moulin de Chamesson, sur la Seine (Côte d'Or), en vue de leur conservation. Le rapporteur, rappelant que les sites datent des années 1200 pour la première forge, 1500 pour le moulin et la seconde forge, mène enquête auprès des riverains pour savoir s'ils en tirent griefs ou bénéfices.

Voici ce que dit notamment ce rapport :

"Il résulte de l'enquête publique faite sur les lieux et de tous les renseignements constatés dans le procès verbal de commodo et de incommodo qu'aucun riverain ne se plaint de la hauteur des eaux de retenues, tant pour la forge du haut que pour ce qui concerne le moulin et la forge du bas. La plupart déclarent au contraire que les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel. En effet les crues de la Seine se font sentir ordinairement depuis le 1er décembre jusqu'au 1er mars ; il est fort rare d'en voir à d'autres époques ; et par conséquent d'en redouter les effets au moment de la fauchaison. Il y en a eu une en 1816, à l'époque de la récolte des foins ; mais pareille circonstance ne s'était pas présentée de mémoire d'homme. Ainsi donc, les hauteurs d'eaux ne sauraient être nuisibles, lors même que les vannes de décharge ne seraient pas suffisantes pour prévenir les inondations ; et la hauteur des eaux du bief entretient une humidité favorable à ce genre de culture." 

Ainsi donc, comme tout le monde peut l'observer de nos jours encore, la proximité des retenues et des biefs a des effets bénéfiques pour l'humidité et la végétation. N'est-ce pas notamment ce que nous devons chercher en cette période de changement climatique, préserver et diffuser au maximum l'eau tout au long de l'année, maîtriser ses crues et limiter ses assecs?

Mais pour une raison tout à fait mystérieuse, cette dimension bénéfique des ouvrages et des retenues d'eau n'apparaît plus à l'administration de nos années 2020. De doctes "sachants" affirment que ces retenues ne retiennent pas l'eau et ils préfèrent encore observer voire encourager des rivières à sec, pourvu que cette discontinuité radicale soit réputée parfaitement "naturelle". On permettra aux riverains du 21e siècle de ne pas partager ces vues, et de continuer à apprécier tout ce que leur apportent les ouvrages hydrauliques.

A lire aussi

Autre temps, autres mœurs: le rapport de Louis Suquet sur les sécheresses de la Seine et la vertu des biefs (1908)

Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire. Rapport sur la Seine amont 

A Châtillon-sur-Seine comme sur l'ensemble des zones karstiques amont, la Seine est souvent à sec. © Radio France - Lila Lefebvre Les riverains doivent exiger des gestionnaires publics des études sérieuses des cours d'eau, incluant l'exploration historique de leur régime et leurs usages, la projection de la ressource en eau en période de changement climatique au cours de ce siècle. Des politiques sectorielles comme la continuité dite "écologique" ne prennent pas en considération la dimension holistique de l'écologie ni la dimension sociale des rivières, des canaux ou des plans d'eau.

27/09/2020

Les erreurs et approximations de l'association ANPER TOS sur les moulins et la continuité écologique

Une association de pêcheurs à la mouche ayant un agrément de protection de l'environnement (ANPER TOS) publie une lettre ouverte à un journaliste en prétendant lui exposer des données exactes sur la continuité écologique. Mais cette lettre est un tissu d'approximations. Voici quelques morceaux choisis et nos commentaires. Un conseil aux journalistes souhaitant écrire sur ce sujet: écoutez plusieurs associations, et surtout plusieurs chercheurs développant des approches différentes dans l'étude de la rivière. La continuité écologique est désormais reconnue comme une réforme problématique et controversée, les termes de cette controverse doivent être exposés fidèlement au public. 

Le site ANPER TOS. Cette association encourage aussi à dénoncer aux autorités les enfants qui font des barrages de pierres dans la rivière en été (image ci-dessus). Il est curieux de penser encore en 2020 qu'une écologie du harcèlement des usages sociaux de la nature a un avenir.

L'association ANPER TOS n'a pas digéré l'article paru à la fin de l'été dans le Canard Enchaîné, qui narrait quelques épisodes de la politique de destruction sur financement public des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques de notre pays. ANPER TOS entreprend de donner des leçons au journaliste, dans une lettre ouverte. Voici quelques-unes de leurs allégations commentées.

