L'effacement des barrages de la Sélune, décidé par l'Etat français en 2009, devait être le plus ambitieux projet européen de démantèlement de grands ouvrages hydrauliques au nom de la continuité écologique. A ce jour, c'est un échec puisque l'Etat a reculé face à la vigoureuse opposition des habitants de la vallée, pour une cause devenue un symbole national des pro- comme des anti-barrages. Deux chercheurs français reviennent sur les étapes de ce projet et analysent les raisons de son échec actuel. Ils soulignent que l'excès de technocratie et de distance dans la décision, le retrait de porteurs politiques convaincus de l'intérêt pour la population, l'indifférence à la dimension sociale des ouvrages hydrauliques et des retenues, l'absence de forum où les citoyens peuvent réellement exprimer leur avis et co-construire une vision, l'ancienneté des artificialisations de rivières en Europe occidentale expliquent la difficulté de ce type de restauration. Un diagnostic confirmant celui que porte notre association sur l'ensemble de la continuité écologique "à la française". Quand les décideurs vont-ils entendre le message et repenser la base démocratique de cette question des ouvrages hydrauliques?
Marie-Anne Germaine (U. Paris Nanterre, Laboratoire LAVUE UMR 7218 CNRS) et Laurent Lespez (U. Paris Est Créteil, LGP UMR 8591 CNRS) ont déjà publié plusieurs travaux sur les rivières de l'Ouest de la France. Les deux chercheurs ont suivi depuis près de dix ans les acteurs et les débats de l'effacement de deux barrages normands, et ils livrent dans la dernière livraison de
Water Alternatives une analyse de l'ensemble du processus.
La Sélune est un fleuve côtier d'une centaine de km, se jetant dans la baie du Mont Saint-Michel. Son bassin versant de 1083 km2 est rural (60 hab/km2). Le débit moyen à l'exutoire est modeste, 11m3/s. Le paysage de ce bassin versant est assez commun dans l'Ouest de la France, si ce n'est la présence de deux grands barrages construits dans les années 1920 sous la direction de A. Caquot : Vézins (propriété de l'Etat), haut de 36 m, et la Roche-Qui-Boit (propriété d'EDF), haut de 16 m. Ces barrages produisent de l'énergie.
En 1993, une vidange à fin de curage s'est mal déroulée et a ouvert une querelle entre les communes de Saint James à l'amont et Ducey à l'aval. Une large quantité de sédiments (200 000 tonnes) a été envoyée à l'aval, ouvrant un questionnement politique sur les pratiques de gestion. Des bloom algaux (cyanobactéries) et des eaux parfois impropres à la consommation dans les retenues des barrages ont renforcé ce débat.
La création d'une association du bassin de la Sélune (1996), puis le lancement d'un schéma d'aménagement et de gestion de eaux (SAGE, 1997) ont conduit à s'interroger sur l'avenir des barrages. Dès cette époque, notent les cherheurs, "
parmi les représentants de l'Etat, l'agence de l'eau Seine-Normandie (AESN) et l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema) étaient les acteurs les plus ambitieux pour la protection de l'environnement aquatique".
En 2005, la commission locale de l'eau du SAGE a pris la décision d'un démantèlement des barrages, mais le fort absentéisme et la complexité procédurale à respecter ont jeté une suspicion sur la légitimité de ce vote. Au niveau national, le Grenelle de l'environnement (2007), produisant notamment les Trames vertes et bleues (2009), a retenu la continuité écologique parmi les thèmes consensuels entre le gouvernement de l'époque et les ONG.
Sur place, une association nommée les Amis de la Sélune a été organisée pour la promotion de la destruction des barrages et le retour à un profil naturel d'écoulement favorable aux saumons. M.A. Germaine et L. Lespez soulignent toutefois la dimension nationale voire internationale davantage que locale de cette mobilisation : SOS Loire Vivante, France Nature Environnement (FNE), Ligue Protectrice des Oiseaux (LPO), European River Network, Sustainable Eel Group, North Atlantic Salmon Foundation, World Wide Fund (WWF) se sont associés pour lancer le mouvement.
L'association les Amis des barrages rassemblait quant à elle depuis les années 1990 les habitants soucieux de développer des activités festives et culturelles autour des lacs. A compter du milieu des années 2000, cette association est devenue le fer de lance de l'opposition à la destruction du cadre de vie de la vallée, sensibilisant des élus locaux et nationaux à sa cause.
Le 13 novembre 2009, la secrétaire d'Etat à l'environnement a annoncé le non-renouvellement de la concession par l'Etat et le projet de démantèlement. Un comité de pilotage a été organisé sous l'autorité du préfet et des services déconcentrés (DDTM), mais sa légitimité a été contestée en raison de l'exclusion de certains élus locaux et de la difficulté à intégrer le public dans le processus d'élaboration du projet. Une première proposition de démantèlement et ré-aménagement, d'un coût de 20 millions €, a donné lieu à une enquête publique. Les avis favorables ont été de 53% sur les 4500 répondants, mais la plupart envoyés par e-mail, et par des personnes non résidentes au bord des lacs. En réponse, un vote local a été organisé par les Amis du barrage et les élus locaux en 2015, affirmant avoir recueilli 19276 suffrages et 98,89% d'avis négatifs pour la destruction.