"En effet depuis l’abandon de ce qui justifiait les droits d’eau des moulins (fondement "en titre" ou "sur titre" qui permet d’utiliser la force motrice de l’eau), à savoir la nécessité de produire de la farine (ou de l’huile, ou autre usage ancien) les services de l’Etat et les notaires lors des changements de propriétaires ont négligé d’informer les possesseurs de moulins de ce que les droits d’eau (droits d’usage révocables et non propriété de droits) étaient liés à des obligations de gestion des vannages, de la continuité, de la libre-circulation des espèces et des sédiments."

Nous sommes d'accord sur le constat de carence d'information des acquéreurs de biens hydrauliques, mais une association ne saurait réécrire la réalité du droit, surtout dans un domaine qui n'est pas dans sa compétence. Le droit d'eau est aujourd'hui assimilé à un droit réel immobilier, le Conseil d'Etat ayant longuement exposé cette jurisprudence, très souvent rappelée dans ses arrêts. Le rapport des conseillers d'Etat L'eau et son droit (2010)  rappelle que le droit d'eau se lit comme un "droit privatif d'usage" de l'eau (non un droit de propriété de l'eau); il est déconnecté depuis longtemps de la production de tel ou tel bien particulier (farine, etc.) ayant vu naître les moulins voici plusieurs siècles. Si un ouvrage fait l'objet d'un règlement d'eau (un arrêté administratif), celui-ci s'applique comme toute autorisation délivrée par l'Etat. 

Contrairement à ce que dit ANPER TOS, la libre circulation des espèces et des sédiments au sens où nous l'entendons aujourd'hui ne fait généralement pas partie de ces règlements d'eau d'ouvrages autorisés avant 1919. Et elle est bien sûr absente des obligations afférentes aux droits d'eau fondés en titre avant 1790 (non domanial) ou 1566 (domanial). Cette continuité peut en revanche faire l'objet d'un arrêté de classement de la rivière, dans les termes prévus par la loi de 2006. C'est la rivière qui est classée au titre de la continuité, et non l'ouvrage, lequel s'apprécie au cas par cas dans son rapport à la circulation de poissons ou de sédiments. Un ouvrage en rivière classée pour la continuité écologique doit être "géré, équipé ou entretenu" (termes de la loi), les charges faisant l'objet d'une indemnisation si leur nature et leur coût dépassent la gestion ordinaire du bien. La loi de 1865 et la loi de 1984 qui instauraient déjà des classements de circulation des poissons n'ont pas été appliquées en raison d'une absence de dotation publique à hauteur des coûts induits, notamment ceux de construction de passes à poissons. Hélas, la loi de 2006 subit les mêmes travers. Les politiques publiques de l'écologie refusent de provisionner et assumer les coûts publics de l'écologie dans les termes prévus par la loi. 

"Les moulins utilisant leur roue pour actionner des meules ou un alternateur ne sont pas comparables à ceux équipés d’une turbine pour produire de l’électricité. Tout d’abord parce que les moulins ne fonctionnaient ni toute la journée, ni toute la semaine, ni toute l’année, alors que ceux équipés d’une turbine cherchent à maximiser leur production et de ce fait barrent le cours d’eau en permanence."

On ne saurait énoncer sérieusement de telles généralités sur les moulins, les cas étant tous différents. Plusieurs contresens apparaissent ici. Le fait de barrer le cours d'eau est lié à l'existence de l'ouvrage répartiteur sur ce cours d'eau, pas à son usage pour une roue, une turbine (ou un non-usage énergétique, cas aujourd'hui le plus fréquent). Les moulins équipés en production ne peuvent travailler quand le débit minimum biologique de la rivière (plancher à 10% du module) est atteint, ce qui équivaut souvent à un chômage de plusieurs semaines à plusieurs mois pendant l'étiage. Les turbines de basse chute (entre 1 et 5 m) ont des rotations lentes puisque la vitesse est proportionnée à la hauteur de chute. L'entrée de la chambre d'eau de ces turbines est protégée par des grilles à faible espacement de l'entrefer des barreaux: leur impact sur les poissons est donc faible, et cet impact est à peu près nul sur 90% de la faune aquatique non formés de poissons

Un grand nombre d'ouvrages détruits depuis 10 ans n'étaient pas producteurs d'énergie, ce n'est donc pas cet impact particulier qui est en jeu au prétexte de continuité écologique. Au contraire, sauf exceptions déplorables tenant à des dérives locales (comme en Normandie où les lobbies de pêcheurs de salmonidés ont imposé l'agenda public et produit de nombreux troubles riverains), l'administration ne vise généralement pas à détruire un ouvrage qui produit. Depuis 2017, la loi française exempte d'obligation de continuité écologique en rivière classée un moulin producteur d'électricité. Depuis 2019, la loi française encourage à développer la petite hydroélectricité. On a le droit de souhaiter d'autres orientations, mais la loi exprime la volonté générale et doit être respectée, y compris par des associations voire des administrations qui développent des vues contraires. 

"On ne doit pas non plus oublier, et les études historiques le montrent, que dès l’apparition des moulins des espèces ont disparu (la plus remarquable étant parue dans la prestigieuse revue «Nature » en 2016, annexée à ce courrier) et que toutes les autres ont été contraintes par les modifications de l’écoulement des eaux."

L'étude citée (Lenders et al 2016) est parue dans Scientific Reports (facteur d'impact actuel: 4,12), du groupe Nature, mais pas dans la "prestigieuse" revue Nature (facteur d'impact actuel: 24,36). Il est établi que certaines espèces ont régressé au fil des siècles passés dans les cours d'eau, pour des raisons multiples (la surpêche étant l'une d'elles). D'autres espèces ont au contraire augmenté leur présence, par introduction ou par bénéfices liés à de nouveaux milieux (voir par exemple Belliard et al 2016). En revanche, l'allégation d'une espèce "disparue" à cause des moulins n'est fondée sur rien. Le travail de Lenders et al cité précédemment suggère par exemple une raréfaction des saumons (non une disparition) sur certaines aires étudiées, et ce travail demande à être confirmé car sa méthodologie est assez préliminaire (voir en contre exemple Orton et al 2017). En science, on ne fonde jamais des connaissances sur un seul travail. 

Que des rivières et retenues du 21e siècle n'aient plus les mêmes peuplements que celles du 11e siècle ou du 1er siècle de notre ère, c'est une évidence. On peut dire la même chose de forêts et de tout autre milieu. Du point de vue de l'écologie de conservation (qui n'est pas celui de la pêche), éviter les extinctions d'espèces est le premier enjeu, mais cela ne signifiera pas restaurer l'aire de répartition de ces espèces telle qu'elle était à l'époque des Gaulois.

Les progrès importants de l'histoire et de l'archéologie environnementales depuis 20 ans ont montré que les écosystèmes aquatiques sont en évolution permanente depuis plusieurs millénaires d'occupation humaine des bassins versants (par exemple Lespez et al 2015Verstraeten et al 2017, Brown et al 2018, Leblé et Poirot 2019, Jenny et al 2019). Les moulins ne sont qu'une dimension (assez modeste) de cette longue évolution. Ayant créé eux-mêmes de nouveaux écosystèmes, il n'y a pas vraiment de sens à leur opposer un état passé et lointain du cours d'eau. Les chercheurs en écologie de la conservation expriment des doutes croissants sur l'idée des 19e et 20e siècles selon laquelle il faudrait envisager la protection de la biodiversité comme une restauration d'un état passé de la nature ou une muséification élargie de zones sauvages sans humains.

"Le coût des passes à poissons est lié au fait que les turbines, même dites "ichtyophiles", en barrant en permanence un cours d’eau, ne peuvent être compensées en matière de continuité, et fort mal presque toujours, que par une passe à poissons et à sédiments."

Cette allégation est fantaisiste : moins de 10% des moulins produisent aujourd'hui, pourtant tous ceux en rivière classée se voient demander la mise en place de dispositifs de continuité. Car la continuité est liée à l'existence de l'obstacle à l'écoulement (la chaussée, l'écluse ou le barrage), non à l'énergie, qui semble curieusement l'obsession des rédacteurs d'ANPER TOS. Le coût des passes à poissons est dû au chantier de génie civil en lit mineur de rivière, aggravé par des complexités administratives parfois inutiles qui renchérissent les études et l'exécution des travaux. Le souhait de permettre la circulation non seulement des grands migrateurs (comme le saumon, l'anguille) mais aussi du maximum d'espèces de poissons, y compris à faibles capacités de nage et de saut, oblige à faire des dispositifs non standardisés et plus complexes. En ce cas, la puissance publique doit prévoir l'indemnisation des coûts, ce que certaines agences de l'eau persistent à refuser en 2020. Cette puissance publique devrait se montrer lucide sur le classement des rivières : ne pas exiger pour le moment des dispositifs là où il n'y a ni grands migrateurs ni stress avéré de poissons pour cause de manque d'accès à des habitats.