Ce conflit a pris une dimension nationale lorsqu'un député est parvenu à intéresser la ministre de l'écologie en 2014 et 2015, alors que l'attention se portait sur la préparation de la COP21, donc sur les énergies renouvelables telles que les barrages menacés de destruction les incarnent. La ministre a fait des déclarations dubitatives sur le coût du projet (ré-évalué entre temps à 50 millions €) et a reçu favorablement l'idée d'une reprise énergétique par la société Valorem. Un décret paru le 3 mars 2016 a finalement demandé la vidange des lacs, mais sans stipuler l'engagement du processus de destruction.
Ayant rappelé ces faits de manière plus détaillée que nous ne le faisons ici, les deux chercheurs ajoutent quelques observations. Ils utilisent les approches sociologiques en acteur-réseau, incluant notamment des paramètres non humains autour desquels les citoyens agencent des visions d'un monde souhaitable.
Ambivalence des barrages et lacs… - Les barrages et lacs sont les "
artefacts" au centre du débat. Pour leurs détracteurs, ils sont dénigrés comme des dénaturations de la vallée, des obstacles aux poissons migrateurs, des eaux stagnantes et polluées contraires à ce qu'est une rivière vivante, des remparts très inefficaces contre les crues, et des coûts de gestion avec des risques de pollutions sédimentaires aval. Pour leurs défenseurs, ils produisent une énergie "
verte", sont le lieu de loisirs locaux, forment des étapes à proximité du Mont Saint-Michel (icône secondaire revendiquée par tous) et, à leur manière, abritent une biodiversité de poissons d'eaux calmes et autres espèces de lac. L'eau à leur aval est jugée plus propre que celles d'autres rivières voisines se jetant dans la baie, signe qu'ils auraient un intérêt de qualité de l'eau.
…et des saumons comme marqueurs de biodiversité - Le saumon est l'autre figure non-humaine qui polarise le débat. Aujourd'hui, 1825 de ces grands migrateurs se présentent dans les affluents de la baie du Mont Saint-Michel, dont 325 remontent jusqu'aux barrages de la Sélune. Le potentiel de la rivière restaurée pourrait être de 5000 saumons. L'Agence de l'eau a produit un film avec des représentants de la North Atlantic Salmon Conservation Organisation, suggérant que la Sélune pourrait devenir un "
hot spot" international de la restauration écologique à travers l'espèce symbole qu'est le saumon. Mais ces points ont suscité des controverses, la focalisation sur le saumon ne faisant pas l'unanimité. Des élus locaux ont souligné qu'il fallait "
partager la rivière" et non pas sacrifier l'homme au saumon. Certains habitants ont mis en avant que la remontée historique des saumons jusqu'aux sources de la Sélune était spéculative. D'autres riverains ont mis en opposition des hypothétiques touristes canadiens ou états-uniens venant pratiquer une pêche élitiste face aux usages locaux des lacs, et notamment la pêche elle aussi appréciée aux poissons blancs ayant les lacs pour biotopes.
Diversité spatio-temporelle des héritages revendiqués - Les acteurs en présence n'ont pas les mêmes temporalités de référence. Les défenseurs du barrage veulent protéger le paysage qu'ils ont connu pour la plupart toute leur vie, un espace artificiel dédié à des loisirs. Les défenseurs de la rivière se réfère à un écosystème idéal et atemporel, où le cours d'eau retrouve des fonctions (transport de sédiments, circulation d'espèces) sans référence particulière à l'histoire humaine. Les eaux stagnantes ou courantes s'opposent comme deux représentations de ce que doit être le site. La restauration d'un environnement naturel est implicitement présentée par l'aménageur public (agence de l'eau, Onema) comme une manière de "
construire un futur qui a fait place nette du passé".
Atermoiement de la gouvernance locale - Un dernier trait de l'échec du projet de la Sélune est la faiblesse de la gouvernance, marquée par des interruptions, des incertitudes, des difficultés de dialogue. Entre 2004 et 2009, les acteurs locaux n'ont entrepris aucune action, ce qui a fait perdre sa légitimité à la décision de la CLE du SAGE. En 2009, la présentation du projet comme une ambition nationale, et même internationale, a achevé de délégitimer les représentants publics au niveau local, favorisant la radicalisation d'une partie de la population riveraine contre des décisions venues "
de l'extérieur". L'Etat devenu maître d'ouvrage du démantèlement a lui-même envoyé des signaux incertains, ne donnant aucun calendrier clair au cours des étapes de la construction du projet. "
L'échec du projet n'était pas simplement dû au manque d'arguments convaincants mais plutôt à l'incapacité de contrôler l'agenda du projet et à produire des leaders et des porte-paroles efficaces. Même dans un pays traditionnellement centralisé comme la France, un cadre légal robuste est une condition nécessaire, mais pas suffisante du succès".