"Les propriétaires d’anciens moulins brandissent des droits d’eau, mais ils en négligent presque toujours les devoirs, soit par ignorance, soit pour ne pas avoir à assumer les coûts induits par la restauration de leur relative transparence pour les espèces et les sédiments"

Cette accusation sans preuve lancée contre toute une catégorie de personnes est indigne d'une association ayant un agrément d'Etat, ce qui devrait exiger un minimum de sérieux et de réserve. 

"Il existe de très nombreux exemples de transformations de seuils de moulins réalisées à la satisfaction générale, et sans frais excessifs. Il s’agit souvent de la réalisation d’une simple échancrure, d’une passe rustique ou encore plus simplement de la remise en place des règles, aussi anciennes que les moulins eux-mêmes, qui en régissaient l’usage."

Le CGEDD a fait un rapport d'audit administratif sur les pratiques de continuité financées par les agences de l'eau (CGEDD 2016). Il en ressort que les deux principales agences en terme de linéaire classé continuité écologique ont financé la destruction d'ouvrage dans 75% des cas (Seine-Normandie) et 58% des cas (Loire-Bretagne). L'Artois-Picardie a financé la casse dans 74% des cas, Rhin-Meuse dans 52% des cas. Bien loin de se contenter de mesures simples de gestion ou de franchissement, les services administratifs ont donc exercé une pression forte pour détruire. Partout sur les bassins cités, les propriétaires peuvent témoigner : entre 2010 et 2019, on a soit proposé une destruction financée à 100%, soit exigé une passe à poissons complexe avec financement minimum (0 à 40% selon les cas). La pression pour détruire est documentée, et d'ailleurs elle fut exprimée par les hauts fonctionnaires en charge de cette politique. De là sont nés les blocages, les contentieux, les conflits.

Il est annexé au courrier d'ANPER TOS une délibération de l'agence française pour la biodiversité (devenu office de la biodiversité depuis). Nous y avons répondu. La CNERH a publié en 2020 un dossier rassemblant plus de 100 références scientifiques en revues internationales indexées. Ces travaux montrent notamment que des chercheurs reconnaissent de nombreux services écosystémiques aux ouvrages hydrauliques, mais aussi qu'il existe des critiques scientifiques des politiques de restauration écologique des rivières, au plan de leurs méthodes comme de leurs résultats. Des experts du domaine ont aussi publié un livre collectif en 2020 pour dénoncer des erreurs, approximations et excès (Lévêque et Bravard ed 2020). D'autres chercheurs en sciences humaines et sociales ont souligné le caractère très controversé de la continuité, eux aussi dans un livre collectif (Germaine et Barraud ed 2017). 

Au final, l'association ANPER TOS fait l'impasse complète de ce qui soulève la colère des citoyens et la curiosité des journalistes : le choix de détruire et non aménager le maximum d'ouvrages, l'indifférence complète de nombre de gestionnaires publics aux souhaits des propriétaires et aux attentes des riverains, le refus de mettre réellement en place des grilles multi-critères de décision ne se limitant à vouloir restaurer des habitats lotiques et considérer que tout le reste est sans intérêt.

La réforme de continuité écologique a souffert d'une appropriation par des associations ayant en tête des usages précis (pêcher des salmonidés, maximiser la biomasse de ces espèces) ou des visions radicales (revenir à une nature "sauvage" sans humain), non prévus dans la loi de 2006. Ces associations ont diffusé des informations inexactes ou incomplètes, elles ont promu une diabolisation systématique et disproportionnée de tous les ouvrages en rivière. Ce ne serait pas un grave problème si certaines administrations publiques n'avaient pas montré un biais manifeste en faveur de ces vues, au détriment d'un reflet plus juste de la diversité des attentes sociales. Pour parvenir à une continuité "apaisée", nous attendons une action publique qui exprime de manière plus équilibrée la réalité et la diversité des connaissances scientifiques, mais qui assure aussi une représentation plus fidèle de la société civile, en particulier de tous les riverains aujourd'hui privés d'expression dans les instances de discussion et décision de l'eau.

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