Au final, concluent les chercheurs, "
les obstacles au cours de processus de consultation ont été décrits dans de nombreux travaux. Il apparaît que, dans les projets de ce type, la dimension sociale est souvent insuffisamment pris en compte, ou même ignorée (…) de ce point de vue, et en dépit de ses ambitions déclarées, le projet peut difficilement être vu comme exemplaire". Le cas de la Sélune montre ce que les sciences humaines ont observé aussi bien en Scandinavie qu'aux Etats-Unis, à savoir que les destructions de barrage soulèvent de protestations récurrentes sous l'angle du paysage, de la culture, des loisirs, de ce qu'est ou doit être un milieu perçu comme naturel malgré son aménagement.
Autre remarque des chercheurs : la difficulté à légitimer un discours sur la naturalité de la rivière. "
Nous savons aujourd'hui que, au cours du dernier millénaire et au-delà, les rivières d'Europe occidentale ont été transformées par l'activité humaine en objets hybrides faits d'éléments biophysiques et artificiels étroitement connectés".
Enfin, les chercheurs soulignent qu'en l'absence d'un forum permettant réellement aux gens de confronter des points de vue pour essayer de parvenir à un projet commun, les oppositions tendent à se radicaliser et tournent à l'affrontement, sans possibilité d'écouter le camp opposé. La connaissance locale comme la connaissance scientifique ne peuvent être méprisées dans ce processus: "
le projet de la Sélune était probablement trop technique et trop technocratique, comme l'a montré l'importance de la place prise dans la campagne par l'Agence de l'eau, l'Onema et la DDTM".
Discussion
Nous avons peu de choses à ajouter à l'analyse de Marie-Anne Germaine et Laurent Lespez, le cas des barrages de la Sélune ayant été longuement détaillé dans
une précédente série d'articles où certaines de nos observations étaient assez convergentes du constat des chercheurs (outre notre engagement sur cette question dont les universitaires sont exempts, bien sûr). A posteriori, nous y voyons une justification de
notre scepticisme sur les dimensions les plus contestables de la réforme de continuité écologique, dont la Sélune est devenue un symbole.
Il nous semble ici intéressant que la communauté savante française, ou du moins une partie d'entre elle, insiste sur la nécessité de problématiser davantage la notion de naturalité et d'ouvrir le débat sur la construction sociale de l'idée de nature. La programmation publique en écologie de la restauration souffre d'un évident déséquilibre, avec une sur-représentation des approches hydrobiologiques et hydromorphologiques de la rivière vue comme un simple fait de nature où la présence humaine serait un accident historique et non un facteur constitutif. Cette mauvaise appréciation tant de l'historicité des rivières que des représentations symboliques de leurs riverains ne peut que provoquer des incompréhensions, en particulier quand les projets sont présentés par avance comme des obligations à l'issue non discutable.
En élément de contexte plus large, il est utile rappeler que la France est marquée depuis plusieurs années par des mobilisations d'inspiration écologiste visant à bloquer des projets d'aménagement (barrage d'irrigation de Sivens, aéroport de Notre-Dame-des-landes, ligne Lyon-Turin, enfouissement nucléaire de Bure, bassines d'irrigation de Charente, etc.). A ces occasions, l'Etat français a fait preuve d'écoute et accepté des reports de plusieurs années, voire dizaines d'années. Le cas de la Sélune (comme des effacements de sites plus modestes) est à front renversé : ce sont des mouvements écologistes qui font pression pour engager la destruction d'un paysage en place (et d'un outil de production d'énergie renouvelable) contre l'avis des populations locales, et avec le soutien de l'Etat. Mais il paraît compliqué pour ces acteurs d'exiger des solutions rapides et autoritaires sur le fleuve normand quand ils reconnaissent voire revendiquent ailleurs la nécessité de prendre du temps pour examiner toutes les objections et pour entendre l'avis des habitants impactés.
La multiplicité de ces conflits locaux souligne aussi la difficulté croissante de la gouvernance verticale et descendante de l'Etat centralisé à construire une acceptation sociale de ses programmations ayant des impacts sur les territoires locaux. Les acteurs intermédiaires – comités de bassin des SDAGE et commissions locales de l'eau des SAGE – ne sont pas ici des instances démocratiques assez vivantes, assez représentatives et assez proches de citoyens pour prétendre remplacer l'Etat central en corrigeant le défaut intrinsèque de concertation. Comment le destin de la rivière peut-il être approprié par ses riverains? La réponse à cette question est sans doute un préalable pour construire de manière moins conflictuelle des projets de territoire autour de ce que nous avons appelé des
rivières durables.
Référence : Germaine MA, Lespez L (2017),
The failure of the largest project to dismantle hydroelectric dams in Europe? (Sélune River, France, 2009-2017), Water Alternatives, 10, 3, 655-676
Illustrations : © les Amis des barrages, en bas la fête des 80 ans de Vézins